Principes mathématiques de la philosophie naturelle/Préface de l’auteur à la première édition

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Préface de M. Newton à la première édition des Principes en 1686


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PRÉFACE
DE MONSIEUR NEWTON

à la première édition des Principes en 1686.



LES Anciens, comme nous l’apprend Pappus,[1] firent beaucoup de cas de la Mécanique dans l’interprétation de la nature, et les modernes ont enfin, depuis quelque temps, rejeté les formes substantielles et les qualités occultes, pour rappeler les Phénomènes naturels à des lois mathématiques. On s’est proposé dans ce Traité de contribuer à cet objet, en cultivant les Mathématiques en ce qu’elles ont de rapport avec la Philosophie naturelle.

Les anciens partagèrent la Mécanique en deux classes ; l’une théorique, qui procède par des démonstrations exactes ; l’autre pratique. De cette dernière ressortissent tous les Arts qu’on nomme Mécaniques, dont cette science a tiré sa dénomination : mais comme les Artisans ont coutume d’opérer peu exactement, de là est venu qu’on a tellement distingué la Mécanique de la Géométrie, que tout ce qui est exact, s’est rapporté à celle-ci, et ce qui l’était moins, à la première. Cependant les erreurs que commet celui qui exerce un art, sont de l’artiste et non de l’art. Celui qui opère moins exactement est un Mécanicien moins parfait, et conséquemment celui qui opèrera parfaitement, sera le meilleur.

La Géométrie appartient en quelque chose à la Mécanique ; car c’est de cette dernière que dépend la description des lignes droites et des cercles sur lesquels elle est fondée. Il est effectivement nécessaire que celui qui veut s’instruire dans la Géométrie sache décrire ces lignes avant de prendre les premières leçons de cette science : après quoi on lui apprend comment les problèmes se résolvent par le moyen de ces opérations. On emprunte de la Mécanique leur solution : la Géométrie enseigne leur usage, et se glorifie du magnifique édifice qu’elle élève en empruntant si peu d’ailleurs. La Géométrie est donc fondée sur une pratique mécanique, et elle n’est autre chose qu’une branche de la Mécanique universelle qui traite et qui démontre l’art de mesurer. Mais comme les Arts usuels s’occupent principalement à remuer les corps, de-là il est arrivé que l’on a assigné à la Géométrie, la grandeur pour objet, et à la Mécanique, le mouvement ; ainsi la Mécanique théorique sera la science démonstrative des mouvements qui résultent des forces quelconques, des forces nécessaires pour engendrer des mouvements quelconques.

Les anciens qui ne considérèrent guère autrement la pesanteur que dans le poids à remuer, cultivèrent cette partie de la Mécanique dans leurs cinq puissances qui regardent les arts manuels ; mais nous qui avons pour objet, non les Arts, mais l’avancement de la Philoſophie, ne nous bornant pas à conſidérer ſeulement les puiſſances manuelles, mais celles que la nature employe dans ſes opérations, nous traitons principalement de la peſanteur, la légéreté, la force électrique, la réſiſtance des fluides & les autres forces de cette eſpéce, ſoit attractives, ſoit répulſives : c’eſt pourquoi nous propoſons ce que nous donnons ici comme les principes Mathématiques de la Philoſophie naturelle. En effet toute la difficulté de la Philoſophie paroit conſiſter à trouver les forces qu’employe la nature, par les Phénomenes du mouvement que nous connoiſſons, & à démontrer enſuite, par là, les autres Phénomenes. C’eſt l’objet qu’on a eu en vue dans les propoſitions générales du I. & II. Livre, & on en donne un exemple dans le III. en expliquant le ſyſtème de l’Univers : car on y détermine par les propoſitions Mathématiques démontrées dans les deux premiers Livres, les forces avec leſquelles les corps tendent vers le Soleil & les Planetes ; après quoi, à l’aide des mêmes propoſitions Mathématiques, on déduit de ces forces, les mouvemens des Planetes, des Cometes, de la Lune & de la Mer. Il ſeroit à déſirer que les autres Phénomenes que nous préſente la nature, puſſent ſe dériver auſſi heureuſement des principes méchaniques : car pluſieurs raiſons me portent à ſoupçonner qu’ils dépendent tous de quelques forces dont les cauſes ſont inconnues, & par leſquelles les particules des corps ſont pouſſées les unes vers les autres, & s’uniſſent en figures régulières, ou ſont repouſſées & ſe fuyent mutuellement ; & c’eſt l’ignorance où l’on a été jusques ici de ces forces, qui a empêché les Philosophes de tenter l’explication de la nature avec succès. J’espére que les principes que j’ai posés dans cet Ouvrage pourront être de quelque utilité à cette manière de philosopher, ou à quelque autre plus véritable, si je n’ai pas touché au but.

L’ingénieux M. Halley, dont le savoir s’étend à tous les genres de littérature, a non seulement donné ses soins à cette Edition, en corrigeant les fautes de l’impression, et en faisant graver les figures : mais il est celui qui m’a engagé à la donner. Car après avoir obtenu de moi ce que j’avais démontré sur la forme des orbites planétaires, il ne cessa de me prier d’en faire part à la Société Royale, dont les instances et les exhortations gracieuses me déterminèrent à songer à publier quelque chose sur ce sujet. J’y travaillai ; mais après avoir entamé la question des irrégularités de la Lune, & diverses autres concernant les lois et la mesure de la pesanteur et des autres forces, les figures que décriraient les corps attirés par des forces quelconques, les mouvemens de plusieurs corps entre eux, ceux qui se font dans des milieux résistants, les forces, les densités et les mouvements de ces milieux, les orbes enfin des Comètes ; je pensai qu’il était à propos d’en différer l’édition jusqu'à un autre temps, afin d’avoir le loisir de méditer sur ce qu’il restait à trouver, et de donner un ouvrage complet au public : ce que je fais à présent. À l’égard des mouvements lunaires, ce que j’en dis étant encore imparfait, je l’ai renfermé dans les corollaires de la proposition LXVI. du I. Livre, de crainte d’être obligé d’exposer et de démontrer chaque point en particulier : ce qui m’aurait engagé dans une prolixité superflue, et aurait troublé la suite des propositions.

J’ai mieux aimé placer dans quelques endroits, quoique peu convenables, des choses que j’ai trouvées trop tard, plutôt que de changer les numéro des propositions et des citations qui s’y rapportaient.

Je prie les savants de lire cet Ouvrage avec indulgence, et de regarder les défauts qu’ils y trouveront, moins comme dignes de blame, que comme des objets qui méritent une recherche plus approfondie et de nouveaux efforts.


À Cambridge, du Collége de la Trinité, le 8. Mai 1686

IS. NEWTON.

  1. Coll. Math. Liv. 8 proœm.