Principes de morale rationnelle/3-1

La bibliothèque libre.
Félix Alcan (p. 243-257).

LIVRE III

QUELQUES REMARQUES SUR L’APPLICATION DU PRINCIPE

I

Je n’ai pas l’intention de m’étendre sur ce qu’on pourrait appeler les corollaires des thèses développées dans les deux livres précédents, d’examiner longuement ce que deviennent, dans ma doctrine, les idées de la sanction, de la responsabilité, du mérite, de la vertu. Ce n’est pas que cette recherche m’apparaisse comme une tâche inutile. Il importerait au contraire qu’elle fût faite, car les notions que je viens d’énumérer dominent en quelque sorte, non seulement la morale traditionnelle et les morales philosophiques qui s’y rattachent étroitement, mais ces morales philosophiques mêmes qui par la construction en même temps que par le contenu se rapprochent de celle que j’ai présentée, et parfois jusqu’aux doctrines naturalistes.

Je me dispenserai toutefois d’entrer ici dans cette étude. Je me suis expliqué ailleurs sur la sanction[1] : j’ai montré — me bornant d’ailleurs sur ce point à compléter les observations de Guyau — que rien ne pourrait justifier — les considérations utilitaires étant écartées — l’octroi d’une récompense à l’auteur d’une action jugée bonne, et l’application d’une peine à l’auteur d’une action mauvaise. J’ai fait voir que, la sanction abolie, la responsabilité — il s’agit de la responsabilité dite morale — et le mérite — tel qu’on le comprend d’ordinaire — s’évanouissaient, ces deux idées n’ayant de sens qu’autant qu’on admet la nécessité de la sanction. Quant à la vertu ou à la moralité — c’est tout un —, laquelle se mesure à la part que la raison prend dans la détermination de nos actes, il apparaît assez clairement que ma doctrine permet de la tenir pour précieuse : la vertu a du prix en tant qu’elle produit des actions bonnes chez celui qui la possède, en tant qu’elle est une promesse que de telles actions seront accomplies parce même agent dans l’avenir, en tant, enfin, qu’elle est un bon exemple pour les autres hommes ; mais il faut se garder de donner à la vertu je ne sais quelle valeur absolue, de la mettre au-dessus de la bonté, c’est-à-dire de la conformité des actions au principe moral, du fait que les actions procurent du bonheur à l’agent et à ses semblables : il faut voir que la façon est indifférente dont est obtenu ce que la raison éclairée nous invite à vouloir, que la bonté seule a du prix par soi, et que si la vertu a un prix, c’est d’une manière dérivée[2].

Je ne m’attarderai pas non plus à montrer comment, le principe suprême de la morale une fois déterminé — et ce principe étant celui du plus grand bonheur —, la morale — j’entends ici la morale complète, celle qui comprend les applications du principe — pourra se constituer. Des indications ont été données déjà à ce sujet, qui à la rigueur peuvent être tenues pour suffisantes. Si tous nos actes doivent tendre à créer du bonheur, le plus de bonheur possible, il faudra, pour mesurer la bonté d’un action, savoir ce que cette action produira de bonheur et ce qu’elle produira de souffrance, tant par elle-même, immédiatement, que par ses conséquences plus ou moins lointaines. Ainsi il apparaît que la morale complète, comme je l’ai appelée, dépendra étroitement des sciences ; et elle dépendra surtout de trois d’entre elles : la physiologie, la psychologie, la sociologie.

La morale étant par rapport aux sciences dans cette dépendance, c’est principalement, à ce qu’il semble, des découvertes de la physiologie et de la sociologie que la morale peut espérer retirer du profit. Ce que nous trouvons de bonheur dans les différents modes où nous pouvons exercer notre activité, dans quel sens il nous convient de transformer notre caractère, notre nature pour nous rendre capables de plus de bonheur, tout cela, nous le savons assez bien : ces observations familières que

les hommes ont faites de tout temps et que résument les dictons de la sagesse populaire, les préceptes, mieux encore, que tant de moralistes nous ont laissés nous l’enseignent ; et il n’y a pas grand chose à attendre, sur ces divers points, des progrès futurs de la psychologie. Mais la physiologie nous fournira les moyens de prolonger notre existence, de nous affranchir de tant de maux qui l’empoisonnent ; elle nous dira — ce qui est de la plus haute importance — ce qu’il faut faire pour que notre organisme évolue vers un état qui nous rendrait plus aptes au bonheur. Et la sociologie nous dira de son côté quelles sont les transformations sociales qui diminueront le plus la somme effroyable de misère dont l’organisation actuelle de la société est accompagnée.

Grâce aux progrès des sciences, les applications du principe pratique suprême deviendront de plus en plus exactes. Toutefois, il ne convient pas de concevoir pour la morale une perfection vers laquelle elle tendrait, dont elle se rapprocherait toujours davantage, et qui demeurerait fixe. Par cela seul que cette réalité que la morale doit gouverner est sans cesse en évolution, on conçoit que pour chacun des instants de la durée il faudrait une morale distincte : ce que le principe de l’utilité générale, bien appliqué, voudrait que nous fissions aujourd’hui, ce même principe pourra ne plus nous engager à le faire dans dix ans ou dans vingt ans.

Il y a d’ailleurs contre l’idée d’une morale qui, dans sa perfection, demeurerait fixe, une objection plus décisive que la précédente. L’idée d’une morale fixe implique la croyance à des règles morales spéciales qui seraient susceptibles d’être appliquées à un nombre indéfini de cas singuliers. Or cette croyance est à rejeter.

Il ne faut pas dire seulement qu’entre un moment et l’autre de la durée des modifications de la réalité interviennent qui font que des règles, naguère valables, cessent d’être fondées ; il faut aller plus loin et dire que jamais deux cas concrets ne sont pareils l’un à l’autre, fût-ce dans un même moment de la durée, qu’il n’y a point, par suite, des règles morales universelles. Et ceci posé, il devient évident qu’on ne saurait rien concevoir d’immuable dans la morale que le principe où toute la morale est suspendue.

Mais cette question des règles morales que je viens de soulever est une question des plus intéressantes : arrêtons-nous y un instant.




La croyance à des règles morales spéciales qui s’appliqueraient à un nombre de cas indéfini, qui seraient des règles universelles, et qui, déduites ou non d’un principe plus haut, auraient en quelque sorte une valeur absolue, cette croyance est commune chez les philosophes. Elle a contribué, comme on a vu, à jeter Kant dans le formalisme ; si Kant ne veut pas d’une loi morale qui contiendrait une matière, c’est que tout principe matériel, pour lui, se ramène à l’amour-propre, fait appel aux penchants de notre nature : et ces penchants, qui nous portent à rechercher notre plaisir, nous déterminent à des actions qui varient d’un individu à l’autre, qui varient chez le même individu entre un moment et un autre[3]. Et d’autre part on peut dire aussi que la croyance à des règles spéciales universelles a contribué à provoquer ces attaques que l’on a récemment dirigées contre l’idée d’une morale « théorique » : quand M. Lévy-Bruhl représente que la nature humaine n’est pas toujours identique à elle-même[4], il a tort, si l’on entend que les variations qui se produisent dans notre nature ne permettent pas de trouver pour tous les hommes un même principe suprême de conduite ; mais il a rai son, si l’on entend que ces variations de notre nature ne permettent pas de poser des règles spéciales immuables ; et l’argument qu’il tire des conflits de devoirs, la remarque qu’il fait que ces conflits sont insolubles, cette remarque vaut à coup sûr contre ceux qui admettent des devoirs spéciaux absolus[5].

D’où vient donc la croyance qui nous occupe ? Elle vient en premier lieu de la morale traditionnelle : celle-ci ne part pas d’un principe de conduite suprême, elle énonce des commandements, des interdictions spéciales, et si elle réduit ensuite ces prescriptions à quelques formules plus vastes, elle n’opère pas, tant s’en faut, une unification complète.

Une deuxième source de cette croyance est l’analogie que beaucoup de philosophes ont voulu établir entre la morale et la science : il y a, pensent-ils, des lois morales universelles comme il y a des lois physiques universelles ; et si les lois morales parfois admettent des exceptions, c’est de la même manière que les lois physiques, c’est parce qu’une loi peut, dans certains cas, être empêchée d’agir par l’action contraire d’une autre loi[6].

Il n’y a pas lieu de discuter la conception traditionnelle de la morale en tant que traditionnelle : peu importe que la conscience collective des sociétés ait formulé d’abord des prescriptions spéciales ; il suffit, pour ne pas se laisser influencer par ce fait, de savoir que la morale rationnelle est autre chose que la morale vulgaire. Il n’est pas inutile, en revanche, de discuter l’analogie qu’on crée entre la morale et la science.

On sait que la science a pour tâche d’expliquer les phénomènes, en d’autres termes, de les ramener à l’unité. Pour procéder à cette unification de la réalité, qui ne pourra être que progressive, la science isole, abstrait dans la réalité des éléments : c’est par là, c’est par les liaisons qu’elle établit entre ces éléments ainsi abstraits qu’elle arrive à formuler des lois ; l’abstraction est la condition de la généralisation. Et tout de suite il faut remarquer que ces deux opérations — on s’en rend compte de mieux en mieux — ne sont pas d’une légitimité parfaite : les lois physiques ne sauraient jamais exprimer d’une manière adéquate une réalité qui est toujours infiniment complexe. Tout ce que l’on peut dire, c’est que ces opérations sont légitimes dans une certaine mesure, dans la mesure où, comme on voit qu’il arrive, elles nous mettent à même de prévoir l’avenir.

Passons à la morale. Celle-ci doit déterminer d’abord un principe suprême de conduite — c’est, admettons,

le principe de l’utilité — ; après quoi elle appliquera ce principe aux cas singuliers que la vie présente. Aura-t-on donc, faisant cette application, des lois pareilles, sous le rapport qui nous occupe, aux lois physiques ? Il en serait ainsi à coup sûr si l’on devait se borner, pour appliquer le principe de l’utilité, à considérer le plaisir ou la peine que nos diverses actions procurent par elles-mêmes, immédiatement, soit à nous-mêmes, soit à ceux de nos semblables qu’elles visent. Une action agréable serait dite bonne, une action pénible serait dite mauvaise ; et les lois morales seraient semblables aux lois physiques, pour cette raison que ces lois morales seraient purement la transcription de ces lois physiques qui régissent la production du plaisir et de la peine ; les lois morales ne comporteraient d’exceptions que parce que les lois qui expriment les conditions du plaisir et de la peine se contrarient parfois entre elles, ou sont contrariées encore par d’autres lois.

Toutefois, même à ne considérer que les effets immédiats de nos actions sur la sensibilité, une remarque s’impose : c’est que ces actions dont s’occupent les règles morales que l’on formule d’ordinaire sont complexes déjà, c’est qu’elles affectent notre sensibilité, ou la sensibilité de nos semblables, par plusieurs voies, de plusieurs manières à la fois ; c’est qu’elle ne correspondent pas précisément à ces conditions générales et simples du plaisir et de la peine que la science psychologique détermine.

Cette remarque n’a qu’une importance secondaire. Une remarque autrement importante, c’est que, lorsqu’on veut apprécier la valeur morale d’une certaine sorte d’actions — et c’est cela qu’on fait quand on énonce une règle morale —, on est obligé de considérer toute la suite des conséquences que ces actions entraîneront après elles. Dans la science, il en va autrement : une généralisation scientifique est légitimée, avons-nous vu, dès que cette généralisation permet de prévoir l’avenir ; or il arrive souvent que le savant obtienne ce résultat, qui est tout ce qu’il poursuit, en unissant deux termes abstraits, l’effet et la cause, et sans rien considérer en dehors de ces deux termes. Et la conception courante, sans doute, veut qu’une action soit bonne ou mauvaise par elle-même, indépendamment de ses suites ; cette conception, toutefois, n’est pas si exclusive qu’on ne corrige souvent l’appréciation des actes par la considération de leurs conséquences ; et de plus elle n’est aucunement défendable. Mais si la valeur d’un acte dépend de toutes les conséquences qui en résulteront, comme la série des conséquences, pour chaque acte, est infinie, deux actes, si pareils qu’on les fasse, pourront toujours avoir des valeurs morales très diverses, et les règles morales spécifiques seront beaucoup plus éloignées que les lois physiques de pouvoir prétendre à l’universalité.

Il y a mieux encore. Dans les observations précédentes, il a été supposé, conformément à ce qu’enseigne la morale vulgaire, que les actions étaient ou bonnes ou mauvaises. Au vrai, il n’y a pas seulement des actions bonnes et des actions mauvaises, il y a des actions meilleures et des actions moins bonnes, des actions moins mauvaises et des actions plus mauvaises. Et la somme de plaisir ou la somme de peine, l’excédent de plaisir ou l’excédent de peine que produira une certaine sorte d’actions — c’est cela même sur quoi doit se fonder l’appréciation morale — ne sera jamais le même dans deux cas distincts.

Même en négligeant cette dernière remarque, même en admettant, contrairement à ce qui est, que la morale n’ait à distinguer qu’entre des actions bonnes et des actions mauvaises, même ainsi il n’y aura pas de lois pratiques spéciales qui soient universelles. Et il n’y aura pas non plus de principes politiques universels ou absolus, la politique n’étant, comme il sera montré bientôt, qu’une branche de la morale[7]. Les lois morales spéciales, les principes politiques que l’on se plaît à énoncer ne s’appliqueront jamais convenablement à tous les cas concrets qu’ils prétendront régir : on ne pourra jamais se fonder sur eux pour trancher les cas qui se présenteront sans avoir fait de ceux-ci un examen particulier.

Si les règles morales sont loin d’être vraiment universelles, ainsi qu’on le conçoit d’ordinaire, si l’appréciation exacte d’une action ne peut être obtenue que par une considération singulière de cette action, il existe cependant plusieurs raisons pour lesquelles il convient de travailler à déterminer des règles morales spéciales et de s’y tenir très étroitement.

En premier lieu, la détermination de règles pratiques — qui sans doute ne seront justes que dans la plupart des cas — simplifie la recherche de la vérité morale. Les règles résument l’expérience acquise ; elles nous apprennent que le plus souvent telle action produit plus de plaisir que de peine, ou encore que le plus souvent telle action est préférable à telle autre qu’on pourrait accomplir en la place de celle-là. Or la vie nous presse ; à chaque instant des alternatives nouvelles se présentent devant nous ; vouloir ne décider qu’en connaissance de cause, c’est entreprendre préalablement à chacune des actions que nous devrons accomplir des recherches peut-être infinies, et cela est absurde. Burke disait que l’homme qui voudrait résoudre tous les problèmes pratiques sans préjugé, qui s’imposerait à chaque moment de remonter aux principes, se condamnerait à ne pas agir[8]. On peut remplacer ici le préjugé par la règle : car si la règle n’est pas nécessairement un préjugé par rapport à l’ensemble des cas auxquels elle doit s’appliquer — elle peut en effet être juste pour la majorité de ces cas —, elle est un préjugé à coup sûr par rapport à chacun des cas singuliers qui se présentent. « Et il faut suivre ce préjugé — à moins que le cas ne soit particulièrement grave, ou qu’on ne voie tout de suite que la règle ne s’y applique pas correctement — parce que pour mieux agir il ne faut pas renoncer à agir, et passer son temps à délibérer.

Voici une autre raison de suivre des règles inflexibles ou quasi inflexibles. L’obéissance à une règle une fois adoptée crée en nous une habitude, une disposition à agir d’une manière déterminée quand un de ces cas se présentera que la règle prévoit. Supposons que la règle soit juste pour la majorité de ces cas auxquels elle doit s’appliquer : respectant toujours cette règle, il nous arrivera de ne pas agir toujours pour le mieux ; mais dans les cas où la règle sera juste, l’habitude dont je parlais nous aidera puissamment à faire le meilleur. Au contraire, si nous prétendons prendre pour chaque cas une décision particulière, si nous admet tons, encore, trop facilement des exceptions à la règle, nous pourrons dans plus d’une circonstance mieux voir ce qui en soi est préférable ; mais nous n’aurons pas pour soutenir la raison, dans d’autres circonstances qui seront plus nombreuses, cette force de l’habitude qui est peut-être ce qu’il y a de plus efficace en nous.

La pratique de la règle, d’ailleurs, n’est pas utile seulement par rapport au contenu spécial de cette règle : l’obéissance à des règles en général est pour nous une discipline qui a de la parenté avec cette discipline qui nous soumettrait à la raison, et à elle seule ; c’est une préparation, par là, à la moralité véritable. Celui qui s’astreint à observer des règles — quelles que soient ces règles — sans jamais y manquer, celui-là augmente en lui l’empire de la raison, il rend plus facile du moins l’exercice par la raison de l’autorité qui lui appartient.

L’obéissance constante à des règles, en même temps qu’elle nous est utile à nous-mêmes, est utile à nos semblables. Cette obéissance a une vertu exemplaire. En suivant fidèlement une règle morale, nous inspirons aux autres le respect de cette règle, et nous contribuons à diriger leur activité dans le sens que la règle détermine, ce qui le plus souvent sera bon. En outre, nous enseignons à nos semblables à pratiquer une discipline d’une manière générale, et nous contribuons par là au développement de la moralité parmi les hommes. S’agit-il des « principes » politiques ? Ici, comme on verra plus loin, quelque chose de nouveau intervient, à savoir la contrainte. Mais ce sont encore les motifs ci-dessus indiqués qui font qu’il y a lieu de proclamer des principes, d’établir des lois inflexibles. La meilleure méthode, tout d’abord, paraît être celle qui laisserait aux administrateurs, aux magistrats, le soin de trancher toutes les questions en s’inspirant uniquement des circonstances particulières à chaque affaire. On ne saurait, toutefois, procéder ainsi, car en l’absence de principes, de lois obligeant les administrateurs, les magistrats, il serait trop à craindre — je veux m’en tenir à cette observation — que ceux-ci ne prissent conseil de leur passion ou de leur intérêt personnel au lieu de chercher l’utilité générale.

Laissons de côté la politique ; attachons-nous à la morale seule — au sens ordinaire du mot — : dira-t-on qu’il n’est pas tellement utile, au moins par rapport aux autres, que nous nous astreignions à obéir à des règles ? qu’il nous est loisible de manquer aux règles, du moment qu’on n’en saura rien autour de nous ? Tartufe disait que le scandale constitue tout le péché. Une telle proposition, entendue comme universelle, est manifestement contradictoire et absurde. Ne peut-on pas cependant la tenir pour vraie dans ces cas où la violation de la règle n’est pas un mal en elle-même, et en admettant que par cette violation de la règle notre moralité ne sera pas affaiblie ? On aurait ainsi deux pratiques, l’une extérieure, l’autre ésotérique. Seulement l’une des deux suppositions que l’on a dû faire pour arriver là est irréelle, à savoir la supposition que nous pourrons nous affranchir de la règle sans qu’il en résulte de dommage pour notre moralité. De plus, la nécessité où nous serons de dissimuler, sinon de mentir, créera en nous une disposition vicieuse. Enfin il faudrait que notre pratique ésotérique restât tout à fait secrète : et il n’y a guère de chances, à l’ordinaire, pour que cela soit.

On le voit, il y a des raisons très sérieuses qui militent en faveur de l’adoption et de l’observation fidèle de règles pratiques spéciales. Parmi ces raisons il en est une qui sert aussi bien à fonder les règles de la technique ou celles de la prudence : c’est la raison que l’on tire de l’impossibilité où nous sommes d’étudier particulièrement tous les cas qui se présentent. Les autres raisons ne valent que pour la morale. Mais toutes tant qu’elles sont — il importe de le voir — ce sont des raisons purement utilitaires. C’est du principe suprême de l’utilité qu’elles se déduisent, pour venir apporter une complication — c’est en même temps, d’une certaine manière, une simplification — dans l’application de ce principe. Guyau a cru trouver un argument contre l’utilitarisme dans le fait que cette doctrine ne permettrait pas l’établissement de règles universelles, et qu’elle conduirait à une casuistique pareille à la casuistique dévote[9]. Évitons d’affirmer, de concevoir à priori qu’il doit y avoir des règles universelles : que signifie, dès lors, l’objection de Guyau ? elle consiste à reprocher à l’utilitarisme de produire des conséquences désastreuses. Mais dans ce reproche il y a une sorte de contradiction : vous invoquez contre l’utilitarisme l’utilitarisme lui-même. Soyez logique, vous arriverez, non pas à nier la doctrine utilitaire, mais à.compléter, à corriger certaine façon d’appliquer le principe de la doctrine. L’utilitarisme veut que nous pesions dans chaque cas particulier le bien et le mal — le plaisir et la peine — et que nous nous décidions d’après les résultats de cette pesée ; mais parmi les éléments qui doivent entrer en compte il en est qui sont tels qu’il nous conviendra, en définitive, pour chaque espèce de cas, de nous faire des règles d’action immuables, des règles du moins auxquelles nous ne manquerons qu’avec la plus grande circonspection[10].

    qui est bon ? À cela je répondrai : on ne saurait séparer d’une part le fait que la raison a des exigences, et d’autre part le principe moral où la raison nous conduit ; ces deux choses constituent un bloc. Celui-là donc qui est convaincu que la raison nous engage à chercher le plus grand bonheur pour l’universalité des êtres sentants, celui-là consentira à qualifier de vertueux les hommes qui par respect pour la raison cherchent à réaliser, par exemple, tel idéal de beauté ou d’ordre : c’est là une pure affaire de dénomination ; mais il ne pourra attacher du prix qu’aux actions vraiment bonnes, c’est-à-dire aux actions qui créent du bonheur.

  1. Dans La responsabilité pénale.
  2. On objectera peut-être que je suis parti de la considération des exigences pratiques de la raison, que c’est dans ces exigences que j’ai trouvé l’énoncé du problème moral ; et l’on dira : la volonté, dès lors, qui obéit à la raison n’est-elle pas précieuse même alors qu’on se méprend sur ce
  3. Raison pratique, Ire partie, I, i, scolie du théorème 3 (pp. 44-46), scolie 2 du théorème 4 (p. 61).
  4. La morale et la science des mœurs, 3, § I.
  5. Voir 3, §2.
  6. Voir par exemple Wundt, Ethik, III, 4, § i c, pp. 546-547. M. Wurndt ajoute (p. 547) que lorsque deux devoirs sont en conflit, l’un des deux doit céder le pas à l’autre ; les forces physiques au contraire se composent. Cette observation ne paraît pas très juste : il peut arriver que deux lois physiques ne se composent pas ensemble ; et l’on conçoit d’autre part que, deux devoirs étant en conflit, on puisse trouver le moyen de les concilier, de satisfaire — dans une certaine mesure — à l’un et à l’autre.
  7. J’ai combattu la notion de principes politiques absolus dans mon article sur La superstition des principes.
  8. Cité par Halévy, dans La formation du radicalisme philosophique, t. II, i, § i, p. 10.
  9. La morale anglaise contemporaine, 2e partie, II, 4, § 3.
  10. Je n’ai pas la prétention d’avoir traité à fond la question de la règle en morale. Je n’ai pas examiné, par exemple, comment, l’utilité des règles étant admise, il conviendrait de résoudre les conflits de devoirs ; car il y aura de tels conflits, du moment qu’on entreprend de déterminer des règles. Je pourrais remarquer, encore, que la conception que je viens d’exposer au sujet des règles morales s’impose avec moins de force quand il s’agit de morale personnelle que lorsqu’il s’agit de morale sociale : il serait bon que chaque individu se fixât, pour celles de ses actions qui ne concernent que lui, des règles qui seraient universelles par rapport à lui — en ce sens qu’il s’astreindrait à n’y jamais manquer —, mais qui cependant seraient appropriées à son tempérament, à son caractère particuliers ; il est vrai que la considération de l’exemple à donner interviendra souvent ici, et nous détournera de faire ce qui pour nous serait le meilleur.