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Principes de politique des souverains

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Principes de politique des souverains
Principes de politique des souverains, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierII (p. 461-502).


PRINCIPES DE POLITIQUE
DES SOUVERAINS[1]




I.

Entre les choses qui éblouissent les hommes et qui excitent violemment leur envie, comptez l’autorité ou le désir de commander.


II.

Regardez comme vos ennemis-nés tous les ambitieux. Entre les hommes turbulents, les uns sont las ou dégoûtés de l’état actuel des choses ; les autres, mécontents du rôle qu’ils font. Les plus dangereux sont des grands, pauvres et obérés, qui ont tout à gagner et rien à perdre à une révolution. Sylla inops[2], unde præcipua audacia : « Sylla n’avait rien ; et ce fut surtout son indigence qui le rendit audacieux. » L’injustice apparente ou réelle des moyens qu’on emploie contre eux, est effacée par la raison de la sécurité : ce principe passe pour constant dans toutes les sortes d’État ; cependant il n’en est pas moins atroce de perdre un particulier par la seule crainte que l’on a qu’il ne trouble l’ordre public. Il n’y a point de scélératesse à laquelle cette politique ne conduisît.


III.

Il ne faut jamais manquer de justice dans les petites choses, parce qu’on en est récompensé par le droit qu’elle accorde de l’enfreindre impunément dans les grandes : maxime détestable, parce qu’il faut être juste dans les grandes choses et dans les petites ; dans ces dernières, parce qu’on en exerce la justice plus facilement dans les grandes.


IV.

L’exercice de la bienfaisance, la bonté, ne réussissent point avec des hommes ivres de liberté et envieux d’autorité ; on ne fait qu’accroître leur puissance et leur audace. Cela se peut.


V.

C’est aux souverains et aux factieux que je m’adresse ; lorsque les haines[3] ont éclaté, toutes les réconciliations sont fausses.


VI.

Faire une chose et avoir l’air d’en faire une autre, cela peut être dangereux ou utile : c’est selon la circonstance, la chose et le souverain.


VII.

Prévoir des demandes et les prévenir par une rupture ; maxime détestable.


VIII.

Donner la gale à son chien ; maxime d’ingrat. J’en dis autant de la suivante : offrir, et savoir se faire refuser.


IX.

Faire tomber le choix du peuple sur Camille, ou l’ennemi du tribun ; maxime tantôt utile, tantôt nuisible : utile, si le tribun est un factieux, nuisible si le tribun est un homme de bien.


X.

Ignorer souvent ce qu’on sait, ou paraître savoir ce qu’on ignore, cela est très-fin ; mais je n’aime pas la finesse.


XI.

Apprendre la langue de Burrhus avec Néron, mærens ac laudans ; il se désolait, mais il louait. Il fallait se désoler, mais il ne fallait pas louer. C’est ce qu’aurait fait Burrhus, s’il eût plus aimé la vérité que la vie.


XII.

Apprendre la langue de Tibère avec le peuple[4], Verba obscura, perplexa, suspensa, eluctantia, in speciem recusantis composita. « Mots obscurs, perplexes, indécis, esquivant toujours entre la grâce et le refus. » Oui, c’est ainsi qu’il faut en user, lorsqu’on craint et qu’on s’avoue qu’on est haï et qu’on le mérite.


XIII.

Étouffer en embrassant ; perfidie abominable.


XIV.

Froncer le sourcil sans être fâché ; sourire au moment du dépit ; pauvre ruse, dont on n’a que faire quand on est bon, et qu’on dédaigne quand on est grand.


XV.

Faire échouer par le choix des moyens ce qu’on ne saurait empêcher. J’approuve fort cette ruse, pourvu que l’on s’en serve pour empêcher le mal, et non pas pour empêcher le bien ; car il est certain qu’il y a des circonstances où l’on est forcé de suppléer à l’ongle du lion qui nous manque, par la queue du renard.


XVI.

Rester l’ami du pape, quand il est abandonné de tous les cardinaux, c’est un moyen de le servir plus sûrement ; c’est aussi un rôle perfide et vil : il n’est pas permis d’être un traître ; et de simuler l’attachement au pape quand même le pape est un brigand.


XVII.

Placer un mouton auprès du souverain, quand on conspire contre lui. Pour bien sentir, et la méchanceté du rôle des conspirateurs, et la bassesse du rôle de mouton, il ne s’agit que d’expliquer ce que c’est qu’un mouton. On appelle ici un mouton, un valet de prison qu’on enferme avec un malfaiteur, et qui fait à ce malfaiteur l’aveu de crimes qu’il n’a pas commis, pour obtenir de ce dernier l’aveu de ceux qu’il a faits. Les cours sont pleines de moutons ; c’est un rôle qui est fait par des amis, par des connaissances, par des domestiques, et surtout par les maîtresses. Les femmes ne sont jamais plus dissolues que dans les temps de troubles civils ; elles se prostituent[5] à tous les chefs et à tous ceux qui les approchent, sans autre dessein que celui de connaître leurs secrets et d’en user pour leur intérêt ou celui de leur famille. Sans compter qu’elles en retirent un air d’importance dont elles sont flattées. Le cardinal de Retz avait beaucoup d’esprit, mais il était très-laid ; ce qui ne l’empêcha point d’être agacé par les plus jolies femmes de la cour pendant tout le temps de la Fronde.


XVIII.

Savoir faire des coupables, c’est la seule ressource des ministres atroces pour perdre des gens de bien qui les gênent. Il est donc très-important d’être en garde contre cette espèce de méchanceté.


XIX.

Sévir contre les innocents, quand il en est besoin : il n’y a point d’honnête homme que ne puisse faire trembler cette maxime qu’on ne manque jamais de colorer de l’intérêt public.


XX.

Penser une chose, en dire une autre ; mais avoir plus d’esprit que Pompée. Pompée n’aurait pas eu besoin d’esprit, s’il avait su faire ce qui convenait à son caractère, dire vrai ou se taire, d’autant plus qu’il mentait maladroitement.


XXI.

Ne pas outrer la dissimulation ; s’attrister de la mort de Germanicus, mais ne pas la pleurer. Alors les larmes, évidemment fausses, n’en imposent à personne, et ne sont que ridicules.


XXII.

Parler de son ennemi avec éloge : si c’est pour lui rendre la justice qu’il mérite, c’est bien fait ; si c’est pour l’entretenir dans une fausse sécurité et le perdre plus sûrement, c’est une perfidie.


XXIII.

Publier soi-même[6] une disgrâce : souvent c’est un acte de prudence ; cela empêche les autres de vous en faire rougir et de l’exagérer.


XXIV.

Demander la fille d’Antigone pour épouser la sœur d’Alexandre ; mais être plus fin que Perdiccas. Perdiccas n’eut ni l’une ni l’autre.


XXV.

Donner de belles raisons. Il serait beaucoup mieux de n’en point donner du tout, ou d’en donner de bonnes.


XXVI.

Remercier des comices quinquennales ; cela signifie dissimuler un événement qui nous déplaît, et que nous n’avons pas pu empêcher, comme fit Tibère. Il avait tout à craindre des assemblées du peuple ; il aurait fort désiré qu’elles fussent rares ou qu’elles ne se fissent plus : elles furent réglées à cinq ans ; et Tibère en remercia et le peuple et le sénat[7].


XXVII.

La fin de l’empire et la fin de la vie, événements du même jour.


XXVIII.

Ne lever jamais la main sans frapper. Il faut rarement lever la main, peut-être ne faut-il jamais frapper ; mais il n’en est pas moins vrai qu’il y a des circonstances où le geste est aussi dangereux que le coup. De là, la vérité de la maxime suivante.


XXIX.

Frapper juste.


XXX.

Proclamer César, quand il est dans Rome ; c’est ce que firent Cicéron, Atticus, et une infinité d’autres. Mais c’est ce que Caton ne fit pas.


XXXI.

Être le premier à prêter serment, à moins qu’on n’ait affaire à Catherine de Russie et qu’on ne soit le comte de Munick : cas rare. Le comte de Munick resta attaché à Pierre III jusqu’à sa mort ; après la mort de Pierre III, le comte se présenta devant l’impératrice régnante, et lui dit : « Je n’ai plus de maître, et je viens vous prêter serment ; je servirai Votre Majesté avec la même fidélité que j’ai servi Pierre III[8]. »


XXXII.

Ne jamais séparer le souverain de sa personne. Quelque familiarité que les grands nous accordent, quelque permission qu’ils semblent nous donner d’oublier leur rang, il ne faut jamais les prendre au mot.


XXXIII.

Appeler ses esclaves des citoyens ; c’est fort bien fait ; mais il vaudrait mieux n’avoir point d’esclaves.


XXXIV.

Toujours demander l’approbation dont on peut se passer ; c’est un moyen très-sûr de dérober au peuple sa servitude.


XXXV.

Toujours mettre le nom du sénat avant le sien. Ex senatus-consulto, et auctoritate Cæsaris. On n’y manque guère, quand le sénat n’est rien.


XXXVI.

N’attendre jamais le cas de la nécessité ; le prévoir et le prévenir. Lorsque la majesté n’en impose plus, il est trop tard. Cette maxime, qui est excellente sur le trône, n’est pas moins bonne dans la famille et dans la société.


XXXVII.

Lorsque le peuple s’écrie : Donnons donc l’empire à César, sans quoi l’armée reste sans chef, le peuple ment. C’est un adulateur dangereux qui cède à la nécessité. Cet homme aujourd’hui si essentiel à son salut, il le tuera demain. Ce qui fait sentir l’importance de la maxime suivante.


XXXVIII.

Connaître quand le peuple veut ou fait semblant de vouloir : cette maxime n’est pas moins importante dans le camp. Connaître quand le soldat veut ou fait semblant de vouloir.


XXXIX.

Connaître quand le peuple veut, par intérêt ou par enthousiasme. La Hollande n’a voulu un stathouder héréditaire que par enthousiasme.


XL.

Se faire solliciter de ce qu’on veut faire ; secret d’Auguste.


XLI.

Convenir que les lois sont faites pour tous, pour le souverain et pour le peuple ; mais n’en rien croire. Ils parlent tous comme Servius Tullius, et en usent tous avec la loi comme Tarquin avec, Lucrèce. Mais il faudrait, quand on oublie la justice, se rappeler de temps en temps le sort de Tarquin.


XLII.

Lorsque Tibère balançait entre ce qu’il devait aux lois et ce qu’il devait à ses enfants, il s’amusait.


XLII.

J’aime le scrupule de ce pape, qui ne permit point qu’on ordonnât prêtres ses enfants avant l’âge ; mais qui les fit évêques.


XLIV.

Toujours respecter la loi qui ne nous gêne pas et qui gêne les autres. Il serait mieux de les respecter toutes.


XLV.

Un souverain ne s’accuse jamais qu’à Dieu ; mais c’est qu’il ne pèche jamais qu’envers lui : cela est clair.


XLVI.

Affranchir les esclaves lorsqu’on a besoin de leur témoignage contre un maître qu’on veut perdre. Donner[9] la robe virile à l’enfant qu’on doit mener au supplice. Faire violer[10] entre le lacet et le bourreau, la jeune vierge pour la rendre femme et punissable de mort, voilà ce qu’on appelle respecter les lois à la manière des anciens souverains : il est vrai que ceux d’aujourd’hui ne connaissent pas ces atrocités.


XLVII.

Au trait historique qui précède, on peut ajouter par explication[11], dépouiller une femme de la dignité de matrone par l’exil, afin de décerner la mort, non contre une matrone, ce qui serait illégal ; mais bien contre une exilée, ce qui est juste et permis. Toute cette horrible morale se comprend en deux mots : infliger une première peine, juste ou injuste, pour avoir le droit d’en infliger une seconde.


XLVIII.

Je vous recommande un tel, afin qu’il obtienne par votre suffrage le grade qu’il poursuit. C’est ainsi qu’on persuade à un corps qui n’est rien, qu’il est quelque chose. Un maître n’a guère cette condescendance que lorsqu’il est faible et ne se croit pas en état de déployer toute son autorité sans quelque conséquence fâcheuse.


XLIX.

Faire parler le prêtre dans l’occasion où il est à propos de rendre le ciel responsable de l’événement ; ce moyen, assez sûr, suppose toujours un peuple superstitieux ; il vaudrait bien mieux le guérir de sa superstition et ne le pas tromper.


L.

Le glaive et le poignard, gladius et pugio, étaient la marque de la souveraineté à Rome[12]. Le glaive pour l’ennemi, le poignard pour le tyran. Le sceptre moderne ne représente, dans la main de celui qui le porte, que le droit de vie et de mort sans formalité.


LI.

Ne point commander de crime, sans avoir pourvu à la discrétion, c’est-à-dire à la mort de celui qui l’exécute : c’est ainsi qu’un forfait en entraîne un autre. Si les complices des grands y réfléchissaient bien, ils verraient que leur mort, presque infaillible, est toujours la récompense de leur bassesse.


LII.

Susciter beaucoup de petits appuis contre un appui trop fort et dangereux ; cela me paraît prudent.


LIII.

Quand on a été conduit au trône par une Agrippine, la reconnaissance de Néron. Il n’y a pas à balancer. Reste à savoir si un trône est d’un assez grand prix pour devoir être conservé par un parricide. On n’en couronne guère un autre qu’à la condition de régner soi-même ; et voilà la raison de tant de disgrâces qui suivent les révolutions. On appelle le souverain ingrat, tandis qu’il fallait appeler le favori disgracié, homme despote.


LIV.

Quand on ne veut pas être faible, il faut souvent être ingrat ; et le premier acte de l’autorité souveraine est de cesser d’être précaire.


LV.

Faire sourdement ce qu’on pourrait faire impunément avec éclat, c’est préférer le petit rôle du renard à celui du lion.


LVI.

Rugir quelquefois, cela est essentiel ; sans cette précaution, le souverain est souvent exposé à une familiarité injurieuse.


LVII.

Accroître la servitude sous le nom de privilège ou de dispenses ; c’est, dans l’un et l’autre cas, dire de la manière la moins offensante pour le favorisé et la plus injuste pour toute la nation, qu’on est le maître. Toute dispense est une infraction de la loi ; et tout privilège est une atteinte à la liberté générale.


LVIII.

Attacher le salut de l’État à une personne ; préjugé populaire, qui renferme tous les autres. Attaquer ce préjugé, crime de lèse-majesté au premier chef.


LIX.

Tout ce qui n’honore que dans la monarchie, n’est qu’une patente d’esclavage.


LX.

Souffrir le partage de l’autorité, c’est l’avoir perdue : Aut nihil, aut Cæsar. Aussi le peuple ne choisit ses tribuns que parmi les patriciens.


LXI.

Se presser d’ordonner ce qu’on ferait sans notre consentement ; on masque au moins sa faiblesse par cette politique. Ainsi, proroger le décemvirat avant qu’Appius Claudius le demande.


LXII.

Un État chancelle quand on en ménage les mécontents. Il touche à sa ruine quand la crainte les élève aux premières dignités.


LXIII.

Méfiez-vous d’un souverain qui sait par cœur Aristote, Tacite, Machiavel et Montesquieu.


LXIV.

Rappeler de temps en temps leurs devoirs aux grands, non pour qu’ils s’amendent, mais pour qu’on sache qu’ils ont un maître. Ils s’amenderaient peut-être, s’ils étaient sûrs d’être châtiés toutes les fois qu’ils manquent à leurs devoirs.


LXV.

Celui qui n’est pas maître du soldat, n’est maître de rien.


LXVI.

Celui qui est maître du soldat, est maître de la finance.


LXVII.

Sous quelque gouvernement que ce fût, le seul moyen d’être libre ce serait d’être tous soldats ; il faudrait que dans chaque condition le citoyen eût deux habits, l’habit de son état et l’habit militaire. Aucun souverain n’établira cette éducation.


LXVIII.

Il n’y a de bonnes remontrances que celles qui se feraient la baïonnette au bout du fusil.


LXIX.

Exemple[13] de la jalousie de la souveraineté[14]. Tibère donna le commandement des légions à ses deux fils, et il se fâcha que le prêtre eût fait des[15] prières pour eux. On en ferait peut-être autant aujourd’hui. Il faut prier pour le succès des armes de Louis XIV, mais non pour le succès des armes de Turenne.


LXX.

Il me tombe sous les yeux un passage de Salluste, où il me semble que je lis le plan de l’éducation de la maison des cadets russes[16]. L’historien fait ainsi parler Marius[17] : Je n’ai point appris les lettres ; je me souciais peu d’une étude qui ne donnait aucune énergie à ceux qui s’y livraient ; j’ai appris des choses d’une tout autre importance pour la République. Frapper l’ennemi, susciter des secours, ne rien craindre que la mauvaise réputation, souffrir également le froid et le chaud, reposer sur la terre, supporter en même temps la disette et le travail ; c’est en faisant ces choses que nos ancêtres ont illustré la République. Là on ne destine à l’état civil, à la magistrature, aux sciences, que ceux qui y sont entraînés par leur penchant naturel ; les autres sont élevés comme Marius. On travaille actuellement à introduire dans cette maison un plan d’éducation morale, qui balance la vigueur de l’éducation physique. Plus l’homme est fort, plus il importe qu’il soit juste.


LXXI.

Peinture de la conduite du consul Rutilius à Capoue, que les soldats mutinés avaient projeté secrètement de piller. Il dit aux uns qu’ils ont assez servi, qu’ils méritent d’être stipendiés ; aux autres, que brisés par l’âge et la fatigue, ils sont hors d’état de servir ; il disperse par petites troupes, ou seul à seul, ceux qu’il redoute ; différentes fonctions militaires lui servent de prétexte ; il en occupe à des convois, à des voyages, à des commissions ; il donne des congés ; il en dépêche à Rome, où son collègue ne manque pas de raisons pour les retenir ; il est secondé par le préteur, et la conspiration s’évanouit ; ce qui prouve combien la discipline était faible, et combien la licence du soldat était redoutable.


LXXII.

Éparpiller les soldats partout où ils sont indisciplinés, comme on éparpillait les années sous la République romaine ; Longis spatiis discreti exercitus, quod saluberrimum est ad continendam militarem fidem[18].


LXXIII.

Il est facile de détourner les hommes nouveaux de leurs projets, si l’on sait oublier à temps sa majesté, et profiter des circonstances.


LXXIV.

Ébranler la nation pour raffermir le trône ; savoir susciter une guerre ; ce fut le conseil d’Alcibiade à Périclès.


LXXV.

« C’est l’affaire des dieux, ce n’est pas la nôtre. C’est au ciel à venger[19] ses injures, et à veiller que les autels et les sacrifices ne soient pas profanés. Nos fonctions se réduisent dans ce moment à souhaiter qu’il n’en arrive aucun malheur à la République. » Discours d’hypocrites, qui prennent le peuple par son faible.


LXXVI.

On lit, dans les Politiques d’Aristote[20], que, de son temps, dans quelques villes, on jurait et l’on dénonçait haine, toute haine au peuple. Cela se fait partout ; mais on y jure le contraire. Cette impudence ne se conçoit pas.


LXXVII.

Helvétius n’a vu que la moitié de la contradiction. Dans les sociétés les plus corrompues, on élève la jeunesse pour être honnête ; sous les gouvernements les plus tyranniques, on l’élève pour être libre[21]. Les principes de la scélératesse sont si hideux, et ceux de l’esclavage si vils, que les pères qui les pratiquent rougissent de les prêcher à leurs enfants. Il est vrai que, dans l’un et l’autre cas, l’exemple remédie à tout.


LXXVIII.

Presque pas un empire qui ait les vrais principes qui conviennent à sa constitution ; c’est un amas de lois, d’usages, de coutumes, incohérents. Partout vous trouverez le parti de la cour, et le parti de l’opposition.


LXXIX.

On veut des esclaves pour soi : on veut des hommes libres pour la nation.


LXXX.

Dans les émeutes populaires on dirait que chacun est souverain, et s’arroge le droit de vie et de mort.


LXXXI.

Les factieux attendent les temps de calamité, de disette, de guerres malheureuses, de disputes de religion ; ils trouvent alors le peuple tout prêt.


LXXXII.

Longtemps avant la déposition et la mort du dernier empereur de Russie, la nation était imbue qu’il se proposait d’abolir la religion schismatique grecque, et de lui substituer la religion luthérienne.


LXXXIII.

Un souverain faible pense ce qu’un souverain fort exécute. Par exemple, tout ce qui suit :


LXXXIV.

Il faut que le peuple vive, mais il faut que sa vie soit pauvre et frugale : plus il est occupé, moins il est factieux ; et il est d’autant plus occupé, qu’il a plus de peine à pourvoir à ses besoins.


LXXXV.

Pour l’appauvrir, il faut créer des gens qui le dépouillent, et dépouiller ceux-ci ; c’est un moyen d’avoir l’honneur de venger le peuple, et le profit de la spoliation.


LXXXVI.

Il faut lui permettre la satire et la plainte : la haine renfermée est plus dangereuse que la haine ouverte.


LXXXVII.

Il faut être loué, cela est facile. On corrompt les gens de lettres à si peu de frais ; beaucoup d’affabilité et de caresses, et un peu d’argent.


LXXXVIII.

Il faut établir la proportion et la dépendance dans tous les états ; c’est-à-dire, une servitude et une misère égales. Il faut surtout exercer la justice ; rien n’attache et ne corrompt le peuple plus sûrement.


LXXXIX.

Il faut que la justice soit prompte ; car moins on leur laisse, moins ils ont de temps à perdre.


XC.

Ne pas permettre aux riches de voyager ; encore moins aux étrangers qui se sont enrichis, de sortir sans les dépouiller.


XCI.

Tout sacrifier à l’état militaire ; il faut du pain aux sujets, il[22] me faut des troupes et de l’argent.


XCII.

Tous les ordres de l’État se réduisent à deux, des soldats et leurs pourvoyeurs.


XCIII.

Ne former des alliances que pour semer des haines.


XCIV.

Allumer et faire durer la guerre entre mes voisins.


XCV.

Toujours promettre des secours, et n’en point envoyer[23].


XCVI.

Profiter des troubles, pour exécuter ses desseins ; stipendier l’ennemi de son allié.


XCVII.

Point de ministres au loin, mais des espions.


XCVIII.

Point de ministres chez soi, mais des commis.


XCIX.

Il n’y a qu’une personne dans l’Empire, c’est moi[24].


C.

Dévaster dans la guerre ; emporter tout ce qu’on peut ; briser tout ce qu’on ne peut emporter.


CI.

Être le premier soldat de son armée.


CII.

Je me soucie fort peu qu’il y ait des lumières, des poètes, des orateurs, des peintres, des philosophes ; et je ne veux que de bons généraux ; la science de la guerre est la seule utile.


CIII.

Je me soucie encore moins des mœurs, mais bien de la discipline militaire.


CIV.

Le seul bon gouvernement ancien, est, à mon avis, celui de Lacédémone ; ils auraient fini par subjuguer la Grèce entière.


CV.

Mes sujets ne seront que des ilotes sous un nom plus honnête.


CVI.

Mes idées, suivies par cinq ou six successeurs, conduiraient infailliblement à la monarchie universelle.


CVII.

Tenir constamment pour ennemi celui qu’on ne peut compter pour ami, et ne compter pour ami que celui qui a intérêt à l’être.


CVIII.

Être neutre, ou profiter de l’embarras des autres pour arranger ses affaires, c’est la même chose.


CIX.

Demander la neutralité entre soi et les autres ; mais ne la point souffrir entre les autres et soi.


CX.

Marier ses soldats, ou les occuper pendant la paix à en faire d’autres.


CXI.

Faire soldats qui l’on veut.


CXII.

Point de justice du soldat à son pourvoyeur, le peuple.


CXIII.

Point de discipline du soldat à l’ennemi : la proie.


CXIV.

Secourir, ou subsister aux dépens d’autrui, c’est comme je l’entends.


CXV.

Empêcher l’émigration du citoyen par le soldat, et empêcher la désertion du soldat par le citoyen.


CXVI.

Punir le malheur dans la guerre, c’est prêcher énergiquement la maxime, vaincre ou mourir.


CXVII.

L’impunité pendant la paix, la certitude de la proie après la victoire ; voilà le véritable honneur du soldat, c’est le seul que je lui veuille. Je n’en veux d’aucune sorte aux autres ordres de l’État.


CXVIII.

L’habitant indigent doit spolier le voyageur.


CXIX.

Mal tenir les postes dans un pays où l’on ne voyage que par nécessité.


CXX.

Le besoin satisfait, le reste appartient au fisc.


CXXI.

La discipline militaire, la plus parfaite de toutes, est bonne partout et possible partout.


CXXII.

Entre une société de fer et une société de glace ou de porcelaine, il n’y a pas à choisir.


CXXIII.

Faire des crimes. Torquatus Silanus[25] a eu des nobles, quos ab epistolis, et libellis, et rationibus appellet, nomina summæ curæ, et meditamenta. Pomposianus s’est fait descendre de la famille impériale[26] ; il a une mappemonde ; il colporte les harangues que Tite-Live a mises dans la bouche des chefs et des rois ; il a donné à des esclaves les noms d’Annibal et de Magon. La statue de Marcellus est située[27] plus haut que celle de César. C’est avec de pareils moyens de perdre que personne n’est en sûreté.


CXXIV.

Alexandre dira qu’Antipater a vaincu ; mais à condition qu’Antipater n’en conviendra pas.


CXXIV.

Quand on sert les grands, toujours avoir moins d’esprit qu’eux. Témoin la disgrâce de Pimentel, secrétaire de Philippe II, roi d’Espagne ; au sortir d’un conseil d’État, il dit à sa femme : « Madame, faites vos malles ; j’ai eu la maladresse de laisser apercevoir à Philippe que j’en savais plus que lui. »


CXXVI.

Malheur à celui dont on parlera trop.


CXXVII.

Malheur à celui qui s’illustrera par ses services.


CXXVIII.

Malheur à celui qui m’aura mis dans l’alternative d’oublier ou la majesté ou la sécurité.


CXXIX.

S’ils vainquent, c’est que je leur ai prêté mes dieux et mon destin.


CXXX.

Un roi n’est ni père, ni fils, ni frère, ni parent, ni époux, ni ami. Qu’est-il donc ? Roi, même quand il dort.


CXXXI.

Le courtisan ne jure que par le roi, et par son éternité.


CXXXII.

Le soldat est notre défenseur pendant la guerre, notre ennemi dans la paix ; il est toujours dans un camp, il ne fait qu’en changer.


CXXXIII.

La terreur est une sentinelle qui manque un jour à son poste.


CXXXIV.

Puisse[28] Agrippine n’aller jamais à Tibur sans son fils ! puisse son fils n’en revenir jamais sans elle !


CXXXV.

Renvoyer la garde prétorienne ; ce fut là le solécisme de César, et ce solécisme-là lui coûta la vie.


CXXXVI.

Caligula se fit garder par des Bataves, et Antonin par des Germains.


CXXXVII.

Rien à demi. Pompée avait eu la tête coupée ; César était poignardé ; il fallait assassiner Antoine et Lépide. Octave était trop éloigné et trop plat pour oser quelque chose.


CXXXVIII.

La position de Tibère après la révolte de l’Illyrie, fort semblable à celle de Catherine après la révolution ; Periculosa severitas ; flagitiosa largitio[29].


CXXXIX.

Lorsque le prêtre favorise une innovation, elle est mauvaise ; lorsqu’il s’y oppose, elle est bonne. J’en appelle à l’histoire. C’est le contraire du peuple.


CXL.

Sous Auguste, l’Empire était borné par l’Euphrate, à l’orient ; par les cataractes du Nil et les déserts d’Afrique, au midi ; par le mont Atlas, à l’occident ; et par le Danube et le Rhin, au septentrion. Cet empereur se proposait d’en restreindre les limites. Plus un empire est étendu, plus il est difficile à gouverner, et plus il importe que la capitale soit au centre. On peut en restreindre le gouvernement, en le divisant, multiplier les gouverneurs des provinces et les changer souvent.


CXLI.

Avis aux factieux. Auguste fit périr les assassins de César au bout de trois ans. Septime Sévère traita de même ceux qui tuèrent Pertinax ; Domitien, l’affranchi qui prêta sa main à Néron ; Vitellius[30], les meurtriers de Galba. On profite du crime ; et on s’honore encore par le châtiment du criminel.


CXLII.

Après la mort du tyran Maximin, Arcadius et Honorius publièrent une loi contre le tyrannicide. L’esprit de cette loi est clair.


CXLIII.

On a dit que le prince[31] mourait, et que le sénat était immortel. On nous a bien prouvé que c’était tout le contraire.


CXLIV.

Les ordres de la souveraineté qui s’exécutent la nuit, marquent injustice ou faiblesse : n’importe. Que les peuples n’apprennent la chose que lorsqu’elle est faite.


CXLV.

« Tandis qu’ils élèvent[32] la mer et qu’ils abaissent les montagnes, nous manquons d’asile. » Qui est-ce qui parle ainsi ? Catilina. À qui ? À des hommes ruinés et perdus comme lui.


CXLVI.

Que le peuple ne voie jamais couler le sang royal pour quelque cause que ce soit. Le supplice public d’un roi change l’esprit d’une nation pour jamais[33].


CXLVII.

Qu’est-ce que le roi ? Si le prêtre osait répondre, il dirait : C’est mon licteur.


CXLVIII.

Une guerre interminable, c’est celle du peuple qui veut être libre, et du roi qui veut commander. Le prêtre est, selon son intérêt, ou pour le roi contre le peuple, ou pour le peuple contre le roi. Lorsqu’il s’en tient à prier les dieux, c’est qu’il se soucie fort peu de la chose.


CXLIX.

Créer une cognée à la disposition du peuple ; créer une cognée à la disposition du sénat : voilà toute l’histoire du tribunat et de la dictature.


CL.

Savoir dire non, pour un souverain ; pouvoir dire non, pour un particulier.


CLI.

À la création d’un dictateur, de républicain, l’État devenait monarchique ; à la création d’un tribun, il devenait démocratique.


CLII.

Le mélange des sangs ruine l’aristocratie, et fortifie la monarchie. L’état où ce mélange est indifférent est voisin de l’état sauvage.


CLIII.

Les femmes ne sont, nulle part, aussi avilies que dans une nation où le souverain peut faire asseoir sur le trône, à côté de lui, la femme qui lui plaît le plus ; là, elles ne sont rien qu’un sexe dont on a besoin.


CLIV.

Dans les aristocraties, relever plutôt les grandes familles indigentes aux dépens du fisc, que d’en souffrir la diminution ou la mésalliance.


CLV.

César par la loi Cassia, Auguste par la loi Senia[34], relevèrent le sénat épuisé de familles patriciennes ; Claude introduisit dans ce corps tous les vieux citoyens, tous ceux dont les pères s’étaient illustrés. Il restait peu de ces familles que Romulus avait appelées majorum gentium ; et Lucius Brutus, minorum.


CLVI.

On releva la barrière contre le peuple ; car les patriciens de la loi Cassia et de la loi Senia avaient passé. Et ce sont des tyrans qui relèvent cette barrière !


CLVII.

Rien ne montre tant la grandeur de Rome que la force de ce mot, même chez les barbares dans les contrées les plus éloignées : Je suis citoyen romain. On y connaissait la loi Porcia ; on s’y soumettait. On n’osait attenter à la vie d’un Romain.


CLVIII.

La loi qui défendait de mettre à mort un citoyen fut renouvelée plusieurs fois. Cicéron fut exilé pour l’avoir enfreinte contre les ennemis de la patrie ; et sous Galba[35], un citoyen la réclamant, toute la distinction qu’on lui accorda, ce fut une croix plus élevée et peinte en blanc.


CLIX.

La création d’un dictateur suspendait toutes les fonctions de la magistrature, excepté celles du tribun. Il fallait, pour se mettre dans une position aussi critique, que le cas fût bien important : toute l’autorité se partageait alors entre deux puissances opposées.


CLX.

Véturius fut mis à mort pour avoir disputé le pas au tribun.


CLXI.

L’empereur créé disait : « Je vous rends grâce du nom de César, du grand pontificat, et de la puissance tribunitienne. »


CLXII.

Il fut statué que les huit mille captifs faits à la bataille de Cannes ne seraient point rachetés. Si vous voulez connaître un beau modèle d’éloquence, vous le trouverez dans une des odes d’Horace[36], où ce poëte fait parler Régulus contre l’échange des prisonniers carthaginois et des prisonniers romains.


CLXIII.

Je ne connais pas un trait de lâcheté mieux caractérisé que la réponse du soldat à Auguste, qui lui demandait pourquoi il détournait ses regards de sa personne : C’est que je ne puis soutenir l’éclair de les yeux. Le soldat qui n’est pas en état de soutenir l’éclair des yeux de son général, ne soutiendra pas aisément l’éclat des armes de l’ennemi.


CLXIV.

Galba disait à Pison[37] : Pense à ce que tu exigerais de ton souverain, si tu étais sujet. Ce conseil était très-sage ; mais il est bien rare qu’il soit suivi.


CLXV.

Lorsqu’il s’agit du salut du souverain, il n’y a plus de lois. L’inquiétude, même innocente, qu’on lui cause, est un crime digne de mort. Lorsqu’il s’agit du public, relativement au bien particulier, la justice se tait ; lorsqu’il s’agit de l’avantage de l’Empire, c’est la force qui parle. Il faut dormir tranquillement chez soi. Tous les auteurs ont dit : « Cette subtilité scrupuleuse que nous portons dans les affaires particulières ne peut avoir lieu dans les affaires publiques. » Judicialis ista subtilitas in negotia publica minime cadit.


CLXVI.

Le droit de la nature est restreint par le droit civil ; le droit civil, par le droit des gens, qui cesse au moment de la guerre, dont tout le code est renfermé dans un mot : Sois le plus fort.


CLXVII.

« Othon ne voulut pas conserver l’empire dans un si grand péril des hommes et des choses. » Magis pudore, ne tanto rerum hominumque periculo dominationem sibi asserere perseveraret, quam desperatione ulla, aut diffidentia copiarum[38]. L’histoire s’écrie : Oh ! l’héroïsme ! J’aimerais mieux que cette exclamation fût d’un souverain.


CLXVIII.

« Il convient qu’un seul meure pour le peuple, et tous pour le souverain. » Expedit unum pro populo ; omnes mori pro rege.


CLXIX.

« Le discours de Galba était avantageux pour la République ; périlleux pour lui. » Galbæ vox pro republica honesta, ipsi anceps ; legi a se militem, non emi[39]. J’ai bien peur que ce discours de Galba ne fût qu’un compliment sans conséquence.


CLXX.

Caton le censeur ! qu’on me le ressuscite, et j’en ferai un excellent prieur ou gardien de couvent. Ce n’est pas là un chef de grande république ; la sévérité déplacée est pire qu’un vice. Il divisa l’État en deux factions, et pensa le renverser. Il eût été la machine d’un profond hypocrite. Il eût allumé la guerre civile à son péril et au profit de son rival.


CLXXI.

Un des grands malheurs du vice, lorsqu’il est général, c’est de se rendre plus utile que la vertu. Galba, l’honnête Galba, fut de son temps ce qu’un homme de probité est toujours à la cour ; ce qu’un souverain équitable serait de nos jours en Europe. « Le reste n’est point ajusté à cette forme ; » nec enim ad hanc formam cætera erant. Je ne sais si j’aurais été saint Louis ; mais, aujourd’hui, il serait à peu près ce que je suis[40].


CLXXII.

Machiavel dit : Le secret de l’empire. Tacite, beaucoup plus sage, et nommant les choses par leur vrai nom, dit : Le forfait de l’empire[41].


CLXXIII.

Le véritable athéisme, l’athéisme pratique, n’est guère que sur le trône ; il n’y a rien de sacré ; il n’y a ni lois divines, ni lois humaines pour la plupart des souverains ; presque tous pensent que celui qui craindrait Dieu ne serait pas longtemps craint de ses sujets, et que celui qui respecterait la justice serait bientôt méprisé de ses voisins. Voilà un de ces cas, où le scélérat Machiavel dit : Dominationis arcana, secrets de domination, et où l’honnête Tacite dit : Dominationis flagitia, forfaits de domination[42].


CLXXIV.

Dans un État, il n’y a qu’un asile pour les malfaiteurs, le palais de César.


CLXXV.

Il ne faut de la morale et de la vertu qu’à ceux qui obéissent. Hélas ! je sais bien qu’ils n’en pourraient manquer impunément ; et que c’est le malheureux privilège de ceux qui commandent.


CLXXVI.

Quelle redoutable nation que celle où un souverain scélérat commanderait à des sujets vertueux ! Mais j’y ai beaucoup pensé ; cela ne se peut. Le Vieux de la Montagne ne commande qu’à des fanatiques. Le sultan ne commande qu’à des fanatiques ; et si son empire se police, le fanatisme cessera. Si la barbarie de l’empire ottoman pouvait cesser et le fanatisme rester, l’Europe ne serait plus en sûreté.


CLXXVII.

Celui qui introduirait la science de la guerre dans l’Asie serait l’ennemi commun de tous. Heureusement il a manqué un chapitre, peut-être un verset au Coran, et le voici : « Apprends de l’infidèle à te défendre contre lui, et n’en apprends que cela ; le reste est mauvais, laisse-le-lui. »


CLXXVIII.

Parler aux hommes, non au nom de la raison, mais au nom du ciel, c’est bien fait, si ce sont des sauvages ou des enfants.


CLXXIX.

Ne jamais livrer le transfuge. Ce n’est pas une loi républicaine ; c’en est une de tous les États.


CLXXX.

Sous Tibère[43] on mit à mort un maître pour avoir châtié un de ses esclaves, qui tenait dans sa main une drachme d’argent frappée à l’effigie de l’empereur. Il y a dans ce fait, s’il est vrai, moins encore d’atrocité que d’imbécillité. Il y avait tant d’autres moyens de perdre un honnête homme ! je suis sûr que Tibère en sourit de pitié.



CLXXXI.

Romulus eut un grand art, si le même jour qu’il subjugua un ennemi, il sut en faire un citoyen, sans lui conserver de privilège[44]. Avec ce moyen, ce n’est rien.



CLXXXII.

Sentir toute la force du lien qui attache l’homme à la glèbe, sans quoi on risque de faire plus ou moins qu’on ne peut.



CLXXXIII.

L’ennemi le plus dangereux d’un souverain, c’est sa femme, si elle sait faire autre chose que des enfants.



CLXXXIV.

Persuader à ses sujets que le mal qu’on leur fait est pour leur bien.


CLXXXV.

Persuader aux citoyens que le mal qu’on fait à ses voisins, c’est pour le bien de ses sujets. Toujours enlever des Sabines.


CLXXXVI.

Tout le temps que les autres perdent à penser ce que l’empire deviendra quand ils ne seront plus, je l’ai employé à le rendre ce que je voulais qu’il fût de mon vivant.


CLXXXVII.

Le seul éloge digne d’être envié d’un souverain, c’est la terreur de ses voisins.


CLXXXVIII.

La médecine préservative, si dangereuse dans tout autre cas, est excellente pour les souverains. Ne noceri possit.


CLXXXIX.

Ne rien faire qui rende odieux sans une grande utilité. Par exemple l’inceste, il tache les enfants aux yeux des peuples. C’est une cause de révolution pour le moment ; et c’en est un prétexte après des siècles.


CXC.

Une autre raison, que j’ai oubliée, de ne pas mettre les lois sous la sanction de la religion ; c’est qu’il y a toujours du péril à s’en affranchir ; le prince est alors sous la volonté de Dieu, comme le dernier de ses sujets.


CXCI.

Tibère sut penser profondément, et dire avec finesse : « Penses-tu, Séjan, que Livie, femme de Caïus César, femme de Drusus, pourrait se résoudre à vieillir à côté d’un chevalier romain[45] ? »


CXCII.

« Le Romain se rendit maître de l’univers, toujours en secourant ses alliés[46] ; » c’est Cicéron qui le dit : Cicéron est bien naïf !


CXCIII.

« Nous avons combattu en apparence pour les Fidiciniens, mais en effet pour nous. » Pugnavimus verbo pro Fidicinis, re pro nobis. Autre naïveté des envoyés de la Campanie au sénat. Heureusement on ne lit guère ces livres-là.


CXCIV.

« Plautus, songez à vous ; faites cesser les rumeurs ; vous avez des ennemis qui se servent de l’apparition de la comète pour vous diffamer ; vous ferez bien de vous soustraire à leur calomnie : vos aïeux vous ont laissé des terres en Asie ; sérieusement, je crois que vous feriez bien de vous y retirer, vous y jouiriez d’une jeunesse heureuse dans le repos et la sécurité. » Croirait-on que ce discours fût de Néron ? Il en est pourtant. Il fallait que ce Rubellius Plautus fût bien de ses amis[47]. Cela ferait presque l’apologie de Linguet[48] et des autres scélératesses de Néron.


CXCV.

Titus fit assassiner[49] Cœcina qu’il avait invité à manger ; Alexandre, Parménion ; Henri III, le Guise. « Quand il s’agit de la couronne, on ne s’en fie qu’à ceux qui sont morts. » De affectato regno, nisi occisis, non creditur. Si cela est vrai du souverain, cela l’est bien davantage du factieux.


CXCVI.

Il n’y a nul inconvénient à voir le péril toujours urgent.


CXCVII.

César fit couper les mains à ceux qui avaient porté les armes contre lui, et les laissa vivre. Ils promenaient la terreur.


CXCVIII.

Le machiavéliste, c’est-à-dire l’homme qui calcule tout d’après son intérêt, met souvent l’amour de la justice à la place de la haine.


CXCIX.

Ou consoler par de grandes récompenses, ou proscrire les enfants des pères factieux. L’un est plus sûr ; l’autre plus humain. Car, qu’est-ce qu’un enfant à qui une récompense fait oublier la mort de son père ?


CC.

Un souverain, qui aurait quelque confiance dans ces pactes si solennellement jurés, ne serait ni plus ni moins imbécile que celui qui, étranger à nos usages, mettrait quelque valeur à ces très-humbles protestations qui terminent nos lettres.


CCI.

Si aucun souverain de l’Europe n’oserait tremper ses mains dans le sang d’un ennemi insidieusement attiré, ou dans une conférence, ou dans un repas, exemple dont les histoires sont remplies jusqu’à nos temps, c’est que les mœurs sont changées. Nous sommes moins barbares assurément ; en sommes-nous moins perfides ? J’en doute.


CCII.

Aucune nation de l’Europe ne garde plus fidèlement le pacte qu’elle a juré que le Turc, capable toutefois de renouveler de nos jours les anciennes atrocités. On peut dire de nous :


… Nil faciet sceleris pia dextera…
Sed mala tollet anum vitiato melle cicuta.


CCIII.

« Je n’ignore pas les bruits qui courent ; mais je ne veux pas que Silanus soit jugé sur des bruits[50]. Je vous conjure de négliger l’intérêt que je prends à la chose, et la peine que cette affaire me cause, et de ne pas confondre des imputations avec des faits. » C’est ainsi qu’on parlerait de nos jours à une commission ; espèce de justice et d’humanité perfide ; moyen sûr de faire périr un innocent comme coupable, au lieu que les assassinats faisaient périr les coupables comme innocents ; tanquam innocentes perierant. Plus le souverain affecte de pitié, plus la perte est certaine.


CCIV.

Le même discours a des sens bien différents dans la bouche de Tibère et dans celle de Titus. Quand Titus dira qu’il ne faut pas[51] user d’autorité, lorsqu’on peut recourir aux lois ; il parlera comme un homme de bien : Tibère, au contraire, parlera comme un hypocrite[52] qui se joue des lois dont il dispose ; il ne veut pas que son ennemi lui échappe : mais il veut se soustraire à l’odieux de sa condamnation en la rendant légale. Il envoie le centurion au forfait notoire, et l’innocence au sénat. C’est un modèle à étudier toute la vie.


CCV.

Tiridate disait[53] : « Le plus équitable dans la haute fortune est toujours le plus utile. Conserver son bien, s’emparer du bien d’autrui ; l’un est l’éloge d’un père de famille ; l’autre, l’éloge d’un roi. » Il se trouve de temps en temps des scélérats indiscrets, comme ce Tiridate, qui révèlent, très-mal à propos, la doctrine des rois.


CCVI.

Les Romains se jettent sur la Chypre. Ptolomée, leur allié, est proscrit. Alors le fisc était épuisé. La proscription de Ptolomée n’eut pas d’autre motif que la richesse de ce prince, et la pauvreté du fisc romain. Ptolomée s’empoisonne, la Chypre devient tributaire. On la spolie. L’honnête Caton en transporte à Rome les riches dépouilles comme des guenilles ; cela est tout à fait à la moderne, excepté le poison. On empoisonne, on ne s’empoisonne plus.


CCVII.

Jeter des haines entre ses ennemis, acharner deux puissances l’une contre l’autre, afin de les affaiblir et de les perdre toutes deux, c’est ce que Drusus fit dans la Germanie, et ce que Tacite[54] approuve. Et l’on blâmera ce pape, qui fomentait la querelle des Colonnes et des Ursins ; tantôt favorable, tantôt contraire à l’un et l’autre parti ; leur fournissant secrètement de l’argent et des armes jusqu’à ce que, réduits à la dernière nécessité par des succès et des défaites alternatives, il les étouffa sans résistance de leur part et sans fatigue de la sienne !


CCVIII.

Celui qui préfère une belle ligne dans l’histoire à l’invasion d’une province, pourrait bien n’avoir ni la province, ni la belle ligne.


CCIX.

La raison pour laquelle on crie contre les fermiers généraux en France, est précisément celle pour laquelle on les institue ailleurs.


CCX.

Disgracier ceux à qui l’on aurait des pensions à faire ; cela est toujours facile.


CCXI.

Tout voir par ses yeux, tenir de la clarté dans ses affaires, et rendre la colonne de la recette la plus longue, et celle de la dépense la plus petite possible ; il n’y a point de commerce ni d’empire qui ne prospèrent par ces moyens.


CCXII.

Plus un souverain recommande l’exercice des lois, plus il est à présumer que les magistrats sont lâches. Tibère avait continuellement dans la bouche qu’il fallait exécuter les lois ; exercendas leges esse.


CCXIII.

Le crime de lèse-majesté[55] est le complément de toutes les accusations. Ce mot de Tacite peint et l’empereur, et le sénat et le peuple.


CCXIV.

Les victoires en imposent autant au dedans qu’au dehors ; on se soumet plus volontiers à un héros qu’à un homme ordinaire ; peut-être aussi s’y mêle-t-il un peu de reconnaissance et de vanité. On est fier d’appartenir à une nation victorieuse ; on est reconnaissant envers un prince à qui l’on doit cette illustration, compagne de la sécurité.


CCXV.

Je voudrais bien savoir ce qui se passait au fond de l’âme de Tibère, écoutant gravement en silence les sénateurs disputant si le préteur avait droit de verge[56] sur les histrions : cela devait lui paraître bien plaisant.


CCXVI.

Une autre fois, il garda le même silence, tandis qu’on agitait si le sénat pouvait délibérer d’affaires publiques dans l’absence de César ; et quoique la question fût plus importante, le doute ne lui en parut pas moins plaisant. En effet, de quoi s’agissait-il entre ces graves personnages ? de savoir s’ils étaient quelque chose ou rien.


CCXVII.

La liberté d’écrire et de parler impunément, marque ou l’extrême bonté du prince, ou le profond esclavage du peuple ; on ne permet de dire qu’à celui qui ne peut rien.


CCXVIII.

Un peuple fier comme le peuple romain, lorsqu’il dégénère, est pire qu’aucun autre ; car toute la force qu’il avait dans la vertu, il la porte dans le vice : c’est alors un mélange de bassesse, d’orgueil, d’atrocité, de folie ; on ne sait comment le gouverner ; l’indulgence le rend insolent, la dureté le révolte.


CCXIX.

Appeler le soldat camarade un jour de bataille, c’est accepter sa part du danger commun ; c’est descendre au rang de soldat ; c’est élever le soldat au rang de chef. Ce ne peut être que le mot d’un homme brave. Un lâche n’oserait pas le dire, ou le dirait mal. C’est le mot de Catilina : Vel imperatore, vel milite, me utimini[57].


CCXX.

Après la bataille de Pharsale, Labienus fit courir le bruit que César était grièvement blessé. Aux portes de Mantes, le Mayenne en fit autant. « Mes amis, dit-il, ouvrez-moi, nous avons perdu la bataille ; mais le Béarnais est mort. »


CCXXI.

Salluste a fait l’histoire de toutes les nations dans le peu de lignes qui suivent. « J’ai beaucoup lu, j’ai beaucoup entendu, j’ai beaucoup médité sur ce que la république avait achevé de grand dans la paix et dans la guerre ; je me suis interrogé moi-même sur les moyens qui avaient conduit à une heureuse fin tant d’entreprises étonnantes, et il m’a été démontré que cette énorme besogne n’avait été l’ouvrage que d’un très-petit nombre de grands hommes[58]. »


CCXXII.

Dans les grandes affaires, ne prendre conseil que de la chose et du moment.


CCXXIII.

Les plus mauvais politiques sont communément les jurisconsultes, parce qu’ils sont toujours tentés de rapporter les affaires publiques à la routine des affaires privées.


CCXXIV.

Employer les hommes à quoi ils sont propres ; chose importante, qu’aucune nation, qu’aucun gouvernement ancien ou moderne n’a si bien su que la petite société de Jésus : aussi, dans un assez court intervalle de temps est-elle parvenue à un degré de puissance et de considération dont quelques-uns de ses membres même étaient étonnés.



  1. « Il manque à ce titre un mot nécessaire, celui d’absolus ; car ce ne peut être que des despotes que l’auteur parle. » (Depping, B.)
  2. Tacit. Annal. lib. XIV, cap. lvii. (N.)
  3. C’est une observation de Tacite ; mais je ne me rappelle pas dans ce moment celui de ses ouvrages où elle se trouve. Je puis seulement assurer qu’il l’a exprimée avec cette précision qui caractérise son style, et dont on ne trouve de grands modèles que dans cet historien que Racine appelle avec raison le plus grand peintre de l’antiquité. Voyez la préface de Britannicus. (N.) — Il doit s’agir ici de la fausse réconciliation de Germanicus et de Pison, Ann. lib. I, cap. lvii.
  4. Ce sont plusieurs passages de Tacite que Diderot réunit ici en un seul. (N.)
  5. Voyez cette même idée dans l’écrit sur les Femmes, ci-dessus, page 253.
  6. Cette maxime paraît n’être qu’une faible réminiscence de ce beau passage de Tacite : At Vitellius, fractis apud Cremonam rebus, nuntios cladis occultans, stulta dissimulatione, remedia potius malorum quam mala differebat. Quippe confitenti consultantique supererant spes viresque : quum e contrario lœta omnia lingeret, falsis ingravescebat. Mirum apud ipsum de bello silentium : prohibiti per civitatem sermones, coque plures : ac si liceret, vera narraturi, quia vetabantur, atrociora vulgaverant. Hist. lib. III, cap. liv.

    Voilà ce qu’il faudrait graver en lettres d’or sur l’intérieur des murs du palais des souverains, sur le bureau de leurs ministres, et en général de tous ceux qui gouvernent, sous quelque dénomination que ce soit. (N.)

  7. Je trouve tout le contraire dans Tacite. Voyez Annal, lib. II, cap. xxxvi et xxxvii. Si Diderot parle d’un autre fait arrivé quelques années après, je ne m’en rappelle aucun de ce genre dont Tacite ait fait mention. Mais ma mémoire peut être ici en défaut, et j’aime mieux m’en rapporter à celle de Diderot : cæterum fides ejus rei penes auctorem erit. (N.)
  8. Rulhière, Histoire ou Anecdotes sur la Révolution de Russie, en 1762, ne parle pas de serment offert. Quand tout espoir fut perdu de conserver le pouvoir à Pierre III, Munick se présenta à Peterhof devant Catherine au milieu de la foule. Ce fut la souveraine qui vint à lui : « Vous avez voulu me combattre ? — Oui, madame, et maintenant mon devoir est de combattre pour vous. » Munick fut bientôt séduit, « soit, ajoute Rulhière, qu’il fût touché de cet accueil généreux et inattendu, soit, comme on l’a cru, que son ambition fît encore cette tentative. »
  9. Voyez Dion in August. lib. XLVII, cap. vi. (N.)
  10. Tradunt temporis ejus auctores, quia triumvirali supplicio adfici virginem inauditum habebatur, a carnifice, laqueum juxta, compressam : exin oblisis faucibus, id ætatis corpora in gemonias abjecta. Il s’agit ici de la fille de Séjan, que Tibère fit violer ainsi par le bourreau. Tyran subtil et cruel, dit très-bien Montesquieu, il détruisait les mœurs pour conserver les coutumes. Voyez Tacit. Annal, lib. V, cap. ix ; et l’Esprit des lois, liv. XII, chap. xiv. (N.)
  11. Variante : exemple. (Métra, Corr. secrète.)
  12. J’ignore où Diderot a trouvé ce fait, que je n’ai lu dans aucun auteur. Suétone parle seulement de deux registres secrets, dont l’un avait pour titre Gladius, et l’autre Pugio. Ces deux espèces de listes ou de tables de proscription, qu’on trouva après la mort violente de Caligula, étaient écrites de sa propre main ; et on y lisait, avec des notes particulières, les noms de tous les personnages distingués de chaque ordre que ce monstre avait dessein de faire mourir avant son départ pour Alexandrie. Voyez Sueton. In Caio, cap. xlix. (N.)
  13. Ajouter, d’après la Correspondance secrète : rare.
  14. Diderot, incapable de s’assujettir à ne voir dans un livre que ce qui s’y trouve, raisonne ici sur des faits qui n’ont de réalité que dans son imagination. Il brouille et confond tout. C’est entre Drusus, son propre fils, et Germanicus, son fils adoptif, que Tibère, pour se mettre lui-même plus en sûreté, partagea le commandement des légions : Seque tutiorem rebatur, utroque filio legiones obtinente. Mais ce n’est pas en faveur de ces deux princes que les pontifes firent des prières qui leur attirèrent de la part de l’empereur une légère réprimande (modice perstricti). C’est Néron et Drusus, tous les deux fils d’Agrippine et de Germanicus, que les prêtres recommandèrent aux dieux ; et ces deux princes n’ont jamais commandé les légions. Ainsi cet exemple de la jalousie de la souveraineté est mal choisi, puisqu’il s’agit, dans les deux faits que Diderot a liés mal à propos, de personnages très-différents. Voyez la note suivante. (N.)
  15. Ce fait, tel que Diderot le présente ici, et séparé des circonstances qui l’accompagnent dans Tacite, est assez insignifiant : mais il n’en est pas de même, lorsqu’on le lit dans l’original. Ces mêmes circonstances que Diderot a négligées ou omises, sans doute parce qu’il a cité de mémoire, deviennent alors autant de nuances différentes du caractère de Tibère, autant de traits qui le font mieux connaître. On en va juger. Les pontifes, et à leur exemple les autres prêtres, en faisant des vœux pour la conservation de l’empereur, recommandèrent aussi aux dieux Néron et Drusus. Tibère, qui avait toujours traité durement la famille de Germanicus (haul unquam domui Germanici mitis), fut très-offensé de ce qu’on égalait ainsi des enfants à un homme de son âge, et il avertit le sénat de ne point enorgueillir, désormais, par des honneurs prématurés, des têtes jeunes et légères. Tum vero æquari adolescentes senectæ suæ, impatienter indoluit… cæterum in senatu oratione monuit in posterum, ne quis mobiles adolescentium animos præmaturis honoribus ad superbiam extolleret. Annal, lib. IV, cap. xvii. On voit, par cet exposé, que Diderot n’est point entré dans la pensée de Tacite ; et que le principe général qu’il veut établir ici, quoique vrai en lui-même et fondé sur l’expérience, ne peut pas se déduire de la conduite de Tibère dans cette circonstance. (N.) — Il nous semble que Naigeon considère trop ici, comme partout, le travail de Diderot comme un commentaire de Tacite. En réalité, Tacite n’est pour le philosophe qu’une cause occasionnelle des réflexions qui lui viennent à l’esprit et il suffit que ces réflexions soient justes en elles-mêmes.
  16. Voir les Plans et statuts de différents établissements fondés par l’impératrice Catherine II pour l’éducation de la jeunesse du royaume, par le maréchal Betzki. Ci-dessus, note, page 451.
  17. Neque literas græcas didici : parum placebat eas discere ; quippe quæ ad virtutem doctoribus nihil profuerunt. At illa multo optuma reipublicæ doctus sum : hostem ferire, præsidia agitare ; nihil metuere, nisi turpem famam ; hiemem et æstatem juxta pati ; humi requiescere ; eodem tempore inopiam et laborem tolerare… hæc atque talia majores vestri faciundo seque remque publicam celebravere. Sallust. Jugurtha, cap. lxxxv, édit. Édimburg, 1755. (N.)
  18. Tacit. Hist. lib. I, cap. ix, fin. (N.)
  19. Deorum injurias diis curæ. C’est un mot de Tibère, par lequel ce prince, qui avait un sens très-adroit quand la haine ou le ressentiment n’égarait pas sa raison, termine la réponse judicieuse qu’il fit au sénat dans l’affaire de Rubrius et du comédien Cassius. Voyez Tacit. Annal, lib. I, cap. lxxiii. (N.)
  20. Voyez livre V, chap. ix. (Br.)
  21. Voir Réfutation de l’Homme, ci-dessus, page 453.
  22. Voilà un de ces articles dont j’ai parlé dans l’avertissement qui précède cet ouvrage. (N.)
  23. C’est précisément ce que Catherine II, déjà oubliée, n’a cessé de faire dans la guerre aussi atroce qu’injuste que l’empereur et ses alliés ont suscitée et soutenue contre la République française. Elle promettait, tous les jours, à ce prince crédule et sans expérience, de lui envoyer douze vaisseaux de ligne et vingt-quatre mille hommes : et il les attend encore. (N.) — (Écrit en 1798, après le traité de Campo-Formio.)
  24. Voyez la note 1 de la page précédente. (N.) — Ce n’est point à la maxime XCI que commence le changement de ton de Diderot. Les principes de politique qu’il attribue à Frédéric II partent de la maxime LXXXIII.
  25. Voyez Tacit. Annal, lib. XV, cap. xxxv. Je rétablis ici le texte de cet historien que Diderot cite presque toujours d’une manière peu exacte, et qu’il obscurcit souvent en supprimant sans nécessité ce qui le rendrait clair et intelligible pour tout le monde. Il faut écouter Diderot lorsqu’il raisonne ; sa logique est précise et serrée ; il est chaud, pathétique, éloquent, persuasif ; il porte la lumière dans l’esprit ; mais on ne peut trop se défier de lui quand il cite : je ne connais pas en ce genre un plus mauvais guide. Il est rare qu’il s’autorise d’un fait sans l’altérer. (N.)
  26. Voyez Sueton. in Domitiano, cap. x. C’est sur ces différents chefs d’accusation, tous plus ou moins vagues et insignifiants, que le cruel Domitien exila Pomposianus. (N.)
  27. C’est une partie de l’accusation que Romanus Hispo, cet homme dont Tacite fait un portrait si hideux, intenta contre Granius Marcellus. Voyez Tacit. Annal. lib. I, cap. lxxiv. (N.)
  28. Il y a dans le manuscrit autographe de Diderot : « Puisse l’impératrice n’aller jamais à Sarkozelo sans son fils ! puisse son fils n’en revenir jamais sans elle ! » (N.)
  29. Tacit. Annal, lib. I, cap. xxxvi. (N.)
  30. « Plures quam centum et vigenti libellos (les requêtes des meurtriers de Galba) præmia exposcentium, ob aliquam notabilem illa die operam, Vitellius postea invenit : omnesque conquiri et interfici jussit ; non honore Galbæ, sed tradito principibus more, munimentum ad præsens, in posterum ultionem. » Tacit. Hist. lib. I, cap. xliv, in fin. (N.)
  31. Principes mortales : rempublicam æternam esse. C’est une des raisons dont Tibère se servit pour faire cesser les regrets que causait la mort de Germanicus, dont, selon le peuple, les funérailles n’avaient pas été célébrées avec assez de magnificence. Voyez Tacit. Annal, lib. III, cap. vi. (N.)
  32. « Etenim quis mortalium, cui virile ingenium, tolerare potest, illis divitias superare, quas profundant in exstruendo mari, et montibus coæquandis, nobis rem familiarem etiam ad necessaria deesse ? » Sallust. Catilin. cap. xx. (N.)
  33. Il n’est pas inutile de remarquer que l’ouvrage où se trouve cette dernière réflexion, aussi juste que profonde, a été écrit en 1774 ; et que les Anglais même, malgré leur pénitence annuelle et leurs remords intermittents et périodiques, ne font pas exception à cette règle générale. Sans oser se l’avouer à elle-même, ou plutôt sans s’en douter, cette nation en corps n’en est pas moins modifiée à cet égard pour tout le temps que la forme de son gouvernement sera monarchique : c’est qu’il faut peut-être plus de temps à un peuple policé pour oublier le supplice légal et public d’un de ses rois, et pour voir, même après plusieurs siècles écoulés, ses successeurs absolument du même œil et avec le même cortège de préjugés et d’illusions qu’il regardait les princes qui, avant ce grand exemple, ont régné sur lui, qu’il n’en a fallu à ce même peuple, fatigué d’une longue servitude, pour se résoudre à briser, de ses fers rompus, la tête de ses oppresseurs. Cette observation, dont on sentira d’autant mieux la vérité qu’on aura plus étudié le cœur humain, et qu’on le connaîtra mieux, suffit, ce me semble, pour inspirer à tous les Français cet esprit d’union, de concorde et de paix qui peut seul tarir la source de leurs maux. Puissent aujourd’hui ceux de mes concitoyens qui, moins par goût et par un choix réfléchi, que par l’effet du pouvoir de l’habitude et de la force des opinions préconçues, regrettent au fond de leur cœur un gouvernement aboli par la volonté nationale, et font secrètement des vœux, au moins indiscrets, pour en voir le rétablissement, examiner dans le silence de leurs passions et de leurs préjugés cette grande question ! Puissent-ils, plus instruits et plus éclairés, se convaincre fortement qu’il serait impossible aujourd’hui de courber tous les Français sous le même joug dont ils se sont affranchis, sans baigner encore la France dans des flots de sang, et sans lui imprimer une nouvelle secousse qui en entraînerait nécessairement le déchirement et la ruine ! Puissent, surtout, ces hommes aigris par le malheur, et que les convulsions, les désordres et les crimes de toute espèce, inséparables d’une grande révolution, n’ont que trop multipliés sur le sol de la république, abjurer enfin leurs haines, oublier, s’il se peut, le passé, ouvrir désormais leur âme à la clémence, à la commisération, à l’espérance, à l’amitié, à tous les sentiments doux et consolateurs ! Puissent-ils, soumis aux sages conseils de la raison et de leur propre intérêt bien entendu, reconnaître que, tout bien considéré, tout pesé, tout calculé, ils n’ont rien de mieux à faire pour leur bonheur et pour celui de leurs concitoyens, pour assurer surtout le repos, la durée, la gloire et la prospérité de la patrie, ce nom si cher à tous les cœurs bien nés, que de se rallier en foule autour du gouvernement établi par la constitution, de le maintenir, d’en fortifier à l’envi tous les ressorts, et de donner les premiers le précepte et l’exemple du respect et de l’obéissance aux lois de l’État ! (N., 1798.)
  34. Voyez Tacit. Annal, lib. II, cap. xxv. Diderot ne fait ici que le traduire et l’abréger. (N.)
  35. « Tutorem, quod pupillum, cui substitutus hæres erat, veneno necasset, cruce adfecit : implorantique leges, et civem romanum se testificanti, quasi solatio et honore aliquo pœnam levaturus, mutari, multoque præter cæteras altiorem et dealbatam statui crucem jussit. » Sueton. in Galb. cap. ix. (N.)
  36. La cinquième du troisième livre. (N.)
  37. « Utilissimusque idem ac brevissimus bonarum malarumque rerum delectus est, cogitare quid aut volueris sub alio principe, aut nolueris. » Tacit. Hist. lib. I, cap. xvi. Il est difficile de reconnaître la pensée de Tacite dans la traduction de Diderot. C’est qu’en général ce philosophe ne traduit pas plus exactement qu’il ne cite. (N.) — Ici Naigeon et la Correspondance secrète ne sont pas d’accord. Celle-ci dit : Galba disait à Pison ; Naigeon dit : Pison disait à Galba. C’est Naigeon qui a tort et nous avons dû rétablir les rôles. Dans ce discours du souverain à son héritier adoptif, il nous semble très-facile de rapprocher la traduction de Diderot de celle de Dureau de la Malle : « Ta règle de conduite à la fois la plus sûre et la plus simple, c’est de te rappeler ce que tu aimais, ce que tu blâmais dans un autre prince. » Il n’y a qu’un changement de temps.
  38. Voyez Sueton. in Othon. cap. ix. (N.)
  39. Tacit. Hist. lib. I, cap. v. (N.) Voyez note 2, page 489.
  40. C’est toujours Frédéric II qui parle.
  41. Diderot n’y avait pas bien regardé. On trouve également dans Tacite : Dominationis arcana ; dominationis flagitia ; arcana imperii tentari etc. Voyez Tacit. Annal, lib. II, cap. lix ; lib. XIV, cap. xi ; lib. II, cap. xxxvi ; Hist. lib. I, cap. iv. Le même bistorien dit aussi : Arcana domus. Voyez Annal, lib. I, cap. vi. (N.)
  42. Voyez la note précédente. (N.)
  43. « Quo (Tiberio) imperante majestatis reus visus esse nonnemo dicitur, quod servum suum, gerentem argenteum Tiberii minimum, verberasset. » Philostrat. De vit. Apollon. lib. I, cap. xv, édit. Olear. Lips. 1709. — Je suis bien sûr que Diderot n’avait pas lu ce fait dans Philostrate, qu’il n’a jamais ouvert. Mais, quel que soit l’auteur qui le lui a fourni, la citation est du moins exacte. Observons néanmoins que ce même fait, qui d’ailleurs est bien dans l’esprit du gouvernement de Tibère, n’est rapporté par Philostrate que comme un bruit public : dicitur. (N.)
  44. Annal. lib. XI, cap. xxiv.
  45. « Falleris enim, Sejane, si te mansurum in eodem ordine putas, et Liviam quæ C. Cæsari, mox Druso nupta fuerit, ea mente acturam, ut cum equite romano senescat. » Tacit. Annal, lib. IV, cap. xl. (N.)
  46. « Populum romanum, juvandis sociis, totum terrarum orbem occupasse. » (N.)
  47. Lorsqu’on compare ce narré avec celui de Tacite, on voit que Diderot a mal pris le sens de cet historien, qui ne dit rien de l’amitié prétendue de Néron pour Rubellius Plautus. Tout ce qu’on voit dans le texte de Tacite, et ce qu’il fait très-bien entendre sans le dire expressément, c’est que Néron, effrayé des présages que le peuple expliquait en faveur de Rubellius Plautus, personnage d’une grande distinction, l’exila en Asie, et qu’il n’osa pas le faire mourir, dans un moment où l’intérêt de sa propre sûreté lui prescrivait de le laisser vivre. Ergo, permotus iis Nero, componit ad Plautum literas, consuleret quieti urbis, seque prave diffamantibus subtraheret : esse illi per Asiani avilos agros, in quibus tuta et inturbida juventa frueretur. Tacit. Annal, lib. XIV, cap. xxii. (N.) — Pourquoi Naigeon n’a-t-il pas pu sentir l’ironie dans la phrase : Il fallait que ce Rubellius Plautus fût bien de ses amis ? C’est que ce n’est pas par la pénétration que brille Naigeon. Il est scrupuleux d’exactitude, voilà tout.
  48. Pour comprendre l’introduction inattendue du nom de Linguet dans cette phrase, il faut se reporter à la date de 1775, que nous assignons à ces réflexions. À ce moment même, Morellet faisait paraître sa Théorie du paradoxe à laquelle Linguet répondait par la Théorie du libelle. Parmi les accusations de Morellet contre Linguet, quelques-unes étaient justes ; celle d’avoir fait l’apologie de Tibère et de Néron dans son Histoire des Révolutions de l’empire romain (1766) était un peu exagérée. Linguet, suivant ses habitudes d’avocat, avait plaidé le pour et le contre et il lui fut facile de répliquer à Morellet, qui n’avait cité que le pour, en lui mettant le contre sous les yeux. Linguet s’étant déclaré pour Palissot, et ayant vivement attaqué les encyclopédistes, Diderot devait prendre le parti de Morellet.
  49. Voyez Sueton. in Tito, cap. vi. (N.)
  50. Diderot traduit, ou plutôt paraphrase ici à sa manière un très-beau discours que Tibère prononça en présence du sénat dans l’affaire de Silanus qui s’instruisait devant lui. Mais le texte de l’historien vaut beaucoup mieux que la paraphrase du philosophe. On ne pense pas plus profondément que Tacite, et on ne s’exprime pas mieux que lui. Si Diderot ne voulait qu’abréger le discours de Tibère, il fallait du moins en bien saisir l’esprit ; mais il se contente d’en traduire les deux premières lignes, et il prend le reste dans sa tête. Ce qu’il fait dire à Tibère n’a rien de remarquable : mais ce n’est pas ainsi que ce prince parle dans Tacite. Lorsqu’on ose substituer ses propres idées à celles de l’inimitable auteur des Annales, il faut être bien sûr de dire mieux que lui ; et l’on peut d’autant moins s’en flatter, qu’il est même très-difficile de dire aussi bien. Voyez Tacit. Annal. lib. III, cap. lxix. (N.) — Vouloir qu’en six lignes qui servent simplement d’amorce à une maxime, Diderot ait eu l’intention de lutter d’éloquence avec Tacite, c’est bien là Naigeon.
  51. Nec utendum imperio, ubi legibus agi possit. Tacit. Annal. lib. III, cap. lxix. (N.)
  52. Variante : fripon. (Corr. secrète.)
  53. Id in summa fortuna æquius, quod validius. Et sua retinere, privatæ domus : de alienis certare, regiam laudem esse. Tacit. Annal, lib. XV, cap. i. (N.)
  54. Haud leve decus Drusus quæsivit, illiciens Germanos ad discordias. Tacit Annal, lib. II, cap. lxii. (N.)
  55. Majestatis crimine, quod tum omnium accusationum complementum erat. Tacit. Annal, lib. III, cap. xxxviii. (N.)
  56. Annal, lib. I, cap. lxxvii.
  57. Apud Sallust. Bell. Catilin. cap. xxi. (N.)
  58. J’ai cherché ce passage dans Salluste avec assez de soin pour être à peu près sûr qu’il ne s’y trouve pas ; je soupçonne fort Diderot d’en être plutôt l’auteur que le traducteur. Il semble en effet que ce passage nil antiquum sapit ; ce qu’il ne faut pas entendre de la pensée, qui est solide, judicieuse, et tout à fait à l’antique, mais seulement du style de la traduction, où l’on remarque des formes de phrases et certaines expressions libres et familières qui donnent au tout un air et, pour ainsi dire, un goût moderne, que sans doute on ne trouverait pas dans l’original… Je me rappelle en ce moment un beau passage de Salluste, dont le commencement a quelque rapport avec ce que Diderot fait dire ici à cet historien. Le voici tout entier ; on jugera mieux de ce qu’il a pu fournir à l’esprit et à l’imagination de son éloquent interprète ou de son imitateur : Nam sæpe ego cum animo meo reputans, quibus quisque rebus clarissumi viri magnitudinem invertissent ; quæ res populos, nationesve magnis auctoribus auxissent ; ac deinde quibus causis amplissuma regna et imperia corruissent : eadem semper bona atque mala reperiebam, omnesque victores divitias contemsisse, et victos cupivisse, etc. Sallust. Epistol. I, ad Cæsar. de republ. ordin., ix. (N.)