Premier conflit avec la Prusse - Le Luxembourg (1867)

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Premier conflit avec la Prusse - Le Luxembourg (1867)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 21 (p. 241-277).
PREMIER CONFLIT AVEC LA PRUSSE
LE LUXEMBOURG
1867


I

Le marquis de Moustier était beau, d’une courtoisie élégante et froide, qui, aux moindres heurts, tournait facilement à l’âpreté hautaine. Instruit, capable de flexibilité, il connaissait bien les affaires de l’Europe : notamment, ayant séjourné à Berlin plusieurs années, celles d’Allemagne, et, venant de Constantinople, celles d’Orient. Sa rédaction n’avait pas la pondération logique et la correction un peu pompeuse de Drouyn de Lhuys ; elle courait davantage, sans dessin et sans couleur, tant soit peu diffuse, non cependant au point d’ôter à la pensée sa clarté, et quelquefois, son mordant. Il apportait dans la négociation un optimisme inlassable : son oreille ne percevait pas le non, pourvu qu’il ne fût pas brutal ; dès que le refus était enguirlandé, il convertissait les complimens en concessions, revenait à la charge, et, après avoir paru vous écouter et être convaincu par vos objections, recommençait comme si vous n’aviez rien dit, tel qu’un somnambule qui suit sa propre illusion sans apercevoir les objets extérieurs. Il avait été fort actif, mais il ne se montra pas tel, si ce n’est par soubresauts, au quai d’Orsay. Il était ailleurs beaucoup plus que dans son cabinet, avec cela difficilement abordable, inexact à ses rendez-vous, et ne se retrouvant que si la circonstance demandait une action immédiate.

Comme tous ses collègues de la diplomatie, il appartenait à l’école de Talleyrand et de Thiers, celle de l’équilibre ; prisait fort peu le principe des nationalités, quoiqu’il lui eût prêté quelque secours en Roumanie et en Serbie ; et prenait son parti de l’unité italienne, sans s’en féliciter, tout à fait aux regrets des récens agrandissemens de la Prusse, considérant, lui aussi, la bataille de Sadowa comme une défaite française. Quand, après quelques propos vagues échangés à Biarritz avec l’Empereur, à son arrivée en France (octobre 1866), il vint prendre possession de son poste à Paris, il se mit facilement d’accord avec Rouher sur la nécessité de continuer les négociations secrètes sur la Belgique et le Luxembourg, entamées par Benedetti en août, et interrompues par le départ de Bismarck pour la campagne. Ce fut d’un commun accord l’affaire principale à laquelle il fallait sacrifier toutes les autres. Pour avoir les mains plus libres, il commença par liquider le passé encombrant de l’occupation romaine.

La nature des relations entre la France et l’Italie avait changé. Jusqu’en 1866 l’Italie, n’ayant d’espérance qu’en nous, se montrait maniable, et ce n’était pas pour ses ministres une cause de faiblesse que d’entretenir des relations amicales avec l’empereur des Français. Elle n’imaginait pas que la Prusse pût l’aider à quoi que ce soit et surtout à reconquérir les provinces vénitiennes, qu’en 1859 le roi Guillaume avait contribué à assurer à l’Autriche par ses menaces d’intervention. Elle comptait exclusivement sur l’amitié de la France, et le besoin absolu qu’elle en avait, donnait à nos conseils une force et une autorité particulières. Maintenant que nous l’avions poussée nous-mêmes dans les bras de la Prusse, elle se croyait assurée d’un appui contre nous ; sa préoccupation était de marquer son indépendance ; et même lorsqu’elle suivait nos avis, ses ministres en professaient le dédain. Toutefois cet état d’esprit se manifesta d’abord prudemment. Par notre occupation de Rome, nous empêchions encore les Italiens d’être tout à fait maîtres d’eux-mêmes, et ils nous laissèrent multiplier les précautions afin que notre départ ne devînt pas fatal à la sécurité du Pape.

Moustier notifia, en termes qui ne permettaient aucune équivoque, que le gouvernement français ne supporterait pas la violation des engagemens pris par l’Italie pour la protection du territoire pontifical. L’Empereur ayant souvent répété qu’il n’y avait pas lieu de s’arrêter à ce que disaient ou faisaient ses agens, et qu’on ne devait prendre en sérieuse considération que ce qu’il disait lui-même, se crut obligé d’accréditer la parole de son ministre qui, sans cela, n’eût rassuré personne. Il écrivit à son ami Arese, l’intermédiaire intime entre lui et le Roi : « Votre lettre m’a fait grand plaisir, car elle me prouve qu’il y a en Italie quelques personnes qui rendent justice à ce que j’ai fait pour votre pays. La conduite de beaucoup de vos compatriotes m’a été d’autant plus sensible qu’il faut que vous sachiez qu’avant la guerre, j’avais conclu avec l’Autriche un traité par lequel, en cas de victoire en Allemagne, elle me céderait la Vénétie. Maintenant il reste l’affaire de Rome, mais il faut qu’on sache que de ce côté je ne céderai rien, et que je suis bien décidé, tout en exécutant la Convention du 15 septembre, à soutenir le pouvoir temporel du Pape par tous les moyens possibles. »

Il envoya à Florence un homme de sa confiance, le général Fleury, afin de répéter aux ministres italiens ce que Moustier leur avait déjà dit et ce qu’il venait de confirmer à Arese, sur sa ferme volonté de ne pas permettre qu’on recommençât la comédie de Cavour dans les Marches et dans l’Ombrie.


II

Bismarck, dans la retraite où il était allé chercher un peu de repos, semblait avoir oublié sa promesse à Benedetti de l’appeler par le télégraphe pour conclure le traité d’alliance offensive et défensive, relatif à la conquête de la Belgique, et la villégiature d’été de Benedetti n’avait été troublée par aucun appel télégraphique. Bismarck n’était pas, du reste, en état de s’occuper sérieusement et avec suite d’une affaire aussi épineuse. Sa femme écrivait à Keudell : « Nous sommes séparés du monde entier au milieu de la verdure des haies et des pampres, parmi les roses d’automne, soignés on ne peut mieux : si nous avions la santé, ce serait une existence paradisiaque, mais le souci, la mortelle inquiétude causée par la vue de ce cher Bismarck étendu là, pâle, épuisé, morne, et qui, en dépit des soins, des prières, garde un aspect minable qu’il n’a plus eu depuis 1859. Ah ! c’est tellement triste qu’on en voudrait pleurer de longues heures : si on le pouvait, on se sentirait peut-être le cœur plus léger[1]. »

Elle était inquiète surtout de ce qu’il n’aimait plus le vin et ne fumait que deux cigares. Peu à peu, cependant, il reprit quelques forces, commença à se promener deux heures par jour. « Si seulement mon cher Bismarck pouvait revenir au cigare et au vin ! » avait dit la comtesse. Il y revint, et même se distingua à table, fit d’une traite trois heures de promenade, retrouva le sommeil, et se remit par intervalles à s’occuper d’affaires.

Il dictait alors à sa femme. De ces dictées, conservées par Keudell, je n’en trouve qu’une se rapportant à la France : « La précipitation du retour des troupes françaises du Mexique n’est pas sans importance pour nous, en ce qui concerne le règlement de nos rapports ; je voudrais qu’on attirât l’attention de Sa Majesté sur ce point[2]. » Sa pensée s’attache surtout au développement des affaires d’Allemagne et à la préparation de la future Constitution fédérale. Il lit attentivement son officieuse Gazette de l’Allemagne du Nord, et il multiplie les objurgations à son rédacteur en chef Brass. Quelques-unes de ces notes complètent l’esquisse morale de son caractère, et montrent quelle vigueur claire il conservait même dans la prostration physique : « Les correspondances venues des nouvelles provinces continuent à n’être pas de bon goût. Elles avouent beaucoup trop que le mécontentement règne contre nous. C’est vrai, sans doute, mais ce n’est pas à nous de le publier à son de trompe. Nous devons traiter ces symptômes de crétinisme particulier à quelques hobereaux. Ce que les rapports officiels en disent doit rester dans les archives et ne pas être confié à Brass. Qu’il n’écrive pas d’article chauvin sur le Luxembourg (26 octobre). — Que Brass évite les rodomontades théoriques comme celle contre le ministre badois Freydorf, qu’il ne fourre pas toujours sous le nez des petits États que nous voulons amadouer son poing de grande puissance. Il faut adresser des flatteries aux petits dont nous avons besoin, et à leurs ministres, plutôt que d’amener des disputes au moyen de théories constitutionnelles tirées par les cheveux. Plus nous agirons fortiter in re, plus nous pourrons écrire suaviter in modo. Même, pour nos affaires intérieures, il est absolument nuisible d’exposer des théories sans fard et des théories constitutionnelles. — Toute vérité n’est pas bonne à dire. Que Brass lise cette sage maxime de Hamlet où il recommande « de croire, mais non d’imprimer ce fait patent, que les vieilles gens ont les cuisses débiles ; » qu’il traite convenablement les ministres des petits Etats, même lorsqu’ils infligent aux assemblées leurs phrases prudhommesques (30 novembre). » Il ne perd pas de vue Brass. — « Brass dit que l’annexion de Hanovre n’est ni légitime ni morale. C’est insensé. La conquête dans une guerre juste est un titre d’acquisition aussi juste que moral. D’où proviennent les Etats existans ? ni d’héritages, ni de cadeaux, ni d’achats. La souveraineté des princes allemands sort d’une origine qui n’a rien de légitime et de moral ; par ses arguties, la Gazette de l’Allemagne du Nord nuit à la claire notion du droit de conquête loyale dans une guerre qui nous a été imposée (à force de le dire aux autres il avait fini par se le persuader à lui-même). »

Il mandait à ses collègues : « En ce qui concerne les chefs d’administration des nouvelles provinces, y compris le Sleswig-Holstein, les ministères appelleront leur attention sur ce point qu’ils gardent jusqu’au 1er octobre 1867, sans être limités par les lois locales, une puissance absolue dont ils ont à faire usage contre les élémens récalcitrans, d’après ce principe : — Si on ne veut pas t’aimer, qu’on te craigne. »

Benedetti, revenu frais et dispos à son poste le 15 novembre, on l’annonce à Bismarck comme pour l’inviter à venir conférer avec lui. La comtesse répond à Keudell : « Benedetti ne l’inquiète pas ; il y a longtemps qu’il lui a retiré sa confiance ; les faits et gestes de ce monsieur, il s’en fiche bien ; ce n’est point par lui qu’il se laisserait déranger. » Il avait accueilli notre ambassadeur d’abord avec confiance, comme l’envoyé d’un allié ; il lui racontait volontiers ses affaires et lui dévoilait ses intentions ; mais, lorsqu’il s’aperçut que Benedetti, dès qu’il abordait un sujet délicat, se dérobait, il se montra lui-même défiant et refroidi. Lorsque encore, après Sadowa, l’ambassadeur aimable se transforma en messager d’objurgations menaçantes, il se mit tout à fait sur ses gardes, craignant que l’armée française ne fût au bout ; puis, s’étant assuré que ces foudres étaient froides et ne brûleraient pas, il le trouva impatientant et finit par discuter à peine avec lui sur le ton d’une tranquille indifférence. Après le petit papier belge, il ne lui accorda plus aucune considération et n’en tint plus de compte.

Il rentra à Berlin le 1er décembre, rappelé à la fois par les affaires extérieures, par l’agitation de plus en plus intense du Hanovre, et par les débats du Landtag rentré en session depuis le 12 novembre.


III

Moustier, ayant trouvé dans ses tiroirs le projet de traité d’août, auquel il ne manquait que la signature, ne doutait pas que Bismarck ne s’empressât de la donner. Il espéra même le succès d’une seconde négociation sur la question romaine, en vue de garantir la suzeraineté du Saint-Père et de fermer irrévocablement à l’Italie les portes de Rome. Göltz entra dans ce dessein et il aida Moustier à rédiger un projet de traité dont l’article premier disait : « Les hautes parties contractantes s’engagent à se prêter réciproquement aide et appui pour garantir la suzeraineté du Saint-Père sur ses États, et empêcher qu’il y soit porté aucune atteinte. » Les puissances devaient intervenir pour obtenir du Pape les fameuses réformes qu’on lui demandait depuis tant d’années, et que depuis tant d’années il refusait d’accomplir. En sorte que le projet de convention devait être aussi désagréable au Pape qu’à l’Italie. De Thile, auquel on le soumit avant l’arrivée de Bismarck à Berlin, se récria que Goltz n’avait été nullement autorisé à y participer, et que l’étendue des engagemens qu’on proposait à la Prusse ne lui semblait pas proportionnée à l’importance qu’elle pouvait attacher à la question romaine. Moustier insista. « Le gouvernement, écrivit-il à Benedetti, attache le plus haut prix à la signature immédiate de cette convention. Sa Majesté considère cette entente comme un heureux prélude aux rapports plus intimes qu’elle désire voir s’établir entre les deux gouvernemens. Un si heureux accord sur des questions d’un ordre aussi élevé doit mener nécessairement et indispensablement à s’entendre sur celles dont la solution satisfaisante est devenue pour nous une incontestable nécessité politique. »

Benedetti reprit donc les deux négociations. Bismarck, languissant, fatigué, ne lui déguisa pas son déplaisir d’être ramené à ces débats : il n’avait pas eu le temps de pressentir son roi ; il savait seulement l’hostilité du prince royal. Il se jeta dans les faux-fuyans, les lenteurs calculées, et fit comprendre, aussi clairement que cela se pouvait sans le dire, qu’on le laissât tranquille, et que cette fois encore il ne voulait pas nous écouter. Cependant il assura qu’il ferait son possible pour obtenir bientôt une réponse du Roi. Quant à la question romaine, Goltz s’expliquerait avec l’Empereur.

Les explications qu’il fit transmettre à Paris furent plus accentuées que les objections de Thile : il désirait s’entendre avec la France, mais ce n’était pas un simple appui moral qu’on demandait à la Prusse, c’était un appui matériel, et il serait difficile de l’accorder. Le Roi devait se préoccuper non seulement des catholiques ses sujets, mais aussi de ceux de l’Allemagne et ne pas oublier les vingt millions de protestans de la Confédération du Nord, qui ne se pénétreraient pas facilement de la nécessité de consacrer leurs forces à défendre le pouvoir temporel. Les dispositions bienveillantes pour le Pape ne sauraient non plus aller jusqu’à faire méconnaître les intérêts qui unissent la Prusse à l’Italie, laquelle interpréterait certainement dans un sens hostile la garantie de la souveraineté pontificale. Nous sommes prêts à interposer nos bons offices pourvu qu’on nous indique préalablement pourquoi et au profit de quelles idées. « Car il serait peu conforme à la dignité des deux puissances d’appuyer à Rome et à Florence des propositions dont l’acceptation serait douteuse[3]. »

Malgré ses instances Benedetti n’obtint plus de nouvel entretien de Bismarck. Celui-ci lui fit répondre par Thile « que les préparatifs pour les conférences avec les délégués de l’Allemagne du Nord l’absorbaient et l’obligeaient cette fois encore à compter sur l’indulgence de Son Excellence[4]. »

Benedetti commence à comprendre qu’on le berne[5]. « J’incline à croire, écrit-il, que M. de Bismarck n’attache pas ou n’est pas en situation d’attacher le prix que nous y mettons nous-mêmes à l’accord que nous lui avons proposé. On déploie, pendant qu’on s’attarde volontairement avec nous, une activité merveilleuse pour se constituer sous tous les rapports et on semble ainsi se mettre en mesure de faire face à toutes les éventualités, sinon de nous éconduire quand on croira pouvoir le faire avec moins de danger qu’en ce moment. »

Cependant le hasard le mit, dans la rue, le 19 décembre, en présence de Bismarck qui faisait une promenade hygiénique. Ils s’abordèrent, Bismarck très courtois, Benedetti très crêté. Benedetti dit qu’il ne croyait pas le lieu bien choisi pour une conservation sérieuse, et voulut prendre congé ; mais Bismarck le retint, en lui exprimant ses regrets de n’avoir pu le recevoir jusque-là. Il l’entretint longuement de la négociation sur Rome : « Le gouvernement français pouvait avoir le droit et peut-être le devoir de sauvegarder le pouvoir temporel ; la Prusse n’était pas dans la même situation, et il ne fallait compter sur aucune garantie de sa part. Göltz, en faisant entrevoir l’espérance du contraire, avait méconnu les intentions de son gouvernement. Il avait, sans doute, cédé, à Compiègne, au désir de ne pas déplaire à l’Empereur, autant qu’à la vaine satisfaction de concourir à la rédaction d’un traité[6]. »


IV

Une des deux négociations était donc définitivement écartée.

Un discours de Bismarck à propos du Sleswig-Holstein parut donner quelque espoir sur la seconde. Avant les vacances, les annexions des pays conquis avaient été votées, sauf celle du Sleswig-Holstein. Le Landtag l’adopta le 20 décembre 1866. Le député Groote, s’était élevé contre le principe barbare de la conquête appliqué à des pays allemands et aurait voulu que le suffrage universel eût été consulté. Bismarck revendiqua le droit de conquête qui lui était si cher : « Dans le Sleswig-Holstein ce droit est plus fort que dans le Hanovre, il est double. Nous avons conquis ces duchés, d’abord sur les Danois, puis sur le prince d’Augustenbourg. Admettez que le prince fût effectivement souverain légitime. Il a été pendant la guerre l’allié de nos adversaires aussi bien que le roi de Hanovre et l’électeur de Hesse. »

Il reconnaissait que l’article du traité de Prague était désapprouvé par le sentiment public et, en apparence, en contradiction avec les succès éclatans de la Prusse. « Mais il a été une condescendance exigée par la pression du médiateur Napoléon III, Nous n’avons pas voulu tendre l’arc trop fort et compromettre des avantages obtenus. » « Ces engagemens, nous devons les remplir, mais nous les exécuterons de telle manière qu’il ne reste aucun doute sur le vote des populations d’après lequel nous procéderons, aucun doute sur la sincérité, sur l’indépendance de ce vote, sur la volonté définitive que ces populations auront ainsi manifestée. Mon opinion a toujours été qu’une population qui manifeste sa volonté incontestable de n’être pas prussienne ou allemande, qui manifeste une volonté non moins incontestable de se réunir à l’Etat voisin dont elle est limitrophe et qui appartient à la même nationalité, n’ajoute aucune force à la puissance dont elle veut se séparer. On peut avoir des motifs impérieux de ne pas céder, cependant il peut exister des obstacles de nature géographique qui rendent impossible d’avoir égard à leur désir. Il s’agit de savoir dans quelle mesure cela s’applique au cas présent. La question reste ouverte. Nous avons dit, toujours en la discutant, que nous ne pouvions compromettre, par quelque arrangement que ce fût, notre ligne de défense militaire. »

Puis, élevant la question, il détermina les rapports de la France et de la Prusse : « Les intérêts de la Prusse n’ont rien en soi qui ne nous fasse pas désirer la paix et des relations amicales de voisinage. D’une guerre avec la France, fût-elle heureuse, nous n’aurions rien à gagner. L’empereur Napoléon, au contraire des autres dynasties françaises, a reconnu en sa sagesse que la paix et la confiance mutuelles sont dans l’intérêt des deux peuples naturellement appelés, non à se combattre l’un l’autre, mais à marcher ensemble, en bons voisins, dans la voie progressive du bien-être et de la civilisation. Il n’y a qu’une Prusse indépendante qui puisse entretenir de semblables relations avec la France, vérité que les sujets de l’empereur Napoléon ne reconnaissent peut-être pas tous également, mais nous n’avons officiellement affaire qu’avec le gouvernement français : une telle marche côte à côte exige la réciprocité de bienveillance et de ménagemens des deux peuples[7]. »

Ces paroles, dont beaucoup avaient été ajoutées après coup au compte rendu, seraient vraiment bonnes si elles avaient été sincères. On les crut telles à Paris ; mais Bismarck lui-même nous apprend combien elles l’étaient peu : « J’admettais comme absolument certaine dans la voie de notre développement national, tant au point de vue intérieur qu’à celui de l’extension au delà du Mein, la nécessité de faire la guerre contre la France. Dans tout ce qui allait être fait, à l’intérieur comme à l’extérieur, il nous fallait ne pas perdre de vue cette éventualité[8]. »

Benedetti, décidément clairvoyant depuis que Bismarck lui fermait sa porte, n’encouragea pas l’interprétation favorable de Paris : « Si je croyais le président du Conseil de bonne foi, j’y verrais un gage de son désir de se prêter aux arrangemens que nous avions en vue, et une manière d’y préparer l’Allemagne ; mais son attitude et son langage ont si profondément ébranlé ma confiance que j’incline plutôt aujourd’hui à y trouver un expédient imaginé pour nous inspirer une trompeuse sécurité. Des allusions insérées après coup ont été ajoutées pour nous ; il s’est bien gardé de laisser entrevoir à la Chambre, pendant qu’il lui parlait, la disposition de favoriser les avantages que nous pouvons désirer... Je ne serais pas étonné s’il avait conçu son discours uniquement pour nous abuser. C’est un moyen dont il a souvent fait usage. Pourquoi ne l’aurait-il pas employé en cette occasion ? » Et il renouvelait ses conseils d’attente et d’abstention. On l’y autorisa. En réalité, il pratiquait l’attente et l’abstention depuis son retour à Berlin.


V

A Paris, on s’occupait activement de rechercher des concours à l’appui des revendications auxquelles nous ne renoncions pas malgré notre réserve diplomatique à Berlin.

On se croyait assuré de l’Autriche depuis la nomination de Beust au ministère des Affaires étrangères (30 octobre 1866). Bismarck, aux yeux de qui la plupart des hommes n’étaient que des imbéciles, a dit un jour : « Quand je veux me former une opinion sur la valeur d’un adversaire, je soustrais d’abord sa vanité de l’ensemble de ses facultés. Si j’applique ce procédé à M. de Beust, il ne reste que peu de chose ou même rien du tout. » En réalité, il y avait dans Beust beaucoup plus que de la vanité. Sa figure fine et agréable dénotait de l’esprit, de la bonne humeur, une intelligence claire, prompte à comprendre et souple à s’adapter, mais tout à fait dépourvue de force, de sérieux, de résolution. On se sentait en présence d’un de ces innombrables hommes d’Etat qui ont plus facilement la parole à la bouche que la vaillance au cœur, fanfarons en propos, pusillanimes en actes, remuans plus qu’audacieux, qui excitent, puis se dérobent au moment de marcher en avant, recherchent l’importance et redoutent la responsabilité. On comprend que Bismarck ait considéré sans émoi l’arrivée aux affaires du brouillon loquace et parfois bouffon[9] du Trias ; il savait qu’avec lui l’Autriche serait pacifique et qu’il n’avait à en redouter aucune revanche. Chaque fois que, par la pensée, je mets à côté du visage mou de Beust la tête robuste de Bismarck, je ne puis m’empêcher de songer à un chat colossal qui tiendrait dans ses pattes une souris dont il s’amuse.

Comme ministre autrichien il voulut débuter par un coup de maître ; il offrit sa protection à la Russie : il était disposé à l’affranchir de l’article humiliant du traité de Paris, limitatif de ses armemens dans la Mer-Noire. Gortchakof trouva cette offre de protection tant soit peu impertinente. Il remercia sèchement, priant de le laisser tranquille et de s’occuper des tristes affaires de l’Autriche qui offraient un aliment suffisant à son activité. Le gouvernement français prit au sérieux le nouveau venu jusqu’à le considérer comme un partenaire avec qui on pouvait jouer partie dans une affaire suprême. On avait même peur de ses impatiences d’agir. Il ne nous a que trop rassurés ! mais il faut en convenir, il nous donna d’abord des raisons de croire en lui. Bismarck, toujours prêt à oublier ses torts envers les autres, eut l’idée de pressentir Beust sur une triple alliance à conclure avec la Russie contre les entreprises présumables de la France. Beust ne s’y laissa pas prendre. Il opposa l’ironie : « Une alliance prévoit la défaite et la victoire ; je sais ce qui m’attend en cas de défaite, mais que m’offrirez-vous en cas de succès ? Sans doute un exemplaire richement relié du Traité de Prague. »

La Russie était loin d’inspirer la même sécurité. Benedetti ne cessait de répéter que, si aux empressemens de jadis Bismarck avait fait succéder tant de froideur, c’était parce qu’une entente étroite s’était établie entre lui et Gortchakof. Moustier, pour la détruire, promit à la Russie de la soutenir dans sa politique orientale et notamment en Crète. En retour, le gouvernement russe promettrait au gouvernement français un appui franchement sympathique vis-à-vis de ses intérêts en Occident. « Je ne demande pas mieux, répondit Gortchakof, mais dites-moi en quoi consistent vos intérêts, quels sont les désirs et les projets de votre Empereur. Tirez-moi de l’obscurité dans laquelle. je me trouve. »

Alors s’engage un dialogue digne de Molière : « Le prince Gortchakof nous demande des confidences, dit Moustier, mais ne pourrait-il pas nous aider à les lui faire ? Tâchez de l’amener à une confession générale ; si elle est franche, la nôtre le sera aussi[10], » Il précisait seulement ceci : « S’il s’agissait d’un agrandissement, ce ne serait pas au détriment de l’Allemagne. » Gortchakof répond au confesseur qu’on lui dépêche par un persiflage de forme grave : « Vous me demandez ce que je pense de projets qui ne sont pas arrêtés dans votre pensée. Vous me demandez de procéder par voie de supposition. C’est vouloir renverser les rôles, Ce n’est pas à moi qu’il appartient d’entrer dans le domaine des hypothèses ; je risquerais de vous inspirer des idées ou des projets que vous n’avez pas conçus. Vous me dites que vos rapports avec la Prusse sont bons, et comme vous entendez respecter le territoire allemand, que vous n’avez rien à demander ni à l’Italie ni à la Suisse, vous m’autorisez à croire que c’est à l’Ibérie que vous songez[11]. » « Oh ! non, répondit l’ambassadeur de France à Pétersbourg-, le baron de Talleyrand, mais que diriez-vous de revendications du côté du Luxembourg, ou dans les environs ? — Ah ! si c’est cela que vous voulez, expliquez-vous ; voyons, dites-moi ce que vous désirez, et croyez-moi, je vous répondrai amicalement et, si je le puis, affirmativement ; sinon, je vous prierai, avec cordialité et en confidence, de laisser tomber l’entretien. Il peut y avoir en Europe des changemens de frontières que nous regarderions avec calme, mais il y en a un que nous ne laisserions pas s’accomplir : celui de l’annexion à l’Autriche de certaines provinces slaves de l’empire ottoman à titre de compensations territoriales. »

Le mot de Belgique ne fut donc pas prononcé ; le baron de Talleyrand pensa que ce n’était pas à lui de le proférer, et la Belgique resta la seule lacune de la promenade géographique qu’il venait de faire avec Gortchakof.

Cette comédie de Moustier est d’autant plus incompréhensible qu’il venait de se décider à préciser ses prétentions au Luxembourg. Il était donc tout naturel qu’il répondît à Gortchakof : « Nous ne pensons qu’au Luxembourg, aidez-nous. » Moustier espérait que le Russe prendrait lui-même l’initiative de lui indiquer un morceau plus gros. Il s’en abstint malicieusement, on s’en tint là, et ce fut à Berlin que la conversation fut reprise.


VI

La réserve de Benedetti ne lui servit pas plus que ses instances. Bismarck le laissa attendre dans son coin ; il poursuivit ses affaires dans le Hanovre et prépara son projet de Constitution sans se soucier de nous. Cependant l’époque de la session du Corps législatif s’approchait. Rouher, qui voulait avoir un butin quelconque à apporter à sa majorité, reprit les pourparlers avec Göltz.

Il lui semblait que rapetissée au Luxembourg, son ambition serait plus aisément satisfaite. « D’ailleurs, disait Benedetti, une fois à Luxembourg, nous serons sur le chemin de Bruxelles ; nous y arriverons plus vite en passant par là[12]. » Moustier, sur l’injonction de Rouher, lui prescrivit de se remettre en campagne et d’obtenir une solution immédiate qu’on pût annoncer aux Chambres. En 1831 Palmerston avait répondu à Talleyrand, demandant aussi le Luxembourg à défaut de la Belgique : « Pas de grignotemens ! pas même un village ! » La première réponse du roi Guillaume, discrètement pressentie, ne fut pas très différente quoique plus embrouillée : dans le cas où nos visées d’extension vers le Nord entraîneraient une guerre, il ne pourrait que promettre une neutralité bienveillante, et lui-même n’évacuerait la forteresse du Luxembourg qu’après son démantèlement.

Moustier repoussa comme offensante cette condition préalable du démantèlement, et il formula le minimum de nos prétentions : « Quelle que soit notre ardeur de donner suite à nos premiers projets, nous ne voulons pas violenter les sentimens du cabinet de Berlin ni le presser de dépasser la mesure de son tempérament. Voici à quoi nous nous réduisons : — « 1° Nous n’avons aucun projet sur les provinces rhénanes. — 2° » Nous n’avons jamais considéré la cession du Luxembourg que comme un moyen efficace qui s’offrait à la Prusse de donner à l’opinion publique en France un légitime et utile apaisement. — 3° Nous sommes toujours prêts à signer le projet d’alliance, tel qu’il a été préparé et rédigé au mois d’août 1866. »

Bismarck, au lendemain d’une guerre fratricide qu’il avait à se faire pardonner, était obligé de ménager l’opinion, et la passion publique était très allumée. On a trop dit qu’il déchaînait ou retenait à son gré la presse allemande ; il excitait certainement quand il y avait intérêt, mais il n’était pas toujours maître de retenir. Il avait eu beau donner pour consigne de ne pas envenimer la question du Luxembourg, on ne l’avait pas écouté. « Le Luxembourg, disait la presse, est une terre allemande qui a fourni trois empereurs ; nous devons la garder, et, dans tous les cas, si nous évacuons sa forteresse, cela doit être sur l’invitation de l’Europe qui nous la confiée et non sur la sommation de la France et pour lui laisser prendre notre place. Par le Luxembourg on se rapproche de la Belgique et du Rhin ; on ouvre sur l’Allemagne une porte qu’il faut tenir fermée, quelque étroite qu’elle soit ; entre la France et nous, il n’y a pas de compte à régler ; si l’on ouvrait ce compte, où s’arrêterait-il ? Le Luxembourg n’en serait que le premier article ; les autres viendraient successivement. »

Dans un tel état de l’esprit allemand, dire oui, c’était contenter l’Empereur mais mécontenter l’Allemagne ; dire non, c’était plaire à l’opinion allemande, mais se brouiller avec l’Empereur et s’exposer à une guerre prématurée. Entre ces deux alternatives, toute issue paraissait fermée : Bismarck sut s’en ouvrir une. Redevenu avec Benedetti amical, confiant, enjôleur, il lui dit : « Je me moque du Luxembourg ; si cela doit terminer tous les comptes entre nous et entraîner l’approbation de tout ce que nous avons fait, je vous dirais bien volontiers : « Prenez-le ; arrangez-vous avec le roi de Hollande ; nous ne nous y opposerons pas. » Notre droit de garnison est, je l’avoue, très contestable, mais les militaires ne veulent pas entendre parler de cette évacuation et le Roi y répugne. Si vous voulez l’obtenir, il n’y a qu’une marche courte et sûre : provoquez dans le Duché des manifestations en votre faveur ; traitez vivement, en secret, avec le roi de Hollande ; placez-moi en présence d’un fait accompli ; j’exprimerai mon déplaisir, je protesterai, mais je représenterai qu’on ne peut faire une guerre pour une aussi petite question, j’évacuerai la forteresse, je perdrai un peu de ma popularité, et je m’en tirerai. Mais si vous me demandez un acquiescement préalable, si vous ou le roi de Hollande m’interrogez officiellement, je serai obligé de répondre par un refus. » Bismarck ne tint pas ce langage à Benedetti seul, mais encore à ceux qu’il supposait devoir le répéter à l’Empereur. En février 1867, ayant reçu la visite de Türr, il lui dit que si l’Empereur voulait le Luxembourg, il n’avait qu’à favoriser la création ou le développement d’un parti demandant l’annexion à la France ; il n’examinerait pas même si c’était la majorité de la population qui optait pour l’annexion, il accepterait le fait accompli.

Le plan de ne pas traiter à la fois de l’évacuation et de la cession et de ne réclamer la cession qu’au roi de Hollande était très sensé, car ce n’est pas du roi de Prusse qu’on pouvait recevoir un territoire dont il n’était pas propriétaire. Mais il fallait suivre un ordre de conduite inverse de celui indiqué par Bismarck. Il fallait d’abord vider la difficulté de l’évacuation, prendre Bismarck au mot et lui dire : « Vous prétendez que vous avez été mis là par l’Europe et que vous êtes prêt à vous retirer si elle en exprime le désir. Eh bien ! convoquons l’Europe : demandons-lui, d’accord avec la Hollande, de vous autoriser à évacuer une forteresse où votre présence ne s’explique plus, et n’est qu’une menace contre moi. » Les Prussiens une fois partis, on se serait retourné vers le roi de Hollande qui, n’étant plus sous la menace de la Prusse, se serait montré accommodant et aurait accordé la cession territoriale. Cette marche plus longue eût été plus sûre : on n’eût pas été à la merci de Bismarck qui, s’il avait été de mauvaise foi, n’aurait pas eu le moyen de faire avorter sous main le projet qu’il promettait de favoriser. Mais on voulait un coup de théâtre, une compensation bruyante fournie par la Prusse elle-même, comme rançon de sa grandeur nouvelle.

Göltz donnait des encouragemens ; Benedetti, radouci par les prévenances de Bismarck, ne doutait pas de la réussite. « il est à supposer, écrivait-il, que le souverain et le ministre, en face de l’irritation qui se manifeste en Allemagne, cherchent à établir qu’ils n’ont rien encouragé et à laisser croire qu’ils ont été surpris. La chose faite, ils en témoigneront du mécontentement, tout en déclarant qu’elle ne saurait justifier un conflit entre la France et l’Allemagne. Ce qui est essentiel et urgent, c’est de déterminer le roi des Pays-Bas à signer l’acte de cession. Ceci fait, il ne nous restera plus à surmonter que des obstacles faciles à vaincre. »


VII

Le succès était au prix d’une exceptionnelle célérité et d’un impénétrable mystère. Il fallait enlever l’affaire par un coup de main à La Haye, afin qu’à l’ouverture du Corps législatif de France et du Reichstag allemand il y eût un fait accompli. Mais Moustier hésita, lambina, manqua de résolution et d’activité. A la fin de février, il se décida à cesser les longs pourparlers et à mettre les fers au feu. Le roi de Hollande lui facilita l’entrée en matière. Il chargea son ambassadeur de s’informer auprès de Moustier de l’attitude de la France dans le cas où la Hollande viendrait à être menacée du côté de l’Allemagne (27 février 1867). « Vous arrivez à propos, dit Moustier, nous sommes tout à fait disposés à vous garantir contre une agression de l’Allemagne par un traité en forme, pourvu que, de même, vous veuilliez nous céder le Luxembourg. Ce n’est pour vous qu’un fardeau dont nous sommes prêts amicalement à vous décharger. Vous n’avez rien à redouter de la Prusse. Sondée par nous, elle nous a déclaré qu’elle ne s’opposerait pas à cette cession, parce qu’ensuite elle pourrait honorablement évacuer la forteresse sans blesser le sentiment allemand, ce qu’elle ne pourrait pas faire sans cette cession préalable : elle se laissera en quelque sorte forcer la main. Ce n’est pas l’esprit de conquête qui inspire l’Empereur : les derniers agrandissemens de la Prusse, son occupation arbitraire de la forteresse nous en font une loi politique et stratégique. Stratégiquement, nous ne pouvons laisser entre ses mains une forteresse de premier ordre assise en quelque façon sur notre frontière ; politiquement, l’Empereur ne pourrait souffrir longtemps la situation arbitraire de la Prusse, sans irriter l’amour-propre de son peuple. Cet amour-propre, déjà froissé au plus haut degré, l’obligerait à la guerre dans un temps plus ou moins rapproché, guerre qui, quel que soit le vainqueur, se terminerait aux dépens du Roi grand-duc, qui y perdrait probablement le Luxembourg et le Limbourg. Dites cela à votre gouvernement. »

Moustier ne s’était pas fié au seul ministre des Pays-Bas pour manifester ses intentions à La Haye. Il avait mandé Baudin, notre ministre, et, sans lui prescrire encore d’adresser une demande officielle, il le chargea de préparer les esprits par ses conversations, soit avec les ministres, soit avec Sa Majesté. Il devait indiquer, comme but principal, celui que le roi de Hollande s’était lui-même proposé : d’affranchir le Grand-Duché des servitudes fondées sur le système politique établi contre la France. « Le gouvernement néerlandais a échoué dans les négociations directes avec la Prusse ; il serait à craindre qu’une démarche officielle faite à Berlin par le gouvernement de l’Empereur ne soulevât une discussion où l’amour-propre national serait mis en jeu des deux côtés. Ce que le cabinet de Berlin ne veut pas concéder au roi des Pays-Bas pourrait devenir entre la Prusse et nous l’objet d’une transaction honorable et amicale. Il n’est pas probable, en effet, que le gouvernement prussien, qui s’applique journellement à resserrer ses rapports avec la France, ait prémédité de conserver contre toute espèce de droit, en dehors de ses frontières et si près des nôtres, une garnison inutile au point de vue de sa défense naturelle, et dont le caractère éminemment offensif à notre égard ne pouvait manquer de fixer notre sollicitude la plus attentive. En acceptant avec bonne grâce le fait d’une réunion du Grand-Duché à la France, le cabinet de Berlin croirait faire acte d’habile politique et arriverait à nous ménager une satisfaction matérielle et morale, qui, en donnant aux relations des deux pays un caractère plus marqué d’intimité, offrirait de nouveaux gages à la paix de l’Europe (27 février 1867). »

Il semblait que Moustier hésitât à s’engager dans le sentier scabreux qu’on lui montrait. Avant de transformer ces instructions en ordres officiels, il chargea Benedetti de s’assurer une dernière fois des bonnes dispositions de Bismarck.

Un nouvel obstacle était survenu à la facilité de la négociation. Il n’était ni dans le Roi ni dans son ministre, mais dans la présence d’un Parlement animé de susceptibilités patriotiques très en éveil. Néanmoins Bismarck ne retira aucun de ses encouragemens, insistant seulement plus que jamais sur sa distinction : « Si on m’interroge, je m’opposerai ; si on me met en présence d’un fait accompli, j’acquiescerai en grognant. — Puis-je soumettre ces assurances à mon gouvernement ? demanda avec quelque solennité Benedetti en lui lisant les termes de sa dépêche. — Vous le pouvez, » répondit Bismarck. Et, puisqu’on était en confidences de bonne amitié, il en profita pour lui communiquer une nouvelle peu agréable : « Vous m’avez quelquefois interrogé sur un bruit qui a couru les chancelleries de traités militaires conclus entre les États du Sud et nous. Et il paraît même que votre agent à Francfort, qui se prétend bien informé, quoiqu’il ne le soit pas habituellement, en a fait quelque tapage. Eh bien ! oui, j’ai conclu ces traités. Ce sont des traités de garantie, je les ai signés à la suite de la demande que vous m’avez faite, quelques jours avant leur date, de la cession de Mayence et des territoires bavarois et hessois sur la rive gauche du Rhin. » Benedetti, mandé à Paris, vint confirmer ses dépêches par des explications orales. Moustier ne s’arrêta pas à l’inquiétante certitude de l’existence de ces traités militaires ; il ne retint que la bonne volonté envers le Luxembourg, et il renvoya Benedetti à son poste.

Tout était donc bien préparé. Il ne restait qu’à enlever promptement la volonté du roi de Hollande.

La reine Sophie, princesse de Wurtemberg, femme d’une haute intelligence et d’un cœur chaud, très attachée à la dynastie impériale, qui avait vu, avec une appréhension désespérée, l’immobilité de la France et son abandon de l’Autriche après Sadowa, était, avec son fils le prince d’Orange, le centre d’un parti français tout disposé à seconder nos désirs ; mais il y avait aussi à la Cour un parti allemand puissant, conduit par le frère du Roi, le prince Henri, et sa femme, princesse allemande de la maison de Weimar. Le Roi, pauvre homme sans résistance et sans résolution, oscillait entre ces deux influences, attiré vers la France par la sympathie et rejeté vers la Prusse par la crainte. L’opinion publique hollandaise, indifférente, eût considéré volontiers le Luxembourg comme une gêne dont elle ne demandait pas mieux que d’être débarrassée ; les ministres qui pensaient de même ne s’offusquaient pas des ouvertures de Baudin ; le ministre de Luxembourg Tornaco les approuvait. Le Roi fut le moins commode. Quand Baudin se présenta officiellement à son audience (18 mars), et « l’oraison convenue débitée, lui proposa de nous céder le Luxembourg moyennant une indemnité de 4 à 5 millions, » il refusa : il ne voulait prendre aucun engagement avant que la population luxembourgeoise, les puissances signataires du traité de Londres, et surtout la Prusse n’eussent donné leur consentement, et il ne promettait pas de leur garder le secret. Baudin insiste ; tout ce qu’il obtient, c’est : « Je ne dis pas non, mais je me réserve la faculté de décider après y avoir réfléchi. »

Il voulait attendre le résultat des débats commencés au Corps législatif français sur les événemens de Sadowa. Cela lui permettrait de se rendre mieux compte des relations de la Prusse et de la France et de se porter du côté où il trouverait le plus de sécurité.


VIII

Ces débats furent en effet d’une importance capitale. Le lendemain du discours de Rouher sur les trois tronçons, Bismarck fit insérer dans son journal officiel le texte même des traités d’alliance révélés à Benedetti et que le ministre d’Etat n’avait pas paru soupçonner (19 mars). L’émotion fut vive : c’était déchirer publiquement une portion du traité de Prague. Peut-être avec un ministre un peu moins endurant que Beust, une protestation eût pu arriver de Vienne : elle ne vint pas. Beust accepta en douceur cette nouvelle déchéance de l’Autriche, et ne se plaignit pas à Berlin. Ce fut Benedetti qui vint demander des explications à Bismarck. « Ces traités, répondit celui-ci, n’ont rien de nature à vous inquiéter, malgré les termes de leurs libellés, ils sont purement défensifs, et n’obligent pas les contractans à participer à une guerre offensive. Leur publication n’est pas une réponse aux discours du Corps législatif ; elle était résolue depuis quelque temps et elle avait été retardée pour qu’elle ne coïncidât pas avec ces débats. Son unique motif est le désir de venir en aide à l’ami qui est à la tête du gouvernement bavarois, le prince de Hohenlohe. L’opposition lui reproche d’avoir inauguré une politique antinationale ; les traités démontrent que le prince reste dans la voie où son prédécesseur, dont le patriotisme n’est pas suspect, avait engagé la Bavière avec l’assentiment du Roi. » Il se rappelait le conseil de Frédéric à son ministre : « Faites bien mon charlatan, prenez votre meilleur orviétan et du bon or pour dorer vos pilules. »

Du reste, il protesta que ses dispositions à l’égard du Luxembourg demeuraient toujours les mêmes. Il venait d’en donner un témoignage public. Un député l’ayant interrogé sur cette affaire, il avait écarté par la raillerie l’interrogation indiscrète. Il fit ensuite un acte encore plus significatif, qui n’était pas une simple promesse de charlatan. Il avait laissé jusque-là sans réponse l’offre de la Hollande d’une alliance offensive et défensive contre la France. Il s’excusa par sa grave indisposition de n’y avoir pas répondu plus tôt, en ajoutant qu’il croyait devoir ajourner la discussion de cette affaire (27 mars). Le ministre de Hollande à Berlin, Bylandt, télégraphiait à son tour : « Qu’on voulait la convention, tout en restant libre de la blâmer ; qu’on pouvait conclure sans crainte. »

Le Roi ne se décidant pas, on eut recours aux petits moyens : il y avait à Paris une certaine dame galante très influente sur lui ; on l’intéressa à l’affaire ; elle obtint ce qu’il avait refusé à la diplomatie ; et le Roi apprit à Baudin, le 26 mars, qu’il consentait à la cession, mais qu’il était indispensable que l’Empereur s’assurât l’adhésion formelle de la Prusse. En effet il envoie son fils à l’Empereur avec une lettre lui apportant son consentement et le priant de faire les démarches nécessaires à Berlin. Il n’avait donc qu’à attendre le résultat des démarches de l’Empereur, mais de nouveau saisi de crainte, le jour même de l’envoi de son message, il mande le ministre de Prusse, Perponcher (26 mars), et lui dit : « Je vous ai prié de venir chez moi parce que je tenais à vous prévenir que l’empereur des Français m’a demandé de lui céder le Luxembourg ; mais je ne veux rien faire à l’insu du Roi, et il m’a semblé que je ne pouvais mieux agir qu’en vous en informant franchement. J’ai écrit à l’Empereur que je m’en remettais à sa loyauté pour qu’il s’entendît à ce sujet avec votre souverain. Je vous prie d’en rendre compte au Roi, qui, je l’espère, saura apprécier la franchise avec laquelle j’agis. »

Le ministre des Affaires étrangères, Zuylen, aggrave encore la confidence du Roi ; il offre ses bons offices à Bismarck dans le différend qu’il voit surgir entre lui et la France. Grand émoi à Paris et à Berlin ! Le plan est éventé : aux pourparlers mystérieux succède cette négociation officielle dont Bismarck ne voulait pas entendre parler. Il est délié de ses engagemens ; il pourrait s’opposer ouvertement à la cession puisque ce n’est pas à lui qu’est imputable l’indiscrétion commise ; il ne le fait pas. Au contraire, il répond à son ambassadeur et à Zuylen qu’il n’a pas, quant à présent, à s’expliquer ni à faire usage des bons offices qu’on lui offrait « parce qu’aucune négociation au sujet du sort futur du Grand-Duché n’a lieu entre la Prusse et la France, et, selon la nature des choses, ne saurait avoir lieu qu’entre Sa Majesté le roi des Pays-Bas, grand-duc de Luxembourg et Sa Majesté l’empereur des Français[13]. » C’était dire aussi clairement que le permettait la situation : « Ne vous arrêtez donc pas. Signez ! » Tel fut aussi le conseil de Benedetti qui avait recueilli les impressions personnelles de Bismarck : « Signez ! » (29 mars.) Bylandt transmettait la même instruction : « Hâtez-vous, signez ! » De Paris la dame intéressée écrit : « Hâtez-vous ! signez ! » Le 30 mars le Roi se décide. Deux traités sont préparés, l’un qui opère la cession, l’autre portant garantie de la France contre la Prusse. On se croyait arrivé. Mais il était écrit que la dernière aberration de la politique des compensations ne réussirait pas plus que les précédentes.


IX

Depuis plusieurs mois cette affaire était agitée dans les journaux prussiens, sans trop de colère cependant. À ce moment elle s’alluma avec une fureur inattendue. Le Vénérable de la loge maçonnique de Luxembourg, instruit par des confidences officielles des pourparlers mystérieux, en avait informé les loges allemandes, d’où la nouvelle avait sauté dans les journaux, puis dans les places publiques ; et tout à coup se produisit un tourbillon de colère patriotique. Les députés s’agitaient ; le Roi était mécontent ; Bismarck ne voulut pas ou ne crut pas avoir la force de s’opposer en face au courant. Il charge Göltz de se rendre auprès de Moustier, de le prier d’ajourner la conclusion de l’affaire jusqu’à ce que le Reichstag ne fût plus en séance. Il fait la même instance auprès de Benedetti, et il convient avec son ami Bennigsen, le chef des nationaux libéraux, d’une interpellation qui lui fournira le moyen de calmer l’excitation publique. Moustier se révolte : « Ajourner ? c’est impossible. La question est vidée ; le roi de Hollande a envoyé son consentement par écrit ; la crainte même de la guerre ne nous ferait pas rompre d’une semelle. — Ajourner ! s’écrie Benedetti de son côté, au point où en sont les choses il est plus facile au gouvernement du Roi d’accepter la réunion du Luxembourg à la France qu’au gouvernement de l’Empereur d’y renoncer ! » Et l’ordre est expédié à Baudin de signer les deux traités. On va le faire le 1er avril. Mais Tornaco, le président du gouvernement luxembourgeois, appelé par une simple lettre mise à la poste, n’arrive pas à temps. On remet la signature au lendemain. Le lendemain, l’interpellation au Reichstag culbutait définitivement toute la combinaison ourdie à si grand’peine.

Le 1er avril, à dix heures du matin, Benedetti, averti que le traité allait se signer ce jour-là, s’était rendu chez Bismarck lui en porter la nouvelle : « J’ai une communication à vous faire. » Bismarck l’interrompt : « Je n’ai pas le temps d’une discussion d’affaires, je vais au Reichstag répondre à l’interpellation que voici. » Il lui en communique le texte et ajoute : « Voulez-vous m’accompagner ? nous causerons en chemin. » En marchant il résume la réponse qu’il va faire : il reconnaîtra que le gouvernement était informé des pourparlers avec La Haye, mais que, consulté par le roi des Pays-Bas, il a dit qu’il fallait d’abord s’adresser aux autres grandes puissances et qu’il était obligé, lui aussi, de tenir compte de l’opinion allemande ; il ne savait si une convention avait été conclue ou non. « Par ce langage j’évite toute rupture, mais si vous me faites savoir qu’un traité est conclu, je serai obligé de le dire, en ajoutant que je le tiens de l’ambassadeur de France, et, vu l’excitation des esprits, une explosion incalculable se produira. » Ils étaient arrivés en causant ainsi à la porte de l’Assemblée : « Maintenant, dit Bismarck, voulez-vous me faire encore votre communication ? — Non, » répondit Benedetti. Et Bismarck entra dans la salle des séances.

Bennigsen posa deux questions : 1° Est-il à la connaissance du gouvernement que les bruits chaque jour plus répandus de négociation entre les gouvernemens de France et des Pays-Bas au sujet de la cession du grand-duché de Luxembourg soient fondés ? — 2° Le gouvernement est-il en situation de faire connaître au Reichstag, — dont tous les partis sont d’accord pour l’aider énergiquement à repousser toute tentative de séparer de la patrie commune une vieille terre allemande, — s’il est décidé à maintenir, quoi qu’il advienne, le lien qui rattache le grand-duché de Luxembourg au reste de l’Allemagne, et notamment le droit de garnison de la Prusse dans la forteresse de Luxembourg ? Cette interpellation fut développée avec force déclamations et menaces. Chacune de ses phrases agressives était soulignée par des trépignemens, des cris d’enthousiasme, de joie. C’était le sentiment en ébullition dans tout cœur allemand qui faisait explosion.

Bismarck ne se laissa pas entraîner. Impassible, il jeta de l’eau sur cette fournaise sans redouter la fumée qui s’en échapperait. Il commença par contester la thèse du discours de Bennigsen qui supposait le Luxembourg partie intégrante de l’Allemagne : « Le duché ne fait plus partie de la Confédération et a récupéré sa pleine souveraineté. » Il écarta aussi la seconde partie de l’interpellation en refusant de prononcer le oui ou le non qu’on lui demandait. « Ce texte est peut-être de nature à plaire à une représentation du peuple, mais il n’est pas conçu dans le langage que la diplomatie a l’habitude de tenir en traitant des rapports internationaux tant que ces rapports peuvent être maintenus dans la voie pacifique. » Employant le mot négociation au sens diplomatique strict, notes et dépêches, et ne considérant pas comme telles les pourparlers confidentiels, il nia que des négociations fussent engagées entre la France et la Prusse relativement au Grand-Duché. Il n’avait aucun motif de croire qu’un arrangement fixant le sort futur du Grand-Duché eût été conclu, mais il ne pouvait affirmer avec certitude le contraire, ni savoir positivement si, dans le cas où cet arrangement ne serait pas encore intervenu, il ne serait pas imminent. Il ne s’expliqua pas sur les intentions du gouvernement au cas où l’arrangement interviendrait. A la fin seulement il accorda quelque satisfaction aux sentimens excités de l’Assemblée par des phrases ronflantes : « Les gouvernemens confédérés pensent qu’aucune puissance étrangère ne portera atteinte aux droits incontestables des populations et des États de l’Allemagne ; ils espèrent être en mesure de maintenir et de défendre ces droits par voie de négociation pacifique, sans compromettre les relations amicales que l’Allemagne entretient avec ses voisins à la satisfaction des gouvernemens confédérés. Ils pourront se livrer à cet espoir avec d’autant plus d’assurance qu’il sera mieux constaté que nous saurons prouver par nos délibérations l’inébranlable confiance en l’union indissoluble du peuple allemand avec ses gouvernemens et de ses gouvernemens entre eux. » (Vifs applaudissemens.)

Cependant Bismarck ne croyait plus pouvoir braver l’opposition que le Parlement venait de témoigner à une cession à laquelle il ne s’était prêté qu’à la condition qu’elle lui parût imposée par le fait accompli. Le soir même du 1er avril, il fit renouveler ses instances pressantes auprès de Moustier par Göltz afin que la signature, renvoyée au lendemain, fût encore ajournée et fit une démarche dans la même sens auprès du roi des Pays-Bas ; il télégraphia à son ministre à La Haye : « Le roi des Pays-Bas est indépendant et a la liberté de ses actes, mais il en a aussi la responsabilité, et s’il a vu jusqu’à présent dans la transaction qu’il poursuivait une garantie pour la paix, il est de mon devoir de le détromper. »

Aussitôt le roi de Hollande, sans s’informer de ce que fera l’Empereur, rentre sous terre et ne veut plus tenir sa promesse. Il avait suspendu sa signature ; il la refuse : « La condition, dit-il, à laquelle est subordonnée la cession était l’assentiment de la Prusse ; la Prusse refuse cet assentiment, je suis délié. » Et il fit insérer dans la partie non officielle du Staat courant (journal officiel des Pays-Bas), le communiqué suivant : « Au nom de la chancellerie luxembourgeoise, nous sommes priés de démentir le plus formellement la nouvelle qu’une cession du Grand-Duché aurait eu lieu et de faire remarquer qu’il ne saurait être question d’une cession pareille qu’après que les grandes puissances intéressées se seraient aussi entendues à cet égard : » Le roi de Prusse, auquel cette note avait été directement adressée, l’envoya à Bismarck avec cette annotation en marge : « Ainsi, il y aurait lieu d’admettre que la question aurait été remise par nous dans la voie qui convient et qui prévient toute précipitation. Qu’en dira-t-il ? » (4 avril 1867.)


X

A Paris, malgré les avertissemens officieux de Bismarck, on n’avait rien ajourné et on était si plein de confiance que Moustier envoyait à Luxembourg un agent chargé de préparer les mesures matérielles de l’annexion. Il télégraphiait à Pétersbourg : « J’espère que le roi de Prusse et son gouvernement sauront éviter ce qui pourrait conduire à une guerre qui ne serait que trop populaire chez nous, car plus l’acquisition du Luxembourg est petite, moins nous pourrions supporter que le droit de faire même cette petite acquisition, nécessaire à notre sûreté, nous fût contesté. La France, au point où en sont les choses, ne saurait reculer, et il serait insensé de le lui demander. »

C’est cependant ce que fit Moustier avant qu’on le lui demandât. L’irritation au premier moment avait été extrême, tant contre le roi de Hollande que contre Bismarck. « Je suis dupé, avait dit l’Empereur à Sybel à qui il venait d’accorder la faveur de consulter nos archives, et on ne dupe pas impunément l’empereur des Français. » Si ces dispositions s’étaient maintenues, il ne restait qu’à entrer dans le Luxembourg, s’en emparer, sauf à y rencontrer la Prusse et engager la lutte inévitable. Mais on n’avait pas tardé à se calmer. L’Empereur, malade, n’était guerrier que par soubresauts ; il retombait toujours à ses dispositions pacifiques. Moustier, d’humeur encore moins belliqueuse, comprenait qu’après avoir reculé à faire la guerre pour le Rhin, pour la Belgique, s’y décider pour le Luxembourg, c’était s’exposer à une réprobation générale, d’autant plus foudroyante, que Bismarck n’eût pas manqué de tirer de son portefeuille le petit papier de Benedetti, dont l’encre était à peine séchée. Il avait mis jusque-là le poing sur la hanche ; il le détend et il le laisse tomber.

Jules Favre et ses amis avaient fait une interpellation. Le gouvernement la fit rejeter dans les bureaux, mais il lui donna satisfaction en venant lire à la tribune la déclaration suivante : « Le gouvernement, dominé par la conviction profonde que les intérêts véritables et permanens de la France sont dans la conservation de la paix de l’Europe, n’apporte dans ses relations nationales que des pensées d’apaisement. Aussi n’a-t-il pas soulevé spontanément la question du Luxembourg. La position indécise du Limbourg et du Luxembourg a déterminé une communication du cabinet de La Haye au gouvernement français. Les deux souverains ont été appelés à échanger leurs vues sur la possession du Duché ; les pourparlers n’avaient d’ailleurs encore pris aucun caractère officiel, lorsque, consulté par le roi des Pays-Bas sur ses dispositions, le cabinet de Berlin a invoqué les stipulations du traité de 1839. Fidèles aux principes qui ont constamment dirigé notre politique, nous n’avons jamais compris la possibilité de cette acquisition de territoire que sous trois conditions : le consentement libre du grand-duc de Luxembourg, l’examen légal des intérêts des grandes puissances, le vœu des populations manifesté par le suffrage universel. Nous sommes disposés à examiner de concert avec les autres cabinets de l’Europe les clauses du traité de 1839. Nous apporterons dans cet examen le plus entier esprit de conciliation, et nous croyons fermement que la paix de l’Europe ne saurait être troublée par cet incident (8 avril). »

Cette déclaration impliquait la renonciation formelle à la cession du Luxembourg, puisque la première condition, le consentement libre du grand-duc, n’était pas réalisée. Mais en même temps elle ouvrait publiquement, avec les puissances signataires du traité de 1839, la question de l’évacuation de la forteresse. Quelques jours après, une circulaire aux agens diplomatiques commentait ces déclarations : « Le gouvernement de l’Empereur est disposé à entrer dans toutes les pensées de conciliation compatibles avec sa dignité et ses devoirs envers le pays. Il croit fermement que les puissances ne méconnaîtront pas et amèneront la Prusse à reconnaître les intérêts généraux engagés dans cette question. Le retrait de la garnison de Luxembourg nous rendra possible de renoncer pour notre part à un territoire dont la cession était consentie en notre faveur par son légitime souverain et où nous appelaient les vœux des populations. La paix de l’Europe sera ainsi assurée ; nous ne désirons pas autre chose (15 avril). »

Sur le fond même de la question Bismarck était de l’avis du gouvernement français. Il estimait le droit de garnison prussien douteux, caduc, éteint. « , Nous n’avions pas plus de droit de tenir garnison dans le Luxembourg, contre la volonté manifeste du souverain de ce pays, a-t-il dit depuis, que nous n’en aurions d’occuper Rastadt contre le gré du grand-duc de Bade, ou d’avoir nos troupes dans Mayence, si le grand-duc de Hesse n’avait pas conclu avec nous un traité qui nous accorde à nouveau le droit de garnison en cette ville. » Il ajoutait que, si la question n’attaquait pas un droit incontestable de l’Allemagne, elle ne menaçait pas son indépendance, car cette « forteresse du Luxembourg, d’après les autorités militaires prussiennes, n’offrait qu’un minime avantage stratégique[14]. »

Bismarck n’attachant pas d’importance à la possession de la forteresse et l’Empereur se déclarant prêt à renoncer à l’acquisition du territoire, il n’y avait vraiment plus matière à conflit et il ne restait qu’à réunir d’un commun accord les signataires de la Convention de 1839. Moustier l’avait proposé en effet, non par une dépêche, mais à la tribune, par sa déclaration publique du 8 avril. Traiter ainsi les affaires diplomatiques est un moyen dangereux auquel on n’est autorisé à recourir que lorsqu’on vous a fermé la porte des négociations. Ce n’était pas le cas : Bismarck ne demandait pas mieux que de négocier ; c’était nous qui l’avions mis en quarantaine[15]. Moustier avait formellement interdit à Benedetti d’entrer en explications avec lui ; Bismarck avait vivement ressenti ce procédé, et malgré son opinion sur l’inanité du droit prussien de garnison dans Luxembourg, il avait sèchement refusé aux puissances neutres l’évacuation.

On resta ainsi en face les uns des autres, ne se disant rien et faisant de part et d’autre des suppositions alarmistes sans fondement. « On veut la guerre en France, disaient les Prussiens ; le Luxembourg est un prétexte et, loin d’être une garantie de paix, le sacrifice du Grand-Duché ne contribuerait qu’à exciter ses convoitises, en affaiblissant l’Allemagne. Les partis ennemis du gouvernement pour le perdre, le poussent à la guerre, et ses plus ardens serviteurs font de même parce qu’ils voient là l’unique moyen de triompher des difficultés de l’intérieur. » Tout cela se disait dans les salons, dans les clubs, et même à la Cour. « Le comte de Bismarck a osé me dire, écrit avec terreur Benedetti, qu’il craignait que la guerre ne fût dans mes désirs personnels. Il doit avoir trouvé bon de répéter ce propos, car on me fait, dans la société, la réputation d’un foudre de guerre. Je démens ce bruit toutes les fois que je le puis, mais je n’en reste pas moins le plus belliqueux de tous les Français, et plusieurs personnes, avec lesquelles j’entretenais les meilleures relations, observent, à mon égard, une réserve qui semble leur avoir été commandée[16]. » Les Français disaient : « La Prusse enivrée de ses victoires, ne nous refuse pas le Luxembourg parce qu’il est nécessaire à sa sécurité, mais parce qu’elle veut détruire notre prestige, nous provoquer, et profiter de la supériorité momentanée de son fusil pour achever son unité anti-française. » — Et Moustier dénonce Bismarck à l’Europe comme un provocateur dont il saura déjouer les méchans desseins : « S’il a voulu chercher une occasion préméditée de conflit, il ne la trouvera pas. »


XI

Le dépit de l’échec a rendu Moustier injuste : Bismarck ne nous avait ni dupés ni provoqués. De l’aveu même des Allemands, Busch, Sybel, il avait été de mauvaise foi dans l’affaire du traité belge, en feignant de favoriser des desseins qu’il n’adoptait pas. Au contraire dans l’affaire du Luxembourg il était sincère. Benedetti l’affirmait à Moustier au moment même : « Ce que vous a dit le comte de Göltz et le langage du prince de Hohenzollern à Bade confirment ce que je vous ai toujours mandé sur les dispositions du Roi et du comte de Bismarck. Je n’ai jamais douté, et je persiste à croire qu’ils eussent volontiers, l’un et l’autre, consenti à accepter toutes les conséquences de la. cession que le roi des Pays-Bas voulait nous faire du Luxembourg ; ils y étaient déterminés par la conviction que cette acquisition aurait satisfait la France, contribué ainsi au maintien de la paix, et laissé à la Prusse le temps nécessaire pour consolider sa domination en Allemagne et organiser l’armée fédérale. Mais ils ont manqué de résolution, au moment où il fallait en avoir[17]. » Benedetti est resté toujours convaincu, et il me l’a maintes fois répété, que Bismarck avait été parfaitement loyal dans cette question du Luxembourg et que notre échec est dû, non à sa duplicité, mais à la lenteur indolente de Moustier à engager l’affaire et à l’indiscrétion pusillanime du roi de Hollande.

Des deux côtés néanmoins, on opérait des armemens purement défensifs : des deux côtés, en effet, nul ne songeait à attaquer. Le roi Guillaume et Bismarck étaient aussi pacifiques que l’Empereur et Moustier.

L’Empereur, indépendamment de sa propre santé, avait des raisons intimes de ne pas vouloir la guerre. L’état de son fils l’inquiétait. Depuis quelque temps, à la messe des Tuileries, on avait remarqué que l’enfant boitait beaucoup[18], qu’il était bien pâle : puis, on ne l’avait plus revu ; pris par la fièvre, il avait été obligé de se mettre au lit où il resta quelques semaines. « L’Empereur, écrivait Vaillant dans son Carnet, est triste comme un bonnet de nuit[19]. »

Guillaume n’était pas plus belliqueux. Son lecteur Schneider, ému des bruits de guerre qui circulaient, lui ayant demandé s’il l’emmènerait dans le cas où il partirait en campagne, le Roi, avec un regard grave et pénétrant, lui dit : « Je n’ai encore prononcé le mot de guerre devant personne ; je n’ai pas même agité la question dans ma pensée ; Bismarck et Roon ne m’ont pas jusqu’ici parlé de la possibilité d’une campagne ; je n’ai même pas demandé à Roon s’il a terminé la réorganisation des moyens de transport et complété les approvisionnemens à la suite de la dernière guerre[20]. »

Bismarck n’avait donc pas à lutter contre les dispositions de son souverain. Avec les diplomates, qui épiaient ses moindres paroles, il ne sortait pas de la plus stricte circonspection et, à la clôture du Reichstag constituant (17 avril), il ne fit allusion à l’affaire du Luxembourg et à l’émotion produite par l’interpellation Bennigsen que pour affirmer ses sentimens pacifiques[21] Le mariage de la princesse de Hohenzollern avec le comte de Flandre, au lieu de se célébrer, selon les usages ordinaires, dans le château du prince Antoine, l’avait été à Berlin, en grande pompe, parce que les Hohenzollern-Sigmaringen tenaient à prouver une fois de plus que le roi de Prusse était le chef de leur famille. Le roi des Belges assistait à la cérémonie (26 avril) ; mû par des sentimens de vraie sympathie à notre égard, il fit dire à Benedetti qu’il respirait à Berlin une atmosphère de paix et qu’il travaillait à raffermir les dispositions conciliantes de la Cour en donnant l’assurance que l’Empereur lui avait témoigné à Paris une égale modération.

Les craintes réciproques étaient donc chimériques, mais des craintes chimériques produisent, autant que si elles étaient réelles, l’excitation des esprits, et des armemens défensifs poussés à l’extrême deviennent aisément offensifs. L’intervention des puissances neutres pouvait seule dissiper un malentendu menaçant. Par malheur, celles qui eussent eu le plus d’autorité se refusaient à intervenir. Stanley, le ministre des Affaires étrangères d’Angleterre, frappé des embarras dans lesquels la manie de se mêler des affaires d’autrui avait jeté l’Empereur, ne voulait pas s’immiscer dans ce qui ne regardait pas directement l’Angleterre, et il ne sortait pas des recommandations vagues de modération. Gortchakof, sur lequel nous comptions après les concessions si amples accordées en Orient, se montrait encore moins empressé. Il nous raillait : « Il est regrettable qu’après Sadowa votre souverain ait refusé de se joindre à l’empereur Alexandre pour empêcher les annexions que vous déplorez tardivement, mais au lieu de vous y opposer, vous les avez consacrées par la circulaire La Valette, et c’est six mois après avoir donné quittance à M. de Bismarck que vous revenez sur votre approbation. Vous me permettrez de vous dire que la contradiction est flagrante et que le but que vous poursuivez ne mérite pas l’effort que vous y consacrez. Je me garderai de souffler le feu, mais j’éviterai de donner à Berlin des conseils qui seraient intempestifs et inefficaces. »

Seul, Beust guettait trop toutes les occasions de se remuer et de se donner de l’importance, pour ne pas en saisir une aussi solennelle. Il rompit la réserve générale et inventa ce qu’on a appelé la solution belge : — La Belgique, moyennant une indemnité pécuniaire, acquerrait le Luxembourg et céderait à la France une bande de territoire comprenant les petites forteresses qui nous avaient été laissées en 1814 et reprises en 1815. Bismarck accueillit cette idée comme un expédient pratique fécond. Guillaume ne fut pas du même avis ; il lui écrivit : « La longue dépêche du comte que vous m’avez renvoyée, touchant son entretien avec Moustier, m’a de nouveau donné l’éveil sur la façon dont des vues à demi exposées peuvent être interprétées et utilisées. C’est l’histoire du piège que, dans la question luxembourgeoise, nous aurions tendu à l’empereur Napoléon, c’est pour cela que votre rapport d’hier au sujet du projet de Wimpffen[22], et la réponse que vous avez donnée, m’a considérablement pris sur les nerfs, parce que si ce projet parvenait à Paris, et que les vues à demi présentées par nous se trouvent irréalisables, nous devrions être de nouveau considérés comme des tendeurs de pièges (13 avril). »

Moustier et Rouher, acharnés à leur mesquine politique des grignotemens, manifestèrent le désir d’accepter la suggestion et l’exprimèrent à Metternich. Alors l’Empereur comprit la petitesse de la conduite où on l’avait engagé. Reprenant ses véritables principes de désintéressement, il déclara qu’il ne voulait pas « se donner l’apparence d’avoir poursuivi un but de conquête ou d’agrandissement en négociant la question du Luxembourg. » Les Belges refusèrent aussi, et cette combinaison fut abandonnée.

Enfin, Stanley, poussé par Cowley l’ambassadeur anglais à Paris, qui nous montra une réelle vivacité d’amitié, consentit à sortir de son abstention. Il répugnait encore au mot conférence, car il n’en concevait aucune tant que les parties dissidentes ne s’engageraient pas à accepter la décision de la majorité ou ne s’entendraient pas sur les points principaux d’un programme commun, et on n’en était pas là. Toutefois il chargea Loftus, ambassadeur à Berlin, d’exprimer « le regret qu’éprouverait le gouvernement de Sa Majesté à voir un commencement de guerre éclater entre la France et la Prusse pour un objet qui a en apparence si peu d’importance pratique, surtout qu’une telle guerre ne pourrait manquer de retarder la consolidation de l’Allemagne (19 avril). » La Reine s’adressa en termes pressans au roi de Prusse. Tous à l’envi se portaient garans des dispositions conciliantes de l’Empereur.

Tant que la surexcitation du sentiment allemand lui en fit en quelque sorte une loi, Bismarck avait refusé de comparaître devant le tribunal européen auquel Moustier l’avait assigné du haut de la tribune. Mais cette surexcitation s’était, elle aussi, lassée. Il crut le moment venu de se départir de la hautaine résistance, qui, s’il y eût persisté plus longtemps, l’obligeait fatalement aux mesures extrêmes. Il pria son ami Gortchakof de proposer comme médiateur un arrangement dont ils seraient d’avance convenus ensemble. Celui-ci, qui ne s’était abstenu que dans la crainte de le gêner, se hâta d’intervenir. Il proposa la réunion d’une conférence à Londres sur la base de la neutralisation du grand-duché de Luxembourg, placé dorénavant sous la garantie de l’Europe, ce qui entraînerait l’évacuation de la forteresse devenue inutile (26 avril). Il avait été entendu qu’on écarterait tout examen des récentes annexions de la Prusse et qu’elle ne prendrait pas l’engagement préalable de retirer sa garnison de la forteresse : promettre cette évacuation avant la Conférence, c’eût été faire une concession à la menace de la France ; la Prusse ne se retirerait de la forteresse qu’à la demande de l’Europe, et en conséquence de la neutralisation du Grand-Duché. Napoléon III, plus las que tout le monde, était résigné à tout subir. Metternich lui ayant demandé avec inquiétude s’il consentirait aux exigences de Bismarck, loin d’y opposer des objections, il les accepta presque chaleureusement (27 avril). « Les nouvelles sont à la paix, écrit Vaillant ; tout le monde s’en réjouit outre mesure, un peu sans pudeur ! Il faut qu’on ait eu bien peur[23]. »

Les conditions que Stanley exigeait avant de consentir à la Conférence étaient réalisées, puisque les parties étaient d’accord sur un programme commun. Il donna son assentiment à la convocation à Londres. Il exigea seulement que les invitations fussent faites par le roi de Hollande en sa qualité de souverain territorial. La France accepta cette condition comme elle avait accepté les précédentes. Bismarck n’ergota pas. La Russie fit demander au roi de Hollande de fixer la date au 7 mai. La Belgique se fit admettre en sa qualité de signataire des vingt-quatre articles du traité de 1839. L’Italie ayant été convoquée sur la proposition de l’Angleterre, « à cause de la position qu’elle occupe aujourd’hui dans la famille européenne, » l’Espagne demanda aussi à siéger ; on lui dit que sa demande était trop tardive et qu’on n’avait plus le temps de l’examiner


XI

Stanley, en vue de hâter les travaux de la Conférence, prépara un projet, de traité et le communiqua aux divers cabinets. Dans ce projet, l’arrangement relatif à la position future du Grand-Duché et à l’évacuation et au démantèlement de la forteresse était réglé avant la neutralisation du Duché, et cette neutralité n’était point placée sous la garantie collective de l’Europe. Moustier, qui ne demandait qu’à en finir n’importe comment, ne fit aucune objection. Bismarck réclama : l’évacuation ne devait être présentée que comme la conséquence de la neutralisation et la garantie collective était la condition sine qua non, la seule qui pût rendre l’évacuation tolérable à l’Allemagne : c’était à prendre ou à laisser. Stanley concéda alors une clause semblable à l’article 2 du traité de 1863 sur les îles Ioniennes, par lequel chacune des parties contractantes s’engageait à respecter le principe de garantie qui y était posé. On en était là le matin du 7 mai, jour de l’ouverture de la Conférence.

Le plénipotentiaire prussien Bernstorff vint informer Stanley qu’il n’entrerait pas à la Conférence s’il ne consentait pas à une garantie collective telle que celle qui couvrait la Belgique. Cette exigence n’était pas inquiétante. Qui dit garantie collective dit garantie le plus souvent illusoire : sans doute, cela donne le droit de faire la guerre, mais cela n’en impose pas l’obligation ; si toutes les puissances sont décidées à exercer ce droit, celui qui médite de violer la neutralité s’arrêtera ; si quelques-unes refusent d’agir, une seule n’est pas tenue de suppléer celles qui s’abstiennent. Les arrangemens de la Pologne, quoique garantis collectivement par l’Europe, avaient été ainsi violés par la Russie sans qu’aucune puissance en prît la défense. Mais Stanley, esprit net, précis, bien intentionné, était très timoré. L’Angleterre avait déjà garanti, par le traité de 1839, la possession du Luxembourg au roi de Hollande. L’idée d’aggraver cette première garantie en y joignant celle de la neutralité du Grand-Duché lui était insupportable et il lui répugnait d’accroître les servitudes diplomatiques de son pays. Un violent combat se livra en lui. Il fut décidé à l’acceptation par la perspective des calamités qu’eût amenées son refus : il ne voulut pas qu’on pût lui dire qu’il était l’auteur de la guerre, qu’il n’avait eu qu’à lever la main pour l’arrêter, et que, par ses scrupules, il l’avait laissée passer. A la porte même de la Conférence, il accorda la garantie collective de l’Europe. Dès lors, il ne restait plus de difficultés, et la Conférence, ouverte le 3 mai, était close le 11 par un traité tel que l’avait voulu Bismarck : le Grand-Duché était neutralisé, la forteresse cessait d’être fédérale, le roi de Prusse devait l’évacuer et elle serait ensuite démantelée par le Grand-Duc.

Moustier, ayant pris l’habitude de raconter sa diplomatie à la tribune, vint y annoncer cette conclusion. Il fut écouté dans un silence morne, sans un applaudissement. Quand il dit que le traité assurerait à notre frontière du Nord la garantie d’un nouvel État neutre, les esprits se reportèrent vers cette frontière sur laquelle s’installait un puissant État militaire, et l’on se dit que ce n’était pas la peine d’avoir risqué une guerre terrible et d’avoir troublé le monde tant de jours pour un si mince résultat. La politique des compensations avait commencé témérairement, elle finissait piteusement.

Drouyn de Lhuys se donna le plaisir de signaler à l’Empereur le véritable résultat de la campagne de ses successeurs : « Au lieu d’avoir à disputer le Luxembourg seulement à la Prusse et à l’Allemagne, la France aura devant elle l’Europe tout entière, ses propres engagemens et l’interdiction perpétuelle de l’acquérir par un moyen quelconque. C’est ainsi que, pour un incident de médiocre valeur, nous nous exposons à fermer à notre politique de l’avenir toutes les issues et toutes les perspectives[24]. »


XII

La paix, en ces jours-là, n’a été sauvée ni par la sagesse de Napoléon III, ni par l’habileté de Moustier, ni par les instances de la reine Victoria, ni par les bons offices de Stanley et de Gortchakof, ni par la réunion d’une Conférence européenne. Elle a été assurée parce qu’il n’était pas alors dans les vues de Bismarck de la troubler. La guerre n’a pas éclaté parce qu’il ne l’a pas voulue. S’il l’avait voulue, il n’avait qu’à se maintenir dans la forteresse. Aucune puissance ne serait venue l’en chasser, et comme nous avions annoncé partout que nous ne l’y supporterions pas, nous aurions été obligés de prendre l’initiative des hostilités et de nous donner les apparences de l’agression, bien qu’il eût été encore le véritable provocateur. S’il ne l’a pas voulue, ce n’est point par humanité ou par sympathie envers la France, ou par prévision d’un trouble permanent dans la vie européenne. Il ne l’a pas voulue parce qu’il ne jugeait pas la Prusse en état de l’entreprendre en des conditions suffisantes de succès. Autant que Moltke, il était convaincu que « les Français, en raison de leur vanité nationale, ne supporteraient pas la pensée de voir la Prusse monter et la France baisser, et de renoncer gratis au rôle prépondérant qu’elle avait joué en Europe depuis Richelieu. » Il jugeait comme Moltke la guerre inévitable. Il différait en ce que ce féroce flegmatique, grisé par ses foudroyans succès, mal instruit du véritable état de l’armée française, croyait l’occasion propice de vider le duel fatal. Il avait adopté sans examen, ce qui étonne d’un homme si sérieux, les sottises de l’opposition française sur les arsenaux à sec, les effectifs épuisés, et il paraissait ignorer que nous venions d’adopter le fusil Chassepot bien supérieur à son médiocre fusil à aiguille (août 1866). « Rien ne saurait nous être plus agréable, écrivait-il que d’avoir tout de suite une guerre qui, malgré tout, est inévitable[25]. »

Bismarck croyait, au contraire, que, militairement, il avait tout intérêt à attendre et que plus la guerre était inévitable, plus il importait de se mettre en mesure de la rendre victorieuse. Il l’a répété si souvent qu’il n’est plus permis de l’ignorer ou de le contester. A Versailles, il disait un soir : « Si nous avions combattu pour le Luxembourg, que serait-il de nous maintenant ? Serais-je à Paris ou les Français seraient-ils à Berlin ? Nous n’étions pas alors à beaucoup près aussi forts que nous sommes maintenant. Sans doute l’opinion publique allemande eût été toute pour nous si nous nous étions battus pour le Luxembourg, mais cela n’aurait pas remplacé ce qui nous manquait[26], » Le 11 janvier 1886, il dit au Reichstag : « Nous avons, je crois, combattu en 1870 dans des conditions plus favorables que celles dans lesquelles nous aurions lutté en 1867. » Le 6 février 1888, il dit encore : « Suivit la question du Luxembourg, où il suffisait d’une réponse un peu plus ferme faite par nous (peut-être l’eussions-nous donnée si nous avions été alors assez forts pour prévoir avec assurance un heureux succès) ; il suffisait, dis-je, d’une telle réponse pour amener dès ce moment la grande guerre française. » Il y revient encore dans ses Mémoires, tant cette idée le hantait : « Je ne doutais pas qu’il fallût faire une guerre franco-allemande avant que l’organisation générale de l’Allemagne pût être réalisée. Ma pensée dominante était alors de retarder cette guerre jusqu’au moment où nos effectifs seraient au complet. En songeant aux succès des Français en Crimée et en Italie, je regardais la guerre comme un danger, je me l’exagérais alors. Il était donc naturel de chercher à retarder cette guerre jusqu’à ce que les effets de notre législation et de notre éducation militaire eussent pu se développer complètement dans toutes les régions qui n’appartenaient pas à la vieille Prusse. Ce résultat que je poursuivais n’était pas atteint au moment où se produisit la question du Luxembourg ; il ne l’était pas même approximativement[27]. »

Dans cette circonstance, comme dans tant d’autres, l’homme d’État voyait plus clair que le militaire. L’armée prussienne, exaltée par la victoire, était, quoique excellente, loin d’être parvenue à ce maximum d’entraînement, à cette perfection de mécanisme qu’elle obtint par quatre années d’efforts extraordinaires : ses canons d’acier se chargeant par la culasse n’étaient pas terminés ; les défauts révélés par la dernière campagne n’étaient pas corrigés. Les États du Nord annexés ou confédérés n’étaient pas encore solidement entrés dans le régime militaire prussien, et les États du Sud restaient tout à fait en dehors : les Parlemens de Bavière et de Wurtemberg n’avaient pu être amenés à ratifier les traités militaires conclus en août ; le ministre bavarois à Berlin avait reçu l’ordre de ne pas laisser ignorer au président du Conseil que la Bavière ne saurait, dans un court délai, se mettre en mesure de prêter à la Prusse un concours armé ; le Wurtemberg s’était réservé de discuter le casus fœderis. L’organisation militaire des États du Sud n’était pas définitivement arrêtée : les mesures qu’elle comportait mettraient à la charge des populations des dépenses nouvelles, qu’elles ne seraient pas en état de supporter, après les sacrifices que leur avait imposés la dernière guerre et les contributions stipulées par les traités de paix.

Au contraire l’armée de Crimée, d’Italie, de Chine, du Mexique dont le prestige demeurait toujours intact était redoutable. Elle manquait de certaines facilités de mobilisation encore à l’étude, mais grâce aux anciens soldats et aux sous-officiers éprouvés, maintenus dans ses rangs par la loi de l’exonération, elle possédait une cohésion, une solidité que n’avait pas l’armée prussienne. Au 1er avril, elle comptait 385 000 hommes ; au 15 mai 455 000[28]. Sa seule faiblesse, celle du fusil, car elle n’était pas encore inférieure par l’artillerie, disparaissait chaque jour. Déjà elle avait à sa disposition 500 000 chassepots.

Bismarck était trop avisé pour risquer ses immenses profits de 1866 dans une rencontre avec la France avant d’avoir mis de son côté toutes les chances que la volonté humaine peut arracher à la fortune. Déplorons que l’opinion de Moltke n’ait pas prévalu, et que la guerre, puisqu’elle était inévitable, n’ait pas éclaté en 1867. La guerre n’étant pas la pire calamité qui puisse affliger un peuple, l’avoir évitée n’est pas toujours un mérite.


EMILE OLLIVIER.

  1. De Putbus, 9 octobre 1866.
  2. Je suis, dans ces citations, la traduction excellente du professeur Lang.
  3. Bismarck à Goltz, 6 décembre 1866.
  4. Thile à Benedetti, 13 décembre 1866.
  5. Lettre particulière à Moustier, du 14 décembre 1866.
  6. De Benedetti, 20 décembre.
  7. Bismarck lui-même l’a dit à Benedetti qu’il rencontra dans une chasse du Roi.
  8. Souvenirs, t. II, p. 60.
  9. Discours de Beust, prononcé à un Congrès télégraphique, et autographié par lui : « Comment vous remercier, Messieurs, du bienveillant accueil que vous m’avez fait ? Je crois que le mieux est de passer à un autre sujet. C’est du haut du Semmering que je vous parle aujourd’hui, donc je me place à un point de vue auquel on ne reprochera pas de manquer d’élévation. Vous avez eu la bonté de nous suivre dans ce beau pays de Styrie, permettez que je vous en fasse les honneurs. Nous y sommes arrivés par monts et par vaux ; ce sont ceux-ci qui en grandissant font une des principales richesses du pays. Cependant, Messieurs, vous savez ou vous ne savez pas que la Styrie n’excelle pas seulement par son bétail, mais plus encore par ses magnifiques poulets, dignes de figurer à côté des poulardes du Mans, à part les truffes pour lesquelles on professe un souverain mépris parce qu’on n’en a pas. Mais ici je m’arrête, la Styrie est fort indépendante ; elle passe même pour être quelque peu démocrate ; elle déteste les courtisans, donc il ne faut pas lui parler de basse-cour. Je poursuis : Dans ce beau pays, vous ne voyez pas seulement des côtes verdoyantes, vous y trouvez encore de riches mines de fer entourées des plus hautes montagnes, couvertes la plupart de temps en temps de glaces et de neiges, ce qui vous explique pourquoi les Styriens, dans les questions constitutionnelles et parlementaires sont tellement ferrés à glace. Car, et voici une chose curieuse et digne de remarque, les Styriens tiennent énormément à leurs mines, mais à Vienne, au « Reichsrath », nous les avons vus, tout en restant mineurs, atteindre la majorité. Les Styriens sont de plus de fameux chasseurs ; ils vous abattent un chamois avec la même facilité avec laquelle moi, votre très humble serviteur, je manque un lièvre. Ce n’est pas malin, j’ai la vue basse et ils ont de si belles vues. Maintenant, je vous vois venir. Messieurs, vous me direz : C’est très bien tout ce que vous racontez de la Styrie et des Styriens, mais que ne parlez-vous des Styriennes ? Ah ! les Styriennes, elles ne sont pas piquées des vers ; oh non ! mais elles sont farouches, et quoique la Styrienne soit, comme vous le savez, une danse fort gracieuse, si nous voulions nous y mettre, cela pourrait bien finir par un fameux galop. Mais c’est assez bavarder. Si je continue, nous allons manquer le train, et puisque j’y suis, en train, il faut pourtant que je finisse par un toast. Mon toast. Messieurs, ne peut être que pour ce que vous représentez. Mon toast est pour le télégraphe international et voici comment je le formule : à la seule liaison qui n’est pas dangereuse, au seul lien qui unit sans gêner, à la seule union, qui, sans être indissoluble, est incapable de discontinuer, — c’est peut-être parce qu’elle est quelquefois interrompue, — mais enfin c’est égal. Vive l’union télégraphique ! vive le télégraphe international ! »
  10. De Moustier, 9 février 1867.
  11. 27 février 1867.
  12. 7 janvier.
  13. Servals, p. 95.
  14. Discours du 21 septembre 1867.
  15. Benedetti à Moustier. — « La première de vos deux dépêches me fixe sur un point important, en me répétant que je dois attendre les avances de M. de Bismarck et par conséquent m’abstenir de prendre l’initiative de nouveaux entretiens avec lui au sujet de l’affaire du Luxembourg. » (Berlin, 13 avril 1867.)
  16. Du 13 avril 1867.
  17. Du 13 avril 1867.
  18. Carnet de Vaillant des 24 février, 3 mars, 28 mars, 3 avril, 17 avril.
  19. 18 avril.
  20. Schneider, t. IV, 20 avril, p. 325.
  21. « Le sentiment manifesté au Reichstag a trouvé un puissant écho dans toutes les contrées de la patrie allemande. Mais l’Allemagne entière n’est pas moins unanime, dans ses gouvernemens comme dans son peuple, à sentir que la puissance nationale recouvrée doit s’affirmer avant tout par les bienfaits de la paix. »
  22. L’ambassadeur d’Autriche à Berlin.
  23. Carnet du 27 avril 1867.
  24. Note du 14 août 1867.
  25. Lettre à son frère Adolphe, mai 1867.
  26. Busch. Our chancellor, vol. II, p. 45.
  27. Souvenirs, t. II, p. 62.
  28. Discours du maréchal Niel du 16 juillet 1867.