Principes de la science sociale/16

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Traduction par Saint-Germain Leduc et Aug. Planche.
Librairie de Guillaumin et Cie (tome 1p. 452-474).


CHAPITRE XVI.

CONTINUATION DU MÊME SUJET.

§ 1. — Caractère grossier du commerce anglais au commencement du XIVe siècle. Les phénomènes qu’il offre à cette époque sont exactement semblables à ceux qui se révèlent dans les sociétés agricoles de nos jours.

Au commencement du XIVe siècle, le commerce de l’Angleterre était tel que l’indiquait la condition très-grossière de sa population ; il consistait en laine, en peaux et en étain (depuis des siècles, elle approvisionnait le monde de ce dernier article), qui formaient la liste des objets d’exportation, et en toile, formant le principal article d’importation. On cherchait à obtenir la clientèle des nations étrangères pour ces matières premières, au moyen de concessions de privilèges à leurs négociants, en même temps que des droits vexatoires faisaient peser sur les fermiers du pays toutes les charges imposées par l’État. Expédiés à l’état le plus grossier, leurs produits leur revenaient sous la forme de toile et étaient alors admis contre l’acquittement d’un droit purement nominal, de moins d’un pour cent[1]. La matière première était conséquemment à très-bon marché, tandis que les produits manufacturés étaient fort chers.

Le commerce à l’intérieur était contrarié par d’innombrables mesures restrictives, tandis que tous les marchés nationaux, dans les bourgs et les foires, étaient si librement ouverts aux Flamands et aux manufacturiers des autres nations, qu’en lisant l’histoire des Plantagenets, on ne peut guère ne pas être frappé de l’identité du système anglais à cette époque, avec celui que suivent, de nos jours, les Turcs, et sous l’influence duquel l’empire ottoman est arrivé à son état actuel de dépérissement. En même temps qu’ils jouissaient, dans l’intérieur du royaume, de privilèges dont l’exercice était refusé aux Anglais, les marchands étrangers n’épargnaient aucun effort pour monopoliser l’achat de la matière première ; d’un côté du détroit, et sa transformation de l’autre côté, et pour maintenir ainsi la différence la plus considérable, entre les prix de la laine qu’ils désiraient acheter et la toile qu’ils désiraient vendre. La mise à exécution de ces desseins était l’objet des règlements des villes flamandes, auxquels nous avons fait allusion plus haut.

La puissance d’association, — ou le commerce —, existait à peine alors en Angleterre, la diversité des travaux n’étant guère connue. Comme conséquence de ce fait, bien que la laine fût à bas prix, tous les articles de subsistance étaient cependant, comparativement, à bien plus bas prix, leur volume étant à tous égards, trop considérable pour permettre leur exportation dans des pays éloignés et ne trouvant à l’intérieur qu’un marché très-restreint. La première, représentant les subsistances qui avaient subi une seule opération de fabrication, pouvait s’échanger, tonne pour tonne, contre vingt fois sa valeur de métaux précieux. Les frais de transport étant donc comparativement faibles, elle pouvait avec quelque facilité circuler à une certaine distance ; tandis que les subsistances étaient souvent gaspillées en certaines parties du royaume, tandis que la famine régnait dans d’autres parties ; et, c’est ainsi qu’on voyait les moutons et les porcs former, presque entièrement, le capital de ceux qui faisaient profession d’affermer la terre.

Les faits offerts ainsi à notre examen par l’Angleterre de cette époque sont identiques à ceux qui se présentent, de nos jours, dans les pays purement agricoles. Le coton de l’Inde peut être expédié au loin, parce que, de même que la laine anglaise, il représente les subsistances qui ont subi une seule opération de fabrication. Les subsistances de l’Inde ne peuvent s’exporter, même d’une partie du pays à une autre ; et il arrive, en conséquence, que les famines règnent dans un district, tandis que le blé se perd, faute de demande, dans tous les autres. Le blé de la Russie peut difficilement être exporté, mais la laine peut l’être facilement. Le blé de l’Illinois et de Jowa est absorbé en si grande proportion, dans son trajet pour arriver sur le marché, que le fermier désire, partout où cela est possible, le soumettre à une première et grossière élaboration ; il le fait donc passer dans l’estomac du cochon, amenant ce blé sur le marché sous la forme d’un porc. Le blé de la Virginie passe dans l’estomac des nègres, hommes et femmes, et arrive au marché sous la forme d’esclaves. Le blé de la Caroline, après avoir été digéré par des hommes et des femmes, s’introduit en Angleterre sous la forme de coton. Dans ce dernier pays, on sentit, ainsi qu’on le sent aujourd’hui, que la nécessité d’effectuer les changements de lieu était le grand obstacle au progrès ; et comme cet obstacle diminuait, avec chaque diminution dans le volume des denrées qui avaient besoin d’être transportées, il n’y a pas lieu d’être surpris que nous voyions le bon sens du peuple anglais l’amener à faire le premier pas dans une carrière dont les avantages avaient été si clairement révélés par Adam Smith, lorsqu’il démontrait combien était considérable le poids de blé et de laine contenu dans une pièce de toile ; et avec quelle facilité tous deux pouvaient être transportés lorsqu’ils avaient pris cette forme.

A cette époque, ainsi qu’aujourd’hui, l’éloignement du marché produisait une grande fluctuation dans la demande des produits encombrants de la terre et dans leur approvisionnement ; à certain moment, le travailleur mourait faute de subsistances ; et le moment suivant, le fermier se trouvait ruiné, à défaut d’une population qui eût besoin de les consommer et pût payer le blé qu’il désirait vendre. De 1302 à 1317, le prix du blé haussa constamment, jusqu’à ce que, de 12 schellings, la première de ces années, il eût atteint, pendant la dernière, celui de 5 liv. 18 schellings ; et quelques années plus tard, nous le voyons baisser à 6 schell., 10 schell., et 1 liv. 7 schell.[2]. Partout la culture était restreinte aux sols légers ; les terres les plus fertiles du royaume étant alors, ainsi qu’elles continuèrent de l’être plusieurs siècles après, tellement couvertes de bois ou saturées d’humidité qu’elles devenaient inutiles pour les besoins de l’homme. De l’autre côté du détroit tout se passait bien différemment. Le concert des efforts actifs résultant de la diversité des travaux ayant fait exploiter les sols les plus fertiles, l’agriculture avait déjà atteint une position plus élevée, probablement, que celle occupée par aucune partie de l’Angleterre, même au commencement du xviiie siècle. Chaque jour, le peuple hollandais et le peuple flamand obtenaient un pouvoir plus considérable sur la nature et de plus grandes facilités pour accumuler de nouvelles richesses.

§ 2. — Changement de système sous le règne d’Édouard III. Ses résultats.

Tel était l’état des choses en Angleterre à la date de la promulgation de l’acte qui prohibait l’exportation de la laine et l’importation de la toile. C’était une mesure de résistance, ayant pour but de protéger le fermier anglais contre les monopoles des manufacturiers flamands ; et sous ce rapport elle tendait considérablement à développer le commerce[3]. Dans cette occurrence, toutefois, l’erreur habituelle des réformateurs, — qui consiste à aller trop loin et trop vite, — se révèle manifestement. Lorsque la nature travaille le plus avantageusement pour l’homme, elle travaille lentement ; et ce qui est vrai dans le monde naturel ne peut que l’être également dans le monde social. L’homme profite aussi rarement des bouleversements de l’édifice social, qu’il le fait des tremblements de terre ou des trombes. La difficulté, pour les producteurs de blé et de laines anglais, consistait dans l’absence de concurrents pour l’achat de leurs denrées, résultant de la dépendance, où ils avaient continué de se trouver longtemps, d’un marché unique et éloigné. Le remède devait consister dans un traitement altérant ayant pour but la création d’un marché national, en même temps qu’il laissait intacte l’exportation de la matière première nécessaire pour l’approvisionnement des pays lointains.

Ce qui était nécessaire pour donner au producteur le choix entre les marchés, c’était de frapper les toiles étrangères d’un droit tel qu’il eût intéressé le tisseur étranger à venir vers lui et à consommer son blé, matière encombrante, en même temps qu’il eût converti en drap sa laine, matière plus compacte. Une pareille mesure aurait pu être complètement et promptement mise à exécution, et son adoption eût procuré tous les avantages qu’on pouvait attendre de l’autre mesure, sans être accompagnée d’aucun désavantage qui la contrebalançât. Toutefois, la situation où les choses étaient alors, la nation étant pauvre, et conséquemment la possibilité d’acheter des marchandises étrangères étant fort restreinte, tandis que les besoins du roi étaient très-considérables, ce dernier devait nécessairement, autant que possible, maintenir toutes les sources ordinaires du revenu public, parmi lesquelles se présentait, au premier rang, celle qu’alimentait l’exportation de la laine. La prohibition imposée au trafic plaçant celle-ci principalement entre ses mains, il continuait d’en profiter largement. Toutefois, la seule mesure importante, l’établissement du commerce direct entre le producteur de laine et de blé et le consommateur de drap, se trouvait accomplie jusqu’à un certain point ; et à partir de cette époque, il y eut un accroissement journalier dans la puissance d’association volontaire, qui se manifesta par la construction de nouvelles villes et l’agrandissement des anciennes, par l’affranchissement des serfs et le pouvoir croissant accordé à la Chambre des communes de diriger le vaisseau de l’État. La grande Charte pourvut à la garantie des privilèges de l’aristocratie ; mais le statut de 1347 jeta les fondements des libertés du peuple, en produisant la diversité de ses travaux et le développement de ses diverses individualités ; comme conséquence de ce fait ; le changement de système fut suivi d’une rapide augmentation dans la somme de force dont put disposer la société elle-même.

§ 3. — Situation de l’Angleterre, besoins de sa population, tels que nous les montre André Yarranton.

Pendant plusieurs siècles, toutefois, l’Angleterre continua à importer de la toile, du fer, et autres produits manufacturés, et à exporter des matières premières, système qui conduit nécessairement à l’épuisement du sol et à une déperdition considérable de force intellectuelle et physique. Cette force représentait le capital consommé sous la forme de subsistances, dont la quantité nécessaire pour nourrir convenablement la population était tout juste aussi considérable qu’elle l’eût été, si tout le temps eût été employé d’une manière profitable ; mais elle ne pouvait l’être, à défaut du pouvoir d’entretenir le commerce, dont la condition d’existence consiste dans la rapidité de circulation résultant de la diversité dans les modes d’emploi. La masse de la force produite étant dépensée en pure perte, le peuple demeura pauvre ; il fallut édicter des lois afin de pourvoir à son entretien obligatoire, sur le produit de la terre ; et de là vint la nécessité d’établir une circulation forcée au moyen des lois sur les pauvres, dont l’origine remonte à l’acte de la 43e année du règne d’Élisabeth.

La société continua de rester pauvre et faible, si on la compare aux autres sociétés établies au-delà du détroit, on les travaux étaient plus diversifiés ; aussi voyons-nous les Hollandais accaparant presque entièrement, à leur profit, la direction du commerce de l’Angleterre avec les pays étrangers. La période du protectorat amena avec elle un effort heureux pour établir un commerce direct avec les pays éloignés, à l’aide des lois sur la navigation qui jetèrent le fondement de la domination actuelle de l’Angleterre sur l’Océan. Il était réservé à une époque plus récente d’assister à un effort analogue pour encourager le commerce, en établissant des relations directes entre les producteurs de subsistances, d’une part, et, de l’autre, les consommateurs de souliers et de bas, de chapeaux, de casquettes et de bonnets ; entre les individus qui avaient du travail à vendre, et ceux qui pouvaient l’acheter avec du blé ou de la laine, de la toile ou du fer. L’honneur particulier, d’avoir été le premier à suggérer les mesures qui depuis ont donné naissance à la grandeur industrielle de l’Angleterre, a été réclamé tout récemment pour André Yarranton ; quelques extraits de son ouvrage[4] mettront le lecteur à même de voir quelle était alors la position du fermier anglais, et pourquoi le système protecteur était considéré comme nécessaire[5].

« On a importé de France des canevas, des locrenans et des quantités considérables de toiles grossières, qui ont presque entièrement anéanti la fabrication de la toile de lin en Angleterre. On a également importé de la ficelle et du fil pour fabriquer de la toile à voile et des cordages ; ce qui a ôté le travail à des multitudes d’individus dans le comté de Suffolk et aux environs, et a tellement diminué le commerce qu’il est presque perdu. On a importé des toiles grossières et étroites du nord de l’Allemagne, dont le bon marché a fait tomber complètement le commerce de toile de lin qui se faisait autrefois, dans le comté de Lancastre, celui de Chester, et les comtés environnants, et qui était très considérable, il y a quarante ans. On a importé également des toiles à matelas qui ont presque entièrement détruit cette industrie dans le duché de Dorset et le comté de Sommerset ; aussi les fileurs sont sans ouvrage et le prix des terres baisse. On a importé des fils de l’Allemagne. Autrefois les drapiers faisaient usage de fil de lin filé dans ce pays (dans le voisinage de Kidderminster) pour fabriquer leurs tiretaines, mais aujourd’hui le bon marché des fils étrangers les a forcés de faire usage du fil allemand. On emploie aussi des quantités considérables de fil, à Manchester, à Maidstone, ainsi qu’en d’autres parties de l’Angleterre, que l’on mélange avec des fils de laine, il en est de même d’un nombre infini d’autres denrées ; et tout le profit du travail appliqué à ces fils revient aux étrangers. »

Le remède à cet état de choses, suivant Yarranton, consistait à importer le talent ; c’est dans ce but qu’il donnait le conseil suivant :

« Faites venir, disait-il, un ouvrier de Fribourg qui vous mettra dans la véritable voie, vous enseignera le véritable procédé pour fabriquer les rubans, et importera chez vous, deux machines, l’une pour tisser les rubans étroits et l’autre les rubans larges avec des rouets pour filer. » (Les rouets allemands étaient très-supérieurs aux rouets anglais.)

— « Faites venir un ouvrier de Dort, en Hollande, afin de vous mettre sur la vraie voie pour disposer les fils de belle qualité. »

— « Faites venir d’Allemagne une maîtresse fileuse, pour diriger les petites filles et les instruire dans l’art de filer. »

— « Faites venir un ouvrier de Harlem en Hollande, pour blanchir vos rubans et vos fils. »

L’auteur regardant la fabrication du fer comme la première en importance, après celle de la toile, s’exprime en ces termes : « Considérez combien de forges sont abandonnées dans le comté de Kent, le Sussex et le Surrey ; et combien un plus grand nombre doit l’être encore. La raison en est que le fer qui vient de Suède et d’Espagne arrive à si bas prix qu’on ne peut, ici, en tirer aucun bénéfice. »

« Je vous ai démontré maintenant que les deux fabriques de toile et de fer, avec leur produit, ainsi que toutes les matières premières, sont chez nous en voie d’accroissement, et ces deux fabriques, si elles sont protégées par la loi, feront travailler tous les pauvres d’Angleterre, enrichiront considérablement le pays, et feront rester le peuple dans le royaume, qu’ils abandonnent aujourd’hui (oui, honnête André, et aujourd’hui encore ils l’abandonnent) et dépouilleront ainsi les Hollandais de ces deux grandes fabrications du fer et de la toile. Je veux parler du fer, fabriqué, sous la forme de produits de toute espèce et dont on apporte des quantités si considérables en Hollande, en descendant le Rhin, de Liège, de Gluke et Soley et de Cologne, répandues et expédiées par les Hollandais dans le monde entier. Et ces deux industries étant fixées ici aideront à vaincre ce peuple sans combat. Considérez, je vous prie, la charge que les pauvres imposent aujourd’hui à l’Angleterre, et observez ce qu’ils coûtent aujourd’hui à la nation ; mais si on les emploie dans ces deux manufactures, quelle augmentation de revenu pourrait en résulter pour elle ! Admettez qu’il y ait, en Angleterre et dans le pays de Galles, huit cent mille individus sans ouvrage, et que chacun d’eux coûte à la nation quatre pence par jour pour sa nourriture ; s’ils étaient occupés, ils gagneraient, quotidiennement, huit pence ; de cette façon le public, en considérant ce qui peut être gagné et épargné, avancera douze pence, chaque jour, pour chaque individu pauvre, aujourd’hui sans ouvrage. Ainsi huit cent mille individus produiront un bénéfice au public, si on les occupe, d’un million et demi, chaque année, dans ces deux fabriques de fer et de toile. Et de la manière dont ces deux industries sont aujourd’hui organisées en Saxe, elles font travailler tous les pauvres de ce pays. En parcourant la Saxe dans tous les sens, je n’y ai pas aperçu un seul mendiant, et ces deux manufactures entretenues et encouragées avec prudence et par de bonnes lois, forment les deux tiers du revenu et des profits du duc de Saxe ; en ce moment même leurs produits sont expédiés en Angleterre en quantités considérables, tous acquittant des droits de douane en dix endroits différents avant d’arriver ici. »

— « Mais quelque chose encore peut entraîner des conséquences plus funestes que d’ordinaire, si la manufacture de fer n’est pas encouragée. Aujourd’hui un grand nombre d’usines dans le Sussex et le Surrey sont abandonnées, et d’autres non moins nombreuses dans le nord de l’Angleterre et d’autres portions du pays doivent l’être bientôt, si on ne l’empêche, en entourant de clôtures les biens communaux, pour fournir à ces usines du bois. Et lorsque la plupart des forges sont dans l’inaction, si l’on avait besoin de quantités considérables de canons et de boulets (toujours des canons et des boulets, comme si les métaux n’étaient destinés à aucun autre usage qu’à foudroyer des hommes) et d’autres produits de fer, pour une guerre instantanée et imprévue, que le Sund fût fermé, et qu’ainsi le fer ne pût nous arriver, en vérité nous serions alors dans une belle situation !

La seconde branche d’industrie sur laquelle André appela l’attention de ses compatriotes fut celle des étoffes de laine ; et il propose de la perfectionner en adoptant les procédés qui permettaient à l’étranger de faire de plus belles étoffes que celles qu’on faisait en Angleterre. En ce cas, il conseillait l’importation des machines. Deux pièces de drap du même tissu peuvent être apprêtées d’une façon si différente que l’une d’elles sera grossière, rude au toucher, désagréable à porter, déplaisante à et relativement peu convenable pour le marché. L’autre pièce, bien que confectionnée avec la même laine et tissée au même métier, peut être traitée par des procédés assez bien entendus pour lui donner des qualités d’une nature complètement différente. En réalité, l’apprêt est l’éducation du drap ; l’étoffe de laine, comme l’individu qui la porte, peut mettre en relief un paysan ou un gentleman. André apprend donc à ses compatriotes comment ils peuvent parer leurs draps et les fabriquer d’une qualité supérieure, et il le fait dans un dialogue qui ferait bonheur à Isaac Walton. Avant de considérer sa méthode, nous devons, cependant, remarquer l’une de ses assertions, si contraire à la supposition ordinairement admise, que les manufacturiers accouraient en foule en Angleterre. Ils y étaient accourus un siècle auparavant ; mais André nous assure que de son temps ils émigraient véritablement en Allemagne, en Irlande et en Hollande. Ses affirmations sur ce chapitre, bien qu’exprimées en termes concis, sont tout à fait explicites. Nous n’en citerons qu’une seule, en prévenant le lecteur qu’il parle de ces manœuvres, dont le but était de porter préjudice à l’industrie de l’Angleterre :

« Un autre bon tour consiste à transporter de la terre à foulon de Woborne à Lynn, dans le comté de Norfolk, à ce qu’ils prétendent, et là d’embarquer cette terre pour l’apporter aux drapiers dans l’Ouest ; et lorsque l’on est en mer, un vent d’ouest pousse le navire à Flessingue, en Zélande. Et nous aurons beaucoup plus de terre à foulon apportée d’Arundel dans le Sussex, à Portsmouth ou à Chichester, et embarquée là pour rassurer les drapiers dans le nord de l’Angleterre ; et lorsque ce navire se trouve vis à vis de Hull, un vent d’ouest le poussera vers Brill, ou dans le Texel, en Hollande. Et ces deux chargements de terre, avec une petite quantité qui sera embarquée en sus pour servir de lest aux navires, causeront assez de préjudice ; car l’industrie ira où elle se trouve le plus encouragée, et dans les lieux où le marchand et le drapier peuvent en tirer le meilleur parti.

«   Le drapier. — Il est vrai, mon vieil ami, ce sont là de bons tours, et il y a des individus assez pervers pour être disposés à quitter la terre où ils sont nés ; mais avisons aux moyens d’empêcher cela, car si vous êtes un de ces individus, tous les pauvres de ce pays seront forcés de vous maudire, et les riches le feront aussi ; en effet, nous avons dans notre industrie des individus assez pervers (mais il ne me conviendrait pas de les nommer), qui ont provoqué un grand nombre de drapiers à vendre leurs biens, et à se transporter dans le Bas-Palatinat et d’autres parties de l’Allemagne, et à y établir l’industrie de la fabrication du drap, qui s’est déjà emparée de notre commerce de gros draps dans l’Orient, ainsi que de notre commerce avec Hambourg ; car si leur industrie est perdue en Angleterre, il faut qu’ils essaient de la pratiquer quelque autre part, comme, par exemple, en Irlande, en Hollande et en Allemagne, etc. »

La folie de l’Angleterre, se bornant d’une façon si exclusive à l’agriculture, était, à cette époque, devenue proverbiale sur le continent. « L’étranger, disait-on, achète à un Anglais la peau du renard pour un farthing et lui vend la queue pour 1 schelling. » Voyant que le système alors existant tendait à faire baisser le prix de toutes les matières premières de l’industrie manufacturière, y compris le travail, Yarranton n’eut pas de peine à arriver à cette conclusion, qu’une population vouée exclusivement à l’agriculture doit rester pauvre, à raison de la déperdition de travail résultant du défaut de l’association d’efforts qui constitue le commerce. Il poussa donc ses compatriotes à adopter les mesures protectrices, à l’aide desquelles ils pussent immédiatement supporter la dépense nécessaire pour importer aux matières premières les machines et l’habileté, et s’affranchir ainsi pour toujours de la nécessité d’importer le blé et la laine, matières encombrantes, là où se trouvaient les machines et le talent. Dans ce cas, cela devait amener, ainsi qu’il le leur assurait hardiment, de telles améliorations dans les communications intérieures et dans le commerce, en général, que les subsistances pourraient être fournies, à bon marché, à toutes les parties du pays, — que les rentes hausseraient, — que le capital s’accroîtrait au point de faire baisser considérablement le taux de l’intérêt ; et que la terre se vendrait plus facilement, au prix d’une rente plus considérable au bout de 30 ans, que celle qu’on pouvait obtenir maintenant, au prix d’une rente plus faible au bout de 16 ans. C’étaient là des prédictions remarquables ; mais elles étaient faites par un homme qui paraît avoir apprécié complètement les avantages résultant de cette rapidité de circulation qui constitue le commerce ; et leur parfaite exactitude se trouva vérifiée par l’accroissement considérable, et dans la valeur de la terre, et dans celle du travail, qui suivit leur affranchissement du plus lourd de tous les impôts, celui qui résulte de la nécessité d’effectuer les changements de lieu et qui forme le grand obstacle au progrès.

Dans les conseils adressés par Yarranton relativement à une question importante de la science sociale, cet homme éminent n’a fait qu’indiquer des mesures semblables à celles que nous voyons adoptées partout aujourd’hui. Lorsque le chimiste veut diminuer la force centralisatrice à l’aide de laquelle les molécules de la matière sont maintenues en état de cohésion, — et produire ainsi l’individualité, et la puissance d’association qui en résulte entre ces molécules, — il atteint ce but en établissant une attraction contraire dans une autre direction ; comme dans le cas où il plonge le zinc et le cuivre dans des acides et développe ainsi l’électricité. Il en est de même à l’égard du possesseur de nos prairies de l’Ouest, qui combat toujours le feu par le feu même, établissant des centres locaux d’attraction, au moyen desquels la gravitation vers le grand incendie central est tellement diminuée que celui-ci s’éteint promptement. Les Flandres, la Hollande et l’Allemagne avaient atteint déjà un tel degré de perfection dans l’industrie manufacturière, que la force attractive de la centralisation entraînait dans cette direction, non-seulement toutes les matières premières de l’Angleterre, mais un grand nombre des plus précieuses pour sa population ; et Yarranton vit clairement que cette dernière ne pourrait jamais prospérer, à moins qu’elle n’établit un système de contre-attraction, suffisante non-seulement pour lui permettre de conserver l’habileté industrielle qu’elle possédait déjà mais encore pour attirer celle dont elle avait besoin et qu’elle ne possédait pas encore. Ses conseils furent suivis ; et depuis cette époque, le registre des statuts de l’Angleterre se remplît, d’année en année, de lois ayant pour objet de rapprocher le fermier de l’artisan, dans le but de produire l’association et la combinaison des efforts, et de diminuer ainsi la nécessité d’épuiser la terre par l’exportation de ses produits à leur état le plus grossier.

§ 4. — Résultats de la dépendance d’un marché éloigné tels qu’ils se révèlent en Angleterre, dans la première moitié du siècle. Changements dans la situation de la population résultant de l’amoindrissement de cette dépendance.

La position de l’Angleterre, considérée comme puissance insulaire, lui avait assuré la sécurité des individus et des propriétés, relativement aux dévastations de la guerre, à un degré inconnu dans toute autre partie de l’Europe ; et du temps de Yarranton, elle n’attendait que l’adoption d’un système qui permît à sa population de s’associer pour le développement de ses diverses individualités. Il faut beaucoup de temps pour opérer un changement dans les mouvements d’une nation. La science existait sur le continent, mais on ne la trouvait pas en Angleterre. En Hollande, dans les Pays-Bas et dans les États manufacturiers de l’Allemagne, la richesse abondait et l’on pouvait emprunter un capital au taux de 4 ou 5 % ; tandis qu’en d’autres pays, on se le procurait avec peine pour l’employer dans l’industrie manufacturière ou dans l’agriculture. Pendant plusieurs siècles, le courant des matières premières s’était porté vers le continent ; mais aujourd’hui il fallait changer la direction de ce courant ; atteindre ce but était une œuvre qui exigeait de sérieux efforts ; d’ailleurs, le commerce, en Angleterre, était entravé par de nombreuses mesures restrictives, dont la plupart avaient été créées par la loi, tandis que d’autres résultaient de la préoccupation des manufacturiers existants, de décourager la concurrence intérieure, pour l’achat des matières premières aussi bien que pour la vente des produits achevés. Alors, comme aujourd’hui, ils voulaient acheter à bon marché et vendre cher ; et plus ils pouvaient empêcher le développement des manufactures à l’intérieur, plus la laine était à bas prix, et plus le drap se vendait cher.

Le temps cependant amena des changements, mais non pas avant que le fermier anglais eût éprouvé, dans son plein et entier effet, la perte qu’entraîne la nécessité de dépendre de marchés éloignés pour la vente des produits bruts de la terre. Dans la longue période de guerre qui se termina par le traité d’Utrecht, la faculté d’échanger du blé contre de l’argent était équivalente à 43 schell. 6 pence par quarter ; mais avec le retour de la paix (1713), le prix tomba à 35 schell. ; puis il continua graduellement à baisser jusqu’au moment où, dans la période des dix années expirant en 1755, le prix moyen ne fut plus que de 21 schell. 3 pence, c’est-à-dire inférieur, de plus de moitié, au prix qu’on en obtenait auparavant. Le produit excédant la consommation, une petite portion devait, nécessairement, être exportée ; et il sera évident, pour tous ceux qui remarquent la marche des affaires commerciales, que le prix obtenu pour l’excédant détermina celui de la récolte tout entière. Un déficit, dans la proportion même de cent mille boisseaux, fait hausser le prix de la totalité de ces mêmes boisseaux au niveau du prix auquel cette petite quantité peut être importée d’un marché éloigné ; tandis qu’un excédant, dans cette même proportion, réduit la totalité au niveau du prix auquel cette quantité insignifiante doit se vendre. On verra, par les chiffres suivants, combien était faible l’excédant auquel était due la baisse considérable qui avait eu lieu :

Période de dix années
expirant.
Prix. Exportation,
moyenne.
En 1725 1 Liv. st. 15 schell. 4 pence.     124.000 quarters.
En 1735 1 Liv. st. 15 schell. 2 pence. 176.000
En 1745 1 Liv. st. 12 schell. 1 penny. 276.000
En 1755 1 Liv. st.   1 schell. 2 pence. 446,000

Au bas prix de 21 schell. 2 pence, les fermiers de l’Angleterre obtenaient un marché au dehors pour moins de 4 millions de boisseaux, leur rapportant à peine 2 millions de dollars par an. Le produit total du froment, en Angleterre, à cette dernière époque, doit avoir été de plus de 40 millions de boisseaux ; et comme cette espèce de céréale entrait alors pour une faible part dans la consommation, comparativement à ce qui a eu lieu depuis, il serait peut-être juste de considérer la production totale des subsistances comme équivalente à 100 millions de boisseaux. Sur ce total, environ 4 pour cent constituaient l’excédant jeté sur les marchés régulateurs du globe à cette époque : excédant qui y faisait baisser les prix, et, dans une proportion correspondante, faisait baisser également ceux obtenus pour toute la quantité produite, au détriment de la terre et du travail du royaume, au détriment de l’artisan et de tous, excepté de ceux qui dépendaient pour leur entretien de revenus fixes.

La population de l’Angleterre ne s’élevait à cette époque qu’à six millions ; sur lesquels les propriétaires du sol — alors au nombre d’environ deux cent mille, — et leurs familles doivent avoir formé à peu près le sixième, soit le chiffre d’un million. En y ajoutant les ouvriers agricoles, nous avons une proportion considérable de la société qui dépend des résultats de l’agriculture. L’artisan, toutefois, était intéressé à la prospérité de la classe des fermiers ; en effet, s’ils pouvaient vendre à de bons prix, ils pouvaient acheter les produits de son talent et de son travail. Plus était instante la demande de subsistances et de laine, plus augmentait, pour l’ouvrier agricole, la possibilité d’acheter du drap, et pour le propriétaire de la terre celle d’effectuer des améliorations sur sa propriété, dans le but de produire des quantités plus considérables de subsistances et de laine. Ce qu’il fallait alors à l’Angleterre, c’était, à l’intérieur, le mouvement actif direct entre le producteur et le consommateur, — c’est-à-dire le commerce, — à l’aide duquel ses fermiers pussent s’affranchir de la domination du trafic. En l’absence de ce mouvement, ceux-ci étaient obligés d’accepter 21 schell. 2 pence, par quarter, pour toute la récolte de froment, et des prix correspondants pour toute espèce de subsistances, tandis qu’ils n’exportaient que quatre millions de quarters, et qu’ils importaient, sous la forme de drap et de fer, probablement trois fois autant.

Le progrès, cependant, s’était accompli. Au milieu du siècle, on arriva à découvrir que le minerai pouvait être fondu à l’aide du charbon minéral ; et dès lors les perfectionnements tendant à diversifier les travaux des individus devinrent nombreux et rapides. La puissance formidable de la vapeur vint se substituer aux travaux exécutés par les bras de l’homme ; le métier à filer fut inventé, et les procédés nécessaires pour fabriquer le fer continuèrent à se perfectionner, amenant un accroissement rapide dans la circulation du travail et de ses produits, dans l’économie des efforts humains, dans la formation de la richesse et dans le pouvoir d’accomplir de nouveaux progrès. Le fermier étant maintenant affranchi de la dépendance où il se trouvait à l’égard du marché placé loin de lui, le prix du blé haussa rapidement ; conséquence nécessaire du rapprochement opéré entre le consommateur et le producteur et de l’extension du Commerce. La faculté d’échanger le blé contre de l’argent s’accrut, dans la période des dix années expirant en 1765, jusqu’à 1 liv. sterl. 19 schell. 3 pence, et, dans celle qui expira en 1775, jusqu’à 2 liv. sterl. 11 schell. 3 pence, prix auquel il se maintint, ou à peu près, pendant les vingt années suivantes. Si l’on admet la quantité moyenne consommée de subsistances de toute sorte, comme équivalente à vingt boisseaux de froment, le total de l’augmentation dans le revenu du travail agricole, résultant de l’accroissement dans la rapidité de la circulation, par suite de la création d’une demande nationale, ne pouvait guère s’évaluer à moins de 20 millions de liv. sterl., soit 100 millions de dollars. En conséquence l’agriculture fit des progrès rapides, donnant lieu à de nouvelles demandes de travail, et permettant au travailleur de réclamer une part proportionnelle, constamment croissante, dans la quantité plus considérable des denrées produites[6].

§ 5. — Caractère monopolisant du système anglais. On ne peut rien lui comparer pour son pouvoir de produire le mal, avec tout ce qu’on a jamais imaginé antérieurement.

Tant qu’on n’avait eu recours à la protection que pour permettre aux fermiers d’appeler à leur aide l’habileté industrielle et les machines employées à l’étranger, et de conquérir la domination sur les diverses forces naturelles nécessaires pour achever leurs produits et les approprier à la consommation, on avait agi raisonnablement. Cette protection les affranchissait de l’impôt onéreux du transport ; elle encourageait la diversité des travaux et le développement de l’intelligence ; elle tendait à donner à la société cette forme naturelle où la force et la beauté se combinent le mieux : et c’est pourquoi nous voyons, dans les mouvements des années immédiatement antérieures à l’explosion des guerres de la Révolution française, une tendance si prononcée à une réforme dans la constitution du Parlement, ayant pour but une représentation plus équitable des diverses fractions dont la société se composait.

Si telle eût été la limite du mouvement, si la politique de l’Angleterre eût cherché uniquement à créer un marché intérieur pour les fermiers anglais, si l’on se fût borné à les affranchir personnellement de leur dépendance des éventualités résultant de l’éloignement d’autres marchés, si les hommes d’État de l’Angleterre eussent été dirigés par cette grande loi fondamentale du christianisme, qui exige que nous respections les droits d’autrui aussi scrupuleusement que nous voudrions qu’on respectât les nôtres, tout aurait été bien, et l’on n’eût jamais entendu parler des doctrines de l’excès de population, de la nécessité d’une somme de travail à bon marché et abondante, de la convenance d’exclure de son sein une nation d’une famille identique pour la remplacer par une nation dont les éléments sont plus mélangés, plus souples et peuvent rendre plus de services, d’une nation qui puisse se soumettre à un maître[7], en un mot, de l’Économie politique moderne.

Autre fut la marche des choses. Là, comme partout ailleurs, il se manifesta une disposition à monopoliser pour son profit personnel les connaissances à l’aide desquelles on avait obtenu le progrès, et plus était libre le peuple qui désirait s’emparer du monopole, plus on était certain de le voir s’affranchir des scrupules, dans les mesures à l’aide desquelles il cherchait à se l’assurer. S’il en eût été autrement, c’eût été une contradiction avec tous les enseignements que nous fournit l’histoire du monde ; et si, dans l’avenir, à une époque quelconque, le peuple de l’Union américaine était assez malheureux pour avoir des colonies, et qu’elles ne se montrassent pas alors, infailliblement, les dominatrices, les plus tyranniques et les moins scrupuleuses, ce fait constituerait l’un des plus remarquables de l’histoire. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner, que nous devions au peuple le plus libre de l’Europe l’invention du système retracé par nous dans les chapitres précédents, le plus oppressif et le mieux fait pour épuiser les nations, parmi tous ceux qui ont jamais existé.

On n’avait jamais rien imaginé qui pût lui être comparé à l’égard de sa capacité pour le mal. Les invasions par des bandes d’individus armés sont accompagnées du pillage des propriétés, de massacres et de la suspension temporaire du commerce ; mais, avec le retour de la paix, les hommes peuvent, de nouveau, associer leurs efforts, et, au bout de quelques années, tout revient au même point qu’auparavant. Mais il n’en est pas de même, relativement aux invasions qui ont pour but de substituer, d’une façon permanente, le trafic au commerce. Car, sous leur influence, la puissance d’association disparaît, le développement de l’intelligence diminue, et, peu à peu, l’homme perd tout l’empire qu’il avait conquis sur la nature. Lui-même alors diminue de valeur, tandis que celle des denrées nécessaires à son entretien augmente aussi régulièrement ; et à chaque pas fait dans cette direction il devient de plus en plus asservi. Dans le premier cas, c’est une secousse subite, dont le malade peut se remettre avec des soins ; tandis que, dans le second, on ouvre les veines et on laisse le sang, source de la vie, s’écouler lentement ; on rend ainsi la guérison plus difficile chaque jour, et finalement survient la mort. De tous les pays de l’Europe, aucun n’a été aussi souvent envahi que la Belgique, aucun n’a souffert autant des maux irréparables de la guerre ; et cependant, à toutes les époques, elle est restée au rang des nations les plus prospères. De tous les pays, les seuls qui, pendant une longue suite de siècles, n’ont presque jamais été profanés par la trace d’incursions ennemies, sont les îles Britanniques ; c’est là cependant qu’on a inventé la théorie de Malthus, et c’est dans une de ces îles mêmes qu’on rencontre l’immense trésor de faits sur lesquels on a tenté de s’appuyer. La France a souffert gravement de la guerre, mais elle maintient un système qui tend à favoriser le développement du commerce, et, conséquemment, elle progresse en richesse et en puissance. Le Portugal, excepté pendant la période de 1807 à 1812, a presque toujours échappé à la guerre ; cependant sa richesse et sa puissance diminuent, à raison de sa soumission complète aux influences épuisantes du trafic.

§ 6. — Le pouvoir de faire le mal, lorsqu’il est dirigé dans des vues préjudiciables à autrui, existe partout en proportion de celui de faire le bien, lorsqu’il est guidé dans la voie de la justice.

Plus est rapide la circulation dans une société, plus est considérable la puissance dont elle peut disposer et plus est grande la tendance à l’accroissement de la somme de cette puissance. L’espèce humaine profitera-t-elle de la richesse et de la force que cette société acquerra ? cela dépend entièrement de l’esprit dans lequel celle-ci est dirigée. Mal dirigée, sa puissance pour le mal est aussi considérable que sa capacité pour le bien ; aussi voyons-nous partout que le poids accablant de la tyrannie est en raison directe de la liberté des individus, qui exercent le pouvoir. Un peuple tyran est un monstre à tête d’hydre ; comparé à ce peuple, un souverain absolu cesse d’être dangereux. La civilisation des Athéniens leur donna la puissance, et lorsqu’ils furent devenus les arbitres de la vie et de la fortune de milliers de villes soumises à leur empire, ils se montrèrent les plus durs de tous les maîtres ; chacun d’eux étant un souverain, dont le revenu devait s’accroître par des mesures tendant à épuiser ses sujets. Les aristocraties de Carthage, de Venise et de Gènes étaient moins oppressives, le nombre des maîtres étant moins considérable. Le despotisme de Charlemagne était léger en comparaison de celui de l’aristocratie qui lui succéda ; ainsi que fut celui de Louis XI, comparé à l’état anarchique des règnes de Charles VI et Charles VII, dans ces temps où il n’existait d’autre loi que la force ; où des rois et des ducs avaient recours à l’assassinat pour se débarrasser de compétiteurs incommodes ; où le pillage et le meurtre, en la personne d’hommes tels que La Hire, Dammartin et Saintrailles, réclamaient et obtenaient les emplois les plus honorables de l’État. Il en fut de même à l’égard du despotisme de Louis XIII comparé à l’anarchie de la Ligue, ainsi que du despotisme de Frédéric III comparé avec celui des nombreux petits despotes qui, jusqu’à ce jour, avaient disposé de la vie et de la fortune du peuple Danois. Il en est de même aujourd’hui à, l’égard du gouvernement russe, comparé avec cette tyrannie, la pire de toutes, maintenue en Pologne jusqu’au jour de son partage.

Plus les maîtres sont nombreux, plus sont détestables à la fois et le maître et l’esclave ; comme preuve à l’appui, on peut citer ce fait, que c’est dans les limites même de l’Union, où jadis on avait proclamé « que tous les hommes étaient égaux » ; que c’est dans ces limites, disons-nous, qu’a été pour la première fois énoncée cette assertion, « qu’une société libre se trouvait être en état de décadence complète » et que la condition naturelle d’une portion considérable de la société est l’esclavage, qui entraîne avec lui la séparation des maris de leurs femmes, des père et mère de leurs enfants, des frères et des sœurs entre eux. Puisque les choses se passent ainsi parmi nous (aux États-Unis) il n’y a pas lieu d’être surpris que nous soyons redevables, au peuple le plus libre de l’Europe, de l’invention du despotisme le plus oppresseur, d’un système qui, plus que tous ceux qui l’ont précédé, s’est proposé pour but l’asservissement de l’homme, le seul dont les partisans proclament aujourd’hui publiquement que pour le maintenir, il est nécessaire que l’accroissement ultérieur de la population ait lieu dans la portion qui rend le plus de services, c’est-à-dire « la plus laborieuse » ; parce qu’autrement « elle ne serait pas suffisamment à la disposition du capital et du talent » ; ce qui est précisément la doctrine enseignée dans la Caroline, par les hommes qui soutiennent que « l’esclavage est la pierre angulaire de nos institutions. »

§ 7. — Le système anglais tend à diminuer la taxe du transport pour le peuple anglais, mais en l’augmentant pour les autres nations du globe.

Ainsi que nous l’avons démontré, la première et la plus lourde taxe qui doit être acquittée par l’homme et par la terre, et le grand obstacle à la satisfaction du désir de l’association, résultent de la nécessité d’effectuer les changements de lieu. Les diverses portions de la terre sont diversement appropriées pour la production des denrées destinées à satisfaire les besoins, ou les goûts de l’homme ; les régions tropicales donnent le riz, le coton, la canne à sucre et des fruits variés ; en même temps que nous devons nous adresser aux zones tempérées, pour le blé, et aux zones arctiques pour les fourrures et la glace. Ce sont donc les lois naturelles qui ont pourvu au commerce international ; mais l’obstacle à son développement, c’est la somme considérable d’efforts nécessaires pour transporter les denrées sous la forme où la terre nous les fournit, le coton dans sa graine, le blé à l’état brut, ou la canne dont il reste encore à extraire le sucre. Si nous considérons ensuite les diverses divisions de la surface de la terre, nous voyons dans chaque petit état des mesures de prévoyance presque exactement semblables ; une partie de l’Angleterre est mieux appropriée pour la production du cuivre, une autre pour celle du fer ; une troisième pour celle du foin, ou du houblon ; une quatrième de la houille, ou de l’étain. Là cependant, comme dans le cas du commerce international, nous rencontrons la difficulté inhérente au besoin du transport ; et pour l’écarter, nous voyons chaque individu s’appliquant à réduire, autant que possible, le volume de sa denrée ; fondant son minerai et transformant ainsi la houille et le minerai en cuivre ou en fer, broyant son blé et en exportant les plus fines portions sous forme de farine, ou sciant ses arbres pour en faire des planches, afin d’épargner la dépense que nécessiterait le transport des parties qui reçoivent peu d’emploi. Ailleurs, on voit des individus qui combinent certaines quantités de blé et de laine et les transforment en drap ; ou qui convertissent en acier des masses de houille et de fer ; ou qui réduisent encore le volume par la conversion de quantités considérables de houille et d’acier en couteaux, en fourchettes et autres instruments. Plus ils réussissent complètement à cet égard, plus ils peuvent s’affranchir de l’impôt du transport ; plus doit être rapide la circulation entre eux, plus est développé leur pouvoir d’améliorer les modes de transport, autant que cela devient encore nécessaire ; et plus doit être grande la possibilité, pour eux, d’entretenir le commerce avec des peuples éloignés.

Le système de l’Angleterre avait pour but de diminuer le volume de ses propres produits ; mais il avait également pour but d’empêcher aucune semblable diminution dans les produits des autres pays. Dirigé en vue de l’extension du commerce à l’intérieur, il l’était aussi en vue de l’anéantissement du commerce entre les peuples des autres sociétés ; et c’est ici, ainsi que nous l’avons déjà énoncé, qu’il dépassa de beaucoup tout autre système qu’on eût pu jamais imaginer. Les toiles d’Irlande avaient été célèbres, dans le temps où l’Angleterre exportait toute sa laine et importait toute sa toile ; et cependant nous voyons ce dernier pays, usant de toute la puissance dont il pouvait disposer, pour anéantir la fabrication des étoffes de laine irlandaises, et forcer toute la laine du pays à passer par les filatures de l’Angleterre, avant que le peuple irlandais lui-même puisse en faire usage. Si l’Angleterre eût simplement interdit la fabrication, en laissant les producteurs de laine chercher un marché où ils voudraient, elle eût ainsi augmenté considérablement les frais de transport, en même temps qu’elle diminuait la puissance d’association et qu’elle favorisait l’épuisement du sol ; mais on entassa, de plus, Pelion sur Ossa ; on prohiba les relations commerciales avec le monde, autrement que par l’intermédiaire des marchés anglais ; et tel fut le système adopté plus tard à l’égard de toutes les colonies.

Après avoir acquis la richesse et la puissance, on regarda comme désirable d’adopter ce système à l’égard des nations indépendantes ; et ce fut l’origine de la promulgation, dans la période comprise entre 1765 et 1799, des diverses lois qui prohibaient l’exportation des machines et des artisans, ainsi que du maintien de ces prohibitions jusqu’en 1825. Elles avaient pour objet, autant que cela pouvait se faire, de contraindre à expédier en Angleterre les produits bruts de la terre, pour y être soumis aux procédés mécaniques ou chimiques nécessaires pour leur donner la forme appropriée à la consommation. De là ils pouvaient être exportés pour s’échanger contre du sucre, du thé ou du café ; mais il fallait que ces articles, autant que possible, arrivassent par l’intermédiaire de ports et de navires anglais. On n’avait jamais auparavant conçu un système aussi vexatoire : Il avait pour but de faire de tout pays, en dehors de l’Angleterre, un pays purement agricole ; mais si toutes les agglomérations sociales du globe étaient réduites à une pareille condition, chacune d’elles, et chacune des parties qui la composent, seraient forcées de produire toutes les denrées nécessaires pour la consommation, puisqu’il ne pourrait plus y exister que peu, ou point de commerce, au dehors ou à l’intérieur. Pour permettre au commerce avec les contrées lointaines d’exister, le volume des denrées doit être réduit ; et les efforts que l’on fait pour atteindre ce but produisent nécessairement la diversité des travaux. Cette diversité s’était manifestée en Angleterre ; et tous ses efforts tendaient maintenant à la paralyser dans toutes les autres parties du globe, et à établir, ainsi, l’entière prédominance du trafiquant et de l’individu chargé du transport, sur le producteur.

§ 8. — Pouvoir énorme acquis par ce système pour la taxation des autres agglomérations sociales.

Le commerce augmente en même temps que diminue la nécessité du transport. Plus on peut se dispenser du transport, plus le mouvement sociétaire devient rapide et continu, plus on économise l’effort musculaire et intellectuel ; plus rapidement la réapparition du capital suit sa consommation, plus est considérable la puissance d’accumulation, plus l’est aussi l’utilité de toutes les matières dont la terre se compose ; moins est grande la valeur des denrées nécessaires pour les besoins de l’homme, plus est grande la valeur de l’homme lui-même, et plus est rapide le développement de l’individualité et celui de la liberté.

On a compris partout que les choses se passent ainsi, et c’est pourquoi les individus qui cultivent la terre se réjouissent tant de voir les ouvriers en fer et en drap, — les consommateurs des substances alimentaires et de la laine, — venir se grouper dans leur voisinage. Le système anglais avait pour objet d’empêcher ce rapprochement et de produire une intermittence continuelle dans le mouvement, qui amenait un temps d’arrêt prolongé entre la production et la consommation. Il cherchait, en tous pays, à faire en sorte que la laine et le coton traversassent plusieurs milliers de milles pour venir chercher le petit fuseau et le métier ; et cela dans les circonstances les plus désavantageuses, le volume de toutes les denrées étant conservé dans sa plus grande dimension, et l’ouverture du passage qu’elles devaient franchir resserrée dans la moindre dimension, ainsi qu’on le voit représenté ci-dessous.

La quantité des produits qui cherchent à passer étant considérable et l’ouverture du passage étant étroite, il s’en suivait, nécessairement, que le frottement était immense, et que la plus grande partie du produit brut disparaissait sons l’influence de l’opération à laquelle elle se trouvait soumise. Plus la récolte était considérable, plus l’était également la masse à transporter, plus le taux du fret était élevé et plus étaient considérables les frais de magasinage et d’assurance ; mais plus aussi les prix baissaient. Il résulta de là, comme une conséquence naturelle de cette manière d’agir si peu naturelle, que le fermier et le planteur se virent contraints de faire des vœux contre l’extension de la production ; car pour eux elle n’était féconde qu’en ruines. De faibles récoltes, donnant lieu à un fret peu coûteux, à peu de frais de magasinage et à des prix élevés sur le marché éloigné, étaient avantageuses pour eux ; tandis que des récoltes abondantes étaient préjudiciables à tous les individus qui s’occupaient de développer les ressources que la terre fournit.

Jusqu’à ce jour, la population avait été regardée comme un élément de force ; mais à mesure que le système anglais fut pratiqué complètement, l’opinion changea ; et l’accroissement de la population en vint à être considéré comme une preuve de faiblesse et non de force. Dans un autre chapitre, nous examinerons jusqu’à quel point un système politique erroné et injuste tendit à produire ce changement de doctrine.

  1. Le prix de la laine, étant fixé sur le marché du globe, n'était nullement affecté par le partage qui pouvait avoir lieu entre le gouvernement et la population. Sur ce prix, le gouvernement exigeait un tiers, et c'était purement et simplement un impôt direct.
  2. Ces prix sont énoncés en monnaie de nos jours, tels qu’ils ont été donnés par Adam Sara. Richesse des Nations, liv. 1er, ch. xi.
  3. « Edouard III et plusieurs autres de nos souverains encoururent une grave animadversion, à raison de la protection judicieuse accordée par eux aux manufacturiers étrangers qui se réfugièrent parmi nous. (Mac Culloch. Discours d’introduction à la Richesse des nations, p. 25.)— M. Mac Culloch est cependant l’adversaire du système qui a pour but d’étendre la même protection de nos jours, même lorsque les circonstances sont exactement semblables.
  4. Progrès de l’Angleterre par mer et par terre. — Triompher des Hollandais sans combat. — Payer ses dettes sans argent. — Faire travailler les pauvres de l’Angleterre en développant la culture de nos propres terres, etc., par André Yarranton, Londres, 1677.
  5. Les passages suivants sont tirés d’un ouvrage publié récemment : Éléments de Science politique, par Dove, où l’on donne de longs extraits du livre remarquable de Yarranton, Nous les avons transcrits, avec une certaine étendue, à cause du rapport si exact des faits qui y sont consignés, avec les faits qui, de nos jours, ont en lieu dans tous les autres pays qui se livrent à l’exportation des matières premières et à l’importation des produits manufacturés, Les difficultés dont ces pays doivent triompher aujourd’hui sont les mêmes que celles qui existaient alors en Angleterre, et les mesures ayant pour but d’y remédier aujourd’hui dans les contrées du globe en progrès, sont les mêmes que celles offertes ici même.
  6. L’effet immense produit par la création d’un marché intérieur, pour donner lieu à la demande de la terre et du travail, se manifeste dans ce fait, que sous les règnes d’Anne et de Georges I (de 1702 à 1751), le chiffre total des actes de clôture fut de 18 et la quantité de terre qu’embrassaient ces actes n’était que de 19.339 acres. De 1751 à 1760, ce chiffre s’éleva à 226 et la quantité de terre à 318.718 acres. Mais de 1760 à 1797, le premier chiffre s’éleva à 1.532 et le second à 2.804.197 ; et presque tous ces faits eurent lieu dans la période de 1771 à 1794.
  7. Le Times de Londres. Sur l’Exode de l’Irlande.