Prières et pensées chrétiennes/Texte entier

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INTRODUCTION

L’idée de recueillir les « prières et pensées chrétiennes de J. K. Huysmans » me fut suggérée par un article de M. Henri Brémond, paru le 10 juin 1907, dans le Correspondant. L’auteur se demandait pourquoi l’on ne réunirait pas « en un petit volume de piété, les plus belles prières de J. K. Huysmans » ; et il ajoutait cette réflexion : « Nous qui l’avons connu, nous retrouverions dans ce petit livre l’histoire intime de sa vie et, en récitant ses prières, nous penserions qu’il les a récitées avant nous, du plus profond de son cœur. »

Je ne me flatte pas d’avoir réalisé le vœu de M. Brémond. Mais je m’estimerais heureux si j’avais procuré, à ceux qui aimèrent les ouvrages de Huysmans, l’occasion d’approfondir « l’histoire intime de sa vie » et de tenir, entre leurs doigts, les minces feuillets où son âme religieuse s’est exprimée.

Des passages, empruntés presque exclusivement aux livres catholiques du Maître, forment ce recueil dont les héritiers de Huysmans et dont ses éditeurs ont bien voulu autoriser la publication.


Huysmans, sa vie durant, fut un pessimiste. Le pessimisme est une disposition naturelle que l’on ne discute pas plus que la disposition contraire. On est pessimiste ou optimiste, d’après les lois mystérieuses qui président à la formation des âmes. Aucune philosophie ne parvient à modifier les tendances profondes et rudimentaires, qui conduisent ceux-ci à trouver que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, tandis que ceux-là ne voient autour d’eux que misères et calamités. La religion elle-même, lorsqu’elle apprend à l’homme à se résigner, ne l’aveugle pas sur les maux qui l’entourent et s’il les supporte, il ne lui est pas interdit de demander à Dieu, avec le saint homme Job : « Pourquoi m’avez-vous tiré du sein de ma mère ? Je serais mort et personne ne m’aurait vu ! »

Le pessimisme de Huysmans se réclamait plutôt des doctrines de Schopenhauer que de la détresse du patriarche iduméen ; mais il ne différait pas de cette dernière quant aux résultats pratiques.

Huysmans a synthétisé les déboires et les rancunes du pessimiste dans une courte nouvelle, qui est un chef-d’œuvre d’observation aiguë. Je veux parler d’À Vau-l’eau. Il crée là le type désormais légendaire de Monsieur Folantin, première ébauche de ce Durtal derrière le masque duquel l’auteur va bientôt se dérober et qui rédigera plus tard les chapitres angoissés d’En route. M. Folantin nous renseigne à merveille sur la psychologie de Huysmans. Nous savons par lui que son père spirituel est un inquiet, dont la jeunesse fut besogneuse et qui, n’ayant jamais eu beaucoup de chance ici-bas, se méfie des pauvres satisfactions que la vie pourrait lui offrir. Avec cela, privé de toute affection terrestre, mais doué d’une sensibilité maladive qui lui arrache des cris de souffrance à la moindre indélicatesse ; très artiste, mais constamment affligé par le spectacle des grossières réclames industrielles que lancent les peintres et les écrivains ; réduisant sa bibliothèque à « une cinquantaine de volumes qu’il savait par cœur » ; ne se résignant pas à voir Paris se transformer en « un Chicago sinistre » et s’attachant désespérément aux moindres vestiges de beauté avant « la définitive invasion de la grande muflerie du Nouveau-Monde ».

On comprend que de telles dispositions aient déterminé chez lui des goûts de solitude qui s’affirmeront d’année en année et qui, surtout après sa conversion, l’amèneront à fuir la société des personnages dont il aura scruté l’indigence morale.

Notons aussi que sa misanthropie foncière ne devait que s’exaspérer à l’école du naturalisme.

Il avait écrit Marthe, les sœurs Vatard, En ménage, qui sont des études cruelles, impitoyables, voire écœurantes de tout ce que la vie renferme de lugubre et d’abject. Il reconnaissait l’impuissance de son art à descendre plus bas, à « touiller » des fanges plus nauséabondes. Il appréhendait le moment où cette littérature, définitivement épuisée, conduirait ses adeptes à se heurter, comme il le dit « au mur du fond ». Et enfin parce qu’il était un artiste et un sensitif, il aspirait à sortir de ces bas-fonds dans lesquels étouffait une humanité hideuse ; il avait besoin d’air, d’idéal et de surnaturel.

Mais à quelle source de beauté irait-il les puiser ? Est-ce qu’il n’était pas en droit de dire, lui aussi, à la façon de Baudelaire :

Que tu viennes du ciel ou de l’enfer, qu’importe,
Ô Beauté, monstre énorme, effrayant, imprévu,
Si ton œil, ton souris, ton pied m’ouvrent la porte
D’un infini que j’aime et n’ai jamais connu ?

Ce fut alors qu’il écrivit À Rebours. Pourquoi l’écrivit-il ? Lui-même nous l’apprend, dans la curieuse préface qu’il composa, en 1904, pour une édition illustrée de cet ouvrage :

« J’y voyais, nous dit-il, un pendant d’À Vau-l’eau, transféré dans un autre monde ; je me figurais un Monsieur Folantin, plus lettré, plus raffiné, plus riche et qui a découvert dans l’artifice, un dérivatif au dégoût que lui inspirent les tracas de la vie et les mœurs américaines de son temps ; je le profilais, fuyant à tire d’aile dans le rêve, se réfugiant dans l’illusion d’extravagantes féeries, vivant seul, loin de son siècle, dans le souvenir évoqué d’époques plus cordiales, de milieux moins vils. »

Ce roman, qui déconcerta la critique, nous apparaît, lorsque nous ne prenons pas garde aux dispositions dans lesquelles il fut écrit, comme une œuvre extravagante et folle. Tout le baudelairisme de Huysmans s’y donne libre carrière.

Mais des Esseintes avait beau multiplier les expériences fantastiques ; il avait beau presser sur la Vie pour lui faire rendre une somme de sensations qu’elle n’est pas capable de procurer, il s’acheminait, malgré lui, vers des conclusions qu’il ne soupçonnait pas.

Et d’abord, dans son désir de fuir une époque inélégante, un art mercantile et une littérature de cuistres et de charlatans, il remontait jusqu’aux temps où l’Église accomplissait sa grande tâche civilisatrice, jusqu’au moyen âge où « Elle tenait tout, où l’art n’existait qu’en Elle et que par Elle ». Il admirait, mais en dilettante, puisqu’il n’avait pas la Foi, les écrivains mystiques, les poètes sacrés, la peinture des primitifs et le plain-chant. Snobisme de névrosé tant qu’on voudra ! mais indice certain d’un travail intellectuel qui le libérait des lourdes tâches du naturalisme et le prédisposait à étudier de plus près ces auteurs et ces artistes dont les œuvres avaient jeté, sur le monde, une lumière si vive et si bienfaisante.

D’ailleurs, aucune inquiétude religieuse dans cette rapsodie de détraqué, aucune velléité de demander à l’Église, qu’il découvrait presque, un réconfort et un appui. Le livre se passait en invectives cocasses contre les pontifes qui détiennent la gloire des littératures anciennes et modernes, en excentricités dues à l’imagination déviée du héros. Puis, à la dernière page, et sans que rien ait fait prévoir un tel revirement, des Esseintes, blasé sur les plaisirs très contestables qu’il s’était offerts, revenu de ses tentatives toujours avortées et las de tout, s’écriait :

« Seigneur, prenez pitié du chrétien qui doute, de l’incrédule qui voudrait croire, du forçat de la vie qui s’embarque seul, dans la nuit, sous un firmament que n’éclairent plus les consolants fanaux du vieil espoir ! »

Voilà bien le cri de détresse de la pauvre âme abandonnée à elle-même et qui se tourne vers le ciel par une sorte de mouvement instinctif, parce qu’elle a expérimenté qu’il n’y avait plus aucune miséricorde ni aucune compassion pour elle sur la terre. Déjà dans À Vau-l’eau, Folantin, au beau milieu de son désarroi, constatait que « ceux-là sont heureux qui acceptent comme une épreuve passagère toutes les traverses, toutes les souffrances, toutes les afflictions de la vie présente ». Mais il exprimait ainsi, sans s’y attarder, un regret très vague de n’avoir pas la Foi ; et s’il est intéressant de savoir qu’avant sa conversion Huysmans rôde aux alentours de l’Église et voudrait avoir la force d’en franchir le seuil, afin d’échapper aux misères qui l’oppriment ; il importe de retenir ce fait d’un homme notoirement incrédule qui supplie Dieu d’avoir pitié de lui. La forme même de sa prière marque le désir qu’il a de ne plus se débattre dans les ténèbres où il gémit ; elle est une obsécration directe, un sanglot de douleur, l’appel désespéré d’un enfant perdu, qui jette aux échos le nom de sa mère.

Or ces choses se passaient en 1884 et Huysmans ne devait se réfugier dans une trappe qu’en 1892, Plus de sept ans s’écoulèrent, pendant lesquels le travail de la grâce ne se manifesta par rien de sensible. « Dieu creusait pour placer ses fils, a-t-il dit lui-même, et il n’opérait que dans l’ombre de l’âme. » Mystérieuse attente que celle-là ! Sept années pendant lesquelles il n’éprouve aucun remords, aucun regret du passé ; de temps en temps seulement une invite plus pressante à revenir à ce Dieu qu’il avait invoqué ; mais la voix qui lui parlait ainsi, dans le fond du cœur, semblait lointaine, tant elle murmurait faiblement les sollicitations d’En-Haut.

Rien ne le décidait à renverser sa vie. Plus que jamais désabusé par le terre-à-terre des conceptions naturalistes, il lançait contre l’école, dont il signalait « l’immondice des idées », une des plus virulentes apostrophes qu’on ait écrites. Mais assoiffé de mystère et de surnaturel, il lui manquait encore l’élan qui projette une créature humaine aux pieds de la Croix. L’occultisme l’attirait et le satanisme et la magie. Il publiait, en 1891, le manuel de démonologie qui s’intitule Là-Bas où, tout en relatant « les manigances du malin », il rendait un inconscient hommage à la Divinité, puisqu’en somme il dévoilait les scélératesses du culte diabolique et prenait parti pour l’Église contre le Démon.

En tout cas, ce devait être l’adieu de Huysmans à la littérature profane. L’année suivante, la crise qu’il traversait depuis si longtemps se dénoua soudain. Après bien des atermoiements, les difficultés, d’abord insurmontables, s’aplanirent, les objections tombèrent d’elles-mêmes ; et l’incrédule, vaincu par l’insistance divine, ne résista plus à la Grâce : « Je priai pour la première fois et l’explosion se fit. »

Était-il converti ? Qui dit conversion dit changement complet de vie. Or un homme n’accomplit pas ce changement du jour au lendemain ; il ne renonce pas, en vingt-quatre heures, à tout ce qui l’a retenu, distrait ou séduit dans le monde. C’est affaire de temps, de patience et de luttes intérieures.

Et précisément ce sont ces luttes que Huysmans va nous raconter dans En route, avec sa coutumière précision et avec cette sûreté de l’observateur habile à suivre en lui-même les phases les plus diverses des phénomènes psychologiques.

Un des derniers historiens de Pascal, M. Fortunat Strowski, a montré, dans un livre récent, combien la conversion de Huysmans se rapprochait de celle de l’illustre penseur chrétien. À l’aide des confidences de Durtal, il a suivi le travail latent de la grâce dans l’âme du grand Blaise et ce n’est pas une des moindres preuves de la sincérité de Huysmans que cette concordance entre ses propres débats et ceux qui devaient amener Pascal à répandre des « pleurs de joie ».

Je ne surprendrai personne en disant que ces deux fervents convertis n’arrivaient pas précisément à Dieu des mêmes confins de l’indifférence ou de l’incrédulité. Tandis qu’il s’agissait pour Pascal d’abjurer Épictète et Montaigne et d’atteindre Dieu par l’intermédiaire de Jésus-Christ, il n’était question de rien moins pour Huysmans que de bouleverser, de fond en comble, une existence adonnée aux habitudes sensuelles et au vice. L’un exigeait autant d’efforts que l’autre et il faut un égal courage pour abdiquer l’orgueil de l’esprit et pour imposer silence à celui de la chair.

Mais le trait commun de ces deux conversions fut que le raisonnement n’y eut pas grande part et que l’amour seul les conduisit. Pascal se rendant à Port-Royal afin d’y parfaire l’œuvre de la grâce et Huysmans s’enfermant dans une Trappe pour y pleurer ses péchés, sont deux mystiques invinciblement attirés par l’amour du Christ, cédant tous les deux à l’impérieuse puissance de l’acte de Foi. Et la Foi, comme le disait l’un d’eux : « C’est Dieu sensible au cœur, non à la raison. »

Ce que nous connaissons déjà de Huysmans va nous aider à le suivre de plus près dans les étapes de sa conversion. Dégoûté de la vie moderne, affamé des tendresses dont il a toujours été sevré, il traine une âme meurtrie dans un corps malade. Il a besoin d’être soigné, dorloté et guéri et quel hôpital pouvait lui assurer un plus pacifiant refuge que cet « hôpital des âmes », que cette Église où l’on vous reçoit, où l’on vous couche, où l’on vous soigne, où « l’on ne se borne pas à vous dire, en vous tournant le dos, ainsi que dans la clinique du Pessimisme, le nom du mal dont on souffre ! »

Oui, il sentait bien que là était le salut ! Ses courses à travers les sanctuaires de Paris, alors qu’il était en quête de sensations d’art, sa fréquentation des écrivains mystiques, son goût de plus en plus prononcé pour la liturgie et le plain-chant, lui façonnaient une âme très sensible aux merveilles extérieures de la religion ; ils l’avertissaient, en outre, que dans ces églises, s’il parvenait à y prier, il trouverait la force de quitter la vie de misères et de péchés qu’il menait. Des trois causes de son retour à Dieu qu’il énumère dans En route, c’est-à-dire « l’atavisme d’ancienne famille pieuse, le dégoût de l’existence et la passion de l’art », cette dernière a été la plus agissante sur son esprit, parce que c’était celle qui le prenait par toutes les fibres de son tempérament.

Elle déterminait ses élans vers le catholicisme, dans lequel il rencontrait de quoi satisfaire la vision d’idéal et de beauté qui le hantait. Désormais il n’avait plus de bien-être qu’à l’ombre des chapelles, dont les colonnes étaient comme saturées des oraisons épandues par les saints d’autrefois, dont les voûtes retenaient sous leurs berceaux fleuris les effluves mystiques des âges disparus.

Il écoutait, ravi, ces chants où s’expriment toute la détresse et toute la confiance des hommes condamnés à vivre parmi tant de tristesses et parmi tant de deuils ; il assistait aux offices liturgiques, dont les symboles révèlent, à ceux qui en pénètrent le sens, l’âme même de la religion. Et il s’écriait que la vraie preuve du catholicisme c’était « cet art qu’il avait fondé et que nul n’a surpassé encore ! »

Preuve toute sentimentale, mais faite pour convaincre un artiste aussi affiné. Et d’ailleurs, n’était-ce pas cet argument des beautés du culte que Chateaubriand, autre artiste somptueux et désolé, avait jadis invoqué dans son Génie du Christianisme ?

Donc Huysmans, par l’entremise de l’art et pour me servir de l’expression de Pascal, « connaissait le meilleur », mais il ne se résolvait pas à le suivre.

Non qu’il eût des doutes contre la Foi ! Ces doutes s’étaient levés à mesure qu’il priait dans les églises ; et ils ne reviendront que le lendemain de la conversion, comme si le démon, par une savante tactique, avait voulu se réserver un terrain sur lequel il n’avait pas porté la lutte.

Non ! Huysmans était retenu sur le seuil du sanctuaire par un attachement tenace à sa vie passée et par la crainte du ridicule. Renoncer à ses vices et consentir à pratiquer, quitte à « ressembler à un imbécile », voilà le double effort contre lequel se révoltait sa nature humaine. Ah ! le lamentable et poignant combat que livre ce malheureux, ballotté « comme une épave entre la Luxure et l’Église ! » Les tentations charnelles, jamais elles n’ont été si fréquentes, ni si formidables que maintenant ; elles ne lui laissent pas un instant de répit et s’il cherche à les fuir, à l’abri de quelque chapelle, c’est là précisément qu’elles redoublent et qu’elles le terrassent !

Il est épuisé de tant d’assauts ; il crie merci ; il va se décider enfin à accomplir le grand acte libérateur. Mais non ! car le respect humain se dresse à son tour pour évoquer devant lui la silhouette, « la dégaine » du catholique pratiquant qu’il deviendrait, du « cagot » astreint à un tas d’observances et condamné à vivre parmi ces individus « à l’aspect louche, à la voix huileuse, aux yeux rampants, aux lunettes inamovibles », et qui portent « les vêtements en bois noir des sacristains ! »

Comment se résigner à cela, lorsque l’humilité vous manque, lorsqu’un souci d’orgueil vous fait prendre garde aux persiflages et aux qu’en dira-t-on, lorsque surtout on ne possède pas cette charité qui permettrait de penser que tous les habitués des églises ne ressemblent pas à ces grotesques, dont il est plaisant de crayonner la caricature ?

Et puis Huysmans est seul. Jusqu’alors il s’est passé de conseil ; il ne s’est confié à personne ; il a obéi à des impulsions secrètes et il s’est converti « sans un aide terrestre ». Mais cet isolement ne doit plus se prolonger. Il vient un moment où l’homme a besoin d’un guide, où il lui importe de choisir un directeur auquel il ouvrira son âme et qui le tirera de ses incertitudes, en rompant les attaches.

Mais là encore que d’appréhensions ! Ce qu’ambitionne Huysmans ce n’est pas la dévotion mise à la portée des gens du monde — c’est la mystique, dont l’idéal surélevé et dont les principes de flamme répondent aux attentes de son cœur. Comprendra-t-on son cas ? Et s’il l’expose au premier prêtre venu, est-ce qu’on ne se contentera pas de sourire et de lui proposer — en place de ces aspirations — des pratiques étroites et des « amusettes de vieilles filles » ?

Il a peur d’être rebuté à jamais par quelque maladresse et sa méfiance naturelle se double ici de l’embarras qu’il éprouve à rencontrer un prêtre sympathique à de telles idées. Pourtant, Durtal en connaît un, l’abbé Gévresin, avec lequel il a conversé jadis chez les bouquinistes et dont il a surpris le goût pour les écrivains mystiques. Sous prétexte de lui parler de livres rares et de biographies de saints il va chez lui et qu’arrive-t-il ? C’est qu’après une banale entrée en matière, Durtal laisse éclater ses sanglots.

Pour me servir de ses propres termes, « il se débonde, épandant, au hasard des mots, ses plaintes, avouant l’inconscience de sa conversion, ses débats avec sa chair, son respect humain, son éloignement des pratiques ecclésiales, son aversion pour tous les rites exigés, pour tous les jougs ».

Le vieil ecclésiastique auquel se confie Durtal est un homme avisé ; il connaît à merveille le maniement des âmes et il n’hésite pas à voir, dans le retour de ce pénitent, un témoignage très certain de la lente action divine. C’est Dieu qui jusqu’à présent a pris soin du pécheur, et par cette emprise céleste, il semble se réserver toute la conduite de l’affaire. Aussi convient-il de ne pas le contrecarrer. Les recommandations de l’abbé se réduisent donc à celles-ci : Priez et attendez !

Durtal s’étonne. Mais où veut-il en venir, ce prêtre avec sa « médecine expectante » ? C’est comme s’il m’avait dit : « Cuisez dans votre jus ! » Je ne suis pas plus avancé.

Cependant l’abbé Gévresin avait vu très juste. Il est souvent indispensable au pécheur de « cuire dans son jus » avant de recevoir la définitive illumination. La vie de Durtal, cette vie qu’il abominait, n’était pas encore assez mûre pour se détacher d’elle-même ; il ne fallait ni agiter les branches, ni porter la gaule sur le fruit, sans quoi l’on s’exposait à le gâter, tant il était délicat.

Et d’ailleurs ce n’était pas dans le monde, où tout l’aurait choqué, que le nouveau converti allait recouvrer la paix de sa conscience ; mais dans un cloître, loin du milieu moderne et parmi de vrais mystiques. Et l’abbé le savait bien, lui qui préparait de longue main Durtal à ce sacrifice, par des lectures de sainte Thérèse et de saint Jean-de-la-Croix et par le spectacle d’une prise de voile chez les Bénédictines.

Je n’insisterai pas sur le séjour de Durtal à la Trappe. Il m’en coûte, certes, de mentionner brièvement les pages inoubliables, où il raconte sa confession, pages qu’il est impossible à qui que ce soit d’écrire, si l’on n’a pas soi-même haleté et pleuré aux pieds d’un prêtre : et j’ai le regret de ne citer que pour mémoire des épisodes qui dégagent une émotion intense ; entre autres, celui de la « nuit obscure » dans laquelle est tout à coup plongée l’âme du chrétien, lorsque assaillie de doutes contre la Foi, elle appelle Dieu en vain et s’effraie d’être environnée de silence et de néant.

De tels récits empruntent à la sincérité de l’écrivain, une grandeur religieuse, une force de pathétique et une pitié poignante, dont je ne crains pas de dire que la littérature, depuis saint Augustin, Pascal et Bossuet, s’était vraiment déshabituée.

Mais cette seconde partie d’En route n’est, en quelque sorte, que l’épilogue du drame qui achevait de se jouer dans la conscience de Durtal. Puisqu’il avait eu la force de consentir à l’immolation, il fallait qu’il passât par ces transes de la vie purgative et il était assuré d’en sortir vainqueur, du moment qu’il n’avait pas contrevenu aux ordres du Ciel.

Réconcilié maintenant, au prix de ses larmes, il va s’attacher à l’œuvre de sa perfection spirituelle, s’engager, s’il le peut, dans les sentiers mystiques de la vie illuminative. Et c’est dans cette tâche, menée jusqu’à sa mort, que je voudrais le montrer, en me servant des renseignements que nous livrent Sainte Lydwine et L’oblat.

Et d’abord quel homme était-il devenu ? « Je suis encore, écrivait-il à la fin d’En route, trop homme de lettres pour faire un moine et je suis cependant trop moine pour rester parmi les gens de lettres. »

Moine, il ne le sera jamais effectivement ; ou, du moins, il le sera d’âme et d’intention, sous l’habit d’oblat bénédictin ; mais homme de lettres, il continuera de l’être à sa façon, qui fut une façon assez rare et nouvelle. Et, de cette alliance du froc et de la plume, résultera le type unique dont s’enorgueillissent, à la fois, l’Église et la littérature ; car en somme ce n’était pas un écrivain perdu pour les lettres et c’en était un gagné pour la religion.

Il avait, nous l’avons vu, lancé l’anathème contre le naturalisme et renoncé à la poursuite du document humain, à travers les cloaques de Zola. Mais on ne tue pas un naturaliste comme cela ! Et les gens de cette espèce, quand ils sont morts, se portent assez bien. Les pages vertes d’En route, si remplies de détails licencieux et de descriptions brutales, en peuvent témoigner. Mais il ne faut pas oublier que quelques années de pratique pieuse amèneront Huysmans à émonder son talent de tout ce qu’il promettait encore de provocant et de scabreux.

Il restera l’écrivain des réalités exactes et pittoresques ; le peintre qui excelle à plaquer la lumière sur les choses à l’accrocher aux moindres saillies, à l’opposer aux ombres nettes et résolues. Artiste jusqu’aux moelles, ennemi sans rémission du truquage et du cliché, il n’aura jamais peur du mot qui exprime sa pensée, ni du trait qui accuse le ridicule. Il ne cessera de guerroyer contre la platitude, la sottise et la médiocrité, quitte à entendre « braire la bedeaudaille » et jusqu’à son dernier souffle, il refusera le moindre sens de l’art à Bouasse-Lebel et le moindre talent à Henri Lasserre.

Mais, par contre, le charme et la poésie de la vie catholique, il les a exprimés dans une langue dont personne, avant lui, n’avait si âprement agencé la contexture et dont le vocabulaire prestigieux ajoutait on ne sait quel piment à cette prose désormais vouée aux besognes religieuses.

Car il n’écrit plus que pour célébrer les joies liturgiques et décrire les mouvements de l’âme chrétienne. Au lieu des romans de jadis, il compose des livres où il étudie, tour à tour, la symbolique du moyen âge, l’hagiographie, le plain-chant, la peinture des primitifs et l’archéologie des cathédrales.

Il vit près des cloitres, longtemps à la veille d’y prononcer ses vœux. Mais il a si peur de perdre là son indépendance d’artiste et de vieux garçon, qu’à chaque retour de Ligugé, où il allait éprouver sa vocation, il ne peut retenir ce cri : « Mon Dieu, quelle veine ! me voilà libre ! »

D’ailleurs, il finira par se construire une maison aux environs immédiats de l’abbaye bénédictine qui l’attire et il y vivra jusqu’au jour où les lois de défense républicaine videront les monastères.

Dans cette retraite et plus tard dans ses paisibles logements de la rue de Babylone et de la rue Saint-Placide, il nous apparaît comme un reclus, au milieu de la société contemporaine. Homme d’un autre âge, artiste gothique, sollicité néanmoins par le charme étrange de l’art moderne, les horions qu’il assène sans relâche aux archéologues ignares, aux curés iconoclastes — ou restaurateurs, ce qui est pire ! — ne sont que les révoltes impulsives de son goût outragé. Passé cela, il se confine dans une piété faite de tendresse et de naïveté. Il a une foi d’enfant et, sans discuter un instant avec le surnaturel, il va droit aux miracles les plus extraordinaires de la Légende Dorée. Il les reçoit avidement et il les révère, tels les signes ingénus de sa religion.

Comment un critique, armé à l’ordinaire d’un solide bon sens, a-t-il pu prétendre jadis que Huysmans s’était converti afin de « ragaillardir son sensualisme défaillant » ? Tout démontre, au contraire, qu’à partir de sa conversion, son sensualisme s’évanouit. Croit-on que sa marche vers le cloître lui ait réservé beaucoup de jouissances ? Croit-on qu’il ne lui ait pas fallu vaincre des répulsions instinctives pour affronter les austérités de la pénitence ? car il ne s’est pas jeté dans une trappe après avoir été foudroyé sur le chemin de Damas ; on a dû l’y pousser « comme un chien qu’on fouette » !

Et puis quinze ans de vie chrétienne, de 1892 à 1907 ne répondent-ils pas mieux que je ne saurais faire aux accusations qu’une certaine presse ne ménagea guère à l’auteur d’En route ? D’ailleurs, le lendemain de sa mort, dans l’article que j’ai cité plus haut, M. Henri Brémond ruinait, avec une impeccable sûreté, les arguments plus ou moins spécieux des adversaires de mauvaise foi.

Lire cette pénétrante étude, c’est se convaincre que Huysmans, tout en conservant ses procédés d’écriture et ses théories artistiques, a conquis, le jour où il est entré dans l’Église, le don du lyrisme religieux ; qu’il a su, dès lors « humaniser la dévotion », en ce sens qu’il la montrait accessible à tous, non pas exempte de tracas, de doutes et d’angoisses, mais maternelle aux cœurs qu’elle berce et qu’elle réconforte.

Néanmoins il ne lui suffisait pas de « l’humaniser » pour les autres, il voulait la pratiquer lui-même dans ce qu’elle a de plus pur et de plus mystique.

Pendant la période d’enthousiasme qui suit la conversion, il compose la Cathédrale, traité de symbolique chrétienne, mais surtout hymne d’amour à Notre-Dame de Chartres. Il devait cet acte de reconnaissance filiale à la Vierge, qui l’avait assisté si miséricordieusement et qu’il a chantée « en des termes, dit M. Brémond, dont saint Bernard lui-même ne dépasse ni la sincérité ni la tendresse. Les scrupules, l’intimité frileuse, la naïveté enfantine de cette dévotion, sont ce qu’on peut imaginer de plus exquis ». Il lui consacrera encore d’admirables pages dans l’Oblat et un livre tout entier les Foules de Lourdes, le dernier qu’il écrivit, comme si sa littérature n’avait plus rien à exprimer après ce cri de confiance et d’abandon.

Cependant l’idéal mystique, si souvent invoqué par lui, n’était pas un vain mot sur ses lèvres et il le poursuivait dans le silence parfois inquiet de sa vie solitaire. « Faire le vide en soi, se dénuder l’âme, de telle sorte que, s’il le veut, le Christ puisse y descendre », voilà le résultat auquel se propose d’atteindre tout parfait mystique.

« Renonciation totale et douce », écrivait de son côté Pascal. Et c’est bien, en effet, renoncer à tout que de ne plus écouter aucune voix profane, que d’aliéner volontairement sa liberté entre les mains du Créateur, afin d’être prêt aux épreuves par lesquelles il purifiera le logis dont il a fait choix. Le détachement une fois consommé et l’adieu dit aux vanités du monde, l’âme recouvrera sa vraie liberté, la liberté de ne plus exercer que le bien et de jouir d’une quiétude complète. « Renonciation totale et douce ! »

Mais alors on accepte, par cela même, toutes les souffrances d’ici-bas ? Parfaitement. Et c’est même le seul moyen de résoudre le problème devant lequel se révolte et se cabre l’orgueil de l’homme, le terrifiant problème de la douleur.

Pourquoi la douleur s’insinue-t-elle dans notre vie ? Pourquoi accompagne-t-elle toujours nos joies si brèves, auxquelles, sans tarder, elle succède ? Pourquoi sommes-nous toujours obligés de compter avec elle et de lui réserver souvent la meilleure part de notre avenir ? Pourquoi enfin est-elle aveugle et s’abat-elle sur les uns et les autres, prenant les petits enfants qui n’ont point commis le mal, accablant, avec une indifférence cruelle, les bons et les mauvais ?

Oui, elle est « le vrai désinfectant des âmes ». Mais cette constatation, si elle nous la rend moins odieuse, humainement parlant, ne nous apprend pas à profiter de ses coups, pour nous perfectionner et pour pratiquer la charité dans ce qu’elle a de vraiment sublime.

« Chacun, dit Huysmans, est jusqu’à un certain point responsable des fautes des autres et doit aussi, jusqu’à un certain point, les expier ; et chacun peut aussi, s’il plaît à Dieu, attribuer dans une certaine mesure les mérites qu’il possède ou qu’il acquiert à ceux qui n’en ont point ou qui n’en veulent point recueillir. »

Qui sait, en effet, si une parole, si un exemple n’ont point, à un moment donné, déterminé tel acte coupable du prochain ? Nous sommes donc un peu solidaires les uns des autres et l’office de la charité chrétienne, comprise dans son rôle divin, consiste à soulager les peines de nos frères par les mérites de nos souffrances.

Toutefois, le chef-d’œuvre du renoncement charitable réside dans la substitution mystique, dans cet héroïque holocauste par lequel des immolés volontaires préviennent les fautes d’autrui « en supplantant les personnes trop faibles pour en supporter le choc ».

Cette suppléance est tantôt spirituelle, comme chez sainte Thérèse ; tantôt au contraire « elle ne s’adresse qu’aux maladies du corps ».

Voici, par exemple, sainte Lydwine qui assuma la charge écrasante d’expier les maux de son époque, en ce XVe siècle où les guerres se déchaînaient sans trêve, où le schisme scindait la chrétienté et où les grandes épidémies secouaient l’Europe d’un frisson d’horreur. Pendant plus de vingt-cinq ans, elle subit des tortures sans nom, vécut d’une vie incompréhensible, avec un corps qui n’était plus qu’ulcères et pourriture, toujours insatiable de maladies et demandant au Ciel de ne pas l’épargner, alors qu’elle défaillait sous la violence du supplice.

Ah ! le beau livre que celui où Huysmans nous raconte le martyre de la vierge de Schiedam ! Je l’appellerais volontiers le livre des infirmes, tant il approfondit les causes de la souffrance imposée à l’homme par les desseins impénétrables d’En-Haut, tant il apporte aux malades de réconfort, en leur taisant accepter, dans un esprit de sacrifice, les misères qui sont la rançon de nos méfaits.

Il met en pratique la théorie de la substitution mystique et, marquant une évolution décisive de la piété de Huysmans, il nous révèle un chrétien auquel apparaît la nécessité de souffrir ici-bas. Or, pour admettre ce mystère, il ne suffit pas de suivre sa religion et de croire aux dogmes ; il faut, en outre, qu’une étincelle d’amour jaillisse dans le cœur. L’âme endolorie de Huysmans, cette âme qui, d’aigrie qu’elle était autrefois, devenait maintenant si pénitente et si résignée, était peut-être mieux préparée que d’autres à accueillir, à vénérer l’idée d’une expiation par la douleur.

« Douleur et amour, écrit-il, sont presque des synonymes. » Et, commentant, plus tard, cette admirable parole, dans l’Oblat, il fera passer sous nos yeux le tableau saisissant où il montre la Douleur accompagnant le Christ dans sa Passion, s’attachant à lui « comme une épouse fidèle » et ne le quittant plus, jusqu’au moment suprême des noces du Calvaire, alors qu’elle en descendit « réhabilitée par cet amour, rachetée par cette mort ».

Dès lors qu’il avait résolu, dans le sens chrétien, le problème de la douleur, sa piété ne pouvait que progresser. En effet, il tend, de plus en plus, à s’oublier en Dieu. Lorsqu’il écrit l’Oblat, il cherche certes à célébrer sa chère liturgie bénédictine, mais dans les interstices de ces chapitres conventuels, se glissent les préoccupations du pieux personnage qui n’a plus en vue que sa propre perfection.

S’il a chanté naguère les souffrances de sainte Lydwine, il sait que ce rôle de victime propitiatoire est exceptionnel et que, d’ailleurs, les mortifications corporelles ne sont que « des véhicules et des moyens ». Il y a quelque chose de plus humble dans la vie du chrétien. Suivre tous les préceptes, s’astreindre à toutes les pratiques, ne jamais se lasser du retour des mêmes prières, cela paraît très simple aux gens qui n’aperçoivent que le dehors de la religion et qui se persuadent qu’elle est toujours facile aux croyants, toujours indulgente, toujours agréable. Et pourtant la monotonie s’insinue. On a honte de répéter en confession des fautes qui reviennent ponctuellement. Oh ! ce ne sont peut-être pas de grosses fautes, mais des péchés tenaces, que l’on ne parvient pas à déraciner et qui vous mettent en face de votre misère morale. On piétine sur place, on est tenté de tout abandonner et cependant on doit tenir bon ! « Il faut se dire, pour se désattrister, qu’en raison de notre déchéance, il est impossible de rester indemne, qu’il en est des brindilles et des fétus peccamineux comme de ces grains de poussière qui emplissent, qu’on le veuille ou non, les pièces. On les balaie dans de fréquentes confessions et, ce nettoyage exécuté, d’autres reviennent, c’est toujours à recommencer. »

Et puis l’héroïsme, lorsque des maux extraordinaires ne nous sont pas dévolus, ne consiste-t-il pas à souffrir chaque jour les vexations du prochain, les fourberies, les injustices auxquelles personne ne peut se vanter d’échapper. Nous disons à Dieu : Pardonnez-nous nos offenses, comme nous les pardonnons à ceux qui nous ont offensés. Mais quand nous parlons ainsi « nous en devrions trembler ». Car il ne s’agit pas seulement de supporter les avanies ; il convient de les désirer « par besoin d’humiliation et par convoitise d’amour divin ». « Ne souhaiter non seulement aucun mal à son bourreau, mais l’aimer davantage et demander, sans arrière-pensée, qu’il soit heureux… cela, dit Huysmans, c’est au-dessus des forces humaines. » Mais cela, comme il le dit aussi, « c’est la pierre de touche de la sainteté ».

Ainsi s’épure et s’exhausse, d’année en année, la pensée de Huysmans. Depuis En route jusqu’aux Foules de Lourdes, ses livres se concluent par des prières. Et dans le cours de ces volumes d’art et de piété, combien de pages où, suivant l’expression de M. Brémond, « on croise involontairement les mains, on voudrait, on devrait même continuer à genoux ».

Du retour à Dieu, retour baigné de larmes et fortifié par la pénitence, il s’est élevé jusqu’au mysticisme le plus ardent. Pendant quinze ans, il s’est amendé par la prière, par le sacrifice, par le renoncement, et sa vie pieuse ne l’a-t-il pas résumée tout entière, dans ces quatre lignes qui terminent l’Oblat : « Oh ! mon cher Seigneur, donnez-nous la grâce de ne pas nous marchander ainsi, de nous omettre, une fois pour toutes, de vivre enfin n’importe où, pourvu que ce soit loin de nous-même et près de vous ! »

C’est là qu’il faut chercher le secret des derniers mois. Dans ses colloques avec Dieu, il puisait la force de tout affronter, et la sublime bravoure, avec laquelle il parlait de sa mort, réglant le détail de ses funérailles, dictant sa lettre de décès, demandant enfin qu’on lui envoyât l’habit d’oblat bénédictin, dans lequel il voulut être enseveli.

Sa mort, elle restera le plus parfait et le plus éloquent de ses ouvrages. Depuis plusieurs années, visité par les maladies, il fut, au moment où il publiait les Foules de Lourdes, atteint du cancer qui allait l’emporter.

Le succès du livre, écrit à la louange de la Vierge qu’il avait tant aimée, lui assura la dernière joie qu’il eut sur terre. Il est probable qu’il connut, dès le premier jour, la gravité de son état ; mais aucune plainte ne sortit de sa bouche et durant les mois d’agonie, où il sentait la vie l’abandonner au milieu de souffrances indicibles, il ne parla de son mal que pour en soumettre la durée à la volonté de Dieu.

Il n’apparaissait plus que rarement dans son cabinet de travail, dont les murs tapissés de livres du haut en bas, accueillaient si cordialement les amis. On ne le surprenait plus à sa table, courbé devant les grandes feuilles de papier qu’il recouvrait de son écriture nerveuse et menue, le nez chaussé d’extraordinaires besicles rondes, cerclées de corne. Et il ne vous recevait plus, la main tendue, avec le malicieux sourire qui pétillait jusque dans ses yeux bleus et qui dissipait pour un instant la mélancolie de ce maigre visage, au nez finement busqué, à la courte barbiche grise, et que surmontait un front en coupole, planté de cheveux raides et drus.

Il entrait maintenant pour vous saluer de quelques brèves paroles, lui si friand de ces interminables causeries où jaillissaient les paradoxes et les réflexions cocasses. La maladie lui avait ravagé les traits et creusé les yeux ; ce n’était plus qu’un fantôme dans des vêtements qui flottaient ; mais il roulait toujours, entre ses longs doigts d’artiste, l’incessante cigarette qu’il fumait encore quelques heures avant de mourir.

Ou bien on pénétrait dans sa chambre et l’on trouvait, près de son lit, un vieux prieur bénédictin, celui qu’il appelait le dur-à-cuir du Bon Dieu et l’on assistait à un entretien sublime entre le moine et l’écrivain, où tous deux se donnaient la réplique pour exalter les bienfaits de la divine souffrance.

Ah ! il l’a magnifiée jusqu’à la fin, cette souffrance qui le tenaillait ! Et comme l’excellent Coppée, qui venait le voir souvent et qui devait bientôt succomber au même mal, avec la même résignation chrétienne, avait raison de s’écrier, en face de tant de sérénité :

« Huysmans, il s’est décrit lui-même dans Sainte Lydwine ! »

Les médecins lui proposaient-ils de la morphine, afin d’endormir sa torture, « vous voulez m’empêcher de souffrir, leur disait-il, je vous le défends ! »

Enfin il mourut, dans la paix de son sacrifice accompli et pouvant se rendre cette justice qu’il n’avait pas fait que de la littérature…

Il restera comme l’exemplaire original de l’écrivain catholique moderne. Il ne se compare ni à Louis Veuillot, qui fut un merveilleux ouvrier de lettres, mais auquel manqua dans une certaine mesure, le sens artistique, ni à Barbey d’Aurevilly, dont la verve tapageuse faisait trembler le panache qu’il portait à son heaume de croisé ; ni à ceux-là, ni à personne. Il est à part. Il a su écrire comme un artiste ; il a su prier comme un moine, alliant dans une harmonie quelquefois rude, mais toujours savoureuse, la langue du naturaliste impénitent qu’il était aux effusions candides et enthousiastes du grand croyant qu’il devint.

Henri d’Hennezel.



I

PRIÈRES POUR DEMANDER LA FOI
ET LA RÉSIGNATION
AUX VOLONTÉS DE DIEU

PRIÈRE AVANT LA CONVERSION

Près de huit ans avant sa conversion, Huysmans, tourmenté du besoin de croire, adresse au ciel cette supplique qui peut être considérée comme sa première prière :

Seigneur, prenez pitié du chrétien qui doute, de l’incrédule qui voudrait croire, du forçat de la vie qui s’embarque seul, dans la nuit, sous un firmament que n’éclairent plus les consolants fanaux du vieil espoir ! (À rebours.)


PRIÈRE POUR DEMANDER LA FOI

Avoir la Foi enfantine, la Foi immobile, l’indéracinable Foi ! Ah ! Père, Père, enfoncez-la, rivez-la en moi ! (En route.)


PRIÈRE POUR DEMANDER L’ASSISTANCE
D’EN-HAUT DANS LES INSTANTS
DE DÉCOURAGEMENT

Ah ! Seigneur, souvenez-vous de l’enclos de Gethsemani, de la tragique défection du Père que vous imploriez dans d’indicibles affres ! Souvenez-vous alors qu’un ange vous consola et ayez pitié de moi, parlez, ne vous en allez pas ! (En route.)


PRIÈRE AUX HEURES DE MALADIE

Cédant aux sollicitations d’En-Haut et à la veille de gagner la Trappe de N.-D. de l’Atre, où il se convertira, Durtal se voit arrêté par la maladie. Il adresse cette prière à Dieu, pour lui demander sa guérison :

Mon âme est un mauvais lieu, elle est sordide et mal famée ; elle n’a aimé jusqu’ici que les perversions ; elle a exigé de mon malheureux corps la dîme des délices illicites et des joies indues ; elle ne vaut pas cher, elle ne vaut rien ; et cependant, près de vous, là-bas, si vous me secouriez je sens bien que je la materais ; mais mon corps, s’il est malade, je ne puis le forcer à m’obéir ! c’est pis que tout, cela ! je suis désarmé si vous ne venez à mon aide.

Tenez compte de ceci, Seigneur, je sais par expérience que dès que je suis mal nourri, je névralgise : humainement, logiquement, je suis assuré d’être horriblement souffrant à Notre-Dame de l’Atre et néanmoins, si je suis à peu près sur pieds, après-demain, j’irai quand même.

À défaut d’amour, c’est la seule preuve que je puisse vous fournir que vraiment je vous désire, que vraiment j’espère et que je crois en vous ; mais alors, Seigneur, assistez-moi ! (En route.)


PRIÈRES POUR DEMANDER LA GRÂCE
DE SE RENONCER

J’ai peur de l’avenir et de son ciel chargé et j’ai peur de moi-même, car je me dissous dans l’ennui et je m’enlise. Vous m’avez toujours donné la main jusqu’ici, ne m’abandonnez pas, achevez votre œuvre. Je sais bien que c’est folie de se préoccuper ainsi du futur car votre Fils l’a déclaré : « à chaque jour suffit sa peine », mais cela dépend des tempéraments ; ce qui est facile aux uns est si difficile pour les autres ; j’ai l’esprit remuant, toujours inquiet, toujours aux écoutes et, quoi que je fasse, il bat la campagne à tâtons et il s’égare ! Amenez-le, tenez-le près de vous en laisse, bonne Mère, et donnez-moi, après tant de fatigues, un gîte !

Ah ! ne plus être ainsi divisé ! demeurer impartible ! avoir l’âme assez anéantie pour ne plus ressentir que les douleurs, ne plus éprouver que les joies de la Liturgie ! ne plus être requis chaque jour que par Jésus et par Vous ; ne plus suivre que votre propre existence se déroulant dans le cycle annuel des offices ! se réjouir avec la Nativité, rire à Pâques-fleuries, pleurer pendant la Semaine-Sainte, être indifférent au reste, pouvoir ne plus se compter, se désintéresser complètement de sa personne, quel rêve ! (La cathédrale.)


Ah ! sainte Vierge, sainte Vierge, prenez pitié des âmes rachitiques, qui se traînent si péniblement quand elles ne sont plus sous votre lisière ; prenez pitié des âmes endolories pour lesquelles tout effort est une souffrance, des âmes que rien ne dépite et que tout afflige ! prenez pitié des âmes sans feu ni lieu, des âmes voyagères, inaptes à se grouper et à se fixer, prenez pitié des âmes veules et recrues, prenez pitié de toutes ces âmes qui sont la mienne, prenez pitié de moi ! (La cathédrale.)


Dans le service du Seigneur tout n’est pas rose ! Si l’on consulte les biographies de saints, on voit ses élus torturés par les plus effroyables des maladies, par les plus douloureuses des épreintes ; décidément c’est pas drôle la sainteté sur la terre, c’est pas drôle la vie ! Il est vrai que pour les saints l’excessif des souffrances est, ici-bas déjà, compensé par l’extrême des joies ; mais pour le reste des chrétiens, pour le misérable fretin que nous sommes, quelle détresse et quelle pitié !

.....Dieu agit avec nous comme avec les plantes ; il est en quelque sorte l’année de l’âme, mais une année où l’ordre naturel des saisons est interverti, car les saisons spirituelles commencent par le printemps, auquel succède l’hiver, et l’automne arrive, suivi à son tour par l’été ; au moment de la conversion c’est le printemps, l’âme est en liesse et le Christ sème en elle ses graines ; puis viennent le froid et l’obscurité ; l’âme terrifiée se croit abandonnée et se plaint, mais sans qu’elle le sente, pendant ces épreuves de la vie purgative, les graines germent sous la neige ; elles lèvent dans la douceur contemplative des automnes, fleurissent enfin dans la vie unitive des étés.

Oui, mais chacun doit être l’aide jardinier de sa propre âme, chacun doit écouter les instructions du Maître qui trace la besogne et dirige l’œuvre. Hélas ! nous ne sommes plus ces humbles ouvriers du moyen âge qui travaillaient en louant Dieu, qui se soumettaient sans discuter aux ordres du patron ; nous, nous avons par notre peu de foi épuisé le dictame des prières, le polypharmacon des oraisons ; dès lors tout nous paraît injuste et pénible et nous regimbons, nous exigeons des engagements, nous hésitons à entreprendre notre tâche ; nous voudrions être payés d’avance, tant notre défiance nous rend vils ! Ah ! Seigneur, donnez-nous la grâce de prier et de ne pas même avoir l’idée de vous réclamer des arrhes, donnez-nous la grâce d’obéir et de nous taire ! (La cathédrale.)


PRIÈRE POUR DEMANDER LA RÉSIGNATION

Si la schlague divine s’apprête, tendons le dos ; montrons, du moins, un peu de bonne volonté. On ne peut pourtant pas toujours être dans la vie spirituelle ce qu’est dans la vie matérielle, le mari de la blanchisseuse ou de la sage-femme, le monsieur qui regarde en se tournant les pouces !

Ah ! mon cher Seigneur, donnez-nous la grâce de ne pas nous marchander ainsi, de nous omettre une fois pour toutes, de vivre enfin, n’importe où, pourvu que ce soit loin de nous-mêmes et près de Vous ! (L’oblat.)



II

LA DÉVOTION À LA VIERGE

MARIE MÈRE DU GENRE HUMAIN

Dès le matin, Durtal se rend à la cathédrale de Chartres pour reprendre avec la Vierge les « douces audiences, interrompues depuis la veille par la chute du jour ». Il l’interroge comme « le Puits de la Bonté sans fond, la Collatrice des dons de la Bonne Patience, la Lumière des cœurs secs et clos ». Mais, pour lui, elle est surtout « l’active et la benoîte Mère ».

Toujours penchée sur le grabat des âmes. Elle lavait les plaies, pansait les blessures, réconfortait les défaillantes langueurs des conversions. Par delà les âges, Elle demeurait l’éternelle orante et l’éternelle suppliée ; miséricordieuse et reconnaissante à la fois ; miséricordieuse pour ces infortunes qu’elle allégeait et reconnaissante envers elles. Elle était, en effet, l’obligée de nos fautes, car sans le péché de l’homme, Jésus ne serait point né sous l’aspect peccamineux de notre ressemblance et Elle n’aurait pu dès lors être la génitrice immaculée d’un Dieu. Notre malheur avait donc été la cause initiale de ses joies et c’était, à coup sûr, le plus déconcertant des mystères que ce Bien suprême issu de l’intempérance même du Mal, que ce lien touchant et surérogatoire néanmoins qui nous nouait à Elle, car sa gratitude pouvait paraître superflue puisque son inépuisable miséricorde suffisait pour l’attacher à jamais à nous.

Dès lors, par une humilité prodigieuse, Elle s’était mise à la portée des foules ; à différentes époques, Elle avait surgi dans les lieux les plus divers, tantôt sortant ainsi que de sous terre, tantôt rasant les gouffres, descendant sur les pics désolés des monts, traînant après Elle des multitudes, opérant des cures ; puis, comme lasse de promener ces adorations, il semblait qu’Elle eût voulu les fixer à une seule place et Elle avait presque déserté ses anciens douaires au profit de Lourdes. (La cathédrale.)


COMMENTAIRE DU « SALVE REGINA ».

À l’écouter, à la lire avec recueillement, cette magnifique exoration paraissait se décomposer en son ensemble, représenter trois états différents d’âme, signifier la triple phase de l’humanité, pendant sa jeunesse, sa maturité et son déclin ; elle était, en un mot, l’essentiel résumé de la prière à tous les âges.

C’était d’abord le cantique d’exultation, le salut joyeux de l’être encore petit, balbutiant des caresses respectueuses, choyant avec des mots de douceur, avec des cajoleries d’enfant qui cherche à amadouer sa mère ; c’était le « Salve Regina, Mater misericordiæ, Vita, dulcedo et spes nostra, salve ». Puis cette âme, si candide, si simplement heureuse, avait grandi et, connaissant déjà les défaites volontaires de la pensée, les déchets répétés des fautes, elle joignait les mains et demandait, en sanglotant, une aide. Elle n’adorait plus en souriant, mais en pleurant ; c’était le « ad te clamamus, exsules, filii Hevae ; ad te suspiramus gementes et flentes in hac lacrymarum valle ». Enfin la vieillesse était venue ; l’âme gisait tourmentée par le souvenir des avis négligés, par le regret des grâces perdues ; et, devenue plus craintive, plus faible, elle s’épouvantait devant sa délivrance, devant la destruction de sa prison charnelle qu’elle sentait proche ; et alors elle songeait à l’éternelle inanition de ceux que le Juge damne et elle implorait à genoux l’Avocate de la terre, la Consule du ciel ; c’était le « Eia ergo, Advocata nostra illos tuos misericordes oculos ad nos converte et Jesum benedictum fructum ventris tui nobis post hoc exsilium ostende ».

Et à cette essence de prière que prépara Pierre de Compostelle ou Herman Contract, saint Bernard, dans un accès d’hyperdulie, ajoutait les trois invocations de la fin : « O Clemens, o pia, o dulcis Virgo Maria. », scellant l’inimitable prose, comme avec un triple sceau, par ces trois cris d’amour qui ramenaient l’hymne à l’adoration câline de son début. (En route.)


NOTRE-DAME DES SEPT-DOULEURS

Le moment où Elle se tint au pied du Calvaire fut atroce : la transfixion prédite par le vieillard Siméon se réalisait, mais le glaive de douleurs ne s’enfonça pas dans la poitrine d’un coup. Il tâtonna d’abord et il y eut dans les souffrances de Marie un instant qui dut être particulièrement affreux, celui de l’attente, du temps qui s’écoula entre l’accusation et la condamnation de son Fils ; ce fut alors l’entrée de la pointe perçant la chair, s’y remuant, évasant la plaie, sans plus y pénétrer.

Cette attente a duré onze heures. Jésus a été, en effet, arrêté et ramené à Jérusalem, le jeudi soir vers 11 heures. Le vendredi, il a été traîné d’Anne à Caïphe, de minuit à 2 heures du matin, conduit chez Pilate vers 6 heures, transféré chez Hérode à 7 heures, bafoué, flagellé, couronné d’épines, condamné à mort de 8 à 10.

La sainte Vierge savait que Jésus devait périr. Elle-même avait consenti à sa mort et elle l’eût même sacrifié de ses propres mains, dit saint Antonin, si le salut du monde l’eût exigé ; mais elle n’en était pas moins femme. Elle eut toutes les vertus à un degré héroïque ; elle posséda les dons les plus parfaits de l’Esprit ; elle fut la plus sainte des Vierges. Elle fut unique, mais elle n’était pas Déesse, elle n’était pas Dieu ; elle ne pouvait pas échapper à sa condition de créature humaine et, par conséquent, ne pouvait s’empêcher d’être torturée par les anxiétés de l’attente.

L’eût-elle pu d’ailleurs, qu’elle eût imité son Fils qui mit, en quelque sorte, en suspens sa divinité sur la croix, pour mieux pâtir, et qu’elle eût demandé et obtenu de s’infliger l’âpre tourment des expectatives déçues.

Ce que furent ces heures d’attente, on se l’imagine mal.

Génitrice d’un Dieu, fille et épouse du Seigneur et sœur des hommes dont elle devait devenir aussi la Mère, une Mère enfantée, au pied d’un gibet, dans les flots de sang, elle greffait les unes sur les autres toutes les douleurs des parentèles ; mais elle pleurait surtout la perversité de cette race abominable dont elle était issue et qui allait réclamer, en un baptême de malédiction, que le sang du Sauveur retombât sur elle.

Voulant souffrir tout ce qu’elle pouvait souffrir, elle dut espérer contre tout espoir, se demander, dans l’excès de son angoisse, si, au dernier moment, ces scélérats n’épargneraient pas son Fils, si Dieu, par un miracle inattendu, n’opérerait pas la Rédemption du monde, sans infliger à son Verbe les tortures horribles de la Croix. Elle se rappela sans doute qu’après son consentement, Abraham fut délivré de l’effroyable tâche d’égorger son fils et peut-être espéra-t-elle que, de même qu’Isaac, sa préfigure, Jésus serait délié, lui aussi, au dernier moment et sauvé du sacrifice.

Et ces pensées sont naturelles si l’on songe que Marie savait ce qu’il était opportun qu’elle sût, mais qu’elle ne savait pas tout ; elle connut, par exemple, le mystère de l’Incarnation, mais elle en ignora le temps, le lieu et l’heure ; elle ignora, avant la visite de l’ange Gabriel, qu’elle était la femme, choisie de toute éternité, celle dont le Messie naîtrait.

Et humble, telle qu’elle était, ne cherchant point à pénétrer les secrets du Très-Haut, elle put aisément se leurrer.

Que se passa-t-il pendant ces heures sur lesquelles les Évangiles se taisent ? Lorsqu’elle apprit que le Sauveur était arrêté, raconte Ludolphe le Chartreux, elle s’élança avec Magdeleine à sa poursuite et dès qu’elle l’eût retrouvé, elle s’attacha à ses pas et ne le quitta plus.

La sœur Emmerich confirme, de son côté, ces courses de la Vierge et elle entre dans de nombreux détails, un peu confus, sur les allées et venues de Marie, qui, selon elle, était non seulement accompagnée de Magdeleine, mais encore de la petite troupe des saintes femmes.

Elle la montre, suivant à distance les soldats qui entourent Jésus et s’évanouissant lorsqu’elle s’assure que l’arrestation est maintenue.

Elle nous narre qu’on la transporta dans la maison de Marie, mère de Marc, et que ce fut l’apôtre Jean qui la renseigna sur les brutalités commises par les goujats de corps de garde, pendant la route ; elle relate que ce fut également lui qui s’échappa de chez Caïphe, pour la prévenir, tandis que le pauvre Pierre, affolé, mentait.

Elle ne tenait pas en place, dit la visionnaire. Elle sortit de nouveau, et encontra près de la demeure de Caïphe, Pierre auquel elle dit : « Simon où est mon Fils ? » Il se détourna sans répondre ; elle insista et alors il s’écria : « Mère, ne me parlez pas, ce que souffre votre Fils est indicible ; ils l’ont condamné à mort, et moi, je l’ai renié ! »

Et, l’âme déchirée, elle parcourut sans repos ni trêve la voie des supplices jusqu’au moment où saint Jean l’expose alors, au pied du Calvaire, le cœur définitivement percé par les sept glaives des péchés capitaux, les glaives enfoncés, cette fois, jusqu’à la garde. (L’oblat.)


prière à n.-d. de lourdes

Tout de même, Notre Mère, comme vous êtes étrange ! Ici, tout d’abord, je ne vous reconnais pas, dans cette image de fillette d’avant Bethléem et d’avant le Golgotha, vous êtes si différente des Notre-Dame du Moyen-Âge et même de toutes celles que les siècles suivants nous montrèrent !

Mais, en y réfléchissant, je comprends cet avatar d’effigie, cette nouveauté d’attitude, ce renouveau des traits.

La liturgie de la fête de l’Immaculée Conception parle constamment d’Ève : elle vous oppose l’une à l’autre, et mêle vos deux noms. L’office de ses Matines semble être le développement du « mutans Evæ nomen » de l’hymne de vos vêpres.

Vous êtes évidemment Celle qui se promena, sous des figures, sous des noms divers dans l’Ancien Testament ; Vous êtes — sans crèche et sans croix — la Vierge antérieure aux Évangiles.

Vous êtes la fille de l’impérissable Dessein, la Sagesse qui est née avant tous les siècles.

Vous même l’avez affirmé, dans l’Épître de vos messes : « Le Seigneur m’a possédée au commencement de ses voies, avant qu’il créât aucune chose, au début ; j’ai été établie dès l’éternité et de toute antiquité ; les abîmes n’étaient pas encore et j’étais déjà conçue. »

Vous êtes donc, sous un nouvel aspect, la plus ancienne des Vierges ; Vous êtes, en tous cas, la Vierge sage qui se décèle, à Lourdes, plus que partout ailleurs, la remplaçante de la Vierge folle, de la pauvre Ève.

De même que celle-ci fut façonnée d’un corps issu d’une terre vivante, encore impolluée, Vous, vous êtes aussi formée d’une chair que n’entacha pas le péché d’origine.

L’Immaculée Conception nous ramène, à travers la Bible, jusqu’au chaos de la Genèse et, de là, en revenant sur nos pas, jusqu’à l’Éden, et, forcément, je pense à Ève, devenue sainte maintenant, et qui, désolée par les douleurs de ses descendants, par ces maladies affreuses qu’ils n’auraient pas connues, sans sa faute, se tient là, près de vous, et vous supplie de payer à ces malheureux sa dette, de les guérir…

Et Vous, qui ne fîtes point, ici-bas, de miracles, de votre vivant. Vous en faites maintenant et pour elle et pour nous, Lumière de bonté qui ne connaît pas les soirs, Havre des pleure-misères, Marie des compatissances, Mère des pitiés ! (Les foules de Lourdes.)



III

RÉFLEXIONS
SUR LA VIE CHRÉTIENNE

LA CONFESSION

La confession, elle est une trouvaille admirable, car elle est la pierre de touche la plus sensible qui soit des âmes, l’acte le plus intolérable que l’Église ait imposé à la vanité de l’homme.

Est-ce étrange ! — On parle aisément de ses fredaines, de ses turpitudes, à des amis, voire même, dans la conversation, à un prêtre ; cela ne paraît pas tirer à conséquence et peut-être qu’un peu de vantardise se mêle aux aveux des péchés faciles, mais raconter la même chose à genoux, en s’accusant, après avoir prié, cela diffère ; ce qui n’était qu’une amusette devient une humiliation vraiment pénible, car l’âme n’est pas dupe de ces faux semblants ; elle sait si bien, dans son for intérieur, que tout est changé, elle sent si bien la puissance terrible du sacrement, qu’elle qui, tout à l’heure souriait, tremble maintenant dès qu’elle y pense. (En route.)


l’eucharistie, remède spirituel

Durtal, avant de se décider à partir pour la Trappe, s’effraie de l’obligation où il sera de se confesser et de communier. La communion surtout lui paraît être un acte très redoutable. Mais il se remémore une parole de son confesseur, l’abbé Gévresin, et il prend confiance dans l’inépuisable charité divine.

Le point douloureux, c’est celui-là : communier ! Raisonnons pourtant : il est certain que je serai turpide en proposant au Christ de descendre ainsi qu’un puisatier, dans ma fosse : mais si j’attends qu’elle soit vide, jamais je ne serai en état de le recevoir, car mes cloisons ne sont pas étanches et toujours des péchés s’y infiltrent par des fissures !

Tout bien considéré, l’abbé était dans le vrai, lorsqu’il me répondit un jour : Mais, moi non plus, je ne suis pas digne de L’approcher ; Dieu merci, je n’ai pas ces cloaques dont vous me parlez, mais le matin quand je vais dire ma messe et que je songe aux poussières de la veille, pensez-vous donc que je n’aie point de honte ? Il convient, voyez-vous, de toujours se reporter aux Évangiles, de se répéter qu’il est venu pour les infirmes et les malades, qu’il veut visiter les péagers et les lépreux ; enfin il faut se convaincre que l’Eucharistie est une vigie, est un secours, qu’elle est accordée, comme il est écrit dans l’ordinaire de la Messe « ad tutamentum mentis et corporis et ad medelam percipiendam » ; elle est, lâchons le mot, un médicament spirituel ; on va au Sauveur de même qu’on se rend chez un médecin ; on lui apporte son âme à soigner et il la soigne. (En route.)


la guérison des scrupules

Durtal, après un assaut de doutes contre la Foi et de scrupules, que lui a livré le Démon, reçoit du prieur de la Trappe les conseils suivants, destinés à le prémunir contre ces attaques diaboliques :

Pénétrez-vous bien de cette vérité, qu’il n’existe, en sus de la prière, qu’un remède qui soit souverain contre ce mal [les doutes contre la Foi], le mépris.

Satan est l’orgueil, méprisez-le et aussitôt son audace croule ; il parle, haussez les épaules et il se tait. Ce qu’il faut c’est ne pas disserter avec lui ; si retors que vous puissiez être vous auriez le dessous, car il possède la plus rusée des dialectiques.

…Il y a deux manières de se débarrasser d’une chose qui gêne, la jeter au loin ou la laisser tomber. Jeter au loin exige un effort dont on peut n’être pas capable, laisser tomber n’impose aucune fatigue, est simple, sans péril, à la portée de tous.

Jeter au loin implique encore un certain intérêt, une certaine animation, voire même une certaine crainte : laisser tomber c’est l’indifférence, le mépris absolu ; croyez-moi, usez de ce moyen et Satan fuira.

Cette arme du mépris serait aussi toute-puissante pour vaincre l’assaut des scrupules si, dans les combats de cette nature, la personne assiégée y voyait clair. Malheureusement le propre du scrupule est d’affoler les gens, de leur faire perdre aussitôt la tramontane et il est, dès lors, indispensable de s’adresser au prêtre pour se défendre.

…Le scrupule ne résiste pas à l’aveu, dès qu’il débute. Au moment où vous le formulez devant le prêtre, il se dissout ; c’est une sorte de mirage qu’un mot efface.

…Le scrupule non traité, le scrupule non guéri mène au découragement qui est la pire des tentations, car, dans les autres, Satan n’attaque qu’une vertu en particulier et il se montre ; tandis que dans celle-là, il les attaque toutes en même temps et il se cache. (En route.)


excellence de la prière liturgique

Ah ! comment ressasser ces prières toutes faites, dont les paroissiens débordent, dire à Jésus, en le qualifiant « d’aimable Jésus », qu’il est le bien-aimé de mon cœur, que je prends la ferme résolution de n’aimer jamais que Lui, que je veux mourir plutôt que de jamais lui déplaire. N’aimer jamais que Lui ! Quand on est moine et solitaire, peut-être, mais dans la vie du monde ! puis, sauf les saints, qui préfère la mort à la plus légère des offenses ? Alors pourquoi vouloir le berner avec ces simagrées et ces frimes ? Non, en dehors des exorations personnelles, des entretiens intimes où l’on se risque à lui raconter tout ce qui passe par la tête, seules les prières de la liturgie peuvent être empruntées impunément par chacun de nous, car le propre de leur inspiration, c’est de s’adapter, à travers le temps, à tous les états d’âme, à tous les âges. (La cathédrale.)

Les vraies exorations sont celles de la liturgie, celles que Jésus nous a enseignées lui-même, les seules qui se servent d’une langue digne de lui, de sa propre langue. Elles sont complètes et elles sont souveraines, car tous nos désirs, tous nos regrets, toutes nos plaintes sont fixés dans les psaumes. Le Prophète a tout prévu et tout dit ; laissez-le donc parler pour vous et vous prêter ainsi, par son intermédiaire auprès de Dieu, son assistance. (La cathédrale.)


le pardon des offenses

Oh ! je sais bien, mon Seigneur, le rêve est simple : effacer les empreintes, se débarrasser des images, opérer le vide en soi, pour que Votre Fils puisse s’y plaire, devenir assez indifférent à ses plaisirs et à ses soucis, assez désintéressé des alentours pour pouvoir limiter ses sentiments à ceux qu’exprime la liturgie du jour ; en un mot ne pleurer, ne rire, ne vivre qu’en Vous et avec Vous. Hélas ! l’idéal est inaccessible ; personne ne s’exile ainsi de soi-même ; on ne tue pas le vieil homme, on l’engourdit à peine et, à la moindre occasion, ce qu’il s’éveille !

Les saints y sont pourtant parvenus, à l’aide de grâces spéciales et encore Dieu leur a-t-il laissé des défauts afin de les préserver de l’orgueil ; mais pour le commun des mortels, rien de semblable ne se réalise et plus j’y réfléchis et plus je me persuade que rien n’est plus difficile que de se muer en saint.

Certes beaucoup de gens ont maté la chair, ils pratiquent l’amour de Jésus, l’humilité ; ils refoulent, sans doute, le plus gros des dispersions ; ils vivent aux écoutes de l’arrivée de Dieu ; ils ne sont pas loin d’être des saints… Mais il y a une pelure, un zeste, sur lequel ils glissent et qui les fait choir et les rejette dans la foule des saintes gens et les saintes gens ne sont pas des saints, car ce sont eux qui s’arrêtent en haut de la côte et n’en pouvant plus, se reposent et bien souvent redescendent.

Or la pierre de touche de la sainteté, elle n’est pas dans les mortifications corporelles et les souffrances — qui ne sont que des véhicules et des moyens — elle n’est pas non plus dans l’extinction des forts et des moyens péchés ; avec l’aide du ciel tout homme vraiment pieux et de bonne volonté peut y prétendre ; elle est surtout dans la réalité de cette assertion du Pater que nous répétons si audacieusement que nous en devrions trembler, « comme nous les pardonnons à ceux qui nous ont offensés ». Supporter, en effet, les fourberies et les injures, ne conserver aucune rancune des injustices, alors même qu’elles se prolongent et que la haine qui les attise finit par rendre l’existence intolérable ; les désirer presque par besoin d’humiliation et par convoitise d’amour divin ; ne souhaiter non seulement aucun mal à son bourreau, mais l’aimer davantage et demander sans arrière-pensée, sincèrement, du fond du cœur, qu’il soit heureux et cela naturellement, en excusant sa façon d’agir, en s’attribuant tous les torts, eh bien ! cela, à moins d’une action très particulière de la grâce, c’est au-dessus des forces humaines ! (L’oblat.)



IV

DE LA DOULEUR ET DE SON RÔLE
DANS LA VIE CHRÉTIENNE

INCOMPRÉHENSIBILITÉ DE LA SOUFFRANCE
AU POINT DE VUE HUMAIN

J.-K. Huysmans, examinant quels sont les motifs qui l’ont déterminé à rentrer dans l’Église, en énumère trois principaux : un « atavisme d’ancienne famille pieuse », le dégoût de l’existence et la passion de l’art. Le second de ces motifs lui inspire les réflexions suivantes sur l’incompréhensibilité de la souffrance, au point de vue humain :

L’argument de Schopenhauer tant prôné contre le Créateur et tiré de la misère et de l’injustice du monde, n’est pas, quand on y réfléchit, irrésistible, car le monde n’est pas ce que Dieu l’a fait, mais bien ce que l’homme en a fait.

Avant d’accuser le ciel de nos maux, il conviendrait sans doute de rechercher par quelles phases consenties, par quelles chutes voulues, la créature a passé, avant que d’aboutir au sinistre gâchis qu’elle déplore…

Ce qui reste incompréhensible, par exemple, c’est l’horreur initiale, l’horreur imposée à chacun de nous, de vivre ; mais c’est là un mystère qu’aucune philosophie n’explique.

Ah ! quand je songe à cette horreur, à ce dégoût de l’existence qui s’est, d’années en années, exaspéré en moi, comme je comprends que j’aie forcément cinglé vers le seul port où je pouvais trouver un abri, vers l’Église.

…Je suis allé à l’hôpital des âmes, à l’Église. On vous y reçoit, au moins, on vous y couche, on vous y soigne ; on ne se borne pas à vous dire, en vous tournant le dos, ainsi que dans la clinique du Pessimisme, le nom du mal dont on souffre. (En route.)


rôle de la douleur dans la vie

Dans l’immédiat naufrage de la raison humaine voulant expliquer l’effrayante énigme du pourquoi de la vie, une seule idée surnage au milieu des débris des pensées qui sombrent, l’idée d’une expiation que l’on sent et dont on ne comprend pas la cause, l’idée que le seul but assigné à la vie est la Douleur.

Chacun aurait un compte de souffrances physiques et morales à épuiser et alors quiconque ne le règle pas ici-bas, le solde après la mort ; le bonheur ne serait qu’un emprunt qu’il faudrait rendre ; ses simulacres mêmes s’assimileraient à des avances d’hoirie sur une future succession de peines.

Qui sait, dans ce cas, si les anesthésiques qui suppriment la douleur corporelle n’endettent point ceux qui s’en servent ? Qui sait si le chloroforme n’est pas un agent de révolte et si cette lâcheté de la créature à souffrir n’est point une sédition, presque un attentat contre les volontés du ciel ? S’il en est ainsi, ces arriérés de tortures, ces débets de détresses, ces warrants de peines évitées, doivent produire de terribles intérêts là-haut ; cela justifie le cri d’armes de sainte Thérèse : « Seigneur, toujours souffrir ou mourir ! » Cela explique pourquoi, dans les épreuves, les Saints se réjouissent et supplient le Seigneur de ne les point épargner, car ils savent ceux-là qu’il faut payer la somme purificative des maux pour demeurer, après la mort, indemne.

Puis, soyons justes, sans la douleur, l’humanité serait trop ignoble ; car elle seule peut, en les épurant, exhausser les âmes ! (En route.)


la douleur,
apprentissage de la sainteté

Lorsque Dieu juge que les ténèbres spirituelles, dans lesquelles sainte Lydwine est plongée, ont assez duré, Il lui envoie un prêtre, du nom de Jan Pot, qui lui explique sa vocation mystique et lui révèle l’art de souffrir en union avec le Christ. Les réflexions de Jan Pot sont de celles qui s’appliquent à tous les malades, désireux d’offrir leurs maux en expiation de leurs fautes ou de celles du prochain.

Ma fille, vous avez trop négligé jusqu’ici de méditer la Passion du Christ. Faites-le désormais et vous verrez que le joug du Dieu des amoureuses douleurs deviendra doux. Accompagnez-le au Jardin des Olives, chez Pilate, sur le Golgotha et dites-vous que lorsque la mort lui interdira de souffrir encore, tout ne sera pas fini, qu’il vous faudra dorénavant, comme une fidèle veuve, accomplir les dernières volontés de l’Époux, suppléer par vos souffrances à ce qui manque aux siennes.

Sainte Lydwine essaie de cette méthode d’oraison. Mais elle a beau méditer sur les tortures du Christ, c’est aux siennes qu’elle songe. Lorsqu’elle confesse ses angoisses à Jan Pot, celui-ci la rassure et lui précise le sens de cette phrase de saint Paul « parfaire la Passion du Christ ».

Il lui apprit que l’humanité est gouvernée par des lois que son insouciance ignore, loi de solidarité dans le Mal et de réversibilité dans le Bien, solidarité en Adam, réversibilité en Notre-Seigneur, autrement dit, chacun est, jusqu’à un certain point, responsable des fautes des autres et doit aussi, jusqu’à un certain point, les expier ; et chacun peut aussi, s’il plaît à Dieu, attribuer, dans une certaine mesure, les mérites qu’il possède ou qu’il acquiert à ceux qui n’en ont point ou qui n’en veulent recueillir.

Ces lois, le Tout-Puissant les a promulguées et il les a, le premier, observées en les appliquant à la Personne de son Fils. Le Père a consenti à ce que le Verbe prît à sa charge et payât la rançon des autres ; il a voulu que ses satisfactions qui ne pouvaient lui servir, puisqu’il était innocent et parfait, profitassent aux mécréants, aux coupables, à tous les pécheurs qu’il venait racheter ; il a fallu qu’il présentât, le premier, l’exemple de la substitution mystique, de la suppléance de celui qui ne doit rien à celui qui doit tout ; et Jésus, à son tour, veut que certaines âmes héritent de la succession de son sacrifice.

Et, en effet, le Sauveur ne peut plus souffrir par lui-même, depuis qu’il est remonté près de son Père, dans la liesse azurée des cieux ; sa tâche rédemptrice s’est épuisée avec son sang, ses tortures ont fini avec sa mort. S’il veut encore pâtir, ici-bas, ce ne peut plus être que dans son Église, dans les membres de son corps mystique.

…Vous souffrez parce que vous ne voulez pas souffrir. Le secret de votre détresse est là. Accueillez-la et offrez-la à Dieu cette douleur qui vous désespère et il l’allégera ! il la compensera par de telles consolations que le moment viendra où vous vous écrierez : mais je le leurre ! il a contracté avec moi un marché de dupe ; je me suis offerte pour expier par les plus terribles châtiments les forfaits du monde et il m’inonde d’un bonheur sans dimension, d’une allégresse sans mesure ; il m’expatrie, il me dépossède, il me débarrasse de moi-même, car c’est lui qui rit et qui pleure, c’est lui qui vit en moi !

…Dites à Jésus : je veux me placer moi-même sur votre croix et je veux que ce soit vous qui enfonciez les clous. Il acceptera ce rôle de bourreau et les anges lui serviront d’aides ; — eh oui ! il vous prendra au mot, votre Sauveur ! — on lui apportera les épines, les tarières, les cordes, l’éponge, le fiel, la lance, mais lorsqu’il vous verra, écartelée sur le gibet, suspendue entre ciel et terre, ainsi qu’il le fut sur le bois, ne pouvant encore vous élancer vers le firmament, mais ne touchant plus au sol, son cœur se fondra de pitié et il n’attendra pas que sa Justice soit satisfaite pour vous descendre. De même que Nicodème et Joseph d’Arimathie, il soutiendra votre tête, alors que la Vierge vous couchera sur ses genoux, mais il n’y aura plus de sanglots. Marie sourira ; Madeleine ne pleurera plus et elle vous embrassera, gaiement, telle qu’une grande sœur !

…Ne vous imaginez pas que votre supplice est plus long, plus aigu que celui de la Croix qui fut relativement court ; …aucune torture ne se peut comparer à celle de Jésus.

Songez au prélude de la Passion, au jardin de Gethsémani, à cet inexprimable moment où, pour ne pouvoir s’empêcher d’être intégralement géhenné dans son âme et dans son corps, le Verbe arrêta, mit, en quelque sorte, en suspens sa divinité, se spolia loyalement de sa faculté d’être insensible, afin de se mieux ravaler au niveau de sa créature et de son mode de souffrir. En un mot, pendant le drame du Calvaire, l’humanité prédomina chez l’Homme-Dieu et ce fut atroce. Lorsqu’il se sentit, tout à coup, si faible et qu’il envisagea l’effroyable fardeau d’iniquités qu’il s’agissait de porter, il frémit et tomba sur la face.

Les ténèbres de la nuit s’ouvraient, enveloppaient de leurs pans énormes, comme d’un cadre d’ombre, des tableaux éclairés par on ne sait quelles lueurs. Sur un fond de clartés menaçantes, les siècles défilaient un à un, poussant devant eux les idolâtries et les incestes, les sacrilèges et les meurtres, tous les vieux méfaits perpétrés depuis la chute du premier homme — et ils étaient salués, acclamés au passage par les houras des mauvais anges ! — Jésus excédé baissa les yeux — lorsqu’il les releva, ces fantômes des générations disparues s’étaient évanouis, mais les scélératesses de cette Judée qu’il évangélisait, grouillaient en s’exaspérant, devant Lui. Il vit Judas, il vit Caïphe, il vit Pilate, il vit… saint Pierre ; il vit les effrayantes brutes qui allaient lui cracher au visage et lui ceindre le front de points de sang. La croix se dressait, hagarde, sur les cieux bouleversés et l’on entendait les gémissements des Limbes. Il se remit debout, mais, saisi de vertige, il chancela et chercha un bras pour se soutenir, un appui. — Il était seul. —

Alors il se traîna jusqu’à ses disciples qui dormaient, dans la nuit demeurée paisible, au loin, et il les réveilla. Ils le regardèrent, ahuris et craintifs, se demandant si cet homme, aux gestes éperdus et aux yeux navrés, était bien le même que ce Jésus qui s’était transfiguré devant eux sur le Thabor, avec un visage resplendissant et une robe de neige, en feu. Le Seigneur dut sourire de pitié ; il leur reprocha seulement de n’avoir pas pu veiller, et, après être encore revenu, deux fois, près d’eux, il s’en fut agoniser, sans personne, dans son pauvre coin.

Il s’agenouilla pour prier, mais maintenant il n’était plus question du passé et du présent, il s’agissait de l’avenir qui s’avançait, plus redoutable encore ; les siècles futurs se succédaient, montrant des territoires qui changeaient, des villes qui devenaient autres ; les mers mêmes s’étaient déformées et les continents ne se ressemblaient plus ; seuls, sous des costumes différents, les hommes subsistaient identiques ; ils continuaient de voler et d’assassiner ; ils persistaient à crucifier leur Sauveur, pour satisfaire leurs besoins de luxure et leur passion de gain ; dans les décors variés des âges, le Veau d’or s’érigeait, immuable et il régnait. Alors, ivre de douleur, Jésus sua le sang et cria : Père si vous vouliez détourner de moi ce calice ; puis il ajouta, résigné, cependant que votre volonté se fasse et pas la mienne !

…Cependant le paroxysme de ses souffrances n’était pas atteint ; il ne le fut que sur la Croix ; sans doute, son supplice physique fut horrible, mais combien il semble indolore si on le confronte avec l’autre ! Car, sur le gibet, ce fut l’assaut de toutes les immondices réunies des temps ; les gémonies du passé, du présent, de l’avenir, se fondirent et se concentrèrent en une sorte d’essence corrosive ignoble et elles l’inondèrent ; ce fut quelque chose comme un charnier des cœurs, comme une peste des âmes qui se ruèrent sur le bois pour l’infecter. — Oh ! ce calice qu’il avait accepté de boire, il empoisonnait l’air ! — Les anges qui avaient assisté le Seigneur au Jardin des Olives n’intervenaient plus ; ils pleuraient atterrés devant cette mort abominable d’un Dieu ; le soleil s’était enfui, la terre bruissait d’épouvante, les rocs terrifiés étaient sur le point de s’ouvrir. Alors Jésus poussa un cri déchirant : Père, pourquoi m’avez-vous abandonné ?

Et il mourut.

Pensez à tout cela, Lydwine et assurez-vous que vos souffrances sont faibles en face de celles-là ; remémorez-vous les inoubliables scènes du Jardin des Olives et du Golgotha, regardez le chef dévasté par les soufflets, le chef ébouriffé d’épines de l’Époux, mettez vos pas dans les empreintes des siens et, à mesure que vous le suivrez, les étapes se feront plus débonnaires, les marches forcées se feront plus douces. (Sainte Lidwyne de Schiedam.)

Huysmans déclare que sa vie de sainte Lydwine ne s’adresse pas aux gens qui vivent en bonne santé, car il leur serait difficile de la bien comprendre ; mais qu’elle fut écrite à l’usage des « pauvres êtres atteints de maladies incurables et étendus à jamais sur une couche ».

Ceux-là sont, pour la plupart, des victimes de choix ; mais combien, parmi eux, savent qu’ils réalisent l’œuvre admirable de la réparation et pour eux-mêmes et pour les autres ? Cependant pour que cette œuvre soit véritablement satisfactoire, il sied de l’accepter avec résignation et de la présenter humblement au Seigneur. Il ne s’agit pas de se dire : je ne saurais m’exécuter de bon cœur, je ne suis pas un saint, moi, tel que Lydwine, car, elle non plus, ne pénétra pas les desseins de la Providence lorsqu’elle débuta dans les voies douloureuses de la Mystique ; elle aussi, se lamentait, comme son père Job et maudissait sa destinée ; elle aussi, se demandait quels péchés elle avait bien pu commettre pour être traitée de la sorte et elle ne se sentait pas du tout invitée à offrir, de son plein gré, ses tourments à Dieu ; elle faillit sombrer dans le désespoir ; elle ne fut pas une sainte du premier coup ; et néanmoins après tant d’efforts tentés pour méditer la Passion du Sauveur dont les tortures l’intéressaient beaucoup moins que les siennes, elle est parvenue à les aimer et elles l’ont enlevée dans un ouragan de délices jusqu’aux cimes de la vie parfaite ! La vérité est que Jésus commence à faire souffrir et qu’il s’explique après. L’important est donc de se soumettre d’abord, quitte à réclamer ensuite. Il est le plus grand Mendiant que le ciel et la terre aient jamais porté, le Mendiant terrible de l’amour ! Les plaies de ses mains sont des bourses toujours vides et il les tend pour que chacun les emplisse avec la menue monnaie de ses souffrances et de ses pleurs.

Il n’y a donc qu’à lui donner. La consolation, la paix de l’âme, le moyen de s’utiliser et de transmuter à la longue ses tourments en joie, ne peuvent s’obtenir qu’à ce prix. Le récepte de cette divine alchimie qu’est la Douleur, c’est l’abnégation et le sacrifice. Après la période d’incubation nécessaire, le grand œuvre s’accomplit ; il sort du brasier, de l’athanor de l’âme, l’or, c’est-à-dire l’amour qui consume les abattements et les larmes ; la vraie pierre philosophale est celle-là. (Sainte Lydwine.)


le rôle de la douleur
dans l’œuvre de la rédemption
et dans la vie de la vierge

Dès qu’Adam eut connu le péché, la Douleur surgit. Elle fut la première-née de l’œuvre de l’homme et elle le poursuivit depuis lors sur la terre, par delà le tombeau, jusqu’au seuil même du Paradis.

Elle fut la fille expiatrice de la Désobéissance, celle que le baptême, qui efface la faute originelle, n’arrêta pas. Elle ajouta à l’eau du Sacrement l’eau des larmes ; elle nettoya les âmes autant qu’elle put, avec les deux substances empruntées au corps même de l’homme, l’eau et le sang.

…Elle marcha sous le poids de la malédiction de l’humanité pendant des siècles ; lasse de ne suggérer, dans sa besogne réparatrice, que des colères et des huées, elle attendit, elle aussi, avec impatience, la venue du Messie qui devait la rédimer de son abominable renom et détruire ce stigmate exécré qu’elle portait sur elle.

…Elle ne fut vraiment l’amante magnifique qu’avec l’Homme-Dieu. Sa capacité de souffrances dépassait ce qu’elle avait connu. Elle rampa vers Lui en cette nuit effrayante où, seul, abandonné dans une grotte, il assumait les péchés du monde et elle s’exhaussa, dès qu’elle l’eût enlacé, et devint grandiose. Elle était si terrible qu’il défaillit à son contact ; son agonie ce furent ses fiançailles à elle ; son signe d’alliance était, ainsi que celui des femmes, un anneau, mais un anneau énorme qui n’en avait plus que la forme et qui était, en même temps qu’un symbole de mariage, un emblème de royauté, une couronne. Elle en ceignit la tête de l’Époux, avant même que les Juifs n’eussent tressé le diadème d’épines qu’elle avait commandé et le front se cercla d’une sueur de rubis, se para d’une ferronnière en perles de sang.

Elle l’abreuva des seules blandices qu’elle pouvait verser, de tourments atroces et surhumains et, en épouse fidèle, elle s’attacha à Lui et ne le quitta plus ; Marie, Magdeleine, les Saintes femmes n’avaient pu marcher, à chaque instant, sur ses traces ; elle, l’accompagna au prétoire, chez Hérode, chez Pilate ; elle vérifia les lanières des fouets, elle rectifia l’enlacement des épines, elle alourdit le fer des marteaux, s’assura de l’amertume du fiel, aiguisa le fer de la lance, effila jalousement les pointes des clous.

Et quand le moment suprême des noces fut venu, alors que Marie, que Magdeleine, que saint Jean, se tenaient, en larmes, au pied de la Croix, elle, comme la Pauvreté dont parle saint François, monta délibérément sur le lit du gibet, et, de l’union de ces deux réprouvés de la terre, l’Église naquit ; elle sortit, en des flots de sang et d’eau du cœur victimal et ce fut fini ; le Christ devenu impassible, échappait pour jamais à son étreinte ; elle était veuve au moment même où elle avait été enfin aimée, mais elle descendait du Calvaire, réhabilitée par cet amour, rachetée par cette mort.

…Elle avait eu barre sur le Fils pendant quelques heures ; …sur la Mère elle eut une plus longue prise…

La Vierge était la seule créature humaine dont elle n’avait pas logiquement le droit de s’éprendre. L’Immaculée Conception n’avait rien à démêler avec elle ; et, d’autre part, Marie n’ayant, durant son existence terrestre, jamais péché, se trouvait par cela même imperméable, dispensée de ses sévices compensateurs et de ses maux.

Il fallut donc pour qu’elle osât l’aborder, une permission spéciale de Dieu et le consentement de la Mère qui, pour se rendre plus semblable à son Fils et coopérer, selon la mesure de ses moyens, à notre Rédemption, accepta de compatir et d’endurer, sous la Croix, les affres souveraines du Dénouement.

Mais la Douleur n’eut point d’abord avec elle ses coudées franches. Sans doute, elle la marqua de son épreinte, au moment même où répondant à l’ange Gabriel « Fiat » Marie aperçut, se détachant dans la lumière divine, l’arbre du Golgotha ; mais cela fait, il lui fallut reculer et se tapir à distance. Elle vit de loin la Nativité, mais elle ne put pénétrer dans la grotte de Bethléem ; ce ne fut que plus tard, alors que la fille de Joachim vint pour la Présentation, au Temple, que, sur le sésame prononcé par le prophète Siméon, elle bondit, de son embuscade, dans l’âme de la Vierge et s’y implanta.

…La Vierge ne pouvait, au reste, se dédire. Elle avait accepté la lourde tâche que lui avait léguée Jésus, celle d’élever l’enfant né sur le lit de la Croix. Elle la recueillit et pendant vingt-quatre ans, dit saint Épiphane, pendant douze ans, affirment d’autres saints, elle veilla ainsi qu’une douce aïeule, sur cet être débile que, nouvel Hérode, l’univers cherchait de toutes parts pour l’égorger ; elle forma la petite Église, lui désigna son métier de pêcheuse d’âmes ; elle fut la première nautonière de cette barque qui commençait à gagner le large sur la mer du monde ; quand elle mourut elle avait été Marthe et Marie ensemble ; elle avait réuni le privilège de la vie active et de la vie contemplative ; et c’est pourquoi l’Évangile de la messe du jour [de l’Assomption] est justement emprunté au passage de saint Luc, racontant la visite du Christ dans la maison des deux sœurs.

Sa mission est donc terminée. Remise entre les mains de saint Pierre, l’Église était assez grande pour voguer, sans touage, seule.

La Douleur qui ne s’était pas séparée de Marie, durant cette période, dut alors s’enfuir ; et, en effet, de même qu’elle avait été absente des couches de Notre-Dame, de même elle se retira, lorsque l’instant de la mort fut venu. La Vierge ne mourut ni de vieillesse, ni de maladie ; elle fut emportée par la véhémence du pur Amour ; et son visage fut si calme, si rayonnant, si heureux qu’on appela son trépas la Dormition.

Mais avant d’atteindre cette nuit tant souhaitée de l’éternelle délivrance, par quelles années de tourments et de désirs elle passa ! Car étant femme et mère, comment n’aurait-elle pas convoité d’être enfin débarrassée de son corps qui, si glorieux qu’il fût d’avoir conçu dans ses flancs le Sauveur, ne l’en attachait pas moins à la terre, ne l’empêchait pas moins de rejoindre son Fils !

Aussi pour ceux qui l’aimèrent, quel bonheur ce fut de la savoir enfin exonérée de sa geôle charnelle, ressuscitée telle que le Christ, couronnée, trônant, si simple et si bonne, loin de nos boues, dans les régions bienheureuses de la Jérusalem céleste, dans la béatitude sans fin des Empyrées ! (L’oblat.)


prière pour les malades de lourdes

Vous avez dit : « Venez à moi, vous qui êtes accablés et je vous soulagerai. » Ils sont venus, ils sont là ; tenez votre promesse, allégez-les !

Et puis songez que si nous essayons de scruter l’incompréhensible mystère de votre sang, nous pouvons presque oser vous rappeler, à Vous qui avez sauvé le monde, qu’à un certain moment, nous vous avons, nous aussi, sauvé !

Nous tâtonnons, éperdus, dans l’ombre, discernant à peine, dans de brèves lueurs, les insondables énigmes du sang ; nous voyons que l’homme vous a, dès sa naissance, gravement offensé dans L’Éden et que pour effacer cette offense, il a fallu qu’il en commît une plus grande encore ; pour compenser le crime de la désobéissance, il a dû se faire déicide, ne point reculer devant un meurtre sans pareil, verser le sang de son Dieu, afin de permettre à celui-ci de le racheter.

Et ce sang que nous vous avons aidé à nous donner, pour le salut de notre âme, nous l’avons, nous les premiers, donné pour le salut de votre corps, car enfin les Innocents ont été égorgés à votre place par Hérode !

Il y a eu substitution d’enfants ; tous les nouveau-nés de Bethléem ont payé pour le Nouveau-Né réfugié en Égypte ; des milliers d’innocents, quatorze mille d’après le Canon de la messe des Abyssins et le Calendrier des Grecs, ont été sacrifiés pour un seul.

C’est une dette cela, une dette contractée par l’Enfant Jésus et que nous pouvons réclamer à l’Homme-Dieu, ici, où, plus que partout ailleurs, le sang déborde des lésions internes et des plaies ! — Mais peut-être siérait-il que ce fussent des enfants qui prient à la grotte, pour les malades, qui clament les invocations dans les piscines, qui se constituent les créanciers du sang, à Lourdes !

Et je rêve à ces processions désespérées où Dieu résiste et reste sourd, où l’assaut de nos suppliques échoue. Il faudrait lancer, comme à la fin d’une bataille perdue, la vieille garde et notre vieille garde à nous, elle serait composée de l’irrésistible phalange de prières des enfants !

En tous cas, mon Seigneur, à l’heure présente, où la messe est terminée, où ces malheureux qui ont fini leur action de grâces vont être reconduits à l’hôpital, souvenez-vous que lorsque des scélérats vous bafouaient sur la montée du Calvaire, un homme s’est trouvé qui eut pitié de vous, qui vous aida à porter votre Croix. Soyez à votre tour le Cyrénéen des Grabataires, aidez les excédés de la vie à porter la leur ! (Les Foules de Lourdes.)