Premier péché/36

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La Patrie (p. 109-112).

Vies Manquées


50 ans. C’est son anniversaire, et perdu dans la solitude de son appartement, le vieux garçon attend… Il lui semble qu’une joie, une au moins, lui est due le jour de sa fête… et il espère.

La chambre est remplie d’ombre, et dans l’opaque d’un nuage qui s’obscurcit sans cesse, il rêve d’un bonheur inattendu… Il fume avec rage, espérant dans les flocons grisâtres, retrouver quelques vestiges de sa jeunesse éteinte. Et il rêve que tantôt, dans un déploiement radieux, luiront de tendres regards autrefois admirés, — puis dédaignés.

50 ans ! Seul ! Pourquoi ? Oui, pourquoi ? Il avait édifié, autrefois, de chers plans que la brise emporta dans une rage automnale ; et sur les décombres de son bonheur, il était resté solitaire, respirant l’odeur calcinée montant des ruines… C’est encore quelque chose de l’antan qui vivait dans ses cendres, pour lui crier : te souviens-tu ?

Se souvenir ? Mais il ne faisait que cela. Est-ce que le présent, terne et décoloré, pouvait combler le vide immense de son cœur ? Non, il lui fallait demander au passé un peu de joie, tant celui-ci avait de trésors… pour toute la vie… La vie ? Il l’avait souhaitée si belle, si rayonnante, éclairée d’un seul regard, et voilà que la nuit s’était faite : il était seul ! seul à jamais !

Il écoute encore, tant il lui semble que la clochette aura un accent de fête. Mais elle reste muette, et lui, le pauvre, compte ses heures de solitude, oubliant de tisonner les flammes expirantes du foyer, et de rallumer la pipe éteinte : l’odeur du tabac prend une âcre tristesse dans ce froid de l’appartement… on la respire, et se prend à sourire d’un sourire désabusé, se remémorant l’exclamation qu’une jolie fillette, en visitant une chambre de célibataire, avait murmurée, avec un charmant retroussis du museau rose : Ça sent le vieux garçon !

Il éprouve une sensation indéfinissable à cette pensée qu’il est rangé dans cette catégorie de parias. Puisqu’il est seul, une liberté lui appartient : et sans honte, dans sa retraite noire, le malheureux exhale son infinie tristesse. S’il n’était pas un homme, il pleurerait… Et pourquoi ne pleurerait-il pas ? La vie ne vaut-elle pas les larmes qu’on lui donne ? et lorsque, dans un acte de folie, on a confié à l’abîme son plus cher trésor, ne peut-on, penché sur le bord du précipice, lui demander de rendre ce bien ?

On réclame en vain : rien ne remonte à la surface de la fesse qui garde tout dans son silence amer…

50 ans ! Cela bruit dans ses oreilles avec la fatale lenteur d’un balancier, et son cœur en marque l’horrible tic-tac. 50 ! Une, deux, trois, et cela va toujours, pendant que des contractions impuissantes marquent, ainsi que le pendule, une espérance déçue. 50 ans.

Il songe à son dernier rêve : une gracieuse enfant dont le regard avait des rayons enchanteurs, et le sourire une grâce pure. Tout était fin dans cette jeunesse radieuse. Il alla à elle, en revint, y retourna, se vit aimé, aima, et un jour, un nouveau caprice l’attira. Lorsqu’il voulut reprendre le rêve, la vision féeriquement belle s’était évanouie. Il y a des âmes qui se referment à la première blessure et c’est dans un séjour inaccessible que les yeux enazurés regardaient le ciel. Oui, pauvre petite, en deuil de son premier chagrin et qui pleurera toute sa vie d’avoir cru à un autre amour qu’à l’amour divin !

Voyez-vous le coupable évoquer, ce soir, son frais rêve printanier ? Laissez, ne troublez pas l’explosion d’une âme fatiguée.

50 ans ! Mais c’est terrible ça, et il croit à peine à cette vieillesse, lui qui a dans le cœur toute une vie manquée. Il espère encore : quoi ? Le sait-il ? Non ; mais il s’accroche à ce dernier espoir avec la désespérance du misérable que le flot submerge, et qui entrevoit une épave. Sauvé ! Est-ce que l’on peut être sauvé ? Est-ce qu’il est trop tard ?  ?

Trop tard ?

Il songe à reprendre le rêve d’antan, à le reprendre dans toute sa fraîcheur, et le voilà qui pense aux yeux bleus qui lui avaient mis de l’azur dans l’âme ? Non, ces yeux-là ont trop vieilli, et peut-être les larmes ont-elles emporté toute leur grâce.

Les larmes, c’est pour lui qu’elles sont tombées… Mais s’en souvient-il, repris par une vision heureuse, où rien de ce qui n’est pas lui ne compte ? La femme s’oubliera jusqu’à l’héroïsme : telle l’enfant du passé qui, à cette heure où il subit son agonie d’âme, prie pour son bonheur, tandis que lui, l’ingrat, voile sa pure image, pour placer dans le cadre ancien une vision neuve, entrevue fraîche et rieuse dans la grâce de ses vingt ans… Toutes les aspirations passées lui remontent au cœur, et ce flot tumultueux, qui l’oppresse, le rend fou de bonheur. Il est jeune encore, il sera aimé… Eh ! non, il n’est pas trop tard…

50 ans !…

Il est là, lui, à rêver encore à son foyer vide. Sa pensée le peuple de chères évocations : une voix de femme y fait entendre son harmonie, et le gazouillis de tout petits oiseaux chante aussi, Ah ! le bonheur domestique, il le sent planer autour de lui, chaud et consolant ; ses lèvres avides reçoivent des baisers, son front s’éclaire de caresses… Il rêve, le pauvre hère, au bonheur à jamais perdu, et le désir d’être heureux se fait assez pénétrant pour le faire croire à une réelle vie ; et son âme en reçoit une inexprimable félicité.

Un grand frisson le secoue… La chambre est sombre et glaciale, la pipe est bien éteinte, la fumée, évanouie, et dans la plus nue tristesse, le vieux garçon est seul, anéanti, sur les décombres d’une vie qu’il n’a pas su vivre.

Laissons-le regretter…

***

Vieux garçons, oubliés dans le silence de vos retraites à jamais closes, pourquoi avoir fait tamiser à votre fenêtre les rayons printaniers ? Vous avez refusé leur éclat tiédissant, et l’ombre s’est faite lourde — une ombre où vous vous agiterez un jour dans l’espoir insensé d’étreindre un rêve détruit jadis. À l’âge où l’on ne vit plus que du passé, n’est-ce pas qu’elle est terne, la fatale heure vécue le soir près du foyer, où le grillon chanta ? Un jour, vous l’avez chassé, — il n’est pas revenu, vous ne l’avez plus rappelé — et aujourd’hui vous donnez des soupirs à son absence.

Pourquoi avoir refusé de la vie, ce qu’elle vous offrait jadis ? — et que vous chercherez follement ?… Allez, pauvres hommes, vous êtes bien libres de dédaigner la faiblesse, mais le sourire qui donne la joie vous manquera éternellement. La femme… pourquoi n’avoir pas compris plus tôt que Dieu l’a mise ici-bas, pour incarner la joie ?… Si elle coûte souvent des larmes terribles, — d’elle seule vient la consolation. Dans vos solitudes, les yeux clos, vous croyez entendre le frou-frou de sa robe : c’est comme une mélodie dont se réchauffe le cœur blasé. Ce petit bruissement-là remplit vos rêves, et vous êtes heureux de n’être plus seuls. Seuls toujours, êtes-vous nés pour vivre dans un désert ? Est-ce que tous les trésors d’amour que vous avez au cœur y resteront à jamais enfouis ? Ne sentez-vous pas un désir de prodigalité, et combien il vous serait bon d’ouvrir l’inexploré… à la tendresse vraie ?…

Vous, qui avez fui le bonheur, sa vision vous poursuivra toujours de son éternel reproche, ce sera la funeste hantise de vos soirées désertes, de vos nuits sans sommeil. Nous, qui ne savons pas toujours vous donner la joie — nous vous refusons le droit d’être heureux sans nous ! C’est la vengeance de vos ironies, de vos dédains, de vos délaissements, de vos craintes.

Vous vivez seuls, vous partez seuls, pauvres vieux garçons, qui gardez trop de rancune à votre jeunesse, et cette rigueur vous condamne à une solitude — tous vous oublient… — même ceux qui ont reçu de vous la tendresse et le dévouement que vous avez placés quelque part, ne pouvant tout garder ! Vous voyant seuls, on vous laisse seuls, ayant pour excuse de cet abandon le choix fait jadis — votre égoïsme est puni par d’autres égoïsmes : tout est manqué dans vos vies, même vos plus sublimes charités.

Allez, mieux vaut être malheureux avec nous, que de promener toute la vie la désillusion d’une existence incomplète… car si vous pleurez par la femme, vous ne souriez vraiment que par le rayonnement de ses yeux.

Vieux blasés, qui avez des sourires moqueurs à l’adresse des pauvres surannées qui passent sous vos fenêtres, trottinantes, comme dans leur jeunesse, ne pensez-vous pas parfois combien les délaissées ont souffert de vos abandons ? Vous riez de leur malheur subi, vous qui avez voulu le vôtre ; — ne riez pas, car il est encore de la fraîcheur dans ces vieilles âmes : un rayon blanc de naïve candeur, qui laisse sa clarté douce dans les vieux cœurs ! où restera toujours comme une éternelle jeunesse

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Voilà comment on pleure un jour de fête quand la clochette ne chante pas, dans la solitude.