Procès faits aux chansons de P.-J. de Béranger/Pièces justificatives

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PIÈCES JUSTIFICATIVES.




RÉQUISITOIRES.


Le procureur du roi près le tribunal de première instance du département de la Seine, séant à Paris :

Vu l’ouvrage en deux volumes, intitulé Chansons, par M. J.-P. de Béranger[1] ;

Attendu que, dans plusieurs passages, on y remarque le plus mauvais esprit ; que les images que présente la chanson intitulée la Bacchante, tome 1er, p. 22[2] peuvent être considérées comme un outrage aux bonnes mœurs ; que la sainteté de la religion n’y est pas plus respectée ; que, plus d’une fois, la morale religieuse y est outragée, notamment dans le troisième couplet de la chanson intitulée la Mort du roi Christophe, et dans le septième de la chanson intitulée le Prince de Navarre, tome ii, pages 221 et 127 ; que l’auteur de l’ouvrage dont il s’agit s’est encore rendu coupable d’offenses envers la personne du roi, notamment dans le dernier couplet de la chanson qui a pour titre la Cocarde blanche, et dans le sixième couplet de la chanson qui a pour titre l’Enrhumé, tome ii, pages 48 et 198 ; que, dans le couplet que nous venons d’indiquer en dernier lieu, on lit ce qui suit ;


« Mais la charte encor nous défend :
« Du roi c’est l’immortel enfant ;
        « Il l’aime, on le présume ; »


que ce dernier vers, si injurieux par lui-même pour la personne du roi, le devient encore davantage lorsqu’on remarque qu’avec une affectation qui décèle entièrement la coupable pensée de l’auteur, il ne met que des points pour remplir les deux vers qui suivent, dans l’intention évidente et marquée d’arrêter l’attention du lecteur sur ce vers :


« Il l’aime, on le présume ; »


Qu’enfin, la chanson intitulée le Vieux Drapeau a eu pour objet d’agir sur l’esprit des soldats ; qu’elle est d’autant plus coupable que sa première publication a coïncidé avec les derniers troubles ; qu’à cette époque on a cherché à la répandre particulièrement parmi les troupes, et qu’il ne fut pas alors exercé de poursuites judiciaires, parce qu’aucun indice ne faisait connaître ni l’auteur ni l’imprimeur ;

Qu’elle a tout le caractère d’une provocation au port public d’un signe extérieur de ralliement non autorisé par le roi ;

Provocation qui, toutefois, n’aurait été suivie d’aucun effet ; caractère de provocation qui se retrouve particulièrement dans le quatrième et le cinquième couplet, tome ii, pages 211 et 212 ;

Attendu, en résumé, que le sieur de Béranger se trouve ainsi suffisamment inculpé :

1° D’outrage aux bonnes mœurs ;

2° D’outrage à la morale religieuse ;

3° D’offenses envers la personne du roi ;

4° De provocation, non suivie d’effets, à porter publiquement un signe extérieur de ralliement non autorisé par le roi ;

Délits prévus et punis par les articles 8, 9, 3 et 5, § III, de la loi du 17 mai 1819 ;

Requiert qu’il soit informé en la forme ordinaire contre l’auteur de l’ouvrage dont il s’agit, et qu’il soit notamment procédé à la saisie, en exécution de l’article 7 de la loi du 28 mai 1819 ;


Fait au parquet, le 20 octobre 1821.


Signé Déhérain.




Le procureur du roi près le tribunal de première instance du département de la Seine, séant à Paris,

Vu les pièces du procès instruit contre :

1° Pierre-Jean de Béranger, etc.

En ce qui touche Pierre-Jean de Béranger,

Attendu qu’il existe contre lui charges suffisantes ;

1° D’avoir commis le délit d’offense envers la personne du roi ;

2° D’avoir commis le délit d’outrage envers la morale publique et religieuse et les bonnes mœurs ;

3° D’avoir provoqué et excité à la guerre civile, provocation non suivie d’effets ;

4° D’avoir provoqué au port public d’un signe extérieur de ralliement non autorisé par le roi, provocation non suivie d’effets ;

Et ce, en composant et faisant imprimer et publiant un ouvrage en deux volumes, ayant pour titre Chansons par P.-J. de Béranger. — À Paris, chez les marchands de nouveautés, 1821 ; et notamment dans les passages suivants :

Tome Premier. — Chansons intitulées :

La Bacchante, pages 22 et suivantes ;
Le Sénateur, page 27 ;
Ma Grand’mère, page 40 ;
Deo Gratias d’un Épicurien, page 53 ;
La Descente aux Enfers, page 78 ;
Mon Curé, page 170 ;
Margot, page 234 ;

Tome Second. — Chansons intitulées :

Le Soir des Noces, page 61 ;
Les Capucins, page 67 ;
Les Chantres de paroisse, page 113 ;
Le Prince de Navarre, septième couplet, p. 127 ;
Les Missionnaires, page 144 ;
L’Enrhumé, sixième couplet, page 198 ;
Le Bon Dieu, page 207 ;
Le Vieux Drapeau, page 210 ;

Délits prévus par les articles 1, 2, 3 et 5, §§ III, VIII et IX de la loi du 17 mai 1819, et 91 du Code pénal ;

Attendu, quant à l’exception de prescription relative à quelques chansons réimprimées,

Que cette exception est opposée, qu’il y a lieu dès à présent d’y statuer ;

Attendu que la réimpression d’un écrit est une publication, que l’article 29 de la loi du 26 mai 1819 fait courir la prescription à compter du fait de publication qui donnera lieu à la poursuite :

Requérons qu’il plaise à la chambre du conseil déclarer… bonne et valable la saisie faite de l’ouvrage du sieur de Béranger, et non prescrite l’action publique contre celles de ces chansons qui sont réimprimées ; et envoyer sans délai ledit sieur de Béranger devant la cour royale, en état de mandat de dépôt.

Fait au parquet, le 5 novembre 1821.


Signé Vincent.


RÉQUISITOIRE.


Le procureur du roi près le tribunal de première instance du département de la Seine ;

Vu le nouvel interrogatoire subi par le sieur de Béranger, le 7 novembre présent mois,

Déclare persister dans le précédent réquisitoire.

Fait au parquet, le 7 novembre 1821.


Signé Vincent.




Nous, avocat-général près la cour royale de Paris, vu les pièces de la procédure, vu un recueil en deux volumes, ayant pour titre Chansons, par M. P.-J. de Béranger. — À Paris, chez les marchands de nouveautés ;

Attendu qu’il y a charges suffisantes dans cet ouvrage, et notamment dans les passages suivants :

Tome Premier. — Chansons intitulées :

La Bacchante, pages 22 et suivantes ;
Ma Grand’mère, page 40 ;
Deo Gratias d’un Épicurien, page 53 ;
La Descente aux Enfers, dernier couplet, page 78 ;
Margot, page 234 ;

Tome Second. — Chansons intitulées :

Les Capucins, page 67 ;
Les Chantres de paroisse, page 113 ;
Le Prince de Navarre, septième couplet, p. 127 ;
Les Missionnaires, page 144 ;
Les Mirmidons, page 177 ;
Le Bon Dieu, page 207 ;
Le Vieux Drapeau, page 210 ;


L’auteur s’est rendu coupable d’outrage envers la morale publique et religieuse et les bonnes mœurs, d’offense envers les membres de la famille royale, et enfin de provocation au port d’un signe extérieur de ralliement non autorisé par le roi ;

Délits prévus par les articles 5, 8 et 19 de la loi du 17 mai 1819 ;

Nous requérons la mise en accusation du sieur Pierre-Jean de Béranger, et son renvoi devant la cour d’assises du département de la Seine, pour y être jugé.

Ce 20 novembre 1821.

Signé De Marchangy..




Extrait de l’ordonnance de la Chambre du conseil du 8 novembre 1821.


Considérant qu’aux termes de l’art. 29 de la loi du 26 mai 1819, l’action publique contre les crimes et délits commis par la voie de la presse se prescrit par six mois révolus à compter du fait de publication qui donne lieu à la poursuite, lorsque cette publication a été précédée du dépôt et de la déclaration que l’éditeur entendait publier ;

Considérant qu’en se servant de ces mots, du fait de publication qui donnera lieu à la poursuite, le législateur n’a entendu par là que caractériser le fait qui doit donner lieu à la poursuite, qui doit être un fait de publication, et non pas distinguer entre les publications successives d’un même ouvrage, et excepter du bénéfice de la prescription les réimpressions qui pourraient avoir lieu après le délai de six mois à compter de la publication légale de l’ouvrage ; qu’en effet le fait de la publication est irrévocable comme les conséquences qui en dérivent ; que le résultat d’un système contraire serait de laisser la propriété littéraire et le sort des auteurs sans stabilité et sans garantie, ce qui serait également contraire au vœu de l’article 6, et à l’ensemble des dispositions de la loi du 27 mai 1819, qui tendent à faire statuer sur l’une et sur l’autre dans le plus bref délai ;

Considérant que les chansons ayant pour titre, le Sénateur, la Bacchante, ma Grand’mère, Deo Grattas, la Descente aux Enfers, mon Curé et Margot, sont comprises dans le recueil de de Béranger, imprimé en 1815, et dont cinq exemplaires ont été déposés au ministère de la police générale, suivant le récépissé qui en a été délivré par le sieur Pagès, qui est joint aux pièces ; qu’ainsi l’action publique contre lesdites chansons est prescrite :

Déclarons n’y avoir lieu à suivre en ce qui concerne lesdites chansons.

Considérant que les mêmes principes s’appliquent à la chanson des Missionnaires, inscrite dans le 63e numéro de la Minerve ; que, du moment où la loi attache au seul fait de publication légale l’effet de faire courir par le laps de six mois la prescription contre les délits de la presse, l’insertion de cette chanson dans un recueil publié depuis plus de six mois, sous la garantie d’un éditeur responsable, et des formalités prescrites par le titre II de la loi du 21 octobre 1814, a éteint et prescrit l’action publique ;

Déclarons n’y avoir lieu à suivre en ce qui concerne ladite chanson.




  1. Paris, 1821, Firmin Didot. 2 vol. in-18.
  2. La pagination citée dans les pièces justificatives se rapporte à l’édition de 1821.