Principes de morale rationnelle/2-4-2

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Félix Alcan (p. 224-242).

II

Après avoir examiné les doctrines qui s’opposent tout à fait à l’utilitarisme, il faut arriver à ces conceptions du bien qui, se présentant comme utilitaires, s’écartent cependant de l’utilitarisme pur, et à celles où il est permis de voir des déviations de l’utilitarisme.

Je commencerai par Stuart Mill et par sa théorie sur la qualité des plaisirs. Mill, utilitaire déclaré, se sépare des utilitaires ses prédécesseurs en ce que, tandis que ceux-là voulaient qu’on préférât les plaisirs les plus intenses, Mill, lui, demande qu’il soit tenu compte aussi de la qualité des plaisirs. Non seulement il y a des plaisirs plus intenses et des plaisirs moins intenses, mais il y a des plaisirs nobles et des plaisirs grossiers ; et c’est un fait que l’homme — lequel, pour Mill, ne saurait vouloir autre chose que son bonheur — recherche les plaisirs de qualité supérieure plutôt que les autres, même alors que ces plaisirs-là sont moins intenses.

Telle est la théorie de Mill. Il est impossible de ne pas trouver que la correction qu’elle prétend apporter à l’utilitarisme de Bentham est, pour le moins, formulée de la manière la plus malheureuse. Il ne saurait y avoir pour les plaisirs en tant que tels qu’une mesure, et Mill aurait dû lire là-dessus Kant, qu’il ignorait trop. « Il est étonnant, dit Kant avec raison, que des hommes d’ailleurs pénétrants croient pouvoir distinguer la faculté inférieure de la faculté supérieure de désirer en faisant remarquer que les représentations qui sont liées au sentiment du plaisir ont leur origine dans les sens ou dans l’entendement. Quand on cherche les principes déterminants du plaisir et qu’on les place dans un agrément qu’on attend de quelque chose, il n’importe pas du tout de savoir d’où vient la représentation de cet objet qui procure du plaisir, mais seulement de savoir jusqu’à quel point elle est agréable »[1]. Telle est bien, d’ailleurs, la pensée profonde de Stuart Mill ; lorsqu’il parle d’un plaisir noble que nous devons préférer aux plaisirs grossiers même « plus intenses », sa thèse est qu’en fait nous préférons le plaisir noble, du moins quand nous le connaissons et quand existe en nous cette disposition qui nous met à même de le goûter ; et ainsi nous sommes en droit de soutenir que le plaisir noble en question est réellement plus intense que les autres ; car qu’est-ce qu’un plaisir plus intense, sinon un plaisir qui — lorsqu’on se met en présence de lui, et comme en lui — obtient la préférence sur les plaisirs avec lesquels il est en concurrence ?

S’il ne fallait pas interpréter ainsi la théorie de Mill, il ne resterait plus qu’à déclarer que Mill n’a pas été un utilitaire conséquent. Si le plaisir noble n’est pas plus grand que le plaisir grossier devant lequel il doit passer, c’est donc qu’il y a en dehors du plaisir des fins qui ont une valeur morale. Auquel cas, remarquons le en passant, il y aura lieu d’indiquer une commune mesure pour le plaisir et pour les autres fins morales. Et on sera tenté de croire que Mill a subi dans une certaine mesure l’influence des doctrines non utilitaires, qu’il a vu dans sa théorie de la qualité des plaisirs un moyen de passer de la morale de l’intérêt particulier à la morale de l’intérêt général. Mais Mill nous a mis en garde contre cette interprétation de ses idées quand il a donné comme un fait d’observation que les plaisirs de qualité supérieure étaient préférés aux autres.

Il y a donc lieu de proclamer que pour l’utilitarisme les plaisirs les meilleurs sont les plaisirs les plus intenses. En même temps, toutefois, il y a lieu de noter certains points, aperçus ou point aperçus de Mill, qui expliquent ou qui justifient en un sens sa théorie, et dont il est nécessaire de tenir compte pour bien comprendre la doctrine utilitaire.

Premièrement, il faut bien voir que dans l’arithmétique des plaisirs on doit faire entrer non seulement les possibilités immédiates, mais les possibilités lointaines, non seulement les plaisirs qu’on est en état de goûter, mais ceux qu’on peut se mettre en état de goûter : le plaisir « noble », c’est, dans ce sens, le plaisir qu’on ne connaîtra qu’à la condition de faire naître et de cultiver au préalable en soi certaines dispositions ; c’est le plaisir qui n’est pas présentement, mais qui pourra devenir plus intense que tels autres plaisirs dits « grossiers ».

Deuxièmement, il convient de distinguer avec soin deux significations de cette expression : l’intensité des plaisirs ; un plaisir peut être intense parce qu’il occupe une grande place dans la conscience, qu’il accapare notre attention, et il peut être intense, encore, non plus en tant qu’état psychologique en général, mais en ce qu’il obtiendra mieux que d’autres notre adhésion ; le plaisir noble est moins intense que tel plaisir grossier en ceci qu’il nous absorbe moins, il est plus intense cependant en tant que plaisir.

Enfin, quand on mesure l’intensité d’un plaisir comme tel, il faut avoir soin, contrairement à ce que l’on fait souvent, de ne négliger aucun des éléments de ce plaisir. Les plaisirs nobles sont les plaisirs intellectuels et esthétiques, les plaisirs de l’activité désintéressée et altruiste. Ces plaisirs sont complexes et riches. Épicure remarquait déjà que les plaisirs de l’esprit étaient supérieurs aux plaisirs du corps parce que l’idée du temps y était présente et que les perspectives de la durée les agrandissaient d’une certaine façon. D’autres perspectives accompagnent encore ces plaisirs, qui font naître en nous un sentiment plus ou moins obscur d’infinité : M. Fouillée l’a montré, pour que ce qui est particulièrement du plaisir esthétique, par une analyse très pénétrante et très exacte[2]. Pareille chose peut être dite des plaisirs de l’altruisme : toujours à l’amplitude des représentations qui font naître le plaisir celui-ci participe en quelque mesure. Et le plaisir noble est encore accru par cette possession plus complète de nous-mêmes que nous prenons quand nous le goûtons ; sans compter le sentiment d’orgueil qui résulte de ce que le plaisir noble est le lot seulement d’un petit nombre d’hommes.

Stuart Mill nous invite — si nous adoptons pour sa théorie la seule interprétation qui la rende acceptable — à prendre note de certains faits qui permettent de préciser la doctrine utilitaire ; Spencer lui aussi a contribué à améliorer cette doctrine. L’innovation qu’on doit à Spencer consiste à avoir proposé pour l’application du principe de l’utilité une méthode différente de celle de ses prédécesseurs, où l’induction va plus loin, et où la déduction, en conséquence, joue un rôle plus important. Bentham et Stuart Mill demandaient à l’observation courante de nous enseigner la manière de devenir heureux ; et Stuart Mill sans doute voulait, comme on a vu, que pour déterminer comment nous arriverons au bonheur on tînt compte de la possibilité que nous avons de créer en nous des dispositions, des aptitudes nouvelles ; mais ses regards restaient attachés sur la génération présente, et en définitive c’est sur l’expérience de nos aînés et de nos contemporains que Mill fondait sa morale. Spencer, pénétré de l’idée’évolution, et considérant que nos actes influeront sur les destinées ultérieures de l’espèce, ne se contente pas de cette source d’informations. Il estime qu’il ne faut pas « [faire] du bonheur la fin immédiate », mais « [viser] les conditions de réalisation définitive [de ce bonheur] »[3] : il remontera donc jusqu’aux lois les plus générales de l’évolution, de la vie, et c’est sur la connaissance de ces lois qu’il s’appuiera pour déterminer les règles de notre conduite.

Dans ce chapitre où je m’occupe des conceptions du bien qui nous sont présentées par les philosophes, je ne ferai pas à Spencer le reproche d’avoir penché souvent vers la naturalisme, ni celui de ne pas avoir justifié le principe utilitaire, de ne pas avoir justifié, non plus, le passage de la morale de l’intérêt individuel à celle de l’intérêt général. Je n’examinerai pas, d’autre part, les déductions par lesquelles Spencer arrive aux règles spéciales de sa morale. M’en tenant rigoureusement à l’examen de ce point de sa doctrine qui a été exposé plus haut, je noterai que la préoccupation qui a conduit Spencer à proposer une nouvelle méthode pour l’application du principe utilitaire est une préoccupation fondée. Les réserves qu’il y a lieu de faire ici portent tout d’abord sur la valeur de la méthode en question, valeur que Spencer a beaucoup exagérée : les inductions auxquelles Spencer procède ne sont pas tellement sûres qu’il faille avoir en elles une confiance absolue ; et l’on risque, à trop penser à un avenir très éloigné encore, de négliger le certain ou le probable pour l’incertain et le moins probable. En outre, quand on quitte tout de suite, comme fait Spencer, la formule de la plus grande somme de plaisir pour celle du développement et du progrès de la vie, et qu’on s’attache exclusivement à cette nouvelle formule, on s’expose à oublier qu’elle n’est que le substitut de la première : et il semble bien que cela soit arrivé à Spencer plus d’une fois.


À la morale de Spencer se rattache d’une manière assez étroite cette doctrine qu’on tire des ouvrages de Nietzsche.

On n’a pas toujours compris que Nietzsche avait une doctrine morale dans le sens plein de l’expression. C’est que Nietzsche parle sans cesse de lui-même comme d’un « immoraliste ». C’est que très volontiers il donne de ses idées une exposition qui porte à croire que pour lui le problème moral n’existe pas ; ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, quand il dit que les questions débattues entre les classes sociales sont des questions de puissance, et nullement de droit[4].

Au vrai, si Nietzsche s’affirme immoraliste, c’est parce qu’il est l’ennemi déclaré de cette morale traditionnelle qui a cours aujourd’hui, et dont il lui semble que toutes les morales philosophiques sont comme imprégnées. Son intention est de s’élever contre cette « solennelle présence », contre cette « omniprésence de commandements moraux qui ne permettent même pas à la question individuelle du pourquoi et du comment de se poser ». Il rejette la « loi morale » : c’est que cette loi morale, jusqu’à lui, « devait être placée au-dessus de notre gré » ; c’est que « proprement on ne voulait pas se donner cette loi, on voulait la prendre quelque part, la découvrir, se laisser commander par elle de quelque part »[5].

Mais Nietzsche, si on le lit attentivement, montre assez, et il déclare même expressément qu’il a une morale : « je ne nie pas, dit-il, ainsi qu’il va de soi en admettant que je ne sois pas insensé, qu’il faut éviter et combattre beaucoup d’actions que l’on dit immorales, de même qu’il faut exécuter et encourager beaucoup de celles que l’on dit morales ; mais je crois qu’il faut faire l’une et l’autre chose pour d’autres raisons qu’on l’a fait jusqu’à présent »[6]. Il se donne pour objet de « recommander un but à l’humanité »[7]. Il raille même ceux qui se méprennent sur ses intentions : « des liens solides nous tiennent garrottés, nous portons une camisole de force du devoir et nous ne pou vons nous en dégager. Parfois, il est vrai, nous dansons dans nos chaînes et parmi nos glaives. Plus souvent, ajoutons-le, nous grinçons des dents et nous nous révoltons contre toutes les rigueurs secrètes de notre destinée. Mais quoi que nous fassions, les sots et l’apparence sont contre nous et disent : « ce sont là des hommes sans « devoirs »  »  »[8].

En réalité, il serait plus plausible de dire que Nietzsche a plusieurs morales que de dire qu’il n’en a pas. C’est ainsi, par exemple, que tantôt Nietzsche semble exposer une morale strictement individuelle, et tantôt il nous invite à poursuivre des fins point exclusivement égoïstes.

Les passages sont nombreux chez Nietzsche où ce lui-ci paraît nous engager à développer toutes les énergies du moi, à exalter, par l’exercice de toutes nos fa cultés, le sentiment de notre puissance et la conscience de notre individualité sans prendre souci de rien d’autre. Et la plupart de ceux-là qui dans les lettres et dans la vie se réclament de Nietzsche interprètent dans ce sens la doctrine du maître. La vérité est que le bien tel que Nietzsche le conçoit, la fin vers laquelle son enseignement veut nous diriger n’est pas une fin individuelle, égoïste. Seulement il croit devoir insister sur cette idée que la façon la plus sûre dont nous puissions contribuer au bien général, c’est celle qui consiste à travailler à notre bien propre. « On offre sans cesse notre personnalité en sacrifice à l’État, à la science, à celui-qui-a-besoin-d’aide. Faire de soi une personne complète et dans ce que l’on fait se proposer son plus grand bien, cela va plus loin que ces misérables émotions et actions au profit d’autrui. C’est précisément dans les considérations les plus personnelles que l’utilité générale est aussi la plus grande »[9]. Idée juste, pourvu qu’on se garde de toute exagération dans l’application[10] : car il est certain que souvent, avec une même dépense d’activité et de peine, nous nous procurerons plus de bien à nous-même que nous n’en procurerions à d’autres — comme aussi nous en procurerons plus à nos proches qu’aux gens éloignés de nous —.

C’est à toute l’humanité que Nietzsche s’intéresse. Il veut la rendre maîtresse de ses destinées, il veut « mettre fin à cette épouvantable domination de l’absurde et du hasard qu’on a appelée jusqu’à présent l’histoire ». Et ce qui le préoccupe — c’est ici qu’apparaît la parenté de sa doctrine avec celle de Spencer — c’est l’avenir — l’avenir lointain, l’avenir ultime — de l’humanité. Il est ce penseur dont il parle quelque part, qui « souffre d’une anxiété à nulle autre pareille [parce qu’] il saisit d’un regard tout ce qu’on pourrait tirer encore de l’homme en suscitant une réunion et un accroissement favorables des forces et des devoirs, [qui] sait combien de possibilités résident encore dans l’homme »[11]. « L’essence de ce qui est véritablement moral » ne consiste pas, pour lui, « à envisager les conséquences prochaines et immédiates que peuvent avoir nos actions pour les autres et à [se] décider d’après ces conséquences. Ceci n’est qu’une morale étroite et bourgeoise ». « Il me semble, dit-il, que ce serait d’une pensée supérieure de regarder au delà de ces conséquences immédiates afin d’encourager des desseins plus lointains. » Et il se demande : « pourquoi n’aurait-on pas le droit de sacrifier quelques individus de la génération actuelle en faveur des générations futures ? »[12]

C’est parce qu’il est soucieux surtout de l’évolution et des destinées lointaines de l’humanité que Nietzsche combat l’altruisme, tel qu’on le comprend d’ordinaire. Il s’élève principalement contre la pitié, qui a pour conséquence de conserver des dégénérés et de leur permettre de perpétuer leurs tares, qui ajoute aux maux primaires des hommes le surcroît des souffrances sympathiques, qui affaiblit enfin et déprime notre énergie, la chose du monde qui importe le plus pour le progrès de la race[13]. Il déclare même la guerre à ceux qui cherchent à abolir la souffrance, parce qu’ils « amoindrissent » l’homme. « La discipline de la souffrance, écrit-il, de la grande souffrance, ne savez-vous pas que c’est cette discipline seule qui jusqu’ici a porté l’homme aux grandes hauteurs ? Cette tension de l’âme dans le malheur, qui lui inculque la force, son ingéniosité et son courage à supporter, à braver, à interpréter, à mettre à profit le malheur, et tout ce qu’elle a jamais possédé en fait de profondeur, de mystère, de masque, d’esprit, de ruse, n’est-ce pas au milieu de la souffrance que tout cela lui a été donné ? »[14] Pour la même raison, enfin, Nietzsche combat les « idées modernes », l’égalitarisme, le socialisme, toutes doctrines qui tendent à empêcher les efforts, les élans, la marche vers un état supérieur de l’humanité, à établir pour tous une médiocrité méprisable et stationnaire, qui bornent notre idéal et arrêtent notre vue à un horizon tout proche[15].

Mais si le regard de Nietzsche va de préférence vers les perspectives lointaines, quelles sont les fins qu’il aperçoit au bout de ces perspectives ? Nietzsche ne nous les indique pas très nettement. Les formules qu’il emploie d’ordinaire, la formule, par exemple, « faire sortir autant que possible l’homme de l’animalité »[16], sont imprécises. On peut même se demander si le bien tel que Nietzsche le conçoit est un bien qui se termine aux individus. Nietzsche paraît disposé bien souvent à tout subordonner à la réalisation, ne serait-ce que dans un petit nombre d’individus, d’un idéal de perfection, de force ou de beauté[17]. Toutefois, si l’on se pénètre bien de l’esprit de la philosophie nietzschéenne, si l’on sait voir l’horreur de Nietzsche pour les abstractions métaphysiques, on se persuadera qu’une telle interprétation est fausse, et que le bien où Nietzsche tend n’est un bien que par rapport aux hommes.

Qu’est-ce donc que ce bien ? Ce semble être, si on s’en tient à une interprétation littérale des textes, la force, la puissance. Mais il est permis de croire que dans cette puissance qu’il exalte tant, Nietzsche voit l’instrument à l’aide duquel l’homme peut satisfaire ses désirs, élargir sa vie, accroître, en définitive, son bonheur, et en même temps une source inépuisable d’orgueilleuses jouissances. Nietzsche a beaucoup raillé l’utilitarisme, entendant par ce mot cette conception « anglaise » du bonheur qui ne connaît pas autre chose que « le confort et la fashion »[18]. L’idée qu’il se fait lui-même du bonheur est plus compréhensive, plus riche. À la condition que l’on fasse entrer dans la notion du bonheur ces éléments qu’il a mis en valeur, à la condition, aussi, que l’on admette que dans le calcul de l’utilité les possibilités lointaines doivent tenir une grande place, ce n’est sans doute pas être infidèle à la pensée de Nietzsche que de voir en lui un utilitaire.

Tout en se posant en adversaire de l’utilitarisme, Nietzsche, à ce qu’il semble, ne fait que rectifier la doctrine utilitaire courante. Quelque chose d’analogue peut être dit de M. Durkheim.

Que M. Durkheim ait une morale, c’est ce qui ne saurait être mis en doute. S’il se propose avant tout d’étudier la réalité, M. Durkheim ne renonce pas pour cela à l’améliorer, il nous en avertit lui-même ; et il ajoute : « nous estimerions que nos recherches ne méritent pas une heure de peine si elles ne devaient avoir qu’un intérêt spéculatif »[19].

Quels sont donc les biens auxquels M. Durkheim attache du prix ? C’est, dans la société — car M. Durkheim paraît uniquement préoccupé de morale sociale —, la discipline[20] ; c’est l’harmonie encore[21] ; c’est la solidarité sentie par les membres de la société[22] ; c’est l’absence de toute contradiction dans les idées, dans les institutions[23].

Ces biens, cependant, ne sont pas des biens premiers, ils ne nous placent pas au cœur de la doctrine. La solidarité, par exemple, a du prix parce qu’elle contient et retient l’individu, parce qu’elle refoule les égoïsmes toujours prêts à se déchaîner[24]. Les contradictions doivent être éliminées : c’est qu’il y va de l’existence même des sociétés[25].

En fin de compte, où donc tendra la doctrine de M. Durkheim ? Sera-ce vers cet idéal, la plus grande somme possible de bonheur pour les êtres capables de bonheur ? M. Durkheim répugne à l’adoption de cette formule, et cela pour des raisons diverses. Ainsi, d’un certain passage de M. Durkheim, on pourrait induire que l’idéal utilitaire paraît à M. Durkheim un idéal trop proche, trop aisément réalisable. Voulant découvrir les causes qui ont amené l’établissement dans les sociétés de la division du travail, M. Durkheim examine si parmi ces causes il faut ranger l’aspiration des hommes vers le bonheur, et à l’encontre de cette idée il développe cet argument, parmi d’autres, que « notre puissance de bonheur est très restreinte », que c’est à bon droit « que l’expérience humaine voit dans l’aurea mediocritas la condition du bonheur ». « Un développement modéré, dit-il, [de la division du travail et de la richesse] eût suffi pour assurer aux individus toute la somme de jouissances dont ils sont capables »[26]. Et cet argument contre une certaine explication scientifique du phénomène de la division du travail pourrait devenir, sinon un argument contre l’utilitarisme, du moins un motif de chercher une doctrine morale différente de l’utilitarisme.

Mais la raison principale pour laquelle M. Durkheim ne veut pas adhérer à la doctrine utilitaire est autre — c’est même, d’une certaine manière, le contraire de la raison que je viens d’indiquer — ; c’est que M. Durkheim, comme d’autres philosophes, Marx par exemple[27], veut une morale réaliste. Si l’on se propose un idéal trop éloigné de la réalité sur laquelle on veut agir, on se condamnera à l’impuissance ; ou bien, dans la mesure où l’action qu’on exercera aura de l’efficacité, on produira des résultats fâcheux. Il ne faut pas « pousser violemment les sociétés vers un idéal qui [nous] paraît séduisant »[28] ; vouloir créer « une civilisation supérieure à celle que réclame la nature des conditions ambiantes, c’est vouloir déchaîner la maladie dans la société dont on fait partie »[29].

M. Durkheim nous conseille donc d’être « sagement conservateurs »[30]. Si nous l’écoutons, nous éviterons de « nous substituer à la conscience morale des sociétés, [de] prétendre légiférer à sa place ». Comme il faudra, cependant, « apporter un peu de lumière » à cette conscience morale collective, « diminuer ses perplexités »[31], nous dirigerons nos efforts vers la conservation ou le rétablissement de la santé dans le corps social. « Pour les sociétés comme pour les individus la santé est bonne et désirable, la maladie au contraire est la chose mauvaise et qui doit être évitée »[32]. Cette santé de la société sera l’unique fin de notre activité sociale.

M. Durkheim, au reste, ne s’en tient pas à cette première formule. Il cherche « un critère objectif, inhérent aux faits eux-mêmes, qui nous permette de distinguer scientifiquement la santé de la maladie dans les divers ordres de phénomènes sociaux »[33]. Ce critère, il le trouve dans la normalité ; et le normal à son tour est identifié avec le général et le moyen[34].

Si l’on va au fond des choses, on s’apercevra aisément que toute cette doctrine de M. Durkheim procède d’un principe utilitaire. Et M. Durkheim ne laisse pas de montrer parfois cette source véritable de ses idées. Il justifiera, par exemple, son appréciation sur les phénomènes sociaux qui ont de la généralité en disant que les formes d’organisation les plus répandues ne peuvent pas manquer d’être, du moins dans leur ensemble, les plus avantageuses[35].

Il reste, toutefois, que M. Durkheim, en substituant à la formule du plus grand bonheur la formule de la santé, puis celle de la normalité et de la généralité, s’écarte, ou s’expose à s’écarter de l’utilitarisme. Il nous interdira, par exemple, de poursuivre ces améliorations sociales qui éloigneraient la société du type normal. Car de telles améliorations sont facilement concevables, et c’est en vain que M. Durkheim en nie la possibilité : quand il dit que ces prétendues améliorations ou bien ne répondent à aucune tendance latente ou en acte, auquel cas elles n’ajouteront rien au bonheur des hommes, ou bien répondent à quelque tendance, ce qui indique que le type normal n’est pas réalisé, quand il dit qu’avant ces améliorations il y en a nécessairement d’autres à réaliser qui sont plus urgentes, il ne réussit pas à nous convaincre[36].

D’autre part, ce type normal, qui ne contient pas tout ce qu’il y a lieu pour nous de vouloir, contient des caractères que nous devons chercher à éliminer. M. Durkheim le conteste ; et constatant, par exemple, que le crime est un phénomène normal, il entreprend de démontrer que le crime est un facteur de la santé sociale, qu’il est utile[37]. Mais cette thèse a quelque chose de contradictoire : elle nous invite à souhaiter que dans la lutte qu’elle soutient contre la criminalité la société ne réussisse que partiellement, et à concevoir un optimum de criminalité dont on ne voit nullement comment il sera déterminé. Et cette thèse, d’ailleurs, M. Durkheim ne réussit pas à l’établir. Ce n’est pas un argument sérieux que celui qui consiste à dire que le crime est parfois une anticipation de la morale à venir[38]. Et l’on ne doit pas s’arrêter non plus à cet autre argument que, pour que la conscience collective évolue, il faut que l’originalité individuelle puisse se faire jour[39] ; cette originalité individuelle, condition de l’évolution des idées, n’aura-t-elle pas mille manières de se manifester lorsqu’on aura fait disparaître, par des modifications dans ces institutions qui provoquent en quelque sorte les crimes, par l’éducation des individus, par l’établissement de mesures appropriées d’élimination ou de répression, le vol ou le meurtre ? Il reste bien à M. Durkheim la ressource de soutenir que la suppression de la criminalité telle que nous la définissons aujourd’hui ne représenterait, en elle-même, aucun bien pour l’humanité : et c’est ce qu’il fait en effet, invoquant comme raison que, si la moralité publique réalisait assez de progrès pour que disparussent les actes présentement regardés comme criminels, d’autres actes seraient tenus pour tels que nous voyons de nos jours avec la plus grande indulgence[40]. Mais il semble bien que M. Durkheim commette ici une confusion : le remplacement qu’il prévoit des formes actuelles de la criminalité par des formes nouvelles laisserait peut-être égale la somme d’indignation que soulèvent les actes considérés comme criminels ; ne serait-ce pas cependant un résultat heureux, un gain positif pour la société si l’on cessait par exemple de tuer ?

Il y a donc, chez M. Durkheim, une superstition du normal. En définitive, les idées de M. Durkheim peuvent nous aider à bien appliquer le principe utilitaire ; mais les formules que M. Durkheim propose n’ont de valeur qu’autant qu’on peut les déduire du principe de l’utilité générale ; et elles ne correspondent pas si exactement à celui-ci qu’on puisse les y substituer sans réserves.

Je terminerai ce chapitre par quelques mots sur la doctrine que Guyau a exposée dans son Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction.

Cette doctrine s’écarte du pur utilitarisme plus que les doctrines précédentes. Guyau se rattache à Spencer ; il emprunte à celui-ci sa formule du développement, de l’intensification de la vie. Mais pour Spencer cette formule ne devait pas servir à autre chose qu’à permettre de mieux déterminer l’utilité ; tandis que pour Guyau la vie vaut par elle-même et se suffit à elle-même.

Ce qui a conduit Guyau à choisir comme principe de sa morale le principe de la vie, c’est son désir d’établir une harmonie aussi parfaite que possible entre la moralité et la nature. Par là seulement il semblait à Guyau que pût être constituée une morale « positive ». Mais à vouloir faire rentrer la moralité dans la nature on se condamne — si du moins on donne ici au mot nature son sens le plus large — à supprimer la moralité. Si le principe de la vie agit partout et toujours, comme Guyau paraît l’entendre, à quoi bon une morale ? Nous n’aurons qu’à suivre la nature, je veux dire à nous laisser conduire par les forces de toutes sortes qui s’agitent en nous : et alors il n’y aura plus de morale du tout. Que si vous prétendez établir vraiment une morale, je veux dire nous proposer un idéal, nous inviter à résister à certaines impulsions, à céder à d’autres, alors votre vie ne sera plus le principe universel dont vous parliez.

En fait Guyau, dans l’application de son principe, est contraint de recourir à des considérations étrangères à ce principe, et qui le plus souvent sont utilitaires. Lorsqu’il veut nous faire passer de l’égoïsme à l’altruisme, il nous montrera que la vie la plus intense, c’est celle de l’individu dont l’activité déborde sur ses semblables ; mais en nous le montrant il mettra surtout en lumière l’accroissement de félicité que nous obtenons par l’exercice de l’activité désintéressée et altruiste[41]. C’est qu’en effet, comme Guyau le sait, comme il le dit expressément, le plaisir est le « principe de la conscience »[42] ; et seuls les « principes de la conscience » peuvent devenir des principes moraux : c’est tomber dans une grave erreur que de vouloir, avec Guyau[43], remplacer dans la morale le point de vue de la finalité par celui de la causalité efficiente.

  1. Critique de la raison pratique, Ire partie, I, 1, scolie 1 du théorème 2 (v. pp. 34-36).
  2. Systèmes de morale contemporains, VII, 1, pp. 323 sqq.
  3. Justice, § 130 ; cf. passim.
  4. Humain, trop humain, I, § 446.
  5. Aurore, §§ 107, 108.
  6. § 103.
  7. § 108.
  8. Par delà le bien et le mal, § 226. Voir encore §§ 203, 272 et passim.
  9. Humain, trop humain, I, § 95.
  10. Pourvu aussi qu’on l’applique là où il convient de l’appliquer. Ainsi, il est clair que nous pouvons plus d’ordinaire pour augmenter notre bonheur propre que pour augmenter celui du prochain, quand on considère cette augmentation du bonheur qui résultera d’une réforme du caractère ; mais l’idée de Nietzsche cessera d’être vraie pour autant que le bonheur dépend de la richesse : c’est un fait que les biens économiques acquis par un homme déjà pourvu abondamment lui sont moins utiles qu’ils ne le seraient pour des gens moins riches.
  11. Par delà le bien et le mal, § 203.
  12. Aurore, § 146.
  13. § 134 et passim.
  14. Par delà le bien et le mal, § 225.
  15. Humain, trop humain, I, § 235.
  16. Aurore, § 106.
  17. Humain, trop humain, I, §§ 438, 479, 480.
  18. Par delà le bien et le mal, § 228.
  19. De la division du travail social, 2e éd., Paris, Alcan, 1902, Préf. de la Ire éd., p., xxxix.
  20. Les règles de la méthode sociologique, 3e éd., Paris, Alcan, 1901, 5, §4, p. 152.
  21. V. par exemple De la division du travail social, III. 3, § 2, p. 382.
  22. V. Conclusion, § i, p. 382 et passim.
  23. Préf. de la Ire éd., p. XL.
  24. Conclusion, § i, pp. 394, 396.
  25. V. Préf. de la Ire éd., p. XL.
  26. II, I, § I (v. en particulier pp. 213, 215).
  27. Voir ma leçon sur Karl Marx, dans les Études sur la philosophie morale au xixe siècle (Paris, Alcan, 1904).
  28. Les règles de la méthode sociologique, 3, § 3, p. 93.
  29. De la division du travail social, II, 5, § 2, p. 332.
  30. Préf. de la Ire éd., p. XL.
  31. V. Introd., p. 8.
  32. Les règles de la méthode sociologique, 3, p. 61.
  33. Ibid.
  34. 3, § 1.
  35. 3, § 1, p.73.
  36. Voir 3, § 2, p. 80, note. M. Durkheim ajoute que pour améliorer le type normal, il faut le connaître. Il avoue par là qu’on peut travailler à avoir mieux que le type normal.
  37. 3, § 3, p. 83 ; cf. Préf. de la Ire éd., pp. vi-vii, note.
  38. 3, § 3, pp. 88-89.
  39. P. 88.
  40. Pp. 83-87.
  41. Voir I, passim.
  42. I, 1, p.91.
  43. Conclusion, p. 247.