Principes de morale rationnelle/3-2

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Félix Alcan (p. 258-268).

II

Nous venons d’examiner la question des règles morales. Je n’ai pas l’intention d’étudier maintenant toutes les autres questions relatives à l’application du principe moral suprême. Je me bornerai à dire quelques mots de l’une de ces questions, celle qui consiste à savoir si, dans la détermination des règles de la ligne de conduite que nous suivrons et que nous engagerons nos semblables à suivre, nous devrons nous attacher à ce qui en soi est le meilleur, ou nous en écarter au contraire, d’une certaine manière que je vais préciser.

Commençons par remarquer que la morale que nous pratiquerons et celle que nous travaillerons à répandre devront être identiques autant que possible. On peut se laisser convertir par quelqu’un qui prêche une certaine morale et qui, croyant à cette morale, n’y conforme pas cependant sa conduite : une doctrine s’impose dans une certaine mesure par la seule vertu de la vérité qui est en elle, ou que les gens croient y voir. L’importance de l’exemple n’en est pas moins très grande ici, tant pour faire accepter la doctrine que pour décider les gens à la suivre. Et il ne conviendrait pas de s’affranchir en secret de cette morale que l’on prêcherait aux autres, et que l’on pratiquerait extérieurement : on en a vu les raisons plus haut.

Ce qui est concevable, c’est que, tenant de certaines actions, de certaines règles pour bonnes en soi, on juge à propos cependant d’en recommander et d’en pratiquer d’autres ; et l’on conçoit même que, partisan de la doctrine utilitaire, on cherche à répandre une doctrine différente, qu’il puisse être utile de ne pas soutenir le principe d’utilité. En effet, cette morale qui est la meilleure en soi peut ne pas être dans des conditions favorables pour se faire adopter, et surtout pour se faire obéir des hommes. Les traditions en vigueur dans une société, la tournure d’esprit des membres de cette société peuvent rendre ceux-ci inaptes jusqu’à un certain point à la compréhension de certaines vérités. Ou bien encore telle particularité d’ordre physiologique, psychologique, sociologique portera les hommes en question avec une force quasi invincible à violer constamment tel précepte qu’on voudrait les décider à respecter. Des préceptes différents, des règles moins sévères seraient acceptées, seraient obéies plus aisément ; et en définitive ces règles-ci seraient préférables aux autres.

Toutefois, si l’on s’enferme dans la morale proprement dite, il ne semble pas qu’en fait il doive jamais y avoir lieu de proposer un autre idéal que celui qui en soi est le meilleur. Quel moyen plus sûr, pour faire adopter et faire réaliser un idéal, que de le présenter à tous ? Une méthode indirecte, oblique ne donnerait sans doute aucun résultat ; attendre un moment plus heureux, c’est perdre du temps. Tout ce qu’il faudra, c’est prendre des précautions pour éviter que l’idéal que l’on veut proposer ne soit mal compris, qu’il ne puisse servir, aussi, à justifier ou qu’il n’encourage des actions mauvaises : et c’est, encore, viser à faire réaliser l’idéal en question dans la mesure seulement que les circonstances permettront.

Ce que je viens de dire s’applique à la morale — à ce qu’on entend d’ordinaire par ce mot — ; il convient de parler différemment au sujet de la politique.


Les rapports véritables de la politique avec la morale n’ont pas été toujours nettement discernés. Que des rapports existent, c’est ce qui ne saurait faire de doute ; cela du moins si on ne voit pas dans la politique une simple technique à laquelle on demanderait les moyens d’atteindre une fin arbitrairement choisie — la consolidation et la perpétuation du pouvoir d’un souverain, par exemple —. Mais quels sont ces rapports ? On pense, d’ordinaire, que la politique a pour objet de réaliser dans la société un minimum de moralité, ou plutôt de bien : ainsi les règles du droit s’accorderont avec les règles morales essentielles, elles en procéderont si l’on préfère ; les règles fondamentales du droit tout au moins, car les règles dérivées — que l’on pense aux règles de la procédure, par exemple, ou aux lois relatives à la mitoyenneté — n’ont plus en elles-mêmes, immédiatement, un caractère moral[1].

Je ne discuterai pas longuement cette conception ; je ne relèverai pas ce qu’il y a d’erroné dans la distinction établie entre des règles qui seraient morales par elles-mêmes et des règles, d’autre part, qui dériveraient de ces règles morales — au vrai, toutes les règles pratiques rationnelles sont dérivées d’un principe suprême — Je me contenterai d’opposer à la conception qu’on vient de voir une conception différente, celle qui veut que la caractéristique de la politique soit le recours qu’elle fait sans cesse, ou qu’elle se réserve de faire, à la contrainte[2]. La politique — la politique rationnelle — travaille au bien général en usant de la contrainte ; son domaine sera constitué par toutes ces matières dans lesquelles il y a lieu d’employer la contrainte pour servir les intérêts généraux des hommes. Et il pourra arriver que la politique ainsi définie se trouve en fin de compte avoir pour objet de réaliser dans la société un minimum de moralité : mais ce ne sera là — à supposer que les choses soient telles réellement — qu’une conséquence.

La politique se rattache donc étroitement à la morale. Elle est suspendue au principe suprême qui domine toute la pratique. Mais elle a en même temps des moyens d’action qui lui sont propres : et par là elle se distingue de ce que l’on entend d’ordinaire sous le nom de morale. On verra la morale et la politique poursuivre les mêmes fins, mais par des voies différentes : la morale nous invitera à abandonner aux misérables une partie de nos biens, parce que ce que nous abandonnerons ainsi sera plus utile pour ces misérables qu’il ne le serait pour nous ; la politique créera des institutions de bienfaisance et alimentera leur budget avec des impôts que nous serons contraints de payer ; ou bien même elle transformera radicalement le régime de la propriété pour introduire dans la société une répartition des richesses qui accroisse le bien-être général.

Quelle est l’efficacité de la politique par rapport à la morale, si la politique peut ou non plus que la morale pour la réalisation de ces fins qu’elles visent toutes les deux, c’est une question très controversée. On voit aujourd’hui des auteurs qui paraissent n’attacher d’importance qu’à la politique, qui attendent d’elle seule l’amélioration du sort des hommes. Il y a dans cette opinion beaucoup d’exagération. Ceux qui la soutiennent oublient tout d’abord qu’il y a des fins bonnes qui relèvent de la morale seule, tout au moins pour partie. Considérons les préceptes de la morale dite personnelle : je consens qu’on fasse très grande, quand il s’agit d’expliquer les manquements à ces préceptes — l’intempérance par exemple — l’influence des conditions sociales, qu’on attende beaucoup, pour assurer l’observation de ces préceptes, de telle modification à l’état social qu’il appartient à la politique seule d’opérer. Il reste que les conditions sociales ne sont pas la cause unique de l’intempérance et des vices analogues, que la politique ne réussira jamais à extirper ces vices complètement.

Mais prenons les cas où l’on peut recourir simultanément à la morale et à la politique. Celle-là n’a-t-elle pas son efficacité, et cette efficacité ne sera-t-elle pas plus grande à l’ordinaire, par rapport au temps présent et à l’avenir prochain, que celle de l’action politique ? Un accroissement prodigieux du bien-être total de l’humanité résultera, croyez-vous, de l’institution d’un régime social qui répartisse également les richesses ; mais en attendant que ce régime égalitaire soit institué, ne manquez pas de donner votre superflu à ceux qui manquent du nécessaire : le bien que vous ferez par là, pour se terminer à quelques individus, n’en est pas moins quelque chose de positif et de certain. Et à ce propos notons, en passant, que la morale utilitaire bien entendue et rigoureusement appliquée est, contrairement à ce que disait Stuart Mill[3], une morale extrêmement exigeante. La morale traditionnelle et les morales philosophiques qui sont plus ou moins proches d’elle peuvent nous imposer des efforts pénibles, nous demander même le sacrifice de notre vie. Mais cela n’arrivera que dans des circonstances exceptionnelles ; le reste du temps, nous serons quittes moyennant l’observation d’un certain nombre de règles. Il en va tout autrement avec l’utilitarisme. Mill nous représente bien que les occasions sont peu fréquentes où notre action peut s’étendre au delà d’un cercle étroit ; et il est sûr que rarement nos actes intéressent l’humanité entière ou une collectivité tant soit peu importante. Mais on ne peut pas conclure de là que la morale utilitaire soit une morale facile. Mill oublie qu’il est mille actions que cette morale nous commande qui n’intéressent que l’un ou l’autre de nos voisins, et qui, surtout si on les accumule, représentent des sacrifices terriblement durs ; il oublie le fait de l’extrême inégalité des richesses, et la loi économique de la décroissance de l’utilité. Prenons ce fait et cette loi en considération, inspirons-nous en morne temps du principe du bien général : nous arriverons à cette conclusion que pour remplir intégralement notre devoir nous devrions nous dépouiller de presque tout ce que nous possédons ; car étant donné le grand nombre des misères affreuses, il n’est presque aucune fraction de notre avoir, de nos revenus, qui ne serait plus utile à d’autres qu’elle ne nous peut être utile à nous-même[4].

Toutefois l’opinion que j’ai discutée, cette opinion qui attribue à la politique beaucoup plus d’importance qu’à la morale, ou qui même n’attribue d’importance qu’à la politique, a sa raison d’être comme protestation contre une morale par trop individualiste, contre des opinions pharisaïques et hypocrites. Et il faut bien se rendre compte, en outre, que rien de grand, qu’aucun résultat un peu général ne sera obtenu — dans l’ordre social, et même souvent par rapport à ces fins que la morale personnelle recommande — que par l’action politique. Comment espérer que jamais l’égalité présidera à la distribution des richesses, si l’action concertée de ceux qui souffrent de l’ordre social actuel et de ceux des privilégiés qui sont capables d’un peu de désintéressement ne réussit pas à établir par la force un ordre social nouveau ? Attendre l’instauration de l’égalité du perfectionnement moral, des individus, c’est pure chimère : de ceux-là mêmes des privilégiés qui se disent égalitaires et qui agissent politiquement dans le sens que je viens d’indiquer, de ceux-là mêmes il serait excessif d’exiger qu’ils mettent leur conduite pleinement d’accord avec leurs convictions ; voulant l’avènement de l’égalité, on peut, on doit comprendre qu’ils n’aient pas cet héroïsme de contribuer, par un renoncement spontané et individuel à leurs richesses, à diminuer cette inégalité qu’ils savent mauvaise.


Revenons à la question qui avait été posée plus haut ; demandons-nous s’il y a lieu dans la politique, concevant une certaine fin comme bonne, d’en réaliser cependant une autre, ou d’engager ses semblables à en poursuivre une autre. À cette question il conviendra parfois, ce semble, de donner — dans certains sens que l’on va voir — une réponse affirmative.

Tout d’abord il faut avoir soin en politique — puisqu’il est de l’essence de la politique de recourir à la contrainte — de tenir compte de ce mal que l’on produit chaque fois que l’on recourt à la contrainte. Un souverain, une assemblée ont le pouvoir d’effectuer une réforme qu’ils tiennent à juste titre pour bonne en soi : convient-il qu’ils décident cette réforme ? pas nécessairement. Diverses considérations doivent intervenir ici qui compliqueront le calcul — car il s’agit de simples complications — : il faudra penser que ce qui est imposé par la force est fragile, qu’à user de son pouvoir d’une certaine manière on encourage peut-être, on provoque pour l’avenir des représailles, des usages de la force politique qui seront fâcheux ; il faudra penser surtout que la violence faite aux gens, leurs convictions froissées, leur liberté diminuée peut-être, cela représente un mal réel, et qui parfois est très grand.

Autre remarque : il importe de distinguer, en politique, ce qui est bon en soi et ce qui est bon par rapport à des circonstances données. C’est le grand enseignement qui se dégage de la doctrine de Marx, que la politique doit être réaliste[5]. Telle forme d’organisation sociale est en soi préférable à telle autre : le régime communiste, si on le compare au régime individualiste de la propriété dans l’abstrait, apparaît comme supérieur à celui-ci : établissant parmi les hommes plus de liberté, plus d’égalité, il porte plus haut la somme totale du bonheur. Mais il ne faut pas conclure de là qu’à n’importe quel moment de l’histoire il eût convenu — comme il semble à Marx qu’il convient maintenant — d’instaurer ce régime communiste. Le régime esclavagiste, le régime féodal, le capitalisme ont été pour l’humanité des étapes nécessaires : aux époques où ils ont été en vigueur, l’avancement de la technique productive et d’autres circonstances analogues faisaient d’eux les régimes les plus propres à assurer le progrès de l’humanité. Ainsi je pourrai souhaiter qu’une certaine fin d’ordre politique soit atteinte un jour ; mais pour que cette fin se trouve être la meilleure, il est indispensable que de certaines conditions soient réalisées au préalable : et tant qu’elles ne seront pas réalisées, je devrai vouloir une fin autre que celle où je désire aboutir.

De cette nécessité d’attendre, pour réaliser une fin où l’on aspire, que soient réalisées d’abord certaines conditions qui lui donneront son excellence, de cette nécessité résulte une conséquence curieuse. Pour que le conditions se réalisent sans lesquelles une réforme politique ne serait pas vraiment bonne, il faut, souvent, que l’adhésion de tous nos concitoyens, ou du moins de la majorité d’entre eux, soit acquise à cette réforme ; et cette adhésion est même la première des conditions en question. Comment s’y prendra-t-on, dès lors, pour gagner des partisans à la réforme souhaitée ? préviendra-t-on ceux à qui l’on s’adressera que cette fin à laquelle on cherche à les intéresser, on ne devra la réaliser — même si l’on a les moyens de la réaliser tout de suite, ou si l’on peut tout de suite tenter un effort dans ce sens — que plus tard, beaucoup plus tard peut-être ? Les gens sont ainsi faits que, lorsqu’on leur tient un tel langage, ils ne vous écoutent pas ; ils ne peuvent s’enthousiasmer, se mettre en action que pour des buts prochains. Et ce sera une nécessité pour l’homme politique de préconiser des mesures qu’il ne serait pas disposé à prendre si cela dépendait de lui, d’avoir sur les mêmes questions des attitudes différentes selon les milieux où il se trouvera, les circonstances où il sera placé : le candidat inscrira de certaines réformes sur son programme ; devenu député, il votera pour ces réformes s’il fait partie de l’opposition, s’il sait que ses votes ne doivent être suivis d’aucun effet ; mais il ne pourra plus voter pour elles si ses votes risquent de les faire aboutir, et, devenu membre du gouvernement, il se refusera à en prendre l’initiative. On pourra trouver une telle conduite contradictoire : cette conduite, dans certains cas du moins, sera imposée par le souci et la juste notion du bien public.

En définitive, quelle est la portée exacte des observations que l’on vient de voir ? Il faut parfois, ai-je dit, poursuivre une autre fin que celle que l’on regarde comme la meilleure en soi. Mais la fin la meilleure en soi, c’est une fin qui, dans le présent tout au moins, n’est la meilleure qu’à la condition de faire abstraction de certaines considérations. Si à cette fin on se voit obligé, provisoirement du moins, d’en préférer une autre, c’est que celle-ci, tout pesé, est préférable. Et ainsi les remarques que l’on a lues ci-dessus ne constituent nullement des réserves à la doctrine de l’utilité, elles indiquent simplement des complications du calcul utilitaire.

  1. Cf. Wundt, Ethik, III, 4, § 5 e.
  2. Cette même idée de la contrainte permet de définir la notion du droit. Dire qu’une personne possède un droit, c’est dire qu’il y a lieu d’imposer par la contrainte à telle autre personne l’accomplissement d’un certain devoir vis-à-vis de celle-là. D’où il suit — entre autres conséquences — qu’à un devoir d’un individu ne correspond pas nécessairement un droit d’un autre individu, mais qu’à un devoir de l’État correspondent nécessairement des droits des individus. Car l’État étant essentiellement une puissance de contrainte, on ne peut parler de devoirs de l’État qu’à propos de fins pour la réalisation desquelles il est utile d’employer la contrainte, à propos de fins, en d’autres termes, qui sont des droits de ceux-ci ou de ceux-là.
  3. Utilitarisme, 3, pp. 32-35.
  4. Les socialistes eux-mêmes n’ont pas vu cela : comme si la justification principale du socialisme n’était pas dans cette déperdition, dans ce gaspillage de bien-être qui accompagne l’inégale répartition des richesses (voir mon livre sur l’Utilité sociale de la propriété individuelle, 2e partie). Le plus clairvoyant — j’allais dire le plus sincère — des socialistes, M. Effertz, paraît n’exiger du socialiste que de réduire sa consommation au quotient de la production totale par le nombre des membres de la société (Arbeit und Boden, III, § 3 1) : il ne va pas encore assez loin.
  5. Voir mon étude sur Karl Marx, déjà citée.