Problèmes économiques d’après guerre/04

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Problèmes économiques d’après guerre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 49 (p. 145-177).
PROBLÈMES ÉCONOMIQUES
D'APRÈS GUERRE

IV [1]
LA MAIN D’ŒUVRE

Les difficultés que l’on doit prévoir pour la main-d’œuvre dans l’après-guerre, nous apparaissent sous deux formes contradictoires, suivant que nous envisageons la première phase, très brève, de la démobilisation, où il pourra se produire, en des points localisés, surabondance d’hommes pour des situations restreintes et crise de chômage, ou la période consécutive, dans laquelle, au contraire, pendant longtemps, on manquera de travailleurs. C’est la seconde période qui va nous occuper presque uniquement ; mais nous commencerons par dire quelques mots de la première, au sujet de laquelle on a manifesté des inquiétudes dans la plupart des pays belligérants, alors surtout que la guerre ne s’était pas encore éternisée en accumulant les deuils et les disparitions humaines.


LA PÉRIODE DE DÉMOBILISATION

Le problème de la démobilisation ne demande, pour être résolu, qu’un peu d’ordre chez ceux qui commanderont et de discipline chez ceux qui devront continuer à obéir. Mais cet ordre et cette discipline seront alors indispensables pour ne pas jeter brusquement sur le pavé, sans organisation préalable, des millions d’hommes dans un pays désolé, longtemps paralysé par la guerre. Si les hostilités se fussent terminées au bout de quelques semaines, chacun aurait simplement repris sa place en des cadres conservés et l’on n’aurait remarqué que les vides. Après des années, il n’en sera plus de même. Un tassement, une assimilation se seront produits ; des habitudes auront été prises, des droits auront été acquis. Matériellement et moralement, c’est dans un monde nouveau qu’il s’agira de trouver une occupation et un gagne pain pour tous : un monde, où commenceront par manquer les éléments indispensables à la remise en marche de la grande machine pacifique, arrêtée, ralentie ou détournée vers d’autres emplois pendant des années, appareils, matières premières, forces motrices, capitaux. Il faudra occuper les combattants, employer aussi leurs remplaçants provisoires. Dans les industries de paix qui ont fonctionné à marche réduite en gardant leur ancien caractère, ce sera relativement facile. Mais celles dont les usines ont été fermées ou même détruites, ne pourront reprendre l’ancienne activité que peu à peu, dans un ordre imposé par leur nature même. Et les industries de guerre, qui interrompront leur production d’obus ou d’explosifs, ne sauraient se transformer immédiatement en industries de paix, là même où cette transformation est possible et a été le mieux prévue et étudiée. Assurément, ce n’est pas le travail qui manquera au total ; mais on ne peut pas employer un filateur ou un métallurgiste à construire les murs d’une maison, à poser des charpentes ou à couvrir des toits ; ce n’est pas parce qu’un homme a appris à tourner des fusées qu’il est devenu capable de labourer un champ. On doit enfin prévoir des emplois pour les mutilés de la guerre qui montreront des exigences en partie justifiées et parer à un afflux regrettable, mais certain, des campagnes vers les villes.

Ce retour des mobilisés à la vie civile a été particulièrement étudié en Allemagne et en Grande-Bretagne ; dans l’un et dans l’autre pays, les conclusions adoptées ont été analogues.

L’Allemagne a, on le sait, la prétention d’avoir entièrement résolu la question sociale par les lois de prévoyance, le développement autorisé et régularisé des syndicats et les facilites données à l’instruction technique. Les socialistes allemands demandent que l’on organise pendant la démobilisation de grands travaux d’intérêt général, des ateliers nationaux et qu’il y ait une caisse de chômage pour secourir ceux qui ne trouveraient pas aussitôt du travail. Des offices de placement ont été déjà institués, ainsi que des systèmes de prêts aux démobilisés, à intérêts réduits et remboursement éloigné. On annonce l’intention de congédier le plus grand nombre des femmes occupées en ce moment dans l’industrie et le commerce. Enfin, on discute, entre ouvriers et patrons, pour savoir si une loi imposera aux patrons la reprise de leurs anciens ouvriers ou employés, avec le même poste et le même salaire pour une période d’au moins six mois. Dans ces conditions, avec les vides immenses causés par cinq ans de carnage, on pense éviter des difficultés, qui deviendront graves pour nos ennemis, nous avons déjà eu l’occasion de le dire, si, contrairement à leurs espoirs, ils ne peuvent s’assurer un libre ravitaillement en matières premières.

C’est également le problème des matières premières qui, en Grande-Bretagne, parait devoir dominer au débat celui de la main-d’œuvre. Tout y dépendra de la promptitude avec laquelle on pourra reconstituer la flotte marchande indispensable pour les transports. Malgré la guerre sous-marine, les conditions à cet égard seront certainement plus favorables qu’en Allemagne, puisque, pour ces matières premières comme pour un complément de navires, l’Angleterre puisera chez des alliés bienveillants, au lieu d’avoir à implorer des ennemis. Les industries de paix ont pu y être ralenties ; mais elles fonctionnent et les commandes abonderont. Quant aux constructions de navires, nous avons dit quel élan avait été donné, dont les effets vont aller en s’accélérant. Il faudra néanmoins activer encore ces constructions, et beaucoup d’hommes démobilisés trouveront une place dans leurs chantiers. Les diverses branches d’industrie active occuperont le reste. On se propose d’instituer un tour logique de démobilisai ion en renvoyant d’abord les hommes dont le placement sera assuré, ou dont la profession paraîtra spécialement utile. Pour les autres, on a réorganisé 382 Offices de placement rattachés au ministère du Travail et composés, par moitiés, de patrons et d’ouvriers.

En France, les difficultés générales, qui se présenteront comme partout ailleurs, subiront une aggravation sur deux points par le fait de notre situation particulière. D’abord, la situation de toute notre principale région industrielle sera telle que, pendant de longs mois, on ne pourra y reprendre le travail ancien, aussi bien dans les tissages et les filatures que dans les mines ou les usines métallurgiques : surtout avec une flotte commerciale atrophiée, rendant tous les arrivages de matières premières et de machines difficiles. La partie de la France restée intacte ne suffira pas à occuper, dans leur profession ancienne, les démobilisés en excès. Si fâcheuse que soit la solution, on voudra peut-être recourir au régime des allocations et multiplier les primes de chômage pour ne pas faire de jaloux. Comme palliatif, le ministère du Travail, qui, depuis longtemps, encourage les municipalités à organiser des bureaux de placement, a créé des Offices départementaux de placement, dont 56 se sont réunis en congrès à la fin de 1917 pour examiner les mesures à prendre pendant la démobilisation. Nous ne saurions avoir qu’une confiance médiocre dans ce genre de remèdes. Toutefois, on manquait déjà tellement de travailleurs avant la guerre et nos pertes ont été telles que cette crise de chômage, si elle se produit faute d’un plan d’ensemble, sera en tout cas très courte et limitée à un petit nombre d’industries. Sans instituer d’ateliers nationaux, on pourrait la restreindre en commençant quelques-uns des travaux indispensables que nous avons déjà eu l’occasion de signaler.


LA FUTURE DISETTE DE MAIN-D’ŒUVRE

La question grave et qui doit préoccuper d’avance dans tous les pays en guerre n’est donc pas cette possibilité d’un chômage restreint et momentané ; elle se pose à l’inverse, sous la forme d’une disette prévue, qui va nécessairement raréfier la main-d’œuvre dès que le monde reprendra une vie normale. La cause en est, malheureusement, trop évidente. On commençait déjà à se disputer les ouvriers avant la guerre. Que sera-ce quand il faudra se réorganiser avec les survivants, après une saignée qui aura fait disparaître au moins le dixième, peut-être le septième des hommes valides : la proportion pouvant être encore plus forte suivant les professions et les pays. Sans doute, la population française à alimenter et à fournir aura, elle aussi, subi une diminution, mais non à beaucoup près correspondante, puisqu’elle comprend : d’abord les femmes et les enfants, puis tous les hommes trop âgés pour s’être battus. Il faudra de plus, dans bien des cas, produire au moins partiellement le travail utile négligé pendant quatre ou cinq ans, reconstituer des stocks consommés jusqu’à la dernière miette. Cette difficulté de main-d’œuvre n’arrêtera peut-être pas les grosses industries, qui peuvent, à coups de millions, appeler les travailleurs du monde entier et qui exercent, sur les ouvriers nationaux, l’attraction des gros salaires et de la vie urbaine. : On peut la prévoir particulièrement aiguë pour l’agriculture, qui était déjà délaissée et qui, en dépit des efforts à tenter pour repeupler nos campagnes, le sera de plus en plus. Le mouvement d’émigration si regrettable, par lequel la population est entraînée vers les villes, a gagné en intensité pendant la guerre, comme il est aisé de s’en rendre compte en constatant le nombre croissant d’habitants dans les agglomérations. Si lamentables que puissent être les conséquences de cet exode, il est plus aisé de le déplorer que de réagir efficacement. Bien rares sont les ruraux lassés par la misère des villes qui retournent à la vie paisible, mais monotone, des champs. Quant aux efforts faits avec tant de raison pour pousser à la repopulation, outre que les effets doivent en être à échéance lointaine, on peut craindre qu’ils soient tout au moins contre-balancés par le massacre de toute une génération décimée dans ses éléments les plus robustes. Il va donc se poser là un problème très aigu, dont nous allons commencer par préciser et particulariser les données. Nous verrons ensuite les moyens que l’on peut adopter pour lutter contre le mal : meilleur emploi de la main-d’œuvre nationale masculine par le travail scientifique, par le machinisme ou simplement par une atténuation des luttes sociales, utilisation partielle des femmes et, dans la mesure où ce sera néanmoins indispensable, appel aux étrangers.

Pour cette difficulté comme pour les autres, c’est naturellement le cas de la France qui nous intéresse. Nous allons donner quelques chiffres concernant notre pays ; nous y joindrons ceux relatifs à l’Allemagne pour montrer qu’atteinte du même mal, elle sera, là encore, notre concurrente.

En France, la disette de main-d’œuvre, qui se manifestait déjà avant la guerre, mais qui va subir une aggravation fatale, affecte surtout deux groupes de travaux, dont les besoins ne sont pas identiques, dont les salaires sont différents et pour lesquels il faudra adopter des solutions indépendantes, en évitant les compétitions : d’un côté, l’agriculture ; de l’autre, les grosses industries comme les mines ou la métallurgie et les travaux publics. Pour les ouvriers spécialisés, on peut espérer que la gêne sera moins sensible, d’autant plus qu’une tendance logique, sur laquelle nous allons insister, devra nous porter à diriger nos ouvriers français, de formation intellectuelle plus développée, vers des tâches plus raffinées et plus délicates, en abandonnant le gros œuvre aux étrangers, souvent exotiques, dont nous adopterons le concours. L’agriculture comporte un emploi saisonnier qui peut s’accorder assez aisément avec les besoins de nos voisins méridionaux. Les mines nécessitent une main-d’œuvre permanente, ou tout au moins constamment renouvelée, avec des aptitudes physiques que l’on ne rencontre pas dans toutes les populations étrangères, auxquelles nous pourrons recourir.

Notre population agricole décroissait d’année en année avant la guerre. Entre 1901 et 1906, le nombre des agriculteurs avait diminué de 2 080 000 à 1 970 000 et celui des femmes occupées aux champs de 802 000 à 688 000. C’est ainsi qu’on avait été amené à importer de plus en plus de la main-d’œuvre étrangère. Vers 1914, il venait, chaque été, pour nos cultures, 50 à 60 000 étrangers saisonniers : 30 à 40 000 Belges dans le Nord et le Bassin de Paris ; dans l’Est, quelques milliers de « Suisses, » qui étaient souvent des Allemands ; sur la frontière pyrénéenne, des Espagnols ; dans la vallée du Rhône, des Italiens ; un peu partout, 5 à 6 000 Polonais. La guerre ayant enlevé aux champs la plus grande partie des ouvriers mâles, on a commencé par leur substituer les femmes, les jeunes gens et les vieillards, qui se sont remis au travail. On a ainsi vécu tant bien que mal pendant les premières années. Puis, en 1917 et 1918, on a repris à l’armée environ 300 000 hommes provenant surtout des vieilles classes 1888 à 1891 et on leur a adjoint 70 000 auxiliaires constitués, soit par des prisonniers de guerre (au nombre de 50 000), soit par des travailleurs coloniaux. Depuis le 15 mars 1915, l’Office national de la main-d’œuvre agricole s’est, en outre, adressé aux agriculteurs espagnols, dont 107 000 ont passé notre frontière du 1er janvier 1916 au 1er avril 1918, beaucoup venant faire la moisson pour retourner ensuite chez eux [2], et aux Kabyles, avec lesquels on a tenté un essai localisé en Eure-et-Loir. On peut admettre que l’appel des jeunes classes successives a été contre-balancé par l’accès des enfants vers l’adolescence. Enfin, des efforts ont été tentés pour développer le machinisme : efforts rendus très insuffisants par les circonstances, mais sur le développement desquels on peut compter davantage dans l’avenir.

Au lendemain de la paix, il manquera, dans nos fermes, outre les hommes tués ou mutilés, ceux que la vie en commun du régiment et le passage dans les villes auront dégoûtés de la solitude campagnarde, ceux que des salaires plus élevés attireront vers l’industrie ; puis une grande partie de nos anciens auxiliaires étrangers, et surtout des Belges, qui auront assez de travail chez eux, ou que des années de misère auront anémiés. Cette lacune se fera surtout sentir dans les propriétés de moyenne étendue, qui sont si nombreuses en France : les grandes exploitations pouvant davantage utiliser les machines et les petites étant sauvées par le travail familial. Elle se manifestera d’une façon particulièrement vive dans le Sud-Ouest, qui était déjà déserté, et, d’une façon générale, on peut s’attendre à ce qu’elle contribue, pour sa part, à prolonger et à accentuer la cherté de la vie.

En regard de l’agriculture, les mines sont assurément l’industrie qui dépend le plus de la main-d’œuvre, parce que, surtout avec l’allure géologique de nos couches houillères françaises, on ne peut y recourir que très partiellement au machinisme ; mais les solutions seront là facilitées par l’ampleur des capitaux que nécessite de plus en plus toute exploitation minière. La situation de nos mines était la suivante avant la guerre : dans les dernières années, le personnel y avait augmenté d’un quart pour la houille et doublé pour les métaux, par l’extension donnée à nos mines de fer. Cette augmentation du personnel n’était malheureusement pas due tout entière à un accroissement correspondant de la production ; elle tenait, en partie, à ce que le rendement du mineur français suit aujourd’hui une courbe descendante, contrairement à ce qui se passe dans toutes les autres industries.

Si nous prenons d’abord les mines de houille, elles occupaient, en chiffres ronds, 200 000 ouvriers, sur lesquels il y avait 15 000 étrangers, dont 7 000 Belges, 2 à 5 000 Polonais, venus en général de Westphalie, 2 ou 3 000 Kabyles (fort médiocres ouvriers de fond), quelques Italiens, Espagnols ou Grecs dans le Midi. Il nous manquait déjà plus de 20 000 hommes. Il en manquera au moins le double ; mais la lenteur de la reprise, retardée par les dévastations, facilitera l’opération. Si les ruines atteignent les proportions que l’on peut craindre, beaucoup de mineurs du Nord ou du Pas-de-Calais seront momentanément disponibles ; et, sans doute, ils ne se montreront pas plus satisfaits d’aller travailler dans des mines de régions nouvelles que n’ont pu l’être, en d’autres occasions, nos mineurs méridionaux transplantés aux pays septentrionaux de la brume, de la bière et du travail en couches minces ; mais ce sera néanmoins un moyen de passer la période difficile. Pour l’avenir, on doit admettre que les mineurs au charbon continueront à se recruter sur place de père en fils dans une population qui est particulièrement prolifique, qui a pu apprécier les avantages du métier et qui s’y tient. On peut, comme on l’a déjà fait, y joindre des mineurs polonais déjà formés dans les mines de Westphalie ; mais il faut très peu compter sur un appel à d’autres professions que celle de mineur.

Pour les mines de fer, l’extension rapide de nos exploitations lorraines a amené, dans ces dernières années, un besoin local de main-d’œuvre, analogue à celui que nous pouvons nous attendre à voir se généraliser. Il avait fallu plus que doubler en peu de temps cette catégorie de population ouvrière. On en était venu à bout avec plus de facilité qu’on ne l’aurait cru d’abord, en constituant une véritable colonie étrangère et surtout italienne. La région de Briey comptait, dès 1911, 49 235 étrangers, dont 26 820 Italiens, 9 302 Belges, 8 699 Allemands (Lorraine annexée comprise), 3 019 Luxembourgeois. Cette année-là, le Comité des forges et des mines de fer de Meurthe-et-Moselle créa un organe spécial de recrutement, avec l’aide duquel on atteignit, en 1912, 58 870 étrangers, dont 35 452 Italiens.

Enfin, il est une grosse industrie rattachée aux mines de fer, pour laquelle nous devons prévoir un développement intense après la guerre et qui bâtit d’avance des projets gigantesques, destinés à constituer la plus fructueuse rénovation de notre France, c’est la métallurgie. Dans ce cas, la guerre a provoqué une telle activité qu’on aura plutôt, malgré toutes les extensions projetées, à diminuer ou du moins à détourner la main-d’œuvre qu’à l’accroître. Pour le développement actuel, on s’est tiré d’affaire en récupérant des mobilisés, en leur adjoignant des femmes, des étrangers et des prisonniers. Je donne, à titre d’exemple, la répartition actuelle de la main-d’œuvre à Saint-Chamond. Sur 18 500 ouvriers, on y emploie 8 900 mobilisés, 5 300 femmes, 2 900 civils, 577 Kabyles, 437 étrangers divers (surtout Espagnols et Italiens), 300 prisonniers. Des combinaisons du même genre, aux prisonniers près, pourront servir après la guerre, et les industriels qui ont déjà réussi à organiser l’industrie lorraine sont généralement optimistes sur la possibilité de résoudre des questions semblables à coups d’argent.

Cependant les conditions ne seront plus les mêmes qu’autrefois et le recrutement d’une main-d’œuvre étrangère, qui s’imposera à nous comme une des solutions nécessaires, ne sera pas simplifié par la situation où se trouveront la plupart des pays européens. Tous les belligérants auront subi des pertes analogues aux nôtres. Les neutres, si peu nombreux maintenant, devront subvenir à leurs propres besoins accrus par le ralentissement des travaux pendant la guerre, en même temps qu’ils seront sollicités par tous leurs voisins. Parmi ces belligérants destinés à nous disputer la main-d’œuvre, je me borne à mentionner le cas de l’Allemagne.

Les besoins de main-d’œuvre étrangère étaient devenus très considérables en Allemagne avant la guerre et la hausse des salaires en facilitait le recrutement. En 1911, l’Allemagne comptait, sur son sol, 1 260 000 étrangers, auxquels venaient s’ajouter chaque été environ un million d’ouvriers agricoles (un tiers de femmes et deux tiers d’hommes). Dans la seule année 1913, l’Allemagne a importé 850 000 Russes, pour la plupart Polonais et 350 000 Autrichiens-Hongrois. Les besoins vont être largement accrus par les pertes subies et il faut s’attendre à voir, dans ce cas comme pour le ravitaillement en matières premières, l’Allemagne tenter, sous une forme quelconque, la colonisation de la Russie et de l’Asie Mineure.

Il est, je crois, inutile d’insister davantage sur un fait aussi évident que le manque de main-d’œuvre à prévoir en France après la guerre et nous pouvons aborder une partie plus pratique de notre travail en cherchant les moyens d’y remédier. Ces moyens se divisent aussitôt en trois catégories : meilleure organisation de la main-d’œuvre masculine ; emploi des femmes ; recrutement des étrangers. C’est dans l’ordre où je viens de les énumérer qu’on doit logiquement les aborder. Telle n’est pas toutefois, il faut commencer par le dire, la manière dont on s’y prend généralement quand on envisage des cas particuliers et non, comme nous le faisons ici, la situation générale. Un patron qui manque de personnel ne songe pas en premier lieu à adopter une méthode de travail plus scientifique. Il commence par chercher à se procurer les ouvriers qui lui manquent : soit en puisant chez un concurrent, soit en faisant appel à une profession voisine ; soit en engageant des femmes ou des étrangers. L’intérêt du pays demande que l’on procède dans l’ordre inverse, afin d’accroître la somme de travail fructueux produite par les nationaux. L’intérêt final des ouvriers et celui des patrons concordent en définitive avec l’avantage de la nation tout entière, malgré certains inconvénients immédiats, qui ont pu attirer l’attention. On trouverait un bénéfice général à le faire comprendre.


MEILLEURE UTILISATION DE LA MAIN-D’OEUVRE MASCULINE. — TAYLORISME

Pour tirer un parti complet des hommes, le premier point est de les diriger vers la profession où ils rendront le plus de services et où ils devront, dès lors, trouver, par une conséquence logique sinon toujours réalisée, le plus de bénéfices. Il faut ensuite les rendre aptes à cette profession par l’éducation et l’apprentissage, leur donner les moyens scientifiques et techniques de produire un maximum de besogne utile dans un minimum de temps, leur enseigner les méthodes par lesquelles on y parvient, leur fournir les machines nécessaires et leur montrer à en tirer parti. Il est enfin non moins indispensable de les amener à comprendre que leur intérêt personnel, confirme à celui de leur corporation, est de s’associer à tous les efforts qui améliorent le rendement. Parmi les désirs que nous venons d’exprimer, quelques-uns, le dernier surtout, dépendent, dans une certaine mesure, des pouvoirs publics et confinent aux côtés sociaux de la question ouvrière : je me bornerai à les indiquer. Sans vouloir aborder le terrain politique, on peut cependant mentionner que, si les hommes doivent nous manquer et seront difficiles à remplacer, il sera probablement plus ardu encore d’obtenir que les individus restants fournissent tous leur part contributive dans la tâche commune, et renoncent à perdre une partie de leurs forces en révoltes stériles. D’autres côtés de la question d’un caractère plus industriel, nous arrêteront davantage : tels sont les procédés qui tendent à soulager la fatigue humaine par une meilleure répartition des efforts, par la suppression des mouvements sans objet, par la substitution d’énergies animales ou mécaniques aux forces humaines ; en résumé, par l’application prudente et coordonnée des principes scientifiques.

Deux mots seulement sur la répartition générale des ouvriers entre les professions. Tout homme ayant le devoir absolu de travailler selon ses forces, l’idéal serait de placer chaque individu, suivant la formule anglaise, à sa « vraie place, » là où il peut fournir la meilleure qualité et la plus grande somme de labeur. Actuellement, il se perd une quantité considérable de force hum line inutilisée, ou mal utilisée, faute de direction, comme ces torrents de montagne qui dissipent la plus grande partie de leur houille blanche. Pour éviter ces erreurs d’emploi, on a pu envisager un plan de mobilisation civile, où chacun aurait son poste assigné, ainsi que les marins dans un équipage. Ce n’est pas cette solution trop germanique que nous proposerons ; en dehors de toute autre considération, nous n’avons pas une confiance suffisante dans l’administration, qui serait ainsi chargée de nous répartir. Toutefois » je ferais assez de crédit à l’Etat pour admettre que, par les renseignements dont il dispose, il peut se mettre en mesure de tracer une sorte de programme idéal, dont il poursuivra l’exécution en fournissant les moyens d’action, en créant l’enseignement, en faisant connaître et accentuant au besoin les avantages attachés aux situations les moins séduisantes ou les moins favorisées par la mode. Cela consiste à diriger doucement le torrent dans le sens de sa pente naturelle, qui est celle du bénéfice le plus élevé, en ouvrant le chemin qui y conduit.

Il est clair notamment que l’intérêt général demande le développement de notre agriculture et que l’intérêt individuel bien compris des travailleurs serait de rester dans les champs, au lieu d’aller chercher à la ville un simulacre de salaires plus forts et des plaisirs factices, largement compensés par un accroissement des charges, par une vie moins saine, comprimé e et sordide. Une prédication dans ce sens pourrait être demandée aux instituteurs, qui ont plutôt d’habitude une influence inverse [3]. Mais, plus que par des sermons trop idéalistes, on retiendra les cultivateurs aux champs par des avantages matériels analogues à ceux qui leur font aimer la ville ou l’industrie : par une amélioration de leurs habitations, souvent si misérables ; peut-être aussi, mais avec prudence, par la création de moyens de transport, automobiles ou tramways, rendant la ville plus voisine et ses distractions plus accessibles aux jours de repos ou d’oisiveté forcée. Il serait utile également qu’on ne fût pas toujours disposé en haut lieu à sacrifier les ruraux isolés et sans cohésion pour essayer de satisfaire les ouvriers des villes groupés en syndicats agissants et bruyants.

De même, l’ensemble de la nation serait intéressé à voir diminuer le nombre des fonctionnaires urbains, en augmentant leur travail et leurs émoluments.

Plus généralement, on peut subdiviser la main-d’œuvre en trois catégories principales : main-d’œuvre supérieure, dans laquelle nous englobons l’état-major dirigeant, les ingénieurs, chimistes, contremaîtres, etc. ; main-d’œuvre exercée et spécialisée ; enfin, main-d’œuvre commune. La somme totale des Français étant insuffisante pour les trois, il y a lieu de faire monter le plus possible le personnel dont nous disposons vers un degré supérieur de l’échelle, où les qualités nationales seront utilisées sous une forme plus fructueuse, en le remplaçant à la base par de la main-d’œuvre étrangère, exotique, ou, autant qu’on le pourra, par des machines. Cela revient à développer l’apprentissage et l’instruction technique, à multiplier les écoles pratiques destinées à nous fournir tout ce personnel de mécaniciens, d’électriciens, de chimistes, ou simplement de professionnels intelligents, exercés et adroits que nous avons bénéfice a recruter sur notre sol ou que nous ne pouvons demander ailleurs.

En somme, le problème que nous voulons résoudre en France est un peu du même ordre que celui qui se pose dans une usine défavorablement située pour la production par grandes masses ; ayant peu de charbon et peu d’hommes, on y substitue à la quantité la qualité et le fini. C’est de cette façon que nous pouvons penser à remplir le programme qui s’impose à nous, d’incorporer un maximum de main-d’œuvre, d’initiative et de travail français, dans les matières premières que nous tirerons de notre sol, ou que nous ferons venir du dehors. Par exemple, une machine terminée représente deux ou trois fois plus de main-d’œuvre incorporée qu’un acier brut ; et le bénéfice total que laisse cette élaboration au pays fabricant croit dans une proportion beaucoup plus grande. La prétention d’ajouter beaucoup de travail à la matière première pourrait sembler paradoxale dans un pays où nous ne cessons de répéter qu’on manquera de main- d’œuvre, si nous n’insistions pas sur la distinction précédente. Il s’agit d’organiser quelque chose d’analogue à ce qui existe dans les colonies anglaises, où le Blanc joue un rôle de dirigeant, de surveillant, tandis que l’indigène accomplit la besogne grossière, et où l’abatage au pic est suppléé par des perforatrices mues à l’air comprimé ou à l’électricité. Suivant la nature des industries, cette répartition des ouvriers sera plus ou moins facile. Ainsi les mines nécessitent parfois une organisation par équipes, désavantageuse en elle-même, dont on retrouvera peu l’équivalent dans un chemin de fer ; de même, nos houillères se prêtent mal à un abatage mécanique, tandis que la manutention par des machines a sa place marquée dans toutes les usines.

Je ne traiterai pas la question de l’enseignement technique, qui nous entraînerait trop loin ; mais il est bon d’indiquer comment se pose celle de l’apprentissage. Depuis 1868, ce dernier problème a été l’objet d’études et de vœux innombrables, sans qu’il en soit résulté aucun effet sérieux. On a à peu près organisé l’instruction primaire des enfants, du moins dans la loi ; on n’a rien fait pour leur éducation manuelle. Tout au contraire, la loi sur le travail des enfants a eu pour résultat pratique de supprimer ce qui pouvait être organisé précédemment pour leur enseigner leur métier. Une des difficultés est que l’enseignement primaire cesse à douze ans et que, de l’avis général, le véritable apprentissage ne peut commencer sur le chantier ou dans l’atelier qu’à quatorze ans, avec des enfants déjà débrouillés et classés suivant leurs qualités. Alors, de douze à quatorze ans, pour gagner quelque chose à leur famille, les enfants se font grooms, porteurs de journaux et autres occupations analogues, ou bien ils se préparent à devenir employés, ou encore ils restent oisifs et tournent au vice. La solution préconisée serait d’instituer, pour la période de douze à quatorze ans, des ateliers-écoles, où l’on rechercherait les aptitudes de l’enfant, tout en lui donnant le goût de l’effort manuel. Le système exige des sacrifices à partager équitablement entre les divers intéressés : parents, patrons, chambres de commerce, Etat. Voilà un cas, entre beaucoup d’autres, où il y aurait avantage à ce que les intérêts corporatifs fussent mieux représentés par des syndicats autorisés et responsables, qui cesseraient d’être des instruments de combat pour chercher ensemble la solution la plus favorable à la communauté.

C’est encore un apprentissage, appliqué à des hommes faits, que constitue la méthode de travail généralement désignée sous le nom de Taylorisme. Le Taylorisme est à l’ordre du jour dans tous les milieux industriels. On l’a souvent décrit et commenté. On en a tant parlé au hasard que ce nom finit par produire une sorte d’agacement chez beaucoup de ceux qui dirigent des ouvriers. Néanmoins, je vais exposer le système avec quelques détails, ne fût-ce que pour dissiper des idées fausses assez répandues à ce sujet, en montrant qu’il s’agit, avant tout, de faire pénétrer, dans les applications de l’industrie, l’esprit de méthode scientifique et de donner à l’ouvrier une instruction professionnelle qui complète son ingéniosité, son adresse, ou son empirisme traditionnel.

Les adversaires du Taylorisme (il y en a de très divers) l’ont souvent représenté comme la réduction de l’homme à l’état de machine. Ce n’est pas ainsi qu’on doit l’envisager, mais comme une codification éclairée des moyens propres à utiliser les mécanismes et outils d’un atelier et à réduire la fatigue musculaire, en donnant la direction la plus favorable aux efforts, en supprimant les manœuvres vaines, en intercalant aux moments opportuns des repos d’une longueur déterminée. Une machine qui donne son plein rendement est celle dont le travail est continu et s’exécute sans vaine dépense de force en grippements, en bruits, en échappements de vapeur, en fumées. L’homme peut s’efforcer de l’imiter sur le second point, mais non sur le premier. Il ne saurait travailler avec continuité, mais il doit régler ses alternatives d’activité et de délassement suivant un rythme approprié, pour réduire sa fatigue. Il n’est pas non plus assimilable à un organe brutal comme une bielle, un engrenage ou un piston. Là où cette brutalité mécanique suffit, on n’a qu’à le remplacer effectivement par un jeu de bielles et d’engrenages. Sa valeur propre, dont on doit tirer parti, consiste en ce qu’il peut substituer à la rigidité du mécanisme la force d’initiative intelligente et souple qui appartient à lui seul et qui caractérise tout particulièrement l’ouvrier français. C’est dans ces conditions seulement que l’ouvrier peut tendre, par un effort de sa raison, à éliminer, lui aussi, les mouvements sans objet. Le chef qui le dirige n’a pas, comme on l’a cru parfois, à lui imposer, arbitrairement et sans discussion, une formule de travail étroite.

L’application du système présente, en effet, deux parties aussi importantes l’une que l’autre : la première, où l’on reconnaît par la méthode analytique la meilleure façon d’attaquer et de mener à bien sa tâche : la seconde où l’on convainc les ouvriers d’adopter cette façon. L’industriel met ainsi au service de l’ouvrier un outillage expérimental exigeant des recherches longues et coûteuses, dont il lui donne les résultats tout obtenus avec démonstration à l’appui, comme un professeur de chimie répète une réaction devant ses élèves sans avoir besoin de leur faire partager le labeur de plusieurs années, parfois de plusieurs générations, qui a amené à découvrir le phénomène reproduit en un instant.

L’inventeur de la méthode que nous allons analyser, Frédéric Winslow Taylor, était, non un théoricien, mais un industriel et un inventeur pratique. Avant de développer ses idées sur « l’organisation scientifique du travail dans les usines, » il avait commencé par découvrir les aciers à coupe rapide qui ont révolutionné la construction mécanique en doublant ou triplant le rendement des machines-outils. Son but était d’augmenter le produit du travail, de mieux utiliser le mécanisme humain et, finalement, d’accroître les bénéfices et les salaires. Il y est arrivé, par un effort de longues années, en combinant un système de chronométrages et de mesures destiné à permettre une meilleure organisation, avec une adaptation psychologique et une sélection individuelle amenant à profiter de cette organisation. Il a donné ainsi, non des recettes susceptibles d’être appliquées aveuglément dans chaque usine, mais une méthode d’investigation dont chacun peut s’inspirer pour en tirer parti judicieusement dans les cas où elle convient.

Cette méthode n’est pas applicable sans quelque peine. Toute étude scientifique, qui s’attaque à la complexité de la nature, doit d’abord s’efforcer d’en isoler les phénomènes pour les étudier séparément. Ce qui fait à la fois la difficulté et l’intérêt d’une recherche semblable à celle de Taylor, c’est que la production de chaque ouvrier, objet de son examen, dépend de très nombreuses variables indépendantes, exerçant chacune leur influence. Or, ces influences distinctes, dont les effets se confondent, l’ouvrier n’a pas la possibilité de les apprécier isolément. Livré à lui-même dans la complication d’un atelier moderne, il est incapable de modifier, pour cela, toute une organisation dont il dépend. Il a donc besoin qu’on lui vienne en aide à cet égard par un véritable laboratoire de recherches. Le Taylorisme consiste à organiser ces recherches, souvent coûteuses, puis, ce qui est non moins important, à en faire accepter progressivement les conclusions par le personnel.

Dans l’organisation du travail, on admet souvent comme un axiome que l’ouvrier connaît son ouvrage et doit être laissé libre de le conduire à sa guise. C’est évidemment faux pour une usine moderne, où chaque individu se trouve entouré d’engins nouveaux, dont il n’a jamais eu l’occasion d’apprendre les principes les plus élémentaires. Mais Taylor remarque, en outre, avec raison, que les opérations les plus élémentaires, livrées au seul empirisme, ont pu être répétées pendant des générations successives sans aucun progrès et que toutes sont à reprendre méthodiquement. Il a choisi, comme exemples, deux cas très simples et qui sont devenus classiques, celui du chargeur qui porte des gueuses de fonte dans un wagon (simple travail de force) et celui du maçon construisant un mur de briques (travail demandant un effort modéré) pour montrer que, dans les deux cas, on peut, avec une peine moindre, doubler ou tripler le rendement. A plus forte raison quand la tâche à accomplir demande surtout de l’adresse. Pour les gueuses de fonte, il suffit d’établir un rythme convenable d’efforts et de repos alternatifs en donnant à chaque mouvement l’allure la mieux appropriée. Pour le mur de briques, il est, en outre, nécessaire de combiner un échafaudage mobile qui mette constamment les briques à la portée du maçon sans le forcer à se baisser et de régler la fluidité du mortier pour qu’il n’ait pas à frapper sur sa brique avec la truelle après l’avoir posée. On remarquera a ce propos que le plus difficile n’est pas de voir un tel remède, mais de réussir à l’appliquer dans les conditions pratiques d’un atelier encombré ou confus.

Quand on veut déterminer ainsi l’allure d’une opération quelconque, on choisit des hommes entraînés d’origine différente ; on les laisse opérer à leur guise, en étudiant au compteur à secondes les durées de leurs mouvements élémentaires ; on adopte, pour chacun de ceux-ci, le plus court ; on élimine les mouvements inutiles et on effectue une synthèse que l’on peut au besoin cinématographier pour servir ensuite d’enseignement. Ou bien l’on se contente d’établir un guide minutieux, une feuille d’instructions détaillées, comme on l’a fait en temps de guerre avec des résultats particulièrement satisfaisants, quand il s’est agi de dresser vite des femmes à une besogne dont elles n’avaient pas la moindre idée.

Non moins que la façon d’agir, le moment où l’on doit se reposer est indispensable à connaître. Ce qui fatigue, c’est le surmenage. Le jeu d’un muscle ne peut se prolonger plus d’un certain temps et doit être suivi d’un repos, dont on détermine la durée convenable par une série d’essais chronométrés, ou on en fait varier la proportion. Après quoi, il faut savoir obtenir de l’ouvrier ce rythme méthodique, auquel il commence toujours par se montrer récalcitrant, et retenir le travailleur trop ardent qui, laissé seul, arriverait à l’essoufflement. Enfin, toute machine, si perfectionnée soit-elle, exige une utilisation rationnelle et, plus cette machine est savante ou fait partie d’un ensemble compliqué, plus son emploi doit être préalablement réglé par une étude approfondie.

Dans tous les cas, l’ouvrier peut généralement être amené à produire plus en peinant moins, simplement par la suppression des mouvements inutiles qui sont souvent, en fait, les plus fatigants. Ainsi, quand on tient au bout des bras, sans bouger, une gueuse de 45 kilogrammes, on ne produit aucun travail appréciable au dynamomètre et l’on se lasse presque autant que si on se déplaçait fructueusement. Quand on est obligé de se baisser pour prendre chaque brique, on ajoute une peine stérile à celle que comporte la pose normale de cette brique sur sa rangée. De même, pour un pelleteur, il existe une certaine charge d’environ 10 kilogrammes par jet de pelle qui correspond à un rendement maximum. Les gestes successifs de ce pelleteur doivent avoir de plus chacun leur durée propre, pour enfoncer la pelle, la retirer bien chargée, et la lancer enfin à une distance horizontale convenable.

N’importe quelle opération, même très raffinée, donne lieu, quand on l’analyse, à une observation semblable. Mais le tout n’est pas de tracer ainsi un programme théorique de travail. L’adaptation prudente de celui-ci n’est pas moins importante à combiner. Si l’on se borne à chronométrer des durées de mouvement et si on prétend imposer dans une usine quelconque, du jour au lendemain, les résultats du système, on marche à un échec fatal. Une fois le rythme fixé avec soin, on doit avoir la patience de l’assimiler à la psychologie ouvrière.

Tout d’abord, chaque tâche ne convient pas à tous les types d’ouvriers. C’est le cas de mettre le « vrai homme à sa vraie place. » Par exemple, pour bien charger des gueuses de fonte, il faut ne penser à rien, avoir la mentalité d’un bœuf qui laboure ou d’une machine. C’est à de tels hommes seulement qu’on appliquera ici la méthode, et encore faute d’avoir pu employer de préférence le bœuf ou la machine eux-mêmes. On prend quelques individus de ce genre, particulièrement avides de gain ; on leur offre de doubler leur salaire sans se donner de peine et on excite leur amour-propre, en leur disant : « Pendant une journée, faites exactement tout ce qu’on vous dira pour marcher, vous asseoir, vous reposer, etc., et vous verrez le résultat ! » L’ouvrier obéit, est fier du succès qu’il a obtenu et, peu à peu, son exemple entraine les autres. Dans la sélection qui se produit de cette manière, tous ne réussissent pas également. Il importe, pour le bon effet, que les meilleurs reçoivent un accroissement de bénéfice notable et immédiat et que les plus mauvais ne pâtissent pas, mais soient seulement dirigés vers un autre travail, auquel ils sont plus propres.

On voit aussitôt un premier inconvénient du Taylorisme. Outre les recherches préalables qu’il force à recommencer dans chaque industrie, il impose à l’ingénieur dirigeant une pratique approfondie et complète du travail, avec une connaissance intime et personnelle de tous ceux qu’il emploie. L’expérience montre vite aux patrons que les bénéfices l’emportent souvent de beaucoup sur les frais. Mais les objections faites par les ouvriers sont plus difficiles à lever, parce qu’elles se rattachent atout un ensemble de raisonnements faux, qui font partie d’une mentalité très enracinée. De tout temps, le tâcheron a commencé par être hostile au progrès qui diminuait son effort ou augmentait son rendement, parce qu’il y a vu seulement le résultat local et immédiat de jeter sur le pavé un certain nombre de travailleurs. L’idéal serait pourtant d’utiliser assez les forces naturelles par l’intermédiaire de machines pour que le labeur journalier occupât seulement un certain nombre d’heures et fût suivi d’heures librement consacrées à la distraction, au travail personnel ou au repos. Ce serait, si l’on veut, la journée de huit heures, demandée par les confédérations ouvrières. Mais, contrairement à la logique, on a opposé à toutes les inventions nouvelles, qu’il s’agît du métier Jacquard, de la machine à vapeur ou du chemin de fer, la même objection de nuire à des intérêts locaux, et les ouvriers qui résistent au Taylorisme ne raisonnent pas, en somme, autrement que ne le faisaient les municipalités d’Orléans ou de Tours, quand elles ont écarté avec horreur le fléau des voies ferrées. On peut remarquer qu’en dépit des résistances, toutes ces inventions ont fini par se répandre et que ceux qui n’ont pas su les adopter à temps en ont plus tard longuement souffert.

L’artisan intelligent et capable a, en outre, une tendance toute naturelle à ne pas vouloir changer son mode de travail. On doit alors, non le forcer, mais le convaincre. L’usage d’une machine moderne, si savante qu’on la suppose, comporte une application de l’intelligence humaine, tout comme quand il s’agissait des engins les plus primitifs. Il faut montrer, en y mettant le temps nécessaire, à celui qui la manie, que cet usage est amélioré par le procédé nouveau. L’ouvrier de jadis travaillait seul à une tâche complexe avec des engins rudimentaires ; l’ouvrier moderne occupe une place spécialisée dans une vaste organisation collective où les engins les plus subtils viennent à son aide. Ce n’est nullement une raison pour qu’il cesse de penser, de combiner, de perfectionner ; tout au contraire. Parce qu’il se sert d’une machine, il n’a pas à devenir machine. Parce qu’il fait partie d’un groupement, il n’est pas nécessairement incorporé à une équipe. Mais il doit demander à l’ingénieur un enseignement professionnel que lui fournissait autrefois l’expérience traditionnelle de son maître. C’est ainsi qu’en augmentant sa production, il accroîtra son salaire, tout en réduisant d’une façon plus générale le prix de la vie dans le pays. D’ailleurs, le Taylorisme n’est pas, même avec ces précautions, applicable à beaucoup près dans tous les cas et, pour améliorer le rendement, on est souvent conduit à garder, sous une forme perfectionnée, le vieux système des primes au travail.

On le voit, le système que nous venons d’étudier est simplement, ainsi que nous l’avions annoncé, l’application à la main-d’œuvre des méthodes analytiques qui doivent régler toute l’industrie moderne. Pour réaliser le but visé de remédier à la disette de main-d’œuvre, son emploi doit aller de pair avec une amélioration des outils ou des mécanismes. Dans le cas si élémentaire d’un pelletage, pour que la charge de la pelle atteigne les 10 kilogrammes qui donnent le meilleur rendement, on est amené à combiner sa forme différemment suivant qu’il s’agit d’une substance lourde ou légère ; sans quoi, en gardant la même pelle, l’homme travaillerait tantôt à 2, tantôt à 15 kilogrammes. Quand on envisage un travail plus compliqué comme la taille des métaux, on constate qu’il intervient au moins une douzaine de variables indépendantes, telles que : qualité du métal à couper ; composition chimique de l’acier formant l’outil ; épaisseur du copeau enlevé par l’outil ; profil du tranchant de l’outil, profondeur et durée de la coupe. Taylor, qui s’est tout particulièrement occupé de cette question, a mis un quart de siècle pour obtenir une solution satisfaisante ; mais il est arrivé ainsi à combiner peu à peu des appareils d’un rendement exceptionnel. Le développement du travail spécialisé en séries rend des essais semblables particulièrement fructueux, puisqu’on peut ensuite appliquer à toute une série de machines les vitesses types, les formes d’organes une fois pour toutes déterminées. Toutefois, là encore, la pratique est plus compliquée que la théorie. Avec les douze variables dont je viens de parler, il faut, chaque fois que l’on se trouve amené à en changer une dans l’atelier, modifier en conséquence diverses variables correspondantes, sur lesquelles on peut agir. Cela semblerait exiger des calculs impraticables pour d’autres que des savants. On a quelquefois pu combiner des règles à calcul spéciales qui, par une opération facile et destinée à devenir presque instinctive, donnent la solution immédiate du problème.

Je ne reviens pas sur l’utilité générale de développer le machinisme et d’économiser toutes les forces disponibles. Plus, au moyen du machinisme, on accroît la consommation de force par ouvrier, plus augmentent proportionnellement les bénéfices du patron et les salaires du personnel. Aux Etats-Unis, où l’on consomme en moyenne 156 pour 100 et, dans bien des cas, 200 pour 100 de force par homme contre 100 en Grande-Bretagne, les ouvriers gagnent, en même temps, beaucoup plus. C’est, en outre, le moyen unique de produire quand on n’a pas de bras. Particulièrement en agriculture, la France a le droit de compter beaucoup sur la motoculture et sur le développement des transmissions de force électriques, quoiqu’il y ait des difficultés de réalisation à prévoir avec la grande division, d’autre part si avantageuse, delà propriété française. La mécanique agricole trouvera une application tout naturellement indiquée dans les régions dévastées du front. Un projet de loi récent s’est efforcé d’encourager le labourage mécanique des terres, au moyen de primes à des sociétés qui prennent l’entreprise des labourages, avec stipulation que leur appareil labourera annuellement, pendant trois ans, au moins cent hectares de terre à ensemencer en blé.

Tous les efforts dans ce sens sont louables ; mais il ne faut pas se faire trop d’illusions sur leur résultat rapide. En premier lieu, pour que l’électricité devint d’un usage courant dans nos fermes, il faudrait une singulière vulgarisation de connaissances techniques qui, actuellement, n’ont souvent aucun représentant même dans un chef-lieu de canton. Les appareils ne suffisent pas, si nul n’est à portée immédiate pour les réparer au besoin. Pour ce qui concerne notre sujet spécial de la main-d’œuvre, on voit bien qu’on pourra supprimer quelques animaux, des charretiers et des bouviers ; mais on aura besoin de mécaniciens agricoles, qui se poseront en grands seigneurs. Je n’insiste pas et je me borne à ajouter, sur le machinisme, deux remarques générales, qui ont pour but de réagir contre une certaine parcimonie industrielle propre à l’esprit français.

Un individu, nous venons de le rappeler, doit se reposer pour fournir un bon travail. Avec une machine, l’opposé est plus souvent vrai. Il ne faut pas fatiguer un mécanisme inutilement : mais, dans les limites du travail utile, on a avantage à en tirer un effort aussi continu que possible : ce qui revient encore une fois à travailler par grandes masses et en séries. On use ainsi plus vite son engin ; mais on immobilise moins longtemps le capital qu’il représente et la place qu’il occupe dans l’usine ; puis, quand la machine est lasse, on emploie le bénéfice qu’on en a tiré à acheter bien vite un appareil nouveau, ayant pu recevoir un perfectionnement dans l’intervalle.

Dans le même ordre d’idées, c’est une mauvaise économie que de garder un engin usé, un outil médiocre, pour l’emploi desquels l’ouvrier doit déployer son ingéniosité en perdant un temps précieux. L’industrie moderne vit de perpétuels sacrifices et doit procéder par amortissements extrêmement prompts.


MAIN-D’ŒUVRE FÉMININE

L’emploi de la main-d’œuvre féminine ne nous arrêtera qu’un instant. On sait combien il s’est généralisé et quels services il a rendus pendant la guerre. Il offre des inconvénients connus d’hygiène sociale et morale ; poussé à l’exagération, il contribuerait à la dépopulation et rendrait la crise encore plus grave dans l’avenir. Néanmoins, à titre provisoire et limité, on sera certainement amené à le conserver après la guerre dans des proportions ignorées auparavant.

On peut craindre, il est vrai, qu’il ne se présente quelques difficultés au début quand le démobilisé, voulant reprendre son emploi et considérant volontiers qu’il y a là pour lui un droit absolu, trouvera sa place prise par une femme. Mais cette petite crise, si elle se produit, sera sans doute limitée à la courte période de confusion première, où l’on doit prévoir un peu de chômage. Le manque de main-d’œuvre facilitera ensuite la solution de ce problème, comme de tous les autres semblables.

D’ailleurs, beaucoup de ces femmes ajouteront leur salaire à celui d’un mari, qui ne s’en plaindra pas. D’autres, au contraire, se trouveront, amenées à rentrer dans leur ménage reconstitué pour y soigner leurs enfants. Si les salaires devaient baisser, cela pourrait être inquiétant par suite des habitudes trop larges qu’a contribué à développer le régime de guerre ; mais on peut prévoir pendant longtemps encore de hauts salaires, qui aideront à traverser la phase critique.

En moyenne, la main-d’œuvre féminine a donné de la satisfaction, surtout au début. Les femmes apportent souvent plus d’ardeur au travail et d’âpreté au gain que les hommes. Elles s’adaptent aisément aux tâches qui exigent du soin, de l’attention, de la patience, de l’ingéniosité : par exemple, en temps de guerre, les ateliers de pyrotechnie, les fusées, le chargement des obus, les vérifications à la presse hydraulique, l’examen des billes de roulement, etc. Leur amour-propre est facilement mis en jeu et, comme il faut en général les dresser à un travail qu’elles ignorent totalement, on a, avec elles, une occasion excellente d’appliquer le Taylorisme en leur traçant un programme minutieux de ce qu’elles auront à faire. Enfin, ce qui est plus imprévu, elles se sont révélées beaucoup plus susceptibles de vigueur musculaire qu’on ne l’aurait cru. On les a vues, bien qu’en théorie elles ne doivent pas porter plus de vingt kilogrammes, soulever des poids très supérieurs à ce chiffre, tels que des rouleaux de papier dans les papeteries, des bagages dans les gares, manœuvrer des obus de 155, etc. Les métallurgistes ont même pu les employer pour des trains de laminoirs à cornières, en réduisant leur effort musculaire par des chemins roulants bien appropriés.

Une observation générale tend, en effet, à faciliter le remplacement de la main-d’œuvre vigoureuse par des individus plus débiles, tels que des femmes : c’est le progrès du machinisme ; et l’éducation préalable, qui manque d’ordinaire aux femmes, devient, d’autre part, moins nécessaire pour beaucoup d’opérations par suite de la spécialisation, et du travail en série. Un travail très divisé, comme celui qu’on rencontre aujourd’hui dans de nombreux ateliers, permet une formation rapide, puisque chaque ouvrier a seulement à connaître un petit nombre de manœuvres. L’organisation scientifique suivant les préceptes de Taylor amène à déterminer avec une grande rigueur un rythme favorable .au travail et à le définir par une instruction détaillée que l’ouvrier peut se borner à suivre. C’est ainsi que les tourneurs dirigeaient autrefois leur outil perpendiculairement à l’axe de l’obus. Pour réaliser la précision nécessaire au centième de millimètre, il fallait dix ans de pratique. On s’est rendu compte scientifiquement qu’il valait mieux diriger l’outil parallèlement à l’axe et cette simple modification a permis de former des ouvrières expertes en dix jours. L’emploi de tous les engins mécaniques tend, en même temps, à réduire de plus en plus la part de la fatigue musculaire.

La main-d’œuvre féminine continuera donc à rendre de grands services, en dehors même des cas où la place des femmes est depuis longtemps tout indiquée, comme le travail de bureau, l’enseignement, le commerce, la couture, le soin des malades, la ferme, etc.. Les femmes ont cependant, pour le travail corporatif, un défaut sérieux, dont on a pu observer des effets récents : c’est que, lorsque leur passion est soulevée, elles deviennent inaccessibles à tout raisonnement. La propagande défaitiste, qui s’est surtout adressée à elles pour fomenter des grèves parce qu’elles n’étaient pas exposées comme les hommes à se faire renvoyer au front, a obtenu, dans bien des cas, des succès fâcheux.


MAIN-D’ŒUVRE COLONIALE ET ÉTRANGÈRE

En améliorant par l’organisation méthodique et par le mécanisme le rendement de notre main-d’œuvre nationale, en employant le travail complémentaire des femmes, on peut retarder et réduire l’appel aux étrangers ; on ne peut le supprimer. Il va falloir nous procurer des Espagnols, des Italiens, des Polonais, des Kabyles, des Marocains, des Chinois, pour remplacer les bras français qui nous manqueront. C’est tout le problème de l’immigration qui se pose à ce propos. D’un côté, nous avons à savoir dans quelle mesure, sous quelles formes et avec quelles restrictions nous désirons introduire des étrangers sur notre sol ; d’autre part, nous aurons à nous demander où et comment, ces étrangers, nous aurons le moyen de les recruter.

Que cette immigration nous soit nécessaire, nous l’avons assez montré dans les pages précédentes. Contrairement à certaines revendications ouvrières, les immigrants ne viendront pas enlever du travail à nos concitoyens, mais, au contraire, leur permettre de développer leurs industries et, par conséquent, leur fournir l’occasion de gagner leur vie plus fructueusement. Éviter le chômage des usines est le premier moyen pour empêcher le chômage des ouvriers. L’arrivée d’étrangers nombreux offre, d’ailleurs, des inconvénients indéniables, dont notre législation devra tenir compte, mais sur lesquels nous sommes obligés de passer. Si l’étranger se borne à un court séjour dans notre pays, il y draine des bénéfices qui traversent aussitôt la frontière. S’il s’y fixe, il risque, ou d’altérer notre tempérament national, ou de perpétuer des groupes distincts, comme cela se produit, même aux Etats-Unis, pour les Irlandais. Les connaissances techniques que nous lui fournissons représentent toujours la possibilité d’une concurrence étrangère future. Enfin, l’étranger est susceptible de faire pis et de se livrer à l’espionnage. Quand bien même on exagérerait les soupçons dans ce sens, ces soupçons suffisent à eux seuls pour entretenir une atmosphère fâcheuse d’animosité. Cette dernière observation vise surtout la population demi-libérale, qui pullulait en France avant la guerre dans les hôtels, restaurants, maisons d’affaires ou de banques, librairies, magasins, fabrications parisiennes, etc., avec des facilités spéciales pour entendre, retenir, noter et transmettre. Nous n’avons aucun besoin de tels individus, qu’ils se couvrent ou non d’un masque neutre. C’est une raison de plus pour localiser autant que possible le rôle des étrangers dans les tâches inférieures et manuelles, où leur présence offre des inconvénients bien moindres, et pour diriger les Français vers les professions plus raffinées, où ils formeront un état-major. Dans ces limites, peut-être le brassage extraordinaire de peuples, qui a été l’une des conséquences de la guerre, rendra-t-il la solution plus facile en amortissant des préjugés dus pour une grande part à l’ignorance.

Par le fait même que la France n’accroît plus sa population nationale, elle est, depuis longtemps déjà, un pays d’immigration. Sans parler des ouvriers saisonniers qui viennent et s’en vont, la France comptait, en 1911, 1 132 000 étrangers (286 pour 10 000 Français). La proportion était restée la même en apparence depuis 1881, non qu’il ne fût venu aucun étranger dans l’intervalle, mais parce que ces arrivées avaient été compensées par les naturalisations qui diminuaient sur les statistiques le nombre apparent des étrangers. La répartition était la suivante : 377 000 Italiens, 310 000 Belges, 88000 Allemands, 81 000 Espagnols, 69 000 Suisses, 36 000 Anglais, 26 000 Russes, 17 000 Américains. Sur ce nombre, on comptait 617 000 étrangers actifs. De plus, il venait environ 50 000 hommes chaque été. L’exemple de l’Allemagne prouve du reste qu’une immigration beaucoup plus forte peut aller de pair avec un accroissement considérable de population et être motivée par une grande prospérité industrielle. En 1912, l’Allemagne, qui avait déjà sur son sol 1 260 000 étrangers, a dû importer, pour l’été, de Russie et d’Autriche, 1 200 000 hommes.

L’immigration peut être individuelle ou collective, saisonnière, temporaire ou durable, agricole ou industrielle. Chacune de ces subdivisions comporte des observations distinctes.

Tout d’abord, on ne saurait envisager de même l’étranger qui s’établit sur notre sol, de sa propre initiative, en utilisant ses propres ressources, à ses risques et périls, et la troupe de Chinois qui nous est amenée à la suite d’un contrat passé avec une société ou un agent de recrutement. Au premier type sont, dans une certaine mesure, assimilables les ouvriers qui se recrutent de proche en proche par entraînement réciproque : les premiers arrivés écrivant à leurs parents ou amis qu’ils sont satisfaits de leur sort et qu’il reste des places à prendre, comme cela s’est beaucoup produit pour les Italiens de Briey.

De même, l’immigration saisonnière joue un grand rôle pour les travaux des champs ou des forêts et certains terrassements. Des Espagnols et des Italiens passent la frontière pendant la belle saison, profitant souvent de ce que la moisson est plus précoce dans leur pays pour venir ensuite offrir leurs bras à la nôtre. C’est également ce qui se produisait, sur une échelle énorme, pour les Russes et les Polonais allant travailler aux champs en Allemagne. Un tel déplacement momentané rend des services aux deux pays, puisqu’il a pour résultat un échange de force inutilisée contre de l’argent et il ne nécessite que la surveillance habituelle à la frontière. Les conditions sont autres quand l’immigration prend un caractère plus durable, comme cela se produit nécessairement, si elle a un but industriel, ou une origine lointaine. C’est un des points que l’on doit envisager tout particulièrement pour choisir entre les divers pays d’émigration, l’intérêt de notre industrie étant de stabiliser une main-d’œuvre bien choisie.

En principe, beaucoup d’étrangers, et surtout d’exotiques, vont seulement au dehors pour gagner une certaine somme fixée dans leur esprit et rentrent chez eux dès qu’ils l’ont atteinte. Plus les besoins sont restreints, comme cela arrive chez les Orientaux, chez les Arabes, chez les nègres, plus le passage sur un chantier est court et plus le défilé des ouvriers est rapide. On s’en rend compte aisément par la seule comparaison du nombre des embauchages dans une année avec le total des ouvriers employés à la fois. Le rapport des deux chiffres permet de calculer le temps moyen du séjour : temps qui se chiffre souvent par un petit nombre de semaines. En Afrique du Sud, où ce mal sévit avec une intensité particulière, on a parfois employé, pour y remédier, un moyen qu’on ne saurait moralement recommander, consistant à favoriser les dépenses pour retarder le moment où le noir aura atteint le chiffre d’économies désiré.

Enfin, il est nécessaire de ne pas confondre la main-d’œuvre agricole et la main-d’œuvre industrielle : toutes deux comportant des pays de recrutement, des modes de travail et des salaires très différents.

En ce qui concerne le mode de recrutement, nous n’avons guère qu’une observation générale à faire. Le meilleur système, quand on peut l’employer, est celui que nous venons d’indiquer à propos de Briey : l’encouragement réciproque ; mais il ne serait guère applicable ni en Afrique ni en Chine. On est alors amené à constituer des offices du travail, ainsi qu’il en existe un depuis 1915 pour la recherche de notre main-d’œuvre agricole, comme il en fonctionne un depuis vingt-cinq ans pour la main-d’œuvre noire au Transvaal, comme les Allemands en avaient un pour se procurer des ouvriers galiciens, etc. Quand les circonstances le comportent, un tel office doit être de préférence une œuvre collective des divers industriels intéressés, qui ont des besoins analogues dans la même région, et non une œuvre indépendante poursuivant un bénéfice immédiat, ni, bien entendu, une institution d’État manquant d’initiative, de souplesse et d’informations. L’amenée des exotiques comporte des avances (frais de voyage et primes), des risques et des responsabilités ; il y a avantage à ce que le tout soit mis en commun et à ce qu’en dehors de tout contrat individuel, les employeurs acquièrent ainsi une assurance contre le débauchage toujours à craindre. Cet office doit, à son tour, entrer en relations avec des groupements indigènes, tels qu’il en existe, par exemple, en Chine : groupements qui sont seuls qualifiés pour aller chercher des Chinois dans leur village, débattre les conditions avec eux, leur offrir des garanties vis-à-vis d’un industriel inconnu qui habite au delà des mers, assurer leur rapatriement futur et garantir cet industriel à son tour contre l’impossibilité de retrouver un malhonnête ouvrier disposé à déserter après avoir touché sa prime.

La recherche d’une nombreuse main-d’œuvre étrangère provoque, en même temps, des conversations diplomatiques, qui vont devenir de plus en plus délicates avec la concurrence prévue pour la main-d’œuvre. Dès à présent, on constate, notamment, chez nos voisins d’Italie et d’Espagne, des dispositions à paralyser l’émigration, surtout si elle est susceptible de devenir durable. Nous avons cependant un bon argument à invoquer pour triompher de ces répugnances, c’est le milliard annuel que les émigrants d’Italie envoient de l’étranger dans leur pays. D’autre part, lors même que les pays étrangers acceptent le principe de l’émigration, ils montrent une préoccupation très légitime de protéger leurs nationaux, de les garantir contre le risque de chômage, de leur assurer des soins en cas d’accident ou de maladie et, parfois, de faciliter leur rapatriement. A cet égard, ils se trouvent tout à fait d’accord avec les syndicats ouvriers de France qui, de leur côté, pour protéger la main-d’œuvre française, exigent que l’ouvrier étranger reçoive, sous toutes les formes, un salaire au moins équivalent au leur. L’employeur a du reste lui-même, indépendamment de l’humanité, tout avantage à bien traiter les étrangers pour assurer le succès des embauchages futurs.

Malgré cette observation, nous ne saurions oublier, dans les négociations de ce genre, que, s’il y a service réciproque comme dans tout échange commercial, néanmoins les étrangers venant travailler en France ne sauraient être considérés comme ayant besoin de nous plus que nous n’avons besoin d’eux et, quand même les traités nous le permettraient, il serait absurde de leur imposer, ainsi qu’on l’a parfois suggéré, des mesures restrictives, comme l’obligation d’un service militaire, ou le payement d’une taxe (interdite d’ailleurs en général par des lois de réciprocité).

Ces premiers points étant résolus, l’Etat français doit encore intervenir dans l’immigration pour surveiller et réglementer l’introduction et le séjour des étrangers en France. Tous les pays, où l’immigration est un peu forte, prennent des précautions de ce genre, parfois très sévères. Il suffit de rappeler la loi de 1907 aux États-Unis, qui écarte toute une série d’indésirables, parmi lesquels les tuberculeux ; la loi australienne qui exige même une dictée correcte de cinquante mots dans une langue européenne ; l’Aliens Act de 1906 en Grande-Bretagne, etc. En France, la prévision de l’après-guerre a amené des projets de loi qui proposent d’imposer : d’abord une surveillance sévère à l’entrée pour écarter tous les éléments de trouble ou de contagion ; puis un stage d’observation et de surveillance durant deux années, pendant lequel l’expulsion d’un indésirable pourrait être immédiate. En même temps, on y a inséré, pour répondre aux préoccupations ouvrières, l’obligation pour les patrons de ne pas traiter les étrangers, à condition de valeur égale, sur un pied inférieur à celui des Français. Cette assimilation, très rationnelle dans son objet, ne saurait être une égalité, mais une équivalence, et elle ne laisse pas de présenter quelques difficultés d’application ; surtout quand, ainsi qu’il arrive pour nombre de travailleurs exotiques, l’étranger ne donne guère que la moitié ou les deux tiers du travail utile fourni par un Français. Elle est cependant acceptable si les litiges qui en résulteront sont soumis, non à une administration, mais à un tribunal.

Actuellement, le décret du 21 avril 1917 impose une série de règles, parfois insuffisantes (notamment quand il s’agit de l’hygiène), dont beaucoup seront-à conserver dans l’après-guerre : carte d’identité et de circulation ; défense de se déplacer sans autorisation spéciale ; renvoi au pays d’origine de ceux qui refusent un nouvel emploi proposé, ou qui changent trop souvent d’établissement, etc.

Mais il ne suffit pas de légiférer sur l’introduction de la main-d’œuvre étrangère ; cette main-d’œuvre, il faut d’abord se la procurer. Quels sont les pays auxquels nous pourrons nous adresser pour en obtenir ce concours ? Ce sont ceux où il existe déjà un courant d’émigration tenant à l’excès de population ou à la misère. En Europe, on peut penser à l’Italie, à l’Espagne, à la Belgique, à la Pologne, à l’Irlande : en Afrique, à la Tunisie, à la Kabylie, au Maroc, à Madagascar ou au Soudan ; en Asie, à l’Indochine et à la Chine. Parcourons rapidement ces pays dans l’ordre où nous venons de les énumérer.

L’Italie est, depuis longtemps, une grande ressource pour nous et l’on doit seulement craindre que cette ressource ne soit amenée à tarir. L’Italie fournit une émigration, qui apparaît considérable sur les tableaux statistiques, mais qui, en grande partie, est déjà et tend à devenir de plus en plus temporaire. Certains Italiens se déplacent avec une telle facilité qu’ils font deux fois en une année la traversée de l’Argentine et figurent ainsi deux fois dans le compte. On sait quel développement agricole et industriel a pris la péninsule depuis un quart de siècle et combien elle s’est enrichie. Dans ces conditions, l’Italien émigré surtout momentanément pour amasser un pécule qu’il renvoie dans son village. Depuis 1901, le chiffre annuel des émigrants italiens a varié de 500 000 à 873 000 : ce maximum ayant été atteint, en 1913, après des fluctuations diverses (534 000 seulement en 1911). L’émigration permanente ne forme guère que 40 pour 100 de ce total. En principe, les Italiens du Sud se dirigent de préférence vers les pays agricoles de l’Amérique ; les Italiens du Nord (Piémont, Lombardie, Vénétie, Emilie et Toscane) vont, au moins pour les deux tiers, en Europe ou dans l’Afrique du Nord. Si l’on examine, par exemple, les chiffres de 1913, on trouve 90 000 hommes en Suisse ; 83 000 en France ; 82 000 en Autriche-Hongrie ; puis, en quittant l’Europe, 409 000 dans l’Amérique du Nord et 144 000 dans l’Amérique du Sud (Brésil, Argentine).

Dans la mesure où nous pourrons les obtenir, les ouvriers italiens sont parmi ceux que nous pouvons le plus désirer. On rencontre parmi eux beaucoup de ruraux travailleurs et sobres, qui offrent, avec les Français, des analogies de race, de climat, d’habitudes et, dans une certaine mesure, de langage, qui nous sont aisément assimilables et dont l’assimilation ne saurait nous inquiéter. J’ai déjà rappelé les services qu’ils nous ont rendus à Briey. Il serait donc à souhaiter que des accords diplomatiques, appuyés sur une propagande morale, vinssent détourner de notre côté une partie des émigrations qui se faisaient vers les Etats centraux et qui étaient entraînées dans ce sens par une puissante organisation allemande. C’est un des chapitres de l’émancipation prévue et désirée, par laquelle l’Italie s’efforcera sans doute d’échapper à la mainmise allemande qui pesait sur elle de toutes parts. Sauf ce détournement possible de courant, on doit s’attendre à voir le courant lui-même diminuer dans son ensemble. Le gouvernement italien s’efforce tout naturellement de se réserver la majeure partie de sa main-d’œuvre nationale et il a pris, contre l’émigration, le 2 mai 1915, un décret sévère. Cependant il semble disposé à tolérer une émigration momentanée, qui l’enrichit, à la condition toutefois d’exercer, soit par son commissariat de l’Émigration, soit par ses inspecteurs des ports, une protection efficace sur les Italiens à l’étranger. A cet égard, il aurait toutes satisfactions en France, puisque l’ouvrier étranger doit, de par nos projets de loi mêmes, être traité chez nous sur le même pied que l’ouvrier français et payé un salaire équivalent.

Si l’Italie nous fait défaut, l’Espagne peut nous fournir des ouvriers d’un mérite analogue. C’est, malgré la faible densité de la population, un pays d’émigration importante, qui, chaque année, envoie au dehors 100 à 150 000 individus, dont un quart de femmes, auxquels il faut ajouter de 60 à 80 000 Portugais. Actuellement, il reste à peine 4 pour 100 de ces émigrants en Europe ; mais un mouvement saisonnier tend à se développer dans le sens de la France et pourrait être facilement accentué par un accord entre les deux gouvernements. Depuis la guerre, on a établi, dans la zone frontière, des postes d’immigration qui, nous l’avons dit, ont vu en deux ans passer environ 200 000 hommes. Ce sont de bons ouvriers robustes et sobres, au moins pour moitié des agriculteurs, qui, surtout dans notre Midi, se prêtent aisément à nos mœurs françaises. Ils peuvent également fournir des mineurs experts. Sans doute l’Espagne, qui s’est beaucoup enrichie par sa neutralité pendant la guerre, va s’occuper de mettre mieux en valeur son propre sol et cherchera à retenir ses travailleurs. Mais il se passera quelque temps avant que l’amélioration des finances publiques se traduise par un accroissement de bien-être dans la population. Ainsi que j’ai déjà eu l’occasion de l’exposer [4], les deux pays vont avoir un égal intérêt à pratiquer des échanges de main-d’œuvre, qui suppléeraient, des deux côtés, à des lacunes différentes : la France fournissant à l’Espagne les contre-maîtres et ouvriers spécialisés et recevant, en échange, de la main-d’œuvre inférieure.

Je laisse de côté la Belgique, qui nous fournissait autrefois beaucoup d’hommes, mais que ses malheurs récents vont forcer à se concentrer sur elle-même et sur un effort intense de résurrection. La Pologne, aussi bien dans sa partie russe que dans la zone autrichienne, était un pays de forte émigration, où nous commencions un peu à puiser, mais où nous avions été tellement devancés par les Allemands, voisins immédiats, que nous obtenions seulement des éléments inférieurs. On considère qu’il en part chaque année pour les Etats-Unis environ 150 000 Polonais qui s’y établissent et y constituent une population actuelle d’un million d’âmes. Une partie de cette émigration pourrait être attirée en France.

La main-d’œuvre exotique, à laquelle nous passons, peut être empruntée à l’Afrique où à l’Asie. En Afrique, les principaux types de peuples auxquels nous avons déjà eu recours sont les Africains du Nord (Tunisiens, Kabyles et Marocains), les Malgaches et les nègres.

La main-d’œuvre Nord-Africaine est celle à laquelle nous pensons le plus naturellement, puisqu’elle est française. Nous l’avons utilisée depuis la guerre et l’on a parfois édifié sur elle de grandes espérances pour l’après-guerre ; mais, à l’examen, ces espoirs paraissent fort exagérés : d’abord parce que les hommes utilisables sont en nombre restreint ; ensuite, parce que le développement de nos possessions africaines en exige un nombre croissant.

Cette remarque s’applique particulièrement à la Tunisie. Mais la Tunisie est faiblement peuplée. Le chiffre officiel de 2 millions d’indigènes doit, paraît-il, être réduit à 1 700 000. En outre, le pays est en plein développement agricole et minier et se voit lui-même, dès à présent, contraint d’importer en grand nombre des Italiens, des Kabyles ou des Marocains, que les grandes entreprises ont déjà peine à se procurer : surtout depuis que le gouvernement italien a interdit, en 1917, la sortie des Tripolitains.

On peut puiser davantage, quoique encore en faible proportion, chez les Kabyles et les Marocains. Les uns et les autres sont vigoureux, travailleurs et avides d’argent : ce qui permet de les attirer progressivement par l’exemple de leurs camarades rentrant au logis avec des économies. Au contraire, les autres Arabes algériens, qui s’étaient enrôlés en petit nombre pour venir travailler dans nos établissements militaires, se sont fait fâcheusement remarquer pour leur insubordination. La grande question, pour les Kabyles comme pour la plupart des exotiques, est de les encadrer. Les Marocains valent mieux à cet égard et peuvent, en outre, fournir des moissonneurs ou des terrassiers. Déjà avant la guerre, nous avions en France environ 15 000 Kabyles et l’on en a fait venir un assez grand nombre depuis trois ans. La ressource est limitée ; on estime au plus à 30 ou 40 000 le nombre des Kabyles qui pourraient émigrer sans inconvénient pour les travaux africains. Quant aux Marocains, ils émigrent depuis longtemps en Algérie, où il vient chaque année 5 ou 6 000 Riffains à l’époque de la moisson. Malgré le développement si rapide du Maroc, la population est assez nombreuse pour pouvoir fournir quelque temps un appoint sérieux, surtout si l’on fait un peu de propagande dans le Maroc méridional.

Les Malgaches sont intelligents, mais sans vigueur. Les noirs fournissent de bons soldats, mais peu de travailleurs.

Restent enfin les Asiatiques, Indochinois et Chinois. Les Indochinois (Cambodgiens, Cochinchinois, Annamites ou Tonkinois) sont doux, adroits, mais petits, peu robustes et apathiques. Ils émigrent en outre difficilement. Les Chinois sont une ressource beaucoup plus sérieuse et peut-être celle de toutes qui peut le mieux nous venir en aide au besoin. Quand la main-d’œuvre chinoise est mal recrutée, elle est détestable, et, dans tous les cas, elle coûte fort cher.

En résumé, nous arrivons à cette conclusion que, malgré tous les progrès de l’organisation et du mécanisme, la France manquera de main-d’œuvre après la guerre et sera d’abord forcée de continuer à occuper des femmes, beaucoup plus qu’on ne l’admettait auparavant, puis d’attirer des étrangers en grand nombre. Parmi ces étrangers, ceux que l’on considère comme préférables sont, en Europe, les Italiens, les Espagnols et, en second lieu, les Polonais. L’Afrique du Nord pourra nous fournir d’assez nombreux Marocains, quelques Kabyles et peu de Tunisiens. A l’Asie, nous demanderons des Chinois, dans la mesure seulement où les autres sources seront insuffisantes.


LOUIS DE LAUNAY.

  1. Voyez la Revue des 1er juillet, 1er août et 15 septembre.
  2. Le total de l’immigration espagnole a été, dans cette période, de 220 000. dont 128 000, comprenant 69 000 ouvriers agricoles étaient encore en France an mois d’avril 1918.
  3. Voyez dans la Revue des 1er juillet 1912 et 15 janvier 1914 La Vocation, paysanne et l’Ecole, — La Culture morale à l’École du village, par M. le docteur Emmanuel Labat.
  4. Voyez la Revue du 1er août 1917.