Problèmes économiques d’après guerre/02

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Problèmes économiques d’après guerre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 46 (p. 658-692).
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PROBLÈMES ÉCONOMIQUES
D’APRÈS GUERRE

II [1]
LE RAVITAILLEMENT EN MATIÈRES PREMIÈRES L’ARME ÉCONOMIQUE

Le problème des matières premières se posera à l’état aigu dès la cessation des hostilités. Le jour où les efforts et les pensées cesseront d’être exclusivement tendus vers la lutte, où les relations internationales reprendront avec une apparence de liberté, il se produira partout une course effrénée pour se procurer les substances nécessaires à la nourriture, à l’habillement, à la construction. Avant de consommer, d’élaborer et de vendre, il faut des matériaux de toutes sortes, et le monde entier s’apercevra, quand il voudra recommencer à travailler, ou seulement à vivre à peu près normalement, combien il manque de tout. Depuis quatre ans, nous menons une existence factice, en consommant nos réserves, pendant longtemps accumulées. Dans les pays envahis, c’est maintenant le vide presque absolu ; mais, ailleurs même, et cela chez tous les belligérants, chez les neutres eux aussi, tandis que tous les bras, toutes les machines, toutes les énergies morales, physiques et chimiques abandonnaient les taches fécondes, tandis qu’on cessait de produire, on dépensait ; les stocks s’épuisaient, les magasins se vidaient, les réserves latentes des particuliers rentraient dans la circulation pour y fondre ; tout ce qui ne présentait pas un caractère d’urgence absolue était remis à la paix. Pour revivre, pour reconstituer, pour reconstruire, les besoins seront énormes. Peut-être même s’apercevra-t-on, dans bien des cas, au début, que les consommations courantes seront devenues supérieures à ce qu’elles étaient autrefois. Malgré toutes les résolutions d’économie que les hommes auront pu être invités à prendre, beaucoup d’entre eux se seront accoutumés, par les enrichissements de guerre, par les salaires accrus, par les allocations, par le non-payement des loyers, à des dépenses qu’ils ne restreindront pas du jour au lendemain. Les appauvris, de leur côté, n’auront pas encore appris suffisamment à se réduire, ou, devant la menace croissante d’être dépouillés par le fisc, ils préféreront vivre plus à l’aise.

Nous allons donc nous trouver en présence d’une concurrence qui ne viendra pas seulement de nos ennemis, mais aussi de nos alliés. On se disputera les rares ressources disponibles à coup d’argent, dans la mesure où l’on aura conservé des capitaux et du crédit ; on se disputera aussi les moyens de transporter les matières premières obtenues.

Sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, éclate l’imprévoyance de ceux qui escomptent une réconciliation générale et universelle, l’établissement d’une paix sans fin et l’association sentimentale de tous les peuples. Tant que les hommes auront un ventre, ils s’arracheront la nourriture et les moyens de se la procurer. Le problème que nous envisageons ici présente, pour un Français, deux faces distinctes et pourrait être examiné de deux manières : ravitaillement propre et mesures d’hostilité contre l’ennemi. En réalité, ces deux points de vue se confondent. Il faut, d’abord, assurer à notre pays la satisfaction de ses besoins légitimes, et nous devons nous rendre compte aussitôt que ce sera souvent difficile ; car nous allons être, parmi les grands belligérants, les plus défavorisés. L’Angleterre et les Etats-Unis auront, à la fois, leurs usines intactes, leurs approvisionnements assurés sur leur propre territoire (métropole et colonies), avec une flotte commerciale devenue ou restée puissante et d’abondantes ressources financières. L’Allemagne, si elle manquera de toutes les matières premières, gardera du moins ses usines largement outillées et accrues. La France, elle, se trouvera en face d’usines saccagées et pillées, obligée d’importer la plupart des produits nécessaires, avec des moyens financiers fortement atteints et une flotte commerciale réduite au néant. Pour remédier à cette situation comme pour empêcher le recommencement rapide d’une aussi abominable guerre, nous sommes amenés à nous entendre avec nos alliés afin d’obtenir un privilège sur leurs fournitures de matières premières et afin d’empêcher que l’Allemagne, librement ravitaillée, outillée d’avance, ne nous écrase. C’est ce second problème de défensive économique que nous allons étudier avec un soin particulier. — Il ne s’agit pas ici de débattre théoriquement si nous admettrons un jour les Allemands à la vie commune des peuples civilisés : c’est un sujet qu’on pourra envisager philosophiquement dans quelques années. Pour l’instant, la question est de savoir si nous voulons que la France vive ou meure. Ne pas restreindre l’arrivée des matières premières en Allemagne, ce serait d’abord tuer notre industrie, ensuite assurer à nos adversaires une telle force, qu’au bout de quelques années ils recommenceraient la bataille interrompue avec la certitude de nous anéantir.

On va voir, au contraire, que l’union homogène et inébranlable des Alliés peut, avec un peu de résolution et quelques sacrifices nécessaires, affamer cette industrie allemande, si directement appropriée à la préparation de la guerre, et réduire, par conséquent, au minimum les chances d’un nouveau conflit. L’industrie allemande vit presque totalement sur des importations de matières premières qui, pour la très grande majorité, viennent des pays alliés. Interrompre ce ravitaillement par les Alliés, c’est contraindre les Allemands à amoindrir leur commerce extérieur, c’est les réduire à se replier sur eux-mêmes, avec l’impossibilité de venir traquer et pourchasser notre commerce et le commerce de nos Alliés dans le monde entier. On ne peut même pas dire, comme contre-partie, que les producteurs de notre camp en souffriront les premiers, suivant la thèse germanique. Car, dans une foule de cas, l’Allemagne jouait uniquement le rôle d’un intermédiaire, ne produisant rien et vendant tout. Il suffira de consolider les relations directes entre le producteur et le consommateur que la guerre a déjà permis souvent d’établir, pour supprimer ce parasitisme lucratif. — Quant à des représailles, l’Allemagne, de son aveu même, n’en a aucune à sa disposition. Elle ne peut priver les Alliés d’aucune substance : la potasse, pour laquelle elle détenait son seul monopole, devant revenir en partie à la France par la réintégration de Mulhouse. Devant de tels avantages, les difficultés d’exécution qui existent, et que nous ne dissimulerons pas, ne doivent pas nous arrêter. Ces difficultés pourraient sembler prohibitives s’il s’agissait d’une situation destinée à durer. Mais, pendant une courte période d’après-guerre, qui sera en fait une prolongation de la guerre, nous serons tous prêts à sacrifier des commodités, des avantages, des intérêts ou même des principes, comme si la guerre continuait, à la défense indispensable de notre pays.

Pour comprendre comment la situation se présente et comment les Allemands eux-mêmes la conçoivent, combien ils se sentent menacés par cette « arme économique » et comment ils comptent se défendre, il suffirait de citer les nombreux discours récents où leurs orateurs ont affirmé la nécessité d’obtenir « des conditions avantageuses de paix économique. » La thèse a été résumée dans un discours prononcé le 16 mars 1918 par M. Helfferich, l’ancien vice-chancelier chargé du travail de réorganisation économique de l’Empire : « Si la paix, a-t-il dit, ne nous rend pas au dehors ce que les ennemis ont pris et saboté, si nous ne recouvrons pas la liberté entière de travailler, la liberté d’action pour notre esprit d’entreprise dans le monde, le peuple allemand est battu et devient un impotent pour un temps indéfini. Nous devons encore conquérir une paix dont nous avons besoin : une paix économique en première ligne. C’est la dernière lutte la plus dure. A ceux qui veulent établir contre nous des différences, nous répondons en demandant la clause de la nation la plus favorisée et l’égalité de traitement. A ceux prononçant des exclusives, nous répondons par le principe de la porte ouverte : la liberté des mers. A la menace de nous refuser les matières premières, nous répondons en demandant qu’on nous les livre. » Le problème est ainsi nettement posé sur son vrai terrain qui est, en définitive, avant tout, un terrain militaire. L’Allemagne prétend briser, par la force de ses armes, le nœud coulant qu’elle sent déjà passé autour de son cou. Si ces armes devaient, en effet, obtenir un tel succès, tous nos raisonnements deviendraient inutiles ; mais ce qui serait impardonnable de notre part, ce serait, ayant la possibilité de serrer le nœud, d’y renoncer par je ne sais quelle insouciance, quelle ignorance entêtée de nos forces économiques, ou quel sentimentalisme bêlant.

Il est assurément fâcheux de prévoir le retour, même temporaire, de cette paix armée qui conduisait le monde à l’épuisement. Nous ne pouvons rien à cette fatalité que l’on nous impose. Depuis deux mille ans, les incursions des pillards septentrionaux et asiatiques menacent ainsi périodiquement la civilisation de paix et de lumière. Au XXe siècle, les Barbares se retrouvent toujours les mêmes. Pour les arrêter définitivement, il aurait fallu une organisation vigilante de nos marches avancées, une prévoyance du danger, un réalisme, une cohésion qui nous ont manqué, à nos amis et à nous ; il aurait fallu ne pas avoir dans notre parti autant de théoriciens, de tolstoïsants, de bolcheviks, de défaitistes. Le sort en est jeté : nous n’avons plus qu’à poursuivre le combat.

Montrons aussitôt la compensation. Cette résolution, fermement prise et publiquement annoncée de poursuivre l’après-guerre avec un esprit de décision implacable n’est pas seulement le moyen d’empêcher les guerres futures ; elle est aussi peut-être notre ressource la plus efficace pour réduire la durée de celle-ci. Les Allemands ont beaucoup de défauts ; mais on ne saurait leur refuser des qualités de calculateurs pratiques. La guerre est, pour eux, une affaire. Ils la continuent, tant qu’ils ont l’espoir d’y réaliser un bénéfice, ou tout au moins de sauver leur mise. Leur démontrer qu’en la poursuivant ils s’exposent à des représailles économiques, contre lesquelles, quoi qu’il arrive, leurs armées ne pourront rien, puisqu’elles n’ont aucune prise sur les États-Unis, sur les Dominions anglais, sur l’Amérique du Sud, sur le Japon ; leur prouver que notre bloc ne se divisera pas (ce qui reste leur principal espoir), ce serait accélérer la paix 1 Ils vont avoir, comme nous, d’énormes besoins à satisfaire ; ils le savent et ils en sont très préoccupés ; il s’agirait de leur faire comprendre que les Alliés ont le moyen de se servir avant eux ; et que, plus la guerre se sera trouvée prolongée, plus nos besoins seront accrus, plus par conséquent la période de transition sera longue et plus le moment où eux, Allemands, pourront à leur tour s’installer à table se trouvera retardé ; plus, également, nous aurons eu le temps de créer les industries destinées à déraciner des monopoles germaniques, de faire traverser à ces créations nouvelles la première période difficile, d’assurer leur développement et leur stabilité. Bien des circonstances de la guerre ont tourné, sur le front oriental, contre nos espoirs les plus légitimes ; mais il n’en subsiste pas moins ce fait capital que, depuis bientôt quatre ans, l’Allemagne est privée de relations commerciales avec la presque totalité du monde, que le fruit de ses longs efforts en Amérique, en Afrique, en Extrême-Orient, est, pour le moment, annihilé, et que, plus cette séquestration durera, plus les conséquences en seront définitives.

On doit remarquer d’ailleurs que les résolutions à prendre ne regardent pas la France seule et que celle-ci est même, dans notre camp, la nation la moins en mesure d’exercer à elle seule une pression efficace. Nous ne pouvons, nous, que susciter, encourager et adopter pour notre part les mesures défensives de nos Alliés. Les substances nécessaires à l’Allemagne, dont nous détenons le marché, soit dans notre métropole, soit dans nos colonies, se réduisent à peu de chose. Pour la plupart des matières premières, pour les vivres, les textiles, le charbon, presque tous les métaux, nous n’arrivons même pas à nous suffire. Nous ne pouvons guère produire un effet un peu sérieux que pour le fer et quelques matières minérales, telles que les phosphates et les minerais de nickel, ou pour certains produits coloniaux : encore en rencontrant chaque fois des concurrences plus ou moins nombreuses. Nous dépendons en général de nos alliés ; dans un cas même, pour le charbon, de nos ennemis. Nos alliés, au contraire, peuvent, s’ils le veulent, priver l’Allemagne de coton, de laine, de soie, de caoutchouc, de graines oléagineuses, de cuivre, d’étain, d’argent, etc. Toutes les conditions de l’existence future et des peuples et de leurs rivalités économiques sont donc suspendues à la forme que prendront, dans l’après-guerre, les alliances actuelles et à l’énergie active qu’elles sauront déployer contre les ennemis, ou contre tels neutres qui ne seraient que les ennemis sous un masque. C’est là le gros point d’interrogation qu’il serait imprudent de nous imaginer tranché dès aujourd’hui suivant nos désirs et nos illusions, le problème dont chaque heure écoulée modifie l’aspect.

A n’envisager que ce ravitaillement en matières premières, quelle différence entre le temps où nous comptions, dans notre camp, l’immense Russie avec la Roumanie et la situation actuelle ! Ce sont des ressources énormes en céréales, en pétrole, en minerais de fer, de manganèse, en or, en platine, en phosphates, etc… qui ont passé d’un camp à l’autre. Quand on cherche à prévoir les résolutions de nos alliés militairement les plus solides, il s’en faut que leurs dispositions économiques nous inspirent une complète assurance. Évidemment, l’Angleterre a fait des pas de géant dans la voie des frontières fermées aux Allemands et du boycottage économique. Mais jusqu’à quel point cette mentalité de guerre survivra-t-elle à la guerre, ou subira-t-elle la contre-attaque du vieil esprit libre-échangiste. Et, si l’union des Dominions prend la force d’une association douanière, dans quelle mesure le sang versé en commun sur tant de champs de bataille nous assurera-t-il le droit de participer à cette « concentration ?… « Il en est de même des États-Unis, où le brassage des considérations philosophiques, des intérêts matériels multiples et discordants, des vieilles sympathies et hostilités, de l’ancienne indifférence aux conflits européens et du nouvel impérialisme aboutit à des résultats dont le déroulement confus nous surprend si souvent, tantôt avec satisfaction, tantôt avec quelque inquiétude. Quelle sera l’attitude finale de l’Amérique du Sud et celle du Japon, toujours sur ce même terrain des relations commerciales ?… On est si nombreux sur notre côté du front qu’il en résulte des combinaisons pareilles à celles de l’échiquier, où l’on ne déplace pas un pion, sans qu’il risque d’en résulter un peu plus tard la prise d’un cavalier, d’une tour ou d’une dame…

Et, cependant, malgré ces réserves nécessaires, l’intérêt de rester unis jusqu’au bout est tellement fort ; il va se trouver encore tellement accru par l’expansion germanique vers l’Est à travers l’émiettement de la Russie, que l’on veut, que l’on doit avoir foi dans la solidité inébranlable du bloc occidental.

C’est avec la conviction de cette bonne volonté et de cette union persistantes que nous allons étudier ce problème des matières premières, à la fois en ce qui concerne nos propres besoins et en ce qui touche nos possibilités d’action sur l’Allemagne. Nous commencerons par envisager les moyens généraux qui peuvent permettre de continuer cette sorte de blocus économique dans la première période de l’après-guerre. Nous passerons ensuite très sommairement en revue les principales substances, en choisissant quelques-unes de celles pour lesquelles cette bataille économique paraît devoir être le plus décisive. Si nous voulions traiter le sujet complètement, il y aurait encore à examiner à ce propos les moyens que l’on peut employer pour remédier à certaines disettes de matières premières : soit par des économies, soit par des remplacements. Les Allemands ont fait un très grand usage de ces succédanés (Ersätze) depuis le blocus et se sont montrés très fiers du secours que leur a apporté leur chimie. Ils ont trouvé quelques artifices ingénieux ou hardis. Mais le problème de paix, qui nous intéresse en ce moment, est, à cet égard, très différent du problème posé par la guerre. Il ne s’agira plus de « tenir » coûte que coûte, mais de commercer ; et, le prix de revient recommençant alors à jouer son rôle implacable, la plupart de ces remplaçants coûteux ne constitueront plus que des palliatifs tout à fait insuffisants.


On pourrait entendre les matières premières dans un sens très général, en y comprenant ces deux groupes de substances essentielles qui servent d’aliments, les unes aux moteurs animés, les autres aux moteurs ignés : les vivres et les combustibles. Forcé de me borner, je les laisserai ici décote[2]. Je me bornerai à examiner les textiles (coton, laine et soie), le caoutchouc, les graines oléagineuses, le fer, le cuivre, l’étain, le nickel et les phosphates.

Quelle que soit la substance visée, le but et les moyens d’action seront à peu près les mêmes. Il s’agit toujours de réserver aux Alliés la préférence pour les achats de matières premières à effectuer chez eux. Je rappelais, dans un article précédent, ce mot d’un ministre britannique que le peuple le premier prêt à la lutte économique internationale acquerrait, de ce chef, un avantage énorme. Nous pouvons et nous devons, très simplement, très légitimement, nous assurer cet avantage. Si on examine la question en théorie, nous n’avons qu’à le vouloir. Le monde, dans les premières années qui suivront la guerre, n’aura qu’à rester coupé, comme il l’est actuellement, en deux grands blocs économiques : ce que les Allemands, auxquels l’idée plaisait quand ils croyaient en tirer profit, appellent des Wirtschaftgebiete. Cette division étant perpétuée, la supériorité du bloc allié est immense, générale et incontestable. Même sans faire état de la Russie, notre bloc n’a, je l’ai dit, besoin de l’autre pour aucune matière essentielle, tandis que le bloc de la Mittel-Europa ne peut absolument pas se passer de nous, du moins sans être réduit, comme l’annonce M. Helfferich, à l’état d’un impotent. L’Allemagne, qui est outillée tout entière dans le sens de l’exportation intensive, serait alors amenée, — c’est tout ce que nous lui demandons, — à interrompre ou à réduire ses exportations, à sacrifier par conséquent toutes ses combinaisons industrielles qui reposent sur une fabrication démesurée à l’usage des deux mondes.

Les difficultés d’exécution réelles, auxquelles j’ai déjà fait allusion, consistent dans la gêne que comportent toutes les mesures restrictives, surtout quand elles atteignent une telle envergure, et dans le « manque à gagner » qu’entraînera souvent la cessation d’un commerce considérable avec l’Allemagne. Il y aura évidemment alors des compensations à trouver pour des pays et pour des industries dont la plupart des exportations se dirigeaient autrefois vers nos ennemis et qui vont perdre cette grosse clientèle. Une telle considération n’est pas négligeable. On ne saurait oublier que, dans une opération commerciale, chacun trouve son avantage et reçoit en définitive plus qu’il n’apporte, puisqu’il échange une marchandise qu’il possède en surabondance contre une autre dont il a besoin. La suppression définitive de tout commerce entre le bloc allié et le bloc central ne nuirait pas seulement à ce dernier, mais aux deux. Nous n’admettons pas, en effet, qu’elle puisse durer… et, si on s’en étonne, par un sentiment de réprobation légitime, on comprendra bientôt nos raisons quand nous aurons fait voir ce qu’il nous sera nécessaire de subir pour réaliser ce blocus d’après-guerre. Mais, à titre provisoire, nous croyons indispensable que les matières premières produites dans les pays alliés ne puissent, pendant un temps à déterminer (le temps de remettre à flot nos industries), aller dans aucun cas et par aucun chemin en Allemagne. Le prolongement de la guerre, en déplaçant les courants commerciaux, en accoutumant le monde entier à conduire ses opérations d’achat et de vente comme si l’Allemagne n’existait pas, aura singulièrement facilité cette prohibition momentanée.

Arrivons donc à l’exécution de ce programme, qui, nécessairement, exigera la prolongation de mesures restrictives analogues à celles dont la guerre nous a inculqué l’habitude. Pour éviter que les matières premières n’aillent chez les centraux, il ne suffit pas d’énoncer une interdiction illusoire que le moindre intermédiaire suisse, hollandais ou suédois, qu’un allié complaisant, toujours facile à trouver en y mettant le prix, arriverait trop vite à tourner. Nous avons vu, dans les premiers temps du blocus, quand le commerce des neutres était resté à peu près libre, avec quelle facilité scandaleuse se ravitaillait l’Allemagne. Non, si l’on veut aboutir, il faut adopter des résolutions extrêmes, fermer les frontières dans le sens de l’Allemagne pour les substances en cause, établir des prohibitions de sortie ou des tarifs de douane draconiens, contingenter tous les neutres sans tenir compte de leurs plaintes ni des rapprochements qui pourront en résulter entre eux et nos ennemis ; il faudra même peut-être, ne nous le dissimulons pas, supporter, dans une certaine mesure, la mainmise des divers États, ou d’un Conseil des États Alliés, sur les grands commerces d’exportation qu’on voudra réglementer et sur les flottes marchandes destinées à les transporter. Si on envisage avec horreur de telles conséquences, si on veut sauver la liberté commerciale pendant cette période d’après-guerre armée, il est tout à fait inutile de rien tenter dans cet ordre d’idées, car on serait sûr de ne pas aboutir.

Parmi les procédés pratiques, auxquels on peut songer, le premier, et peut-être le plus efficace, est de garder au début le contrôle des mers et la réglementation du fret. La presque totalité des matières premières qui manqueront aux Allemands doit leur arriver par mer. Quand même ils auraient, comme nous savons qu’ils l’ont fait, constitué des stocks dans les pays neutres, ou négocié des achats à terme pour « la fin de la guerre ; » quand même ils continueraient ces achats par quelques collaborateurs interposés, si, pendant plusieurs mois, ils manquent de transports vers l’Allemagne, un premier point très important sera atteint, puisque cela permettra à nos propres usines de recommencer à vivre.

Mais ce n’est pas assez ; en même temps que l’on établira une interdiction absolue de sortie vers l’Allemagne, il faudra rationner très rigoureusement les neutres sur le taux de leur propre consommation intérieure ; d’où révision ou interruption des traités de commerce : mesures qui pourront paraître quelquefois vexatoires, mais qui resteront fondées sur l’état de guerre. Les Alliés seront forcés, dans cette occasion, d’expliquer aux neutres avec netteté qu’entre les deux blocs ils ont à faire leur choix et que le pays qui n’est pas avec nous est contre nous. La Hollande, en particulier, pourra être invitée à ne pas envoyer ses produits coloniaux et son étain des Détroits on Allemagne. Il reste aujourd’hui, dans cet immense conflit, si peu de neutres réels qu’une telle « neutrophobie » ne doit pas sembler ici bien périlleuse.

Les mesures prohibitives que nous venons de prévoir, ce n’est pas, en général, nous Français, ce sont les États-Unis et l’Angleterre qui auront à les établir. Un autre côté de la question intervient alors. Notre intérêt français et l’intérêt commun du bloc allié à ce que la France vive et prospère, demandent qu’il existe, pour nous, de toutes manières et en tout temps, un tarif douanier plus favorable que pour les neutres, ou, plus tard, pour les ennemis. Si, par exemple, tous les Dominions concluent entre eux une alliance économique, les sacrifices faits par la France à la cause commune peuvent être considérés, sans établir aucun rapprochement entre les deux ordres d’idées, comme méritant, sous une forme quelconque, une association a cette entente.

J’ai fait allusion plus haut à l’Étatisme que de telles restrictions pourront entraîner. Une surveillance et un contrôle exercés sur le monde entier sortent, en effet, tellement d’un régime commercial normal et exigent, pour être effectifs, des prescriptions si sévères qu’on est amené à se demander si l’action directe des gouvernements ne serait pas utile pour centraliser les ventes et réduire ainsi les possibilités trop grandes de fraude et de contrebande. On arrive à concevoir des bureaux centraux de vente, analogues au « Wheat Executive, » qui, depuis la fin de 1916, s’occupe de rassembler et de répartir des stocks de blé pour les Alliés. On a même parlé à ce propos d’instituer des monopoles du coton, de la laine brute, des graines oléagineuses, du caoutchouc et de certains métaux. Sans doute, nous savons tous par expérience qu’un État ou un groupe d’États s’acquitte mal d’opérations commerciales. On devra donc étudier les détails du mécanisme de manière à réduire cet Étatisme au minimum et à le remplacer toutes les fois qu’on le pourra par des syndicats commerciaux indépendants. En tout cas, les mesures dont il est ici question ne sauraient être, j’y insiste, regardées comme correspondant à une situation stabilisée : ce sont essentiellement, dans l’après-guerre, des mesures de guerre et, disons-le nettement, d’avant-guerre nouvelle, ou plutôt, si on me permet cette expression, d’anti-guerre.

Afin de voir si une telle réglementation a des chances d’être appliquée, passons en revue les grands États intéressés et voyons quelle a été, jusqu’ici, leur attitude.

Le premier État à considérer, ce sont les États-Unis : d’abord parce que leur action peut être décisive pour certaines substances particulièrement importantes, coton, cuivre, etc. ; ensuite parce que le caractère de froide résolution américain et l’unité de commandement réalisée par le rôle personnel du Président dans la constitution peuvent éviter les débats stériles, les incertitudes et les retards inhérents au parlementarisme confus des autres alliés. Désireux d’éviter des effusions de sang dans l’avenir, les Américains comprennent particulièrement bien les services que peut rendre à l’humanité le maniement un peu rude de l’arme économique. Ils ont pu apprécier en témoins impartiaux la profondeur de la mauvaise foi allemande et l’impossibilité de se fier à une parole germanique. Derniers venus dans la lutte, ils ont appliqué rapidement des idées qu’ils avaient eu le temps de mûrir pendant leur neutralité et ils se sont montrés des premiers disposés à porter la lutte sur ce terrain des matières premières.

Dès le 15 juin 1917, ils constituaient une Commission d’exportation, sans l’assentiment de laquelle aucune exportation ne pouvait plus avoir lieu. C’est l’organisme qu’on aura à conserver pendant la phase de « reconstruction. » Puis, le 4 décembre 1917, M. Wilson s’est proposé d’assurer la paix future contre une Allemagne « qui continuerait à vivre sous le gouvernement d’hommes ou de classes d’hommes, auxquels les autres peuples du monde ne pourraient pas se fier. » « En ce cas, a-t-il dit, il pourrait être impossible d’admettre l’Allemagne aux libres rapports économiques qui doivent inévitablement sortir des autres associations pour une véritable paix. » Toutes les mesures prises dans la suite par le gouvernement américain montrent sa décision de poursuivre la lutte jusqu’à ce résultat définitif qui doit empêcher son renouvellement futur. Il suffit de citer la loi Palmer du 14 mars 1918, par laquelle le Sénat américain a autorisé le gouvernement à saisir tous les biens possédés ou contrôlés par les Allemands aux États-Unis. On sait, en outre, que les États-Unis ont déjà eu l’occasion, avant la guerre, d’appliquer un protectionnisme intensif : ils n’ont pas, à cet égard, à remonter un courant d’opinion et d’habitude comme en Angleterre. Séparés de l’Allemagne par toute la largeur de l’Océan, ils n’en attendaient que des marchandises, dont ils auront tout intérêt à se passer en les fabriquant eux-mêmes, comme ils sont parfaitement en mesure de le faire.

La Grande-Bretagne possède également, dans ses colonies, le monopole ou la prédominance pour certaines substances dont l’Allemagne ne peut se passer si elle veut continuer son commerce d’exportation. Il suffit de citer le coton, la laine, le caoutchouc, les graines oléagineuses, l’étain, le nickel, etc. Elle était, avant la guerre, tout particulièrement visée par l’invasion du commerce allemand, qui venait, dans le monde entier, refouler son propre commerce avec des marchandises, pour lesquelles bien souvent la matière première était anglaise. La riposte apparaît donc tout indiquée. Cependant les conditions de la lutte ne sont pas tout à fait aussi simples que pour les États-Unis, par le fait que la Grande-Bretagne a toujours été libre-échangiste et aussi parce que les Dominions ont, chacun pour sa part, à y intervenir. Avant la guerre, le lien des Dominions avec la mère patrie pouvait paraître un peu flottant. Il y avait parfois concurrence directe entre les industries naissantes des colonies et celles de la métropole, elle-même tributaire de ses colonies pour les matières premières. Une des nombreuses erreurs psychologiques commises par les Allemands a été de s’imaginer que ce lien se relâcherait jusqu’à se rompre. Il a été, au contraire, resserré par la guerre au point de sembler maintenant indissoluble ; et l’idée d’une vaste Union douanière pan-britannique a fait un chemin rapide.

L’Angleterre a, depuis longtemps, un ministère de « reconstruction, » qui s’occupe avec un soin particulier de la question ouvrière (rapports du capital et du travail). Nous aurons à y revenir. En fait, les lois militaires ont supprimé, en Angleterre, toutes les libertés lentement conquises dont l’esprit aurait pu sembler contradictoire avec le régime proposé ; elles ont institué un droit de réquisition absolue des personnes et des choses ; et la résistance des ouvriers a seulement abouti au Munitions of war act du 2 juillet 1915, sorte d’accord entre patrons, ouvriers et gouvernement limitant ses effets à la guerre.

Il faut, à ces institutions officielles, ajouter, en Angleterre comme aux États-Unis, les rings qui se sont constitués pour empêcher les centraux de s’approvisionner en matières premières, ou pour les leur faire payer très cher, pour interdire l’accès des Allemands dans la marine britannique, etc.

Parmi les colonies anglaises, l’Australie, où les idées neuves n’effrayent pas, a été, pour ce qui regarde la question dont nous nous occupons, particulièrement militante, et son gouvernement a agi dans un sens résolument protectionniste. On sait ce qui s’est passé pour les minerais de zinc, dont presque toute la production était exportée en Allemagne. Les contrats ont été rompus et, dès 1916, il s’est constitué une association dont l’objet est de contrôler entièrement les opérations d’embarquement et de vente effectuées par les principaux producteurs. Plus tard, un groupement du même genre a été également réalisé pour le cuivre, dont l’Australie produit environ 40 000 tonnes entièrement raffinées dans le pays.

Le Canada peut intervenir de son côté pour le nickel, l’argent et le blé ; les Indes, pour le coton ; les États de Malacca, pour l’étain et le caoutchouc ; l’Afrique anglaise, pour les graines oléagineuses, le caoutchouc, etc. Or, dès la première conférence interalliée, réunie à Paris le 14 juin 1916, on semble avoir combiné, pour ces colonies, un programme de politique douanière assignant un tarif minimum à l’Angleterre, moyen aux Alliés, plus dur et contingenté aux neutres, sévère à l’Allemagne. Il a été admis en principe qu’on ne démobiliserait pas sans s’être d’abord assuré la possession des matières premières indispensables. Tout, depuis lors, indique la tendance à persévérer dans la même voie, avec accentuation progressive d’un régime étatiste, qui n’est pas sans susciter des craintes très justifiées dans une partie importante de l’opinion anglaise. Souhaitons, à ce propos, qu’une réaction contre les accaparements par l’Etat et contre la cherté croissante de la vie amenée par des causes diverses n’aille pas jusqu’à vouloir renverser trop vite des barrières douanières, qui sont nécessaires pour réaliser la juste répartition des matières premières britanniques entre les Alliés.

La France, je l’ai déjà fait remarquer, n’a qu’un petit nombre de substances à offrir. Cependant, par le retour de l’Alsace-Lorraine, l’une d’elles va se trouver tout particulièrement indispensable à nos ennemis, c’est le minerai de fer. Il est tout indiqué de ne pas laisser sortir une tonne de nos minerais, tant que nos usines du Nord et de l’Est n’auront pas été entièrement reconstituées, et, même alors, de n’autoriser les exportations que dans des conditions permettant à notre industrie métallurgique de soutenir victorieusement la concurrence. On peut en dire autant pour les minerais de nickel dont nous partageons le monopole dans le monde avec le Canada, et pour les phosphates dont, avec les États-Unis, nous détenons les gisements mondiaux les plus importants. On jugera assez naturel également de nous réserver nos bauxites, minerai d’aluminium tout particulièrement avantageux, auquel néanmoins les Allemands peuvent suppléer par des minerais moins riches. Les tendances gouvernementales sont, chez nous, suffisamment orientées vers la fermeture des frontières (peut-être à l’excès) et même vers les monopoles d’État, pour qu’il soit inutile d’insister.

Enfin, il est un grand pays que la prudence nous commande aujourd’hui de considérer comme étant en grande partie sous la dépendance de nos ennemis et qui, cependant, peut nous réserver, un jour ou l’autre, de brusques surprises : c’est la Russie. Je me borne à dire que la Russie détient le monopole du platine (sauf une petite production colombienne) ; qu’elle partage, avec les Indes et le Brésil, celui du manganèse ; qu’elle possède des ressources abondantes en pétrole, considérables en phosphates, et que sa richesse en blé est bien connue.


Nous allons maintenant passer en revue quelques-unes des grandes matières premières, pour lesquelles la lutte économique paraît devoir être le plus vive, en insistant particulièrement sur la situation des deux belligérants qui nous intéressent avant tout en des sens contraires, la France et l’Allemagne. Toutes ces substances ne se présentent pas dans les mêmes conditions. Pour certaines que nous laisserons de côté, comme les céréales et les combustibles, la question sera de ravitailler la France, l’arme économique ne pouvant ici blesser l’Allemagne. Pour d’autres qui nous occuperont seules, il faudra examiner avec quelles chances de succès nous pouvons essayer de rationner nos adversaires. Au risque de troubler un instant certaines illusions, nous signalerons, dans chaque cas, les difficultés, généralement peu inquiétantes, que doit rencontrer notre offensive, soit par la possibilité pour les Allemands de puiser chez les neutres, soit par la ressource qu’ils auront de développer la production dans les pays soumis à leur pouvoir, soit enfin par les produits de remplacement qu’ils pourront utiliser. Ces fissures prévues à notre blocus d’après-guerre ne l’empêcheront pas d’être extrêmement gênant pour eux dans la plupart des cas, alors qu’il s’agira de soutenir avec avantage une concurrence industrielle.

Nous ne pouvons songer à dresser ici une liste complète qui tournerait en une sèche statistique. Nous ne pouvons non plus développer l’étude des substances choisies qui, pour la plupart, comporteraient chacune une monographie. Nous nous bornerons donc à des exemples typiques, en mentionnant à ce propos les éléments essentiels de la discussion. Dans les statistiques suivantes destinées à montrer la nécessité d’importer une matière, soit en France, soit surtout en Allemagne, les chiffres donnés pour les importations représenteront toujours, sauf avis contraire, la balance nette entre les importations et les exportations.

Les matières premières nécessaires aux industries textiles et, en premier lieu, le coton, par lequel nous allons commencer, constituent une de nos meilleures armes économiques. Les refuser à l’Allemagne serait la toucher à l’un de ses points les plus sensibles. Au total, l’industrie textile occupait en Allemagne plus d’un million d’ouvriers et il lui fallait chaque année 110 0000 tonnes de fibres, dont 930 000 lui étaient fournies par les pays en guerre avec elle. Nous envisagerons successivement le coton, la laine et la soie, en montrant d’abord, suivant un ordre que nous allons adopter pour chaque substance, comment se répartit la production mondiale, et, notamment, quelle est la part de la France, puis comment se présente le cas particulier de l’Allemagne (besoins et ressources).

La production mondiale de coton, qui était, vers 1880-90, de 8 à 9 millions de balles (de 226 kilogrammes), dépassait, avant la guerre, 25 millions de balles, dont, en moyenne, 14 à 15 millions venaient des Etats-Unis, 4 millions des Indes, 1 500 000 de l’Egypte et 370 000 du Brésil : soit à peu près 20 millions pour le bloc allié. En tête des autres pays producteurs vient le Turkeslan russe, où l’on est arrivé à 1 500 000 balles en 1915-1916 : ce qui a permis à la Russie de couvrir les quatre cinquièmes de sa consommation. Puis environ 400 000 sont réparties entre le Mexique, le Pérou, la Perse et la Turquie d’Asie. Depuis la guerre, les récoltes ont baissé partout et sont descendues à 18 millions de balles pour les Alliés.

Quand on calcule en tonnes, ou peut fixer approximativement à 5 ou 6 millions de tonnes la consommation mondiale, sur laquelle les Centraux consomment près de 700 000 tonnes et ne produisent rien.

Si on prend la question sous une autre forme, le groupe allié, défalcation faite de la Russie, représente 110 millions de broches, dont environ 56 dans le Royaume-Uni, 30 aux Etats-Unis, 7,4 en France, 6,4 aux Indes. Le groupe des Centraux comptait 16 millions de broches et les neutres, avec la Russie, environ 16. L’Alsace-Lorraine, qui, dans cette statistique de 1913, figure en Allemagne, représente à elle seule 1 900 000 broches de filature. Ces chiffres montrent dans quelles proportions l’industrie cotonnière de la France va se trouver accrue par la désannexion de l’Alsace-Lorraine. Aux 1 900 000 broches de filature alsaciennes, qui représentent à peu près le quart de ce que nous possédons actuellement, viendront s’adjoindre 46 000 métiers à tisser et 160 machines à imprimer. Pour le sujet spécial des matières premières qui nous occupe ici, ces usines bénéficieront de tout ce que nous nous proposons de refuser aux Centraux. L’Alsace retrouvera ses fournisseurs habituels. Comme il faudra le temps de remettre en état nos usines du Nord, et celles également qui ont pu souffrir en Alsace, il n’y a pas à prévoir, pour le ravitaillement de la France en coton, d’autres difficultés que celles amenées, d’une façon générale, par la hausse du change et par la rareté du fret.

Les mêmes statistiques montrent, au contraire, le coup qui pourra être porté à l’industrie de la Mittel-Europa, si les États-Unis et la Grande-Bretagne lui refusent le coton. Les Allemands perdront le bénéfice de l’élaboration, du transport intérieur et de la commission commerciale. Laissons de côté l’élévation de prix que pourront subir les marchandises de coton consommées par eux à l’intérieur ; une immense industrie peut se trouver annihilée, entraînant dans sa ruine les banques et cartels intéressés.

En argent, le montant total du commerce spécial d’importation allemand étant de 13, 3 milliards de francs, la part du colon brut, manufacturé et confectionné, montait a plus d’un milliard ; à l’exportation, le chiffre correspondant atteignait 805 millions sur 12,6 milliards. En Autriche-Hongrie, le coton représente également 11,9 pour 100 du commerce d’importation et 7 pour 100 du commerce d’exportation.

Pour l’Allemagne seule, faute de coton allié, 11 millions de broches de filatures, 236 000 métiers à tisser, toutes les usines de blanchiment, de teinture, d’impression, toutes les fabriques auxquelles ces produits de coton servent de matières premières se trouveront dans une situation désastreuse. Ce sera l’état actuel de guerre empiré et rendu encore plus douloureux par le contraste avec la situation des nations voisines. Or, cet état de guerre apparaît, actuellement, en dépit de l’optimisme officiel, comme lamentable. L’industrie textile allemande a été pratiquement arrêtée par la guerre en dehors des fabrications d’armée. La plupart des grandes entreprises textiles n’ont eu d’autre ressource que de se transformer peu à peu en fabrications militaires. Le régime des allocations et l’emploi fructueux de tous les chômeurs dans l’industrie de guerre masquent seuls un état de choses qui deviendra grave en restant durable.

Pour montrer dans quelle mesure notre programme peut être réalisé, voyons d’où venaient avant la guerre (1913) les 470 000 tonnes de colon importées en Allemagne. Il en provenait 370 000 tonnes des États-Unis, 97 000 tonnes des possessions anglaises (Indes et Égypte). En 1913, l’Afrique Orientale allemande comptait seulement pour 1 300 tonnes, la Turquie pour 1 900 et les Indes néerlandaises pour 1900. L’Allemagne importait, en outre, un supplément de 10 000 tonnes en filés fins venant du Lancashire. L’excédent des importations en Autriche était de 224 000 tonnes, dont une partie venait d’Allemagne.

Quels seraient les moyens pour l’Allemagne de lutter si elle ne réussissait pas à se procurer le coton par l’intermédiaire des neutres ? Le développement des plantations en Mittel-Europa ou dans les colonies qu’on aura pu lui rendre et l’emploi des succédanés. Les deux procédés sont également insuffisants, surtout s’il s’agit, non pas de se fournir à tout prix, mais de concurrencer les manufactures alliées. On peut sans doute produire quelques balles de coton en territoires germaniques. De 1900 à 1905, des essais faits en Hongrie ont permis d’y trouver des terrains favorables à la culture du coton, et celle-ci est également possible en Dalmatie, Bosnie, Herzégovine, Bulgarie et Turquie, au Sud du 45e degré. Les Allemands se vaillent beaucoup des cultures organisées par eux en Turquie d’Asie, dans la plaine de Konia et dont la production est, en effet, rapidement croissante. En 1915, ils disent en avoir tiré plus de 10 000 tonnes. On peut faire plus en employant des graines du Turkestan, en asséchant des marais et en irriguant. Mais les facteurs de main-d’œuvre et de transport sont, de leur aveu même, défavorables. Partout il y a de grands capitaux à immobiliser pour un résultat financier très incertain.

Des colonies africaines, du Togo et de l’Afrique Orientale allemande, l’Allemagne recevait par an de quoi alimenter les filatures allemandes pendant un peu moins d’une journée. Les Pangermanistes prétendent constituer, dans le Centre africain, une production cotonnière qui leur permettrait de devenir indépendants. Mais ils n’occupent pas le Centre africain et, quand ils le tiendraient, la culture du colon n’y est encore qu’à l’état de rêve pour un lointain avenir. Quant à l’Amérique du Sud, elle ne parait pas pouvoir produire avantageusement.

Il faut ajouter que les métiers allemands, construits pour se servir des filés américains, ne peuvent s’adapter aisément même aux cotons égyptiens et hindous : à plus forte raison à ces cotons nouveaux que l’on prétend leur substituer. Tous les cotons sont loin d’être identiques et interchangeables. On ne peut pas faire, par exemple, des tissus légers et fins avec des fils en coton des Indes, dont les fibres sont trop courtes pour permettre un étirage suffisant ; avec des cotons soyeux d’Egypte, on ne peut obtenir des tissus grossiers qu’à des prix hors de toute proportion.

La même réflexion s’applique bien plus encore aux succédanés : pâte de papier (textilose), orties, tourbe, etc. dont l’Allemagne a tant développé l’industrie depuis quatre ans. La fabrication de la textilose, antérieure à la guerre, a beaucoup prospéré par suite du blocus et lui survivra pour les tissus d’ameublement, les sacs ou même certains vêtements, mais remplace plutôt le jute que je colon. Il est évident que ce n’est pas avec dus orties ou de la tourbe filée, ni même en général avec de la textilose, que les Allemands alimenteront leurs exportations.

Reste la ressource des stocks constitués par les Allemands en pays neutres ou même belligérants. De tels stocks existent, on le sait, en Suisse et en Espagne.

Les Allemands accaparent la fabrication des usines suisses et la règlent au fur et à mesure, la livraison ne devant se faire qu’à la paix. Des dépôts de coton ont pu être établis également à Barcelone et à Madrid par l’intermédiaire de banquiers américains avant l’entrée en guerre des Etats-Unis. En Amérique, les Allemands avaient passé des marchés considérables. Par exemple, au début de 1916, ils ont pris livraison, à la Nouvelle-Orléans, Galveston et Mobile de 500 000 balles de coton, soit 125 000 tonnes, qu’ils ont payées comptant 130 millions de francs. Une grande partie de ces cotons était entreposée à bord des navires marchands internés. D’autres ordres avaient été passés, avec livraison after peace. Il y avait également des achats d’option avec faculté de résiliation dans un certain délai après la conclusion de la paix, etc. Tous ces artifices se sont trouvés mis en défaut par la déclaration de guerre américaine. Les Américains ont commencé à saisir les stocks allemands et, à la fin de 1917, ils en avaient déjà atteint pour près de 800 millions. On peut aller plus loin et rompre les contrats par voie de réquisition. La difficulté pratique la plus sérieuse est dans le « manque à gagner » qui en résultera pour la partie du commerce américain précédemment orientée dans le sens de l’Allemagne. Il pourra y avoir là un embarras momentané, nécessitant des compensations offertes par l’ensemble des Alliés à ceux qui seront particulièrement lésés. Mais, dans un avenir assez proche, il est permis de concevoir que le développement de la consommation aux États-Unis et l’exportation nord-américaine vers l’Amérique du Sud viendront aisément reprendre les marchandises que plusieurs années de guerre auront déjà habitué à ne plus faire passer par l’Allemagne. La consommation mondiale restant la même, le fait que les Allemands ne joueront plus le rôle d’intermédiaires ne doit finalement rien changer aux débouchés.

Pour la laine, la situation des Alliés est également favorable, sans que les Centraux soient réduits à la même impuissance. On peut grouper de la manière suivante les chiffres relatifs à la production de laine en 1913 : Nations ayant rompu avec l’Allemagne ; 950 000 tonnes ; Centraux, Neutres, Russie et Roumanie : 500 000 tonnes. Sur ces chiffres, l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie fournissent seulement 30 000 tonnes contre 54 000 pour l’Angleterre, 35 500 pour la France. La production de l’Australie représente près de 500 000 tonnes ; celle de l’Amérique du Sud (Argentine, Brésil, Uruguay, Chili) fournit 263 000 tonnes, dont 188 000 pour l’Argentine ; la Russie 145 000 ; l’Afrique (colonie du Cap, Algérie, Maroc) 72 000. Quant aux broches de filature, les Alliés en comptaient, défalcation faite de la Russie, environ 15,4 millions et les Centraux 6 millions. Envisageons d’abord comment nous pourrons satisfaire à nos propres besoins, ensuite ce que nous pourrons organiser contre l’Allemagne.

L’industrie lainière française a tout particulièrement souffert de l’invasion et aura un besoin spécial d’être protégée par des mesures de répression, si nous ne voulons pas que sa ruine soit définitive. La France comptait, avant la guerre, environ 3,2 millions de broches contre 5,2 en Allemagne. Mais les centres de Roubaix, de Fourmies, du Cambrésis, de Reims, de Sedan, qui produisaient près des quatre cinquièmes de la production française en fils et tissus de laine, ont été détruits ou immobilisés. Si on laisse de côté les installations de fortune faites depuis la guerre, on estime qu’il fonctionne au plus 6 pour 100 des broches de filature de laine peignée et 50 pour 100 des filatures de laine cardée. 80 p. 100 de nos métiers à tisser sont dans les régions envahies ou sous le feu de l’ennemi. Or, nos exportations de laine peignée montaient à 25 000 tonnes, valant 150 millions de francs. D’autre part, on estime à 300 millions de francs les stocks de laine brute ou manufacturée volés par les Allemands à Roubaix et Tourcoing seulement. À quoi on peut ajouter la Belgique, qui possédait près de 700 000 broches et 100 000 métiers. Les usines de Dînant ont été détruites et celles de Verviers fortement endommagées. Tout cela devra être restauré et remplacé. D’autre part, l’industrie lainière française éprouvera une certaine gêne pendant que le commerce sera supprimé avec l’Allemagne : impossibilité de se procurer des laines très fines de Silésie, dont nous prenions 1 200 tonnes ; suppression d’un débouché pour notre industrie de Mazamet et surtout pour la laine cardée et peignée.

L’Allemagne, en sens inverse, a bénéficié de ses pillages, non seulement sur notre front, mais aussi en Pologne, et a conservé ses usines intactes. Néanmoins, le blocus a fait sentir progressivement son influence sur cette industrie.

En temps normal, les importations de laine brute ou lavée en Allemagne s’élevaient à près de 200 000 tonnes, dont 11 pour 100 en laine lavée et le reste en laine brute. Sur ce total, 77 000 venaient de l’Australie, 50 000 de l’Argentine, 26 000 de l’Afrique méridionale anglaise, 11 000 de Belgique, 9 000 de l’Uruguay et 6 000 tonnes de France. L’Allemagne importait, en outre, pour la laine cardée et peignée, un excédent d’environ 11 000 tonnes et autant de filés de laine ou d’autres poils d’animaux. Au total, l’excédent des importations pour les matières premières des lainages s’élevait, en 1913, à 500 millions de francs. Dans le commerce spécial d’importation, la part de la laine montait à 817 millions de francs à l’importation et 708 millions à l’exportation. En outre, l’Autriche-Hongrie importait 42 000 tonnes de laines, cardées et peignées. Ainsi, contre une importation de 240 000 tonnes dans les Empires centraux, la production indigène était seulement de 12 000 tonnes pour l’Allemagne et 19 000 pour l’Autriche-Hongrie.

Si l’Allemagne, après la guerre, ne pouvait plus s’alimenter en Australie, dans l’Afrique du Sud, en Belgique et en France, elle n’aurait plus comme gros fournisseur possible que l’Argentine ; car la Russie, qui lui a fourni au total 2 000 tonnes en 1913, a ses propres usines à alimenter et sa balance était au total très largement importatrice (pour près de 200 millions de francs).

La fermeture des Colonies anglaises serait un coup très grave pour une industrie qui comportait 16000 entreprises, 2 000 peigneuses, plus de 5 millions de broches, 600 000 métiers et qui occupait 230 000 personnes sans compter toutes les industries greffées sur la laine : teinturerie, feutres, passementerie, bonneterie, vêtements, tapis, ameublement, etc.

On peut, d’ailleurs, se rendre compte du résultat à espérer en voyant ce qui se produit actuellement depuis que les produits de pillage sont épuisés : l’industrie lainière allemande ne vit plus que par la fabrication des tissus pour l’armée, à laquelle on réserve les matières premières disponibles.

Les efforts tentés en ce moment pour remédier à la disette de laines importées donnent également une idée de ce que pourrait faire l’Allemagne pour soutenir cette lutte. Le premier palliatif serait de développer l’élevage des moutons sur son sol ou dans les pays qui dépendent d’elle. L’Allemagne, qui avait possédé, en 1892, jusqu’à 13,5 millions de bêtes ovines, n’en avait plus que 5,5 avant la guerre et, à la fin de 1916, elle était tombée à moins de 5 millions. On a nettement orienté l’élevage dans ce sens, de manière qu’en dix-huit mois on a gagné près de 1.200 000 bêtes. Si l’on se rappelle que la production allemande atteignait seulement 12 000 tonnes pour une consommation de 200 000, on voit que cette extension de l’élevage national sera un bien médiocre remède. La Bulgarie et la Turquie pourraient fournir un appoint ; mais la Bulgarie ne suffisait pas encore à sa propre consommation et la Turquie produit des laines médiocres, qui lui seront nécessaires à elle-même si elle ne peut plus importer des tissus et des vêtements. Quant aux colonies allemandes, elles peuvent fournir du kapok, mais semblent mal placées pour la laine. Une ressource beaucoup plus sérieuse pourrait être fournie par l’Argentine et le Chili, dont on sera amené à se disputer les produits entre les deux camps. Avec l’Uruguay qui a maintenant rompu, ces pays vendaient, en 1913, pour 150 millions de laine à l’Allemagne et pourraient monter à 200 millions. Il y a lieu également de prévoir des protestations des Australiens, auxquels l’interdiction de vendre à l’Allemagne enlèverait un débouché de 80000 tonnes.

Ici, comme pour le coton, nous retrouvons la politique allemande des stocks accumulés. Notamment à la Plata, les Allemands ont accaparé une grande partie des laines des récoltes 1914 à 1916 représentant plus de 250 millions de francs. Ils ont opéré de même en Australie, en Nouvelle-Zélande et jusqu’en Suisse, entreposant la laine sous de faux noms jusqu’à la conclusion de la guerre. C’est un des très nombreux cas où l’on peut voir l’importance que présentera, pour notre cause, l’orientation plus ou moins favorable des pays encore divisés et partiellement germanophiles qui existent dans l’Amérique du Sud.

De notre côté, du reste, on pratique également une politique d’achats. Par exemple, au Brésil, les États-Unis et l’Angleterre ont acheté d’avance pour 80 millions la production de laine de l’État de Rio Grande do Sul évaluée à 23 000 tonnes.

La question de la soie se présente également dans des conditions très favorables aux Alliés, quand on se borne à examiner les chiffres de production et de consommation. Il faut toutefois tenir compte, dans ce cas, des intérêts divergents qui risquent d’occasionner des malentendus et des froissements entre l’Italie, le Japon, les États-Unis, etc. En outre, la soie est une matière moins indispensable que le coton et la laine ; elle peut, dans une certaine mesure, être remplacée par la soie artificielle ; et elle joue un rôle bien moindre dans l’industrie allemande. Néanmoins, nous avons là encore un moyen d’action, dont on doit tenir compte d’autant plus que la soie peut, comme cela se passe depuis le blocus, remplacer les autres textiles dont l’Allemagne serait privée.

Dans la production de soie grège, le groupe allié (sans la Russie) représente approximativement 91,25 pour 100 ; le groupe neutre avec la Russie 3,3, et le groupe ennemi 5,45 pour 100. Le plus gros fournisseur est le Japon, où la production a plus que décuplé depuis 1875. Elle y atteint près de 12 000 tonnes (à raison de 1 kilogramme de soie pour 12 kilogrammes de cocons) : soit environ moitié du total mondial. La Chine vient ensuite avec une exportation de 8 500 ; puis l’Italie avec 3 540. Dans le camp opposé, la Turquie monte à 1175. La France a une petite production de 350 tonnes dans la métropole et de 12 tonnes en Indo-Chine. D’une façon générale, la production baisse en Chine, aux Indes, en France et en Italie ; elle progresse un peu en Turquie et beaucoup dans le Turkestan et la Perse qui n’exportent pourtant au total (1913) que 435 tonnes.

Dans l’ensemble, on peut dire que le Japon est maître du marché de la.production. Les États-Unis tendent à prendre une supériorité analogue pour la consommation (11 000 tonnes par an). On sait quelle est la situation de la France et de l’Italie pour le marché des soies brutes et pour la soie ouvrée. Quant à l’Allemagne, qui ne produit pas de soie grège et qui exporte pour une valeur sensiblement égale à celle de son importation, son rôle est surtout celui d’un commissionnaire diligent et d’un intermédiaire, dont les bénéfices ne sont pas négligeables. Les régions de Crefeld et d’Elberfeld pourraient être particulièrement frappées.

Actuellement, il y a lieu de remarquer que le tissage de la soie est la seule industrie textile qui, en Allemagne, marche à une allure demi-normale : les articles de soie remplaçant dans bien des cas ceux de colon et de laine. Cette situation tient au moins en partie au retard qui a été apporté dans le blocus, du côté de l’Italie et de la Suisse et qui a favorisé la constitution de stocks. L’Italie perdait, en effet, en Allemagne, un débouché considérable : 140 millions de francs de soie naturelle, 7 millions de filés de soie, etc. Ce sont des difficultés de ce genre que l’on peut prévoir dans l’avenir. Néanmoins, une entente entre la France et l’Italie ne parait pas impossible. Et, d’autre part, le Japon, où l’on tend à multiplier les tissages, pourrait développer ses spécialités sans nuire aux industries européennes.

Si nous privions l’Allemagne de soie, elle aurait comme ressource de développer la production on Turquie et en Russie : quoiqu’on Turquie, une bonne partie du tonnage (environ 500 tonnes, valant 25 millions de francs) vienne de la Syrie, où la France possède une situation économique toute spéciale. Elle pourrait également reporter son effort sur la soie artificielle, dont elle produisait déjà 1 200 tonnes et l’Autriche 300 tonnes (sur 8 000 dans le monde) ; mais on sait que, pour les beaux articles, le produit artificiel ne peut lutter encore contre le produit naturel.

Le problème du caoutchouc a pris une importance de guerre que démontre le progrès rapide de sa consommation dans les pays alliés ; les principaux de ses emplois survivront à la paix. En temps de guerre, c’est un des points où nous sommes arrivés par le blocus à amener chez les Centraux une disette réelle. Ils auront, de ce chef, outre leur consommation courante, tous leurs stocks à reconstituer. Si l’on ajoute que l’Allemagne faisait une grosse exportation d’objets caoutchoutés, chiffrée par environ 200 millions de francs/et si on remarque que la presque totalité de la production est, pour les prochaines années, aux mains des Alliés, tout particulièrement des Anglais et des Brésiliens, accessoirement des Français et des Belges, on voit qu’il y a là encore un point fort intéressant à étudier.

Le grand emploi du caoutchouc, celui qui s’est surtout accru depuis vingt ans, c’est l’industrie des automobiles, bicyclettes, etc. Cette industrie est importante par elle-même ; et elle l’est également, en paix comme en guerre, par les facilités qu’elle contribue à donner pour les transports et, par suite, pour le reste du commerce. L’industrie de l’automobile va accélérer son développement, du fait même que l’usage des automobiles aura été vulgarisé par la guerre, qu’un grand nombre d’appareils militaires passeront aux civils et surtout que nombre d’usines outillées pour le matériel de guerre seront amenées à employer leur outillage à la fabrication des véhicules. Aux États-Unis en particulier, la multiplication des automobiles entraînera une consommation croissante de caoutchouc.

Le caoutchouc est une de ces substances dont les deux courbes de production et de consommation montent très vite, en sorte que, tantôt l’une, tantôt l’autre, se trouve en retard : d’où de violents mouvements de prix accrus par la spéculation. Quelque temps avant la guerre, le caoutchouc manquait. Sans la guerre, on prévoyait, au contraire, vers 1918 à 1920, un excès notable de la production. En fait, avec les restrictions imposées à son usage, le caoutchouc, par une exception rare, n’a guère augmenté de prix.

La production a presque triplé de 1900 à 1915, passant de 54 000 tonnes à 158 000. Par la mise en valeur progressive des plantations, ce mouvement s’est accéléré depuis la guerre. On évalue couramment la production à 200 000 tonnes en 1916, 250 000 en 1917, 340 000 en 1920. Il semble donc qu’il doive y avoir alors un moment de surproduction contraire à toute idée de restriction ; et on s’est demandé si, pour l’empêcher, l’Etat anglais ne devrait pas réglementer la culture du caoutchouc comme celle du tabac, en trouvant du même coup une source de revenus importante. L’objection très forte est l’existence d’immenses plantations hollandaises qui échapperaient à de telles mesures, sans compter les cueillettes de l’Afrique centrale ou de l’Amérique du Sud.

Si l’on examine les chiffres de production actuels, le bloc des Alliés a une prépondérance évidente. Les plantations déjà fructueuses, dont la part contributive s’accroît de jour en jour, sont surtout dans la Malaisie britannique, qui a déjà atteint 100 000 tonnes en 1916 et qui montera, dans quelque temps, à 180 000 tonnes. Le marché neutre comprend seulement : 12 000 tonnes pour la Bolivie, l’Equateur, le Mexique, le Pérou, le Venezuela ; 16 000 tonnes (clii lires de 1016) pour Java et Sumatra. Quand même les Allemands réussiraient à s’en réserver une forte proportion, ils seraient loin d’être fournis. Pour leurs anciennes colonies africaines, malgré ce que peuvent dire les pangermanistes sur les vastes « possibilités » de l’Afrique centrale, elles leur fournissaient tout au plus 3 000 tonnes.

La consommation, d’autre part, a doublé, depuis 1900, dans les grands pays européens et a suivi une marche encore plus rapide aux Etats-Unis. En 1916, on a atteint environ 154 000 tonnes, non compris les Centraux, dont 80 000 aux États-Unis, 25 000 en Angleterre, 12 000 en France, 8 000 en Italie. Les besoins des Alliés ne paraissent pas devoir être très difficiles à servir ; car les stocks s’accumulent, en ce moment, faute de fret, chez les producteurs. Il pourra en être autrement pour les Centraux, qui absorbaient déjà, en laissant de côté leurs exportations, environ 20 000 tonnes, et qui, avec les stocks à reconstituer, auront besoin de 40 000 tonnes après la guerre.

Ces besoins de l’Allemagne sont faciles à comprendre. Avant la guerre, ce pays possédait déjà 92 000 automobiles. La guerre a dépensé beaucoup de caoutchouc pour les fabriques de dynamite, les bottes et couvertures de tranchées, les masques contre les gaz, les services de chirurgie, l’aviation, l’électricité, etc. Les besoins de paix sont restés sans satisfaction depuis quatre ans. L’efficacité de notre blocus sur ce point est prouvée par le Seul fait que le sous-marin Deutschland, à son second voyage, a choisi, comme cargaison, du caoutchouc. Le manque persistant de caoutchouc ruinerait, en outre, une industrie qui occupait 40 000 personnes et qui travaillait beaucoup pour l’exportation (160 millions d’ouvrages en caoutchouc, 27 de caoutchouc brut, 15 de tissus caoutchoutés, 4 de gutta-percha et de balata). Néanmoins, si on ne veut pas se leurrer, il faut envisager certaines objections, qui joueront surtout dans l’après-guerre.

La première vient des neutres, et particulièrement de la Hollande, dont la germanophilie est connue. Même en temps de guerre, la Hollande a réussi à ravitailler par fraude l’Allemagne : à plus forte raison, en temps de paix. Or, les plantations hollandaises, encore jeunes, sont en voie de développement rapide. Java et Sumatra ont passé de 9 000 tonnes en 1915 à 16 000 en 1916. La superficie plantée a presque doublé de 1913 à 1915. Il existe actuellement 180 000 hectares de plantations dans ces deux îles et 10 000 à Bornéo. L’accroissement, fort heureusement, ne produira pas son effet de suite après la guerre, dans la période la plus importante ; mais il empêche d’envisager des mesures bien durables. Pour les possessions anglaises elles-mêmes, on pourra rencontrer quelques difficultés du côté des producteurs lésés.

Il faut également considérer les caoutchoucs régénéré ou artificiel et les succédanés. La régénération des déchets s’est beaucoup développée, la guerre aidant ; elle ne peut encore donner le caoutchouc de bonne qualité pour pneus de poids lourds ; mais elle réussit dans beaucoup d’autres cas. Le caoutchouc de synthèse, cherché depuis longtemps par la maison Bayer de Cologne et par une maison de Charlottenbourg, donne des résultats médiocres, qui sont périodiquement tambourinés avec fracas. Cependant, on a réalisé des progrès depuis la guerre pour le caoutchouc durci et, aux cours actuels d’Allemagne, on a pu commencer en 1917 à travailler couramment avec le carbure de calcium transformé en acétone. On a encore remplacé les bandages par des entrelacements de fils d’acier, par des alternances de papier mince goudronné et de toile métallique, par du bois, du chanvre, etc. mais ces essais, qui montrent seulement l’intensité de la disette, ne pourraient avoir aucune valeur en temps de paix.

Les produits oléagineux, dont on extrait des corps gras et de la glycérine employée pour les fabriques d’explosifs, appartiennent, eux aussi, presque totalement aux Alliés. Sur 14 000 000 tonnes de produits exportables, les Alliés disposent de 12 000 000, les neutres et les Russes de 2 000 000, et les ennemis en tiraient seulement 184 000 de leurs colonies, actuellement en notre pouvoir. On sait que le manque de corps gras est un de ceux qui se sont le plus fait sentir en Allemagne et qui ont exercé l’action la plus efficace, non seulement sur l’alimentation (ration tombée de 100 grammes à 30 par jour"), mais encore sur l’industrie et sur les transports.

En temps normal, l’Allemagne produisait 1 135 000 tonnes de corps gras, dont 710 000 d’huiles et graisses animales, 400 000 de beurre et 25 000 d’huiles et graisses provenant des graines récoltées dans le pays. Elle importait, en outre, environ un million de tonnes d’huiles et graisses de toute nature, dont plus de moitié sous la forme de graines oléagineuses : 1 721 000 tonnes de graines fournissant 571 000 tonnes d’huile, dont la valeur représentait 668 millions de francs, en 1913. Ces graines et ces fruits laissaient, dans le pays, pour les usages agricoles, 1 153 000 tonnes de tourteaux.

Parmi ces graines, 500 000 tonnes de graines de fin venaient surtout de l’Argentine et des Indes ; 236 000 tonnes de noix de palme (94 000 tonnes d’huile) étaient originaires des colonies allemandes ; 220 000 tonnes de graines de colon (44 000 tonnes d’huile) étaient tirées de l’Egypte et des États-Unis. Au total, les Alliés fournissaient un peu [dus de moitié. de ces importations, et la possession des mers leur permet de contrôler à peu près tout le reste.

L’Allemagne importait, en outre, des quantités croissantes de graisses et d’huiles animales : 317 000 tonnes valant 318 millions, dont 51 pour 100 venaient des Alliés, 30 pour 100 du Danemark et de la Hollande, 10 pour 100 de Russie.

Ici, il s’agit surtout de gêner la consommation intérieure, plutôt que d’empêcher un commerce d’exportation, quoique l’Allemagne exportât pour- 82 millions d’huiles diverses (noix de palme, coprah, sésame, arachide). Le manque de tourteaux comme engrais et surtout comme aliment pour le bétail se ferait vivement sentir. L’Allemagne produisait seulement 60 000 tonnes de tourteaux indigènes ; elle en obtenait 1 153 000 par le traitement des produits oléagineux et elle en importait 828 000, dont 340 000 venant des Alliés et 320 000 de Russie, et n’en réexportait que 294 000.

Depuis la guerre, on a essayé, en Allemagne, d’augmenter la production indigène. L’huile végétale a pu passer de 20 à 60 000 tonnes (sur un total de 619 000 tonnes). On a retiré les corps gras des noix, des marrons d’Inde, des noyaux de fruits, des algues ; on a récupéré la graisse des eaux d’égout et des cadavres d’animaux ; on a obtenu quelques corps gras minéraux en Galicie et en Roumanie.

Après la guerre, nous ne pourrons sans doute empêcher les neutres, qui étaient les principaux fournisseurs de matières grasses alimentaires, de reprendre leur commerce ; mais, pour les graines oléagineuses, l’Angleterre et la France peuvent aisément se réserver un monopole.

Si, après les produits végétaux, nous abordons maintenant le monde minéral, je rappelle seulement en deux mois ce que j’ai dit autrefois ici pour le fer. Tout dépend de la destinée du bassin lorrain. Admettons qu’il passe tout entier entre nos mains, nous aurons là une arme formidable, qui doit non seulement nous permettre de prendre en sidérurgie le rôle attribué jusqu’ici à l’Allemagne, mais qui, point vital, constituera la plus sûre mesure défensive contre une nouvelle agression des Allemands. Ici nous ne dépendons que de nous-mêmes et nous n’avons pas à négocier avec nos alliés pour obtenir leur intervention. La France va dominer le marché des minerais de fer européens, avec une production qui sera déjà, aux taux d’avant-guerre, pour le seul bassin lorrain, le cinquième de la production mondiale et qui est susceptible de s’accroître presque dans la mesure où nous le désirerons. L’Allemagne, au contraire, perdra la région minière qui alimentait avant tout sa métallurgie, et ce ne sont ni ses minerais de Siegen, ni ceux qu’elle pourra tirer de la Suède et de l’Espagne qui lui permettront de conserver sur son pied actuel son industrie de paix et de guerre. Avec une substance d’aussi faible valeur que le minerai de fer, les pays exotiques n’ont aucun rôle à jouer pour combler ce vide, quelles que soient, d’ailleurs, chez certains d’entre eux, les immenses ressources en minerais ; et il n’a pas encore été question, même en Allemagne, de trouver au fer des succédanés.

Pour beaucoup d’autres métaux, on connaît les manœuvres habiles par lesquelles l’Allemagne s’était-assuré ou allait bientôt conquérir le marché européen, même quand elle ne produisait elle-même à peu près rien. Le rôle de sa Metall-Gesellschaft est assez fameux, et l’on se rappelle comment cette société s’était, par exemple, assuré pour plusieurs années le zinc d’Australie. De même, le marché du tungstène appartenait à une seule maison de Hanovre. La question se pose souvent ici pour nous sous une forme nettement défensive. Il s’agit, avant tout, de nous affranchir, comme nous aurons à le faire pour les matières colorantes.

Dans cette intention, le 11 décembre 1917, à la Chambre des Communes, M. Bonar Law, chancelier de l’Echiquier, a fait approuver un projet défendant, pendant cinq ans après la paix, tout commerce de certains métaux, tels que le plomb, le zinc, le nickel, l’étain, l’aluminium, le cuivre, etc. entre les maisons anglaises et les maisons ennemies. Ce projet, a-t-il dit, né des délibérations de la première Conférence de Paris en juin 1916, appliquait la première résolution de ce Congrès ainsi conçue : « Les Alliés décident de prendre sans délai les mesures nécessaires pour s’affranchir de toute dépendance des pays ennemis relativement aux matières premières et objets fabriqués essentiels pour le développement normal de leur activité économique. »

Je vais me borner à insister sur deux ou trois métaux, pour lesquels nous avons mieux à faire que de nous défendre, l’Allemagne ayant besoin de nous pour se les procurer.

Parmi les grands métaux, le cuivre est le plus important après le fer et l’un de ceux pour lesquels nous sommes le mieux armés, sans même avoir à faire intervenir un déplacement espéré des frontières. Il ne faudrait pas, à cet égard, se laisser abuser par certaines déceptions qu’a pu causer l’expérience du blocus. Des esprits trop optimistes avaient cru trouver là un moyen décisif pour empêcher l’Allemagne de fabriquer ses munitions. On pouvait facilement voir, et je l’ai montré ici à une époque où je partageais d’autres illusions dissipées depuis, que les stocks latents de cuivre travaillé fourniraient longtemps les quantités nécessaires à l’armée, étant donnée surtout la possibilité de piller systématiquement jusqu’à la dernière parcelle de métal dans d’immenses territoires envahis. Il n’en est pas moins vrai que les Allemands vivent, à cet égard, d’expédients, de réquisitions et de succédanés ; et que c’est un régime auquel ils ne pourraient continuer à se soumettre pendant la paix sans ruiner nombre de leurs industries, et d’abord les industries électriques si florissantes. Où est pour eux le beau temps de l’avant-guerre, alors qu’ils s’efforçaient d’absorber le marché du cuivre européen, en le transportant de Londres à Hambourg et à Berlin ?

Posons les données précises du problème. Si nous prenons les chiffres de 1913 : sur 1 000 000 de tonnes au total, la production de cuivre des Alliés montait à 792 000 tonnes, celle des ennemis à 31 000, celle des neutres (Russie incluse) à 170 000. Les États-Unis tiennent de loin la tête avec une production qui dépasse 55 pour 100 du total. Il faut ajouter que la production des-neutres est, en grande partie, dans des mains alliées qui contrôlent effectivement les mines d’Espagne, le Boleo au Mexique, Corocoro et beaucoup d’autres mines au Chili, etc.

D’autre part, les Centraux employaient annuellement 300 000 tonnes, dont 260 000 pour l’Allemagne seule (198 000 prises aux États-Unis, 13 000 en Australie), et cette consommation croissait très rapidement d’année en année. Actuellement, en poussant les mines allemandes du Mansfeld, les mines serbes de l’or, quelques gisements turcs, ils ont pu doubler à peu près leur production de paix. Néanmoins, la disette sera grave le jour où ils voudront reprendre les industries normales et restituer aux particuliers tout au moins une partie des objets en cuivre réquisitionnés. Sans doute, une partie du cuivre utilisé par l’armée, ou mis en stocks par les sociétés de guerre, reviendra à la vie civile ; mais une partie seulement. La restriction du cuivre agirait sur le commerce d’exportation de ce métal et de ses alliages, bruts, mi-œuvrés et manufacturés (soit 400 millions). Les machines et appareils électriques représentaient à eux seuls 120 millions et occupaient, en 1907, 119 000 ouvriers ; le travail des articles de cuivre et alliages en cuivre 151 000 ; celui des appareils d’éclairage, 26 000 : Avec les ouvriers occupés à la métallurgie du cuivre, on dépasse un total de 320 000 hommes, qui peuvent être mis sur le pavé par une simple décision des États-Unis et de l’Angleterre.

Dans quelle mesure les Allemands pourraient-ils se passer du cuivre ? La répartition de leur consommation comportait 50 pour 100 pour l’électricité, 38 pour 100 pour la mécanique et 12 pour 100 pour emplois divers. Cette dernière catégorie peut substituer d’autres métaux au cuivre. Pour la mécanique, c’est déjà plus difficile. Le fer, la fonte et le bois, qu’on a essayés, s’usent trop rapidement. Quant aux applications électriques, on a bien préconisé des fils de fer, ou de zinc, ou même des tubes de fer creux remplis de sodium. Avec le fer, le poids est plus fort, l’altération plus rapide ; le magnétisme du fer donne lieu à des phénomènes d’induction. Le zinc manque de résistance à la traction et s’altère vile quand il n’est pas pur. En réalité, on n’a pu opérer ces remplacements que pour les téléphones ou télégraphes à petite distance.

Reste le procédé de défense ordinaire, qui a consisté à rassembler des stocks aux États-Unis, un peu en Espagne et en Suède. Mais le raffinage du cuivre aux États-Unis appartient seulement à 22 sociétés, dont 5 fournissent à elles seules les quatre cinquièmes de la production. A elles seules, deux d’entre elles, l’United Métal Selling C° et l’American Smelling C° fournissaient un tiers. Un contrôle exercé sur les ventes de ces grandes sociétés est donc particulièrement facile.

L’étain est encore un métal pour lequel les Alliés peuvent assez aisément s’assurer le monopole. La question se présente ainsi. Sur une production mondiale de 131 175 tonnes en 1913, l’Angleterre et ses colonies en ont produit 83 000, soit environ les deux tiers : États malais, 66 800 ; Afrique du Sud, 5 700 ; Cornwall, 5 300 ; Australie, 5 200. Puis viennent la Bolivie avec 23 200, les Indes hollandaises (Banka et Billiton) avec 17 400, la Chine avec 8 400. Par suite des minerais qu’elle importe et sur lesquels elle peut exercer un contrôle, l’Angleterre alimente la moitié de la consommation mondiale et le grand marché de l’étain est à Londres.

Si nous plaçons en regard les besoins, nous voyons que la France absorbe 7 400 tonnes d’étain, l’Angleterre 12 000 et l’Allemagne, en temps normal, 18 000. Cette forte consommation allemande s’explique par le commerce très important d’étain brut et manufacturé que fait l’Allemagne. A cet effet, elle traite chaque année 17 000 tonnes de minerais étrangers (notamment un quart de la production australienne), dont elle retire 11 000 tonnes d’étain. Sa propre production de minerais indigènes est tout à fait insignifiante. Néanmoins sa Metall-Gescllschaft occupait une place disproportionnée sur ce marché, dominait les ventes en France et en Italie, agissait à la Bourse de Londres par de puissants organismes anglo-hollandais. Il semble qu’on puisse tout au moins arrêter le commerce allemand d’exportation de l’étain. L’Australie est toute disposée à lui retirer sa production, ayant officiellement reconnu et dénoncé les tentatives d’accaparement allemandes. Aux États malais, il se présente, comme pour la Chine, une petite difficulté tenant au grand nombre d’exploitations appartenant à des Chinois ; mais elle ne semble pas impossible à lever. Reste la Hollande qui, depuis la guerre, a été le fournisseur unique de l’Allemagne et qui, en fait, élabore à peine, pour elle-même, 250 tonnes d’étain par an. Quant à la Bolivie, où l’Allemagne tente de grands efforts, l’exportation se dirige actuellement vers l’Angleterre et les intérêts français y sont importants.

On retrouve une situation analogue pour le nickel, dont la production mondiale se divise à peu près totalement entre le Canada et la Nouvelle-Calédonie. Tandis que les Alliés fournissent 389 000 tonnes de minerai, les ennemis n’en ont que 14 000 à leur actif et les neutres 1 000.

Enfin, sans vouloir poursuivre indéfiniment cette énumération pour des substances de moindre importance, comme le jute des Indes anglaises, les peaux de bœuf sud-américaines, le tabac, le cacao, le café, etc. nous signalerons encore la force de la France sur le marché des phosphates, qui sont devenus une matière première tout à fait indispensable à l’agriculture. Ces phosphates ont deux sources principales d’inégale importance : les phosphates de chaux naturels que l’on transforme en superphosphates et les scories phosphatées produites par le traitement de certains minerais de fer. La production mondiale des phosphates, qui atteignait environ 7 millions de tonnes en 1913, provient presque exclusivement des pays alliés : 45,25 pour 100 de la France et de ses colonies, 43,8 pour 100 des États-Unis (Floride, Caroline, Tennessee, avec d’immenses réserves peu utilisées dans l’Ouest) ; 5,4 pour 100 des colonies anglaises ; 2,6 pour 100 de Belgique ; au total 97,3 pour 100. Il reste 2,3 pour 100 pour les ennemis, venant en grande partie des colonies allemandes d’Océanie et 0,4 pour 100 pour les neutres (Russie incluse). En particulier, nos gisements africains peuvent être considérés pratiquement comme une source inépuisable… Quant aux scories phosphatées, le grand centre de production européen est le bassin lorrain, qui va nous revenir.

Avant la guerre, les Centraux consommaient environ 1 000 000 de tonnes d’acide phosphorique par an : dont 270 000 sous forme de superphosphates et 733 000 sous forme de scories. Les phosphates importés venaient : pour moitié des États-Unis et pour 40 pour 100 des colonies françaises. Quant aux minerais de fer phosphoreux, il leur resterait les minerais importés de Suède et ceux lires de leur propre sol. Si on fait le calcul, on voit qu’ils seraient réduits à 325 000 tonnes d’acide phosphorique, soit le tiers de leurs besoins. On peut ajouter que nous sommes également en mesure d’exercer une action très efficace sur leur ravitaillement en acide sulfurique, nécessaire pour la transformation en superphosphates, à la condition de limiter les fournitures de pyrites norvégiennes et suédoises destinées à l’Allemagne. Cette disette serait particulièrement grave si l’Allemagne prétendait, question que nous avons laissée de côté ici, développer son agriculture jusqu’à rendre son ravitaillement alimentaire indépendant de l’étranger. La principale difficulté que l’on aperçoit ici pour réaliser ce blocus de l’Allemagne, c’est l’existence de grands gisements phosphatés en Russie : gisements fort peu utilisés, mais que les Centraux pourraient d’ici quelques années réussir à mettre en valeur.


Ces considérations et ces calculs auront suffi, je pense, pour montrer la valeur de l’arme économique que les Alliés tiennent en mains et qui peut leur permettre de ruiner l’échafaudage de combinaisons artificielles, sur lequel nos ennemis avaient édifié leur fortune. Si nous savons en user, si nous et nos amis faisons tous les sacrifices nécessaires pour rendre notre entente durable, nous possédons là un moyen d’assurer la paix future et le développement de l’humanité, beaucoup plus certain que toutes les conventions et tous les traités. Dans les cas où la France peut exercer une action déterminante (fer, nickel et phosphates), il dépend de nous de donner l’exemple. Dans la plupart des autres, nous devons compter sur le sens des réalités que la vision horrible de la guerre, telle qu’elle nous est faite, accentue progressivement chez nos alliés.


L. DE LAUNAY.

  1. Voyez la Revue du 1er juillet 1918.
  2. Je rappelle au surplus que j’ai déjà traité ici même le sujet des combustibles. Voir mon article : Le problème de la houille, dans la Revue du 1er septembre 1915.