Procès faits aux chansons de P.-J. de Béranger/Troisième Procès

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TROISIÈME PROCÈS


FAIT À MESSIEURS


DE BÉRANGER ET BAUDOUIN




Jamais peut-être l’enceinte étroite du tribunal de police correctionnelle n’avait été encombrée d’une foule aussi considérable de curieux. Dès huit heures du matin on s’écrasait aux portes de l’audience ; à neuf heures la salle était presque remplie par les personnes munies de billets d’entrée. On remarquait parmi elles des dames élégamment parées et des personnages de distinction.


À neuf heures et demie, M. de Béranger est arrivé dans l’audience, accompagné de Me Barthe, son avocat. MM. Laffitte, Sébastiani, Bérard, membres de la Chambre des députés, et M. Andrieux, professeur du collège de France, sont entrés en même temps. M. le prince de la Moscowa était assis auprès de son beau-père. Telle était déjà l’affluence, que ces honorables citoyens se sont vus forcés de prendre place sur la banquette occupée ordinairement par les prévenus non détenus.

L’audience a été ouverte au public non muni de billets, dont l’impatience, pendant deux heures d’attente, se manifestait par des coups violents donnés sur les panneaux de la porte. L’irruption violente de la foule dans la partie de la salle restée libre, n’a pas été sans danger pour plusieurs des curieux. On a entendu avec effroi des cris plaintifs et alarmants ; une trentaine d’avocats ont reflué jusque dans l’intérieur du parquet ; plusieurs dames se sont levées de leurs sièges avec épouvante. Bientôt, toutefois, ce sentiment s’est calmé et a fait place à celui de l’hilarité, en voyant que la plupart des personnes qui avaient poussé des cris en avaient été quittes pour la peur, pour quelques parties de leurs vêtements, de leurs robes ou de leurs rabats.

À onze heures moins un quart, le tribunal prend séance.


« Je rappelle au public, dit M. le président, que la loi défend tous signes d’approbation ou d’improbation. L’auditoire doit garder le plus profond silence. Les huissiers ont ordre de saisir à l’instant et de détenir dans la maison de justice pendant vingt-quatre heures toute personne qui se permettrait des rires, des murmures ou des applaudissements. — M. de Béranger, dites vos noms. — Pierre-Jean de Béranger. — Votre âge ? — Quarante-six ans. — Votre état ? — Chansonnier. »

Les mêmes questions sont adressées à M. Alexandre Baudouin, libraire-éditeur des chansons de Béranger, etc.

Tous les prévenus sont assis sur des chaises placées en face du tribunal.

Le greffier donne lecture de l’arrêt de la cour royale qui a saisi le tribunal.

M. Champanhet, avocat du roi, prend ensuite la parole en ces termes :


« Il y a sept ans, lorsque, traduit devant des jurés et accusé par la bouche éloquente d’un magistrat enlevé trop tôt à la carrière du ministère public qu’il illustrait, le sieur de Béranger encourut une condamnation, juste mais modérée, pour des écarts d’une muse trop licencieuse, tous les bons esprits pensèrent que cet écrivain, corrigé par cette leçon, saurait désormais se prescrire la réserve que lui commandaient les lois, sa conscience et son propre intérêt ; mais loin de là, méprisant ou mettant en oubli un avertissement qui eût dû être salutaire, il est retombé dans de nouveaux excès ; des vers bien autrement répréhensibles que ceux qui furent frappés de la réprobation de la justice, le conduisent aujourd’hui devant vous comme il le fut devant la cour d’assises.

« Condamné alors pour avoir, dans ses rimes, outragé la morale publique et religieuse, il paraît devant vous sous cette même prévention, et de plus, il doit répondre d’autres vers outrageants pour la religion de l’état, offensants pour la personne du roi, sa dignité, son gouvernement. Ainsi le temps et l’exemple ont été perdus pour le sieur de Béranger, qui n’a pas craint d’aggraver de nouveaux torts par le souvenir des premiers.

« Comment un homme qui à l’esprit unit la raison sans doute, a-t-il pu ainsi, deux fois en si peu de temps, enfreindre de propos délibéré les lois de son propre pays, en ce qu’elles ont de plus saint et de plus respectable dans leurs prohibitions ? Est-ce un vain amour de cette célébrité décevante qui s’attache à tout ce qui a l’apparence d’un courage d’opposition ? Est-ce un fâcheux travers d’esprit, une manie déplorable de voir toujours le mal dans le bien ; ou le sieur de Béranger ne ferait-il qu’obéir aux inspirations d’un esprit de licence et de révolte dont il serait dominé ?

« L’arrêt de la cour, dont lecture vient de vous être donnée, accuse les prévenus de plusieurs délits : 1o outrage à la morale publique et religieuse ; 2o outrage à la religion de l’état ; 3o offenses envers la personne du roi ; 4o attaque à sa dignité royale ; 5o excitation à la haine et au mépris de son gouvernement.


« Pour justifier ces différents chefs de prévention, nous pourrions nous borner à vous dire, en vous présentant les vers incriminés : Prenez et lisez, tant les délits nous paraissent manifestes et palpables, tant il est facile aux esprits les moins exercés d’apercevoir et de sentir tout l’odieux des allusions, toute la grossièreté des outrages.

« Mais, quelque dispensé que nous nous croyions de recourir à l’interprétation, qu’il nous soit permis toutefois d’essayer par quelques réflexions de faire ressortir l’évidence.

« Les huitième et neuvième couplets de la chanson intitulée l’Ange Gardien[1] vous sont présentés comme renfermant deux délits : outrage à la religion de l’état, outrage à la morale publique et religieuse. En voici le texte :


Vieillard affranchi de regrets,
Au terme heureux enfin atteins-je ?
Oui, dit l’ange, et je tiens tout prêts,
De l’huile, un prêtre et du vieux linge.

Tout compté, je ne vous dois rien,
Bon ange, adieu ; portez-vous bien.

De l’enfer serai-je habitant,
Ou droit au ciel veut-on que j’aille ?
Oui, dit l’ange, ou bien non pourtant,
Crois-moi, tire à la courte-paille :
Tout compté, je ne vous dois rien,
Bon ange, adieu ; portez-vous bien.


« Qui de nous, et nous nous adressons à tous ceux qui nous entendent, qui de nous ne voit dans le colloque imaginé par l’auteur, dans cette chanson entre un mourant et son bon ange, une dérision jetée sur cette doctrine de l’église catholique qui admet auprès de chaque chrétien l’influence mystérieuse et salutaire d’un esprit céleste ? Mais, sans nous arrêter à l’ensemble des couplets empreints d’un esprit d’irréligion qui ne saurait échapper à personne, fixez votre pensée sur le huitième couplet, l’un des deux seuls incriminés, et dites si l’auteur n’y a pas eu pour but de verser le ridicule sur un des sacrements, sur celui-là même que la religion, celle de l’état, offre à l’homme mourant comme un gage de réconciliation entre lui et le ciel. C’est donc avec raison que l’organe du ministère public devant la cour a accusé le sieur de Béranger d’avoir, dans ce triste couplet, voué au mépris ce que nos dogmes religieux ont de plus respectable et de plus consolant.

« L’outrage à la morale publique est non moins évident dans le neuvième couplet.

« Qui ne voit, en effet, dans la réponse impie que l’auteur prête à son ange, un doute affreux jeté sur le dogme sacré et universel des peines et des récompenses futures ? disons mieux, sur le principe éternel de la vérité d’une vie à venir, car l’un de ces principes est la conséquence de l’autre.

« Ainsi dans des vers, qui sont bien à la portée de tous, quoi qu’on dise (et nous l’établirons bientôt), vous ne craignez pas de publier qu’après la mort il n’y a rien, que la vertu comme le crime, au-delà de la vie, trouvent un égal néant. Et n’a-t-on pas dit que si un Dieu vengeur et rémunérateur n’existait pas, il faudrait l’inventer ? Que si une incrédulité funeste a germé dans votre cœur, gardez-y votre déplorable secret ; mais ne venez pas arracher à la vertu malheureuse la dernière espérance, son unique consolation dans les maux d’ici-bas ; ne venez pas ôter au crime heureux son unique frein, en éloignant de lui la crainte salutaire d’une autre vie !…

« Si de ces atteintes portées par les vers du sieur de Béranger aux dogmes, bases de la morale et de toute croyance religieuse, nous passons à l’examen de ceux incriminés pour des attaques non moins coupables contre les principes fondamentaux de notre ordre social, c’est avec un sentiment de douleur que nous signalons d’abord à votre animadversion l’offense faite la personne du roi et à la dignité royale par la publication de la pièce de vers intitulée le Sacre de Charles-le-Simple[2].

« Ici le respect dû à la majesté royale interdit presque toute explication ; il suffit de lire et la prétendue chanson et son préambule pour apprécier l’outrage dans toute sa gravité ; l’allusion frappe et saisit au premier coup d’œil, et il n’est besoin d’aucune contention d’esprit, d’aucun effort d’imagination pour en comprendre le sens et la portée. Comme nous, messieurs, vous la reconnaîtrez à travers le voile transparent qui la couvre.

« Oui, c’est en recherchant dans nos annales le souvenir d’un roi faible et malheureux, que le sieur de Béranger, reportant, par une fiction coupable, du dix-neuvième siècle au neuvième, des choses qui n’existaient pas et ne pouvaient exister en ces temps reculés, a bien osé, méprisant toute vérité, violant toute convenance, mettre en scène son souverain sous les traits et le nom de l’infortuné Charles III. Oui, c’est bien la personne sacrée, ce sont bien les augustes cérémonies du sacre de notre roi qu’on a voulu tourner en dérision dans cette peinture fantastique d’un couronnement sur lequel l’histoire est muette.

« Quoi ! ce prince qui vient de recueillir, en parcourant la France, les témoignages universels de l’amour et de la vénération de ses peuples ; ce prince si religieux, si loyal observateur de sa parole, si constamment occupé du bien-être de ses sujets, est représenté par un Français à des Français comme se laissant conseiller le parjure au pied même des autels témoins de ses serments (quatrième couplet) ! On ose bien l’y faire voir méditant la ruine de ces libertés qu’il vient d’affermir, en dévorant la substance de ce peuple qu’il aime comme l’aimait le plus grand et le plus chéri de ses aïeux. On ne craint pas enfin d’insinuer qu’il a des maîtres ; et, outrageant à la fois la religion dans ses ministres, le souverain dans sa dignité, on prête aux uns le langage impérieux de la domination, et à son prince l’attitude et les sentiments d’une abjecte soumission (cinquième couplet). Non, le roi de France n’a point de maîtres sur la terre ; sa couronne, il la tient de Dieu.

« Encore une fois, le respect nous défend de pousser plus loin l’analyse d’une pareille production, et nous en appelons à votre cœur, à celui de tous les gens de bien, pour comprendre, sans autre explication, que l’offense est non moins grande dans ce que nous laissons que dans ce que nous vous signalons.

« Mais, non content de diriger ses traits offensants sur la personne du roi et d’attaquer sa dignité inviolable, le sieur de Béranger s’applique à exciter la haine, à provoquer au mépris de son gouvernement. Voyez la chanson intitulée les Infiniment Petits, ou la Gérontocratie[3] (le gouvernement des vieux), qui vous est déférée sous le cinquième chef de prévention. »


(En cet instant, un tumulte violent se manifeste à l’entrée de la salle d’audience ; M. le président ordonne aux huissiers de faire saisir les perturbateurs ; mais, le tumulte continuant toujours, l’audience est suspendue pendant un quart d’heure. )


M. l’avocat du roi continue ensuite en ces termes :


« Chaque jour du règne de notre monarque est marqué par des bienfaits, témoignage immortel de son amour pour son peuple ; la paix règne au dedans comme au-dehors, les arts sont encouragés, l’industrie protégée, les libertés publiques agrandies florissent à l’abri du trône légitime dont elles émanent, se prêtant un mutuel appui ; une solide gloire, une gloire sans tache est acquise à nos armes portées en de lointains climats pour un but aussi noble que désintéressé, et c’est quand, il existe un si généreux accord entre le peuple et son roi, que vous vouez au mépris son gouvernement par une insultante assimilation avec cette nation imaginaire de nains, dont un auteur anglais (Swift) nous trace la burlesque et satirique peinture.

« La France est heureuse, elle est grande, elle est forte, et vous lui prophétisez une dégénération rapide suivie d’une ruine honteuse !

« Quel homme serait assez dénué de jugement pour ne pas comprendre tout d’abord quel est le sens de la chanson des Infiniment Petits, dont le refrain d’ailleurs tranche toute incertitude, malgré la misérable équivoque employée par l’auteur, qui semble en avoir fait choix pour qu’on ne pût se méprendre sur sa coupable pensée ?

« Nous ne nous arrêterons pas à la figure, cependant assez significative aussi, qui orne en manière de fleuron le bas de la page où finit cette chanson ; nous ne chercherons pas si ce n’est point là un emblème d’un ordre de choses qu’on voudrait voir renaître à la place de celui qu’on s’efforce d’avilir ; il est dans ce recueil bien d’autres vers qui témoignent assez hautement des intentions et des vœux de l’auteur, pour que nos présomptions ne paraissent ni téméraires, ni hasardées.

« Que dans la génération à laquelle nous appartenons, la plupart aient pu, dupes des illusions de l’âge, se livrer aux séductions d’une grandeur peu solide et d’une gloire trop chèrement acquise, on le conçoit ; mais l’expérience et la réflexion, fruits des années, n’ont-elles pas dessillé tous les yeux ? Et qui d’entre nous peut aujourd’hui avec bonne foi regretter et souhaiter un temps aussi fécond en malheurs qu’il le fut en hauts faits ? Comment surtout l’auteur du Roi d’Yvetot, de cette satire aimable et piquante de l’arbitraire et de l’esprit de guerre et de conquêtes, peut-il sans cesse rappeler et préconiser dans ses vers un régime que sa muse frondait, alors qu’il existait ?

« Il est vrai qu’alors aussi ses allusions étaient fines et légères ; elles étaient enveloppées d’un voile assez épais pour que l’œil du vulgaire ne pût le pénétrer, et ses traits à peine acérés effleuraient et ne déchiraient pas.

« Quelle différence aujourd’hui ! Ah ! si dans les temps que le sieur de Béranger présente sans cesse à notre admiration et à nos regrets (dans ce recueil comme dans les autres), sa plume audacieuse eût laissé échapper des vers pareils à ceux qui vous sont déférés ; si les pompes d’un autre sacre, si celui qu’elles entouraient eussent été les sujets de ses mépris, les objets de sa dérision, est-ce la justice qui eût été appelée à apprécier et punir l’offense ? Non, l’arbitraire eût ouvert les portes d’une prison d’état, et l’auteur, l’éditeur, l’imprimeur, les débitants du téméraire écrit eussent vu les portes se refermer sur eux, pour un temps assurément plus long que la détention légale qui peut leur être infligée aujourd’hui pour une telle faute.

« Mais, dira-t-on peut-être, en admettant dans les vers incriminés le sens qu’on leur attribue, ce sont des chansons, et au temps où nous vivons, dans le pays où nous sommes, peut-on donner tant d’importance à des chansons ?

« La chanson, il est vrai, eut toujours privilège en France ; mais convenons pourtant que son privilège n’a jamais été illimité, et il est des personnes et des choses qui sont toujours restées hors de son domaine.

« D’ailleurs il ne suffit pas de donner à des vers le titre de chansons pour les dépouiller du caractère de libelle, et leur attribuer celui propre à la chanson telle qu’on l’a toujours entendue en France. Nous ne la reconnaissons point dans ces vers, dont la politique fournit les sérieux sujets, où la malice est remplacée par la malveillance, et une critique badine par une hostilité agressive. Ce ne sont point là les gais et piquants refrains que faisaient et supportaient nos pères.

« Si, par les formes du style, les vers du sieur de Béranger tiennent de la simple chanson, par la grandeur des idées, la profondeur des pensées, et l’énergie de l’expression, il en est certains qui s’élèvent quelquefois jusqu’à l’ode. Appelez-les des chansons, soit ; mais, bien que vous indiquiez un air, ainsi que le disait, dans le premier procès du sieur de Béranger, le magistrat dont le brillant plaidoyer est encore dans tous les souvenirs (M. de Marchangy), il ne s’ensuit pas qu’on soit tenu de les chanter ; on peut tout aussi bien les lire.

« On a dit que le sieur de Déranger était un séditieux de salons, et qu’il n’écrivait point pour les guinguettes. Sans doute quelquefois dans ses vers l’allusion et le sens sont assez obscurs, ou, si l’on veut, assez profonds pour échapper à des intelligences vulgaires ; mais son talent peu commun, son talent, dont nous déplorons l’abus et les écarts, sait prendre tous les tons ; s’il s’adresse souvent aux salons, il s’adresse aussi aux chaumières, disons mieux, aux tavernes, où ses couplets ne sont pas inconnus. Voyez le recueil qui est sous vos yeux, voyez ceux qui l’ont précédé ! ils sont reproduits dans tous les formats, mis à la portée de toutes les fortunes ; et pourquoi ? c’est qu’apparemment les vers qu’ils renferment n’ont pas tous été faits pour des esprits d’un ordre supérieur. Bien plus, le libertinage et l’esprit de sédition s’en emparent et y trouvent des tableaux propres à parler aux sens leur plus grossier langage ; ainsi l’attestent les gravures obscènes et séditieuses destinées à accompagner ces réimpressions qui surgissent de toutes parts. Croyons que c’est contre le gré de l’auteur que ses œuvres sont souillées de pareilles turpitudes, mais il n’en est pas moins certain qu’elles en ont fourni les sujets.

« Celles des productions du sieur de Béranger, qui vous sont déférées, vous le reconnaîtrez, messieurs, ont bien tout ce qu’il faut pour être entendues de l’esprit de licence et de révolte du plus bas étage, et on ne peut se dissimuler que l’auteur les a conçues dans ce but, car il n’a pas cherché à s’y élever au-dessus des entendements vulgaires. Soit qu’il outrage la morale publique et qu’il se raille de la religion de l’état, soit qu’il insulte à la majesté royale et qu’il appelle le mépris sur le gouvernement légitime, ses pensées sont claires, ses expressions simples et positives ; dépouillez ses vers de la rime, brisez la césure, enlevez tout le prestige de la poésie, et sa pensée paraîtra dans toute sa laideur, ses couplets ne seront plus qu’un libelle.

« Non, les vers dont se composent les prétendues chansons du Sacre de Charles-le-Simple et des Infiniment Petits, ne sont point les produits faciles d’une débauche d’esprit ; ce ne sont point les gais enfants d’une ingénieuse et passagère malice, mais bien l’œuvre calculée d’une méchanceté froide et réfléchie.

« Et quel temps, disons-le donc, quel temps a-t-on choisi pour enfanter de pareils vers ? Lorsqu’au sein d’une paix mêlée de gloire tout prospère dans notre belle France ; quand les Français reconnaissants se pressent autour de leur roi dans un commun sentiment d’amour et de respect ; quand se ralliant à son auguste personne et à sa royale famille, ils voient en lui et les siens les pères et les conservateurs des libertés publiques ; alors, enfin, que tout tend à l’ordre et au bonheur qui le suit, quel mauvais génie inspire le sieur de Béranger, quel délire coupable lui fait jeter encore au milieu de nous des paroles de licence et de sédition ?…

« Oui, messieurs, vous réprimerez de tels excès, vous infligerez à leur auteur une punition que doit aggraver la leçon perdue d’un premier châtiment ; votre justice n’épargnera pas ses complices, et vous considérerez que ceux-là surtout sont plus répréhensibles, qui ont donné l’un ses soins, l’autre ses presses, pour multiplier et répandre l’écrit dangereux dont nous venons de vous occuper. Avec la loi que vous êtes chargés d’appliquer, vous n’admettrez pas que celui qui a acheté cet écrit pour le publier et le vendre, que celui qui a veillé à son impression et en a reçu le prix, que ceux enfin qui l’ont publiquement vendu ou mis en vente, avertis d’ailleurs qu’ils étaient tous par la première condamnation des productions du sieur de Béranger, puissent se couvrir d’une prétendue ignorance que repoussent également la raison et la loi. »


M. l’avocat du roi conclut à l’application des peines portées aux articles 1, 8 et 9 de la loi du 17 mai 1819, et 1, 2 et 4 de la loi du 2S mars 1822.


Me Barthe prend la parole.


« Messieurs, dit l’avocat, nos lois ont pris en main la défense de la morale publique, et vos consciences sont le code le plus sûr que vous puissiez consulter pour en constater les principes et caractériser les outrages dont elle aurait été l’objet. Je croirais déshonorer mon ministère si je réclamais pour aucun genre de littérature le privilège de la méconnaître ou de l’insulter, Béranger le répudierait avec moi.

« La morale religieuse, que votre justice a aussi le mandat de protéger, manquerait-elle des éléments certains, nécessaires pour la signaler à votre raison ? Messieurs, le respect des deux vérités essentielles, bases de toutes les religions, l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme, voilà ce qui la caractérise ; mais, à côté de ces principes, placé eu dehors de toute discussion, le monde entier est en possession de discuter librement les croyances moins essentielles qui environnent les bases sacrées que je viens de vous signaler. Vous me rendez assez de justice pour ne pas craindre que mes paroles puissent sur ce point blesser à cette audience ou votre conviction ou vos sentiments.

« Nos lois ont prononcé l’inviolabilité de la personne du prince ; mais, si la personne est à l’abri d’odieux attentats, son honneur doit être protégé contre les outrages. C’est le droit de chaque citoyen, c’est le droit de celui que la Charte a proclamé le premier représentant de la force publique. Principe évident que je m’empresse de faire entendre librement, et sans autre désir que de prévenir vos esprits contre la confusion que de vaines clameurs auraient pu y faire pénétrer.

« Cependant Béranger, que je vais défendre, est accusé d’avoir foulé aux pieds ces principes et ces lois. L’accusation semble invoquer sa propre évidence, ou plutôt, pour échapper à d’invincibles difficultés, elle délaisse l’argumentation, et demande que la discussion soit transportée à huis clos dans la chambre du conseil. Ce n’est pas tout : traitant notre poëte comme un de ces hommes qu’un pouvoir inhumain interdisait, au nom du ciel, du commerce de leurs semblables, tout ce qui a consenti à avoir quelques rapports avec lui à l’occasion de son livre, libraires, imprimeurs, semblent avoir contracté une souillure. Ils sont prévenus avec lui.

« Étrange accusation, qui semble demander à un pays tout entier de se repentir des sentiments qu’un grand talent et qu’un noble caractère lui ont inspirés ; étrange accusation, que la raison publique désavoue, qui produit l’effet d’un véritable anachronisme, et qui paraît subie tout aussi bien par le ministère que par le prévenu lui-même. Non, la cause de l’accusation n’est pas dans les chansons mêmes, elle est ailleurs.

« Vous le savez, messieurs, une administration, qui dans son antipathie pour les intérêts et pour les sentiments nationaux avait tout bravé, jusqu’au mépris, est tombée enfin à la voix du prince et de la patrie. Dans la violence de son dépit, le parti qu’elle représentait nous menace par ses clameurs, et nous attaque par ses intrigues. Ses débris tendent à se réunir ; ils s’agitent autour du trône pour persuader que le sol est ébranlé ; malheur à notre pays, si jamais les organes de cette faction vaincue surprenaient à ceux de qui dépendent nos destinées un autre sentiment que celui qu’elle inspire à la France !

« C’est cette faction, qui, cherchant quelque consolation dans le mal qu’elle peut faire encore, a imposé par ses clameurs à un ministère dont la faiblesse trahit parfois les intentions, le devoir d’un procès contre un poëte qui a le plus contribué à lui arracher le masque dont elle se couvrait. Comme nous, messieurs, le ministère subit aujourd’hui ce procès.

« La religion est attaquée, s’est-on écrié, le roi est outragé, et vous le laissez sans défense. Sans croire peut-être à ces discours, il a fallu céder, et Béranger est traduit devant vous comme une preuve qu’il fallait donner de sentiments religieux et de dévouement à la personne du roi. Cette condescendance était d’ailleurs facilitée par l’espérance d’environner cette accusation d’une faveur toute particulière.

« Le prince qu’on dit outragé venait de parcourir avec bonheur cette belle province d’Alsace, si longtemps calomniée : la chute d’une administration flétrie, l’espérance d’un meilleur avenir, tout excite à la joie publique ; pourquoi ne pas garder au logis quelques couplets que d’odieuses interprétations peuvent corrompre ? « Poëte à qui la Providence a départi le génie, qui vous êtes indigné avec nous, avec nous participez à ces fêtes, à ces banquets et même à ces danses, et qu’une cantate pleine de bonheur remplace désormais l’épigramme et la satire. » Ainsi on reconnaîtra peut-être qu’il n’y a pas délit, on blâmera le moment de la publication, et cette tactique d’invention nouvelle si facile, si indulgente parfois pour ses vices, si disposée à pardonner d’anciennes corruptions, qui juge tout d’après les lois de l’utile, qui s’indigne, se calme ou admire, selon le mot d’ordre donné par l’habileté et accepté par la confiance, gardera rancune au poëte national pour avoir fourni un prétexte à de fausses et calomnieuses interprétations.

« Vaine espérance ! ce calcul sur lequel s’appuyait la pensée première de l’accusation, a été déjoué ; une nation généreuse et pleine de sens ne délaisse pas aussi facilement ses affections et sa reconnaissance. De toutes parts les marques d’intérêt sont venues environner le poëte ; j’en atteste cette affluence même de citoyens qui se pressent à votre audience. On se croit encore en présence de l’une de ces vieilles antipathies administratives contre l’indépendance et le talent. On ne conçoit pas que l’on vienne agiter judiciairement de misérables interprétations qui, pour atteindre un noble caractère, blessent la dignité royale au lieu de la défendre. Mais, avant d’aborder ces interprétations pour en faire justice, je dirai deux mots sur quelques circonstances qui ne sont pas sans intérêt. »

Après cet exorde, le défenseur aborde le premier chef de prévention, puisé dans les couplets de l’Ange Gardien. De tous les temps, dit-il, l’imagination des hommes s’est plu à créer des êtres surnaturels qui, sans être la divinité, en étaient une émanation, qui s’attachaient à chaque existence en particulier pour en adoucir les amertumes et en augmenter les félicités. Dieu protège le monde par ses lois universelles, et chaque existence aura ainsi son ange tutélaire qui la suivra dans toutes les situations. Tous les écrits qui viennent de l’Orient attestent cette consolante rêverie.

« Cependant la destinée des hommes est bien diverse. Ici le luxe étale ses jouissances en présence de l’indigence privée du nécessaire. Ici la force et la santé, et à côté les infirmités les plus cruelles. Ces contrastes ont frappé mille fois l’imagination des poëtes et des philosophes, et notre littérature est pleine des mouvements d’humeur qu’ils ont pu inspirer. Voltaire lui-même, au milieu des ressources que sa fortune, son immense réputation et son esprit pouvaient lui donner, ne supportait pas volontiers les ennuis de la vieillesse. Après les avoir décrits, voici comment il s’exprime :


                Tous nos plaisirs n’ont qu’un moment,
Hélas ! quel est le cours et le but de la vie ?
                Des fadaises et le néant.
        Ô Jupiter ! tu fis en nous créant
                Une froide plaisanterie.


« Et dans la pièce qui précède, adressée à une dame de Genève, il termine par ces mots :


Chacun est parti du néant.
Où va-t-il ? Dieu le sait, ma chère.


« Et certes, messieurs, jamais il ne sera justement appelé athée on matérialiste celui qui a fait les plus beaux vers sur l’existence de Dieu et l’immortalité de lame.


« Dans la chanson de l’Ange Gardien, le poëte a peint un pauvre perclus attendant son dernier moment dans un hospice. Là, il est visité par son ange gardien, et il lui demande des comptes sur la protection qu’il lui devait. Voilà la pensée de l’auteur.

« Le ministère public et la prévention, choisissant parmi tous les couplets qui composent ce poëme, ceux qui, détachés, se prêtaient plus facilement à l’accusation, n’ont pas parlé des autres. Permettez-moi, messieurs, de remettre sous vos yeux toute la pensée de l’auteur. Voici ce poëme en son entier. » (Me Barthe lit la chanson de l’Ange Gardien, à l’exception du dernier couplet.)

« Voilà donc cette irréligion, ces couplets si coupables, si odieux, qui avec les fatales ordonnances ont commencé la persécution de tant de gens, lesquels subissent le martyre avec l’humble privilège de résister aux lois du royaume, et de vivre au milieu du luxe sur les impôts payés par les persécuteurs.

« Ah ! messieurs, s’il était vrai que la morale religieuse ou que la religion de l’état eussent reçu de véritables atteintes dans ces derniers temps, ce ne serait ni la saillie du poëte, ni la prétendue licence des écrivains qu’il faudrait accuser. Je demanderai à ceux qui se disent les seuls défenseurs de la religion, si plus d’une fois des actes patents n’ont pas démontré au pays que la religion était invoquée par eux pour couvrir des vues d’ambition et même des intérêts honteux.

« Vous dirai-je ce que j’ai vu moi-même, aux élections de 1827, dans Paris, dans la capitale du pays le plus civilisé de l’Europe ? Quelques noms manuscrits furent ajoutés sur les listes. En vertu de cette inscription, sept individus, revêtus du costume ecclésiastique, se présentent pour voter. Le serment est prêté ; le bulletin est déposé. Messieurs, il a été reconnu, avoué, jugé, qu’aucun de ces électeurs, pris dans les congrégations des Lazaristes et des Missions-Étrangères, ne payait un sou de contributions. (Mouvement.)


« Voilà de ces faits déplorables, dont les journaux ont retenti, et qui semblent dire à une population : « La religion n’est qu’un drapeau pour guider un parti ; elle n’est plus la haute sanction de la morale. »

« Vous avez vu la moralité de tout le poëme, en voici le résumé :


Ce pauvre diable ainsi parlant,
Mettait en gaîté tout l’hospice,
Il éternue, et s’envolant,
L’ange lui dit : Dieu te bénisse !

Tout compté, je ne vous dois rien,
Bon ange, adieu ; portez-vous bien.


« Je vous le demande, messieurs, y a-t-il attentat contre la religion ? y a-t-il là attentat contre la morale publique ? L’avocat du roi n’est pas fixé lui-même sur la nature de la prévention. Il a semblé blessé de cette expression, vieux linge. C’est qu’il ne l’a pas comprise, car le vieux linge ne sert jamais dans l’extrême-onction ; c’est du drap mortuaire qu’a voulu parler l’auteur.

« J’ai du reste, messieurs, étudié mon catéchisme ; j’ai voulu voir quelle était la définition de l’extrême-onction : j’ai vu que c’était un sacrement particulier et spécial à l’église catholique, à son culte ; j’ai vu que l’extrême-onction est un sacrement qui a pour objet de faire disparaître les plaies de l’âme et de rendre la santé au corps quand cela est expédient à Dieu.

« Y a-t-il rien dans le passage incriminé qui fasse allusion à ce sacrement ? Je le demande encore, de pareilles accusations sont-elles croyables dans un moment où nos institutions admettent la discussion libre de la question agitée dans l’ouvrage de M. Salvador, qui a trouvé du reste un fort et vigoureux réfutateur ?


« J’arrive maintenant au couplet où l’auteur parle de la courte-paille. Le ministère public a vu dans ces vers un doute élevé sur l’immortalité de l’âme. Quelle singulière erreur ! Celui-là a-t-il jamais douté d’une vie meilleure et de l’immortalité de lame, qui a composé le Dieu des bonnes gens, la Vieille et mon Âme ? »

Me Barthe rappelle le passage suivant de Rousseau :

« Je voudrais savoir s’il passe quelquefois dans les cœurs des autres hommes des puérilités pareilles à celles qui passent quelquefois dans le mien. Au milieu de mes études et d’une vie innocente, autant qu’on la puisse mener, et malgré tout ce que l’on m’avait pu dire, la peur de l’enfer m’agitait encore souvent. Je me demandais : En quel état suis-je ? Si je mourais à l’instant même, serais-je damné ? Selon mes jansénistes la chose était indubitable ; mais selon ma conscience il me paraissait que non. Toujours craintif et flottant dans cette cruelle incertitude, j’avais recours, pour en sortir, aux expédients les plus risibles et pour lesquels je ferais volontiers enfermer un homme si je lui en voyais faire autant. Un jour, rêvant à ce triste sujet, je m’exerçais machinalement à lancer des pierres contre les troncs des arbres, et cela avec mon adresse ordinaire, c’est-à-dire sans presque en toucher aucun. Tout au milieu de ce bel exercice, je m’avisai de m’en faire une espèce de pronostic pour calmer mon inquiétude. Je me dis : Je m’en vais jeter cette pierre contre l’arbre qui est vis-à-vis de moi. Si je touche, signe de salut ; si je le manque, signe de damnation. Tout en disant ainsi, je jette ma pierre d’une main tremblante, et avec un horrible battement de cœur, mais si heureusement qu’elle va frapper au beau milieu de l’arbre ; ce qui n’était pas difficile, car j’avais eu soin de le choisir fort gros et fort près. Depuis lors, je n’ai plus de doute de mon salut. » (On rit.)


« Voilà, messieurs, reprend Me Barthe, voilà la courte-paille de Béranger, voilà l’inquiétude du pauvre perclus.

« Notre littérature est pleine de saillies de ce genre, et jamais on n’a eu la pensée de les attaquer. Parcourez La Fontaine, voyez cette fable du Mort et le Curé :


Un mort s’en allait tristement
S’emparer de son dernier gîte.
Un curé s’en allait gaiment
Enterrer ce mort au plus vite.


« Voilà certainement des plaisanteries. Et plus bas :


            Monsieur le mort, laissez-nous faire,
On vous en donnera de toutes les façons,
            Il ne s’agit que du salaire.


« Certes, messieurs, cette licence est plus grande que celle que vous reprochez à Béranger, et cependant, il faut le dire, La Fontaine, que je citerai quelquefois, parce que je lui trouve plusieurs traits de famille avec le poëte que je défends, était pensionné du roi et membre de l’Académie. Il vivait au siècle des dragonnades. La Fontaine a été bien heureux de n’avoir pas été protégé par les libertés constitutionnelles, que le ministère public interprète, ce me semble, d’une manière bien étrange. Sur ce point de la prévention, le ministère public s’est exprimé avec une virulence dont les termes présentent de fâcheux rapprochements, je le dis à regret, avec un journal qui le premier a signalé Béranger à la vindicte publique. Cette Gazette de France, si dévouée à la charité chrétienne, cette Gazette de France, qui défend avec son patronage les intérêts de la religion et du trône, savez-vous comment elle s’exprimait à l’égard de Béranger ? C’est, dit-elle, un rimeur impie, un sale écrivain, digne de triompher à Bicêtre. Et dans quel article le traitait-elle ainsi ? Dans un article intitulé : Bicêtre, la chaîne des forçats, Béranger. Rapprochement infâme, par lequel on semblait exprimer l’horrible vœu de voir Béranger accouplé à des galériens ! de le voir figurer à la chaîne des forçats, en remplacement sans doute de ce Contrafatto, dont les défenseurs exclusifs de la morale publique et religieuse ont si bien prouvé l’innocence et la candeur, en le défendant contre l’immoralité du siècle. (Mouvement dans l’auditoire.)

« C’est ainsi qu’on attaque un grand talent, un noble caractère. Non, la France ne peut prendre part à des accusations ainsi portées ! elle environne Béranger de son affection et de son admiration, parce qu’au fond de toutes ses poésies se trouve une moralité profonde, que ses accusateurs ne peuvent atteindre qu’en ne les comprenant pas. »

Me Barthe arrive ici à la discussion de la prévention d’outrage à la personne du roi, résultant des deux chansons, la Gérontocratie et le Sacre de Charles-le-Simple.


« Dans la première de ces chansons, dit l’avocat, l’auteur a voulu faire entendre que si la France retombait sous la main des hommes qui veulent réédifier le présent avec les débris du passé, il en résulterait telles et telles conséquences. Il a voulu parler de ces hommes qu’un des écrivains les plus anciens de notre époque a peints d’un seul trait en les représentant :


« Au char de la Raison attelés par derrière. » (On rit.)


(Tous les regards se portent sur M. Andrieux, assis à côté de l’honorable M. Sébastiani.)

« Pour bien expliquer ma pensée, sur la nature du délit que poursuit en ce moment le ministère public, qu’il me soit permis de rappeler une anecdote qui fut la dernière de la vie d’Ésope.

« Les Delphiens étaient furieux contre lui de ce qu’il n’avait pas assez sacrifié à leurs dieux. Pour le punir de cette résistance, ils placèrent clandestinement un vase sacré dans ses bagages. Ils l’accusèrent ensuite de l’avoir volé ; et, comme les Delphiens avaient aussi leur loi de sacrilège, Ésope fut condamné à mort.

« Je dirai à l’accusation : Voilà ce que vous faites vous-même. Ce vase sacré, c’est vous qui le placez dans le bagage de la prévention. Sous le prétexte de défendre la dignité royale, c’est le ministère public qui l’attaque de la manière la plus violente. Non, messieurs, ce ne sera jamais en France que des juges consentiront à placer dans une phrase un mot pour se donner le plaisir de créer un délit et le plaisir de le punir ensuite.

« Au reste, messieurs, ces mêmes chansons circulent à l’étranger, en Belgique, où, certes, l’on n’accusera pas le ministre de la justice d’une trop grande indulgence pour la presse : elles y sont distribuées librement : voudrez-vous que du Nord de l’Europe on montre du doigt la France à l’occasion de ce procès, comme la France se croit en droit de désigner l’Espagne et le Portugal ? »

Arrivant à la chanson du Sacre de Charles-le-Simple, Me Barthe s’exprime ainsi :

« Supposez qu’au moment où la cérémonie du sacre d’un roi de France va se consommer, un homme vénérable, un L’Hôpital, environné du respect public, s’adresse au prince et lui fasse entendre ces moralités que tous les princes ont entendues :

« Ne vous laissez pas enivrer par ces éloges fastueux des courtisans qui sont dans ce moment à vos pieds. Dans d’autres temps, à la même cérémonie, ils prodiguaient à un autre les mêmes hommages et les mêmes flatteries. Peu satisfaits des richesses qu’ils ont obtenues, ils en solliciteront encore. Rappelez-vous que c’est la substance des peuples qu’ils vous demandent. Un pouvoir ambitieux s’efforce de s’arroger la puissance civile. Sachez résister à ces tentatives. Le sacre ne fait pas les rois ; on n’est pas roi par le sacre. Louis XVIII ne fut pas sacré ; il n’y a que les ligueurs qui puissent dire : Point de roi sans onction, et point d’onction pour le prince hérétique ! Interrogez notre histoire, et vous verrez que le sacre ne fut jamais la fête ni des rois ni des peuples : c’est la fête triomphale du clergé. » (Mouvement.)


« Béranger, continue Me Barthe, n’est point un grand personnage. Il prendra les formes de l’apologue pour revêtir cette moralité, pour faire mieux sentir le néant des flatteries des courtisans. Il présentera comme en ayant été l’objet un prince connu par sa faiblesse et son imbécillité ; il montrera des courtisans avides empressés autour de lui ; il rapprochera la moralité des temps présents pour qu’elle soit bien comprise. La forme qu’il a choisie appartiendra au poëte. Il aurait pu l’emprunter tout entière à son imagination ; il a pu l’emprunter à l’histoire.

« C’est ainsi qu’il faut entendre les deuxième et troisième couplets. Les autres indiquent encore plus vivement la moralité profonde qui se trouve dans ce morceau de poésie. Il craint de voir la puissance civile s’humilier devant le pouvoir religieux, et dans son apologue de Charles III, il exprime son inquiétude :


« Soldats, votre maître a des maîtres. »


« Ces inquiétudes sont-elles fondées ? Consultez notre histoire. »


Ici, Me Barthe rappelle, avec tous les documents historiques, les efforts constants, et sans cesse renouvelés, des souverains pontifes et du clergé pour faire relever la couronne des rois de France de la tiare pontificale.


« Lorsque le sacre de Charles X est arrivé, continue Me Barthe, croyez-vous que ce pouvoir ait abjuré ses vieilles ambitions ? Rappelez-vous les doctrines de M. de La Mennais, condamnées par votre tribunal. Vous les trouverez entièrement conformes, dans leur esprit, aux instructions de Grégoire VII.

« Je le demande, messieurs, le poëte, nourri par de profondes études, n’a-t-il pas pu manifester ses inquiétudes, au moment où le sacre de Charles X était peut-être présenté par le pouvoir religieux comme un hommage qui lui était rendu, comme un aveu de sa supériorité ? Voilà la moralité de cette pièce.

« Messieurs, dit l’orateur en terminant, vous n’oublierez pas qu’en jugeant le poëme, vous jugez aussi l’homme ; que vous jugez Béranger ; et c’est surtout sous ce rapport que ma cause est belle. Je le demande, quel est le Français qui voudrait briser le moule de l’auteur du Dieu des bonnes gens, qui voudrait anéantir ses écrits ou les condamner à l’oubli ? J’aurais tort, il est vrai, d’exprimer devant vous ce que j’éprouve moi-même d’estime et d’affection pour un caractère qui m’est si bien connu. Désintéressé, sans ambition, son génie n’a pas même rêvé l’Académie ; il n’a jamais spéculé ni sur son talent, ni sur l’intérêt qu’il inspirait ; et quoique son cœur ne craigne pas le fardeau de la reconnaissance, il a pu refuser les offres de l’opulence, alors même qu’elles étaient dictées par la plus tendre amitié. Sachant dérober aux Muses le temps que beaucoup d’infortunes ont réclamé, et qu’elles n’ont pas réclamé en vain, il a pu faire dire à son âme :


Utile au pauvre, au riche sachant plaire,
Pour nourrir l’un, chez l’autre je quêtais,
J’ai fait du bien puisque j’en ai fait faire.
        Ah ! mon âme, je m’en doutais.


« Il est vrai que sa muse, fière et indépendante, dans ses inspirations patriotiques, a traité souvent le pouvoir sans indulgence. Messieurs, je ne pense pas que le génie ait été jeté au hasard sur la terre, et sans avoir une destination. Béranger a aussi la sienne ; il vous l’a dit : Je suis chansonnier. Fronder les abus, les vices, les ridicules ; faire chérir la tolérance, la véritable charité, la liberté, la patrie, voilà sa mission. S’il a signalé ce qui lui a paru dangereux, toutes les infortunes l’ont trouvé fidèle ; c’est pour lui surtout que le malheur a été sacré.

« On l’a accusé de bonapartisme. Messieurs, lorsque le colosse était encore debout, et avant que le sénat eût parlé, Béranger avait, dans son Roi d’Yvetot, critiqué cette terrible et longue guerre, qui aurait pu engloutir la France avec le chef de ses soldats. Béranger n’est certes pas un partisan des tyrannies de l’empire. Mais quand il a vu le lion renversé, insulté par ceux-là même qui rampaient à ses pieds, les vicissitudes de cette grande destinée ont ému son âme ; une sorte d’intérêt poétique s’est emparé de lui, et il a déposé une fleur sur la tombe de celui qui, pendant sa puissance, n’avait obtenu de lui qu’une critique.

« On a parlé, messieurs, de la grandeur actuelle de la France, de l’accroissement progressif de ses libertés ; on vous a parlé de nos armées s’illustrant en ce moment même sur le territoire de la Grèce pour une cause sacrée. Messieurs, j’ai cru, à chaque mot du ministère public, entendre l’éloge de Béranger. L’agrandissement progressif de nos libertés ! ah ! j’en appelle à toutes les consciences ! Est-il étranger à ces progrès de la civilisation, à ces agrandissements de nos libertés, le poëte qui a chanté le Dieu des bonnes gens, qui a flétri l’intolérance, et poursuivi de ses vers vengeurs tous les ennemis de ces libertés et de cette civilisation ?

« Vous avez parlé de la Grèce ! quels vers, plus que ceux de Béranger, ont rendu chère aux nations la cause de la Grèce moderne ; les massacres de Psara, la délivrance d’Athènes, l’ombre d’Anacréon évoquée et récitant une poésie digne d’Anacréon lui-même ? mais que dis-je ? au moment même où il comparaît ici en police correctionnelle, où sa liberté est menacée, une sentinelle, dans les forteresses de la Morée, répète peut-être et son nom et ses vers pour exciter ses compagnons d’armes à la défense d’une si belle cause. (Bravos dans l’auditoire.)

« Mais il est un autre titre qui le recommande à tous les hommes généreux. De tous les sentiments, celui qui honore le plus les nations à leurs propres yeux, aux yeux de l’étranger, c’est le patriotisme, c’est l’amour du pays, la haine de l’invasion étrangère, l’amour des gloires de la patrie. C’est à faire naître, à réchauffer ce noble sentiment que notre poëte excelle. Oui, l’amour de la patrie, l’amour de la France, voilà ce qui, dans ses vers, au milieu des banquets, ou des rêveries de la solitude, a fait battre le cœur de ses concitoyens, voilà ce qui a fait son immense popularité. En quelque lieu qu’il se présente, en France, à l’étranger, il est sûr de trouver des admirateurs, des amis. Ô vous, messieurs, qui devez représenter le pays, ne dites pas au roi qu’un tel homme n’a pour lui que des injures ; ne dites pas au poëte que les autres nations nous envient, que la France n’a pour lui qu’une prison. Je compte sur son absolution. »


Me Barthe s’assoit au milieu d’un murmure d’approbation universelle.


Me Berville, défenseur de M. Baudouin, se lève :

« Messieurs, dit-il, en défendant la cause d’un simple libraire, je n’ose espérer pour mes paroles ni le même intérêt ni la même faveur que pour celles que vous venez d’entendre. Le défenseur de M. de Béranger pouvait, avec autant de convenance que d’autorité, revendiquer en faveur du premier poëte de notre époque, l’inviolabilité du talent. Il pouvait faire valoir, à l’appui de sa cause, des considérations qui ne sont pas seulement littéraires. L’orateur de Rome ne dédaigna pas de les invoquer en faveur du poëte Archias ; elles déterminèrent le parlement de Toulouse à faire valoir le testament de Bayle, infirmé par les lois, validé par les travaux et la gloire de son auteur. Elles ont désarmé plus d’une fois jusqu’au terrible droit de la guerre, protégé la maison de Pindare contre la victoire d’Alexandre, et la tombe de J.-J. Rousseau contre les rigueurs de l’invasion étrangère.

« M. Baudouin n’a point de pareils titres à produire pour sa défense. Toutefois, peut-être ne la jugerez-vous pas indigne de fixer votre attention, si une conduite toujours honorable, si l’aménité du caractère, si de nombreux services rendus à l’industrie sont des titres à votre bienveillance ; si les intérêts de la liberté de la presse, dont le sort est lié à la décision que vous allez rendre, sont de quelque prix à vos yeux.

« Des préventions fâcheuses, et dont nous voulons ignorer la source, ont été répandues contre M. Baudouin à l’occasion de ce procès. On a voulu faire entendre que M. de Béranger était sa victime, qu’il se sacrifiait pour lui ; que Baudouin seul était le promoteur d’une publication qui a soulevé tant de susceptibilités. Ces préventions ont trouvé des échos dans plus d’un salon ; elles percent dans l’instruction du procès ; elles vous suivraient peut-être dans la chambre de vos délibérations, si nous ne nous empressions de les dissiper. Et peut-être aussi le pouvoir, qui poursuit à regret cette affaire, ne serait-il pas fâché de saisir un moyen de satisfaire, en sacrifiant un pauvre libraire, aux opinions opposées qu’il croit devoir également ménager. La loyauté de M. de Béranger a déjà déjoué ce calcul ; notre tâche est de compléter une justification que lui-même a commencée.

« Par son traité, M. de Béranger accordait à M. Baudouin le droit de réimprimer ses anciennes chansons ; il y joignait la concession d’un certain nombre de chansons à choisir, bien entendu, par l’auteur ; car un écrivain tel que M. de Béranger ne se serait pas mis, pour la publication de ses ouvrages, à la discrétion de son libraire. En effet, M. de Béranger a déclaré lui-même que seul il avait présidé au choix des morceaux publiés, et sa déclaration n’est point une déclaration de complaisance, car les épreuves, et la note de classification écrite de sa main, viennent la confirmer.

« M. Baudouin (et c’est de cette clause qu’on a voulu abuser contre lui) prenait à ses risques la publication, mais seulement celle des anciennes chansons ; à cet égard, il ne risquait rien, puisqu’elles avaient subi l’épreuve d’un jugement, et qu’elles étaient à couvert par l’autorité de la chose jugée. Quant aux chansons nouvelles, le traité les exceptait formellement de la garantie : la raison en est simple : Baudouin ne les connaissait pas encore.

« Le manuscrit remis, Baudouin ne s’en est point constitué le censeur : ce n’était pas là son affaire ; mais il n’a pas négligé les précautions que pouvait lui conseiller la prudence, il a réclamé un examen ; ce qui s’est passé, il l’ignore ; mais il a cru, il a dû croire que toutes les précautions convenables avaient été prises.

« La publication, après avoir traîné en longueur par diverses causes, a lieu enfin dans les derniers jours d’octobre. Dix jours s’écoulent avant qu’aucune poursuite soit intentée, tant le délit était évident ! Mais voilà que la Gazette de France se met à crier contre nous ; pour moi, je l’avoue, je l’aurais laissée crier :


            Je ne l’eusse pas ramassée ;
Mais un bramin le fit : chacun a sa pensée.


« Que faisait cependant Baudouin ? Avant même que la poursuite prît naissance, il faisait saisir une contrefaçon qui circulait avec des gravures obscènes et des chansons répréhensibles, faussement attribuées à M. de Béranger. Il stimulait l’indolence du ministère public, qui ne se décida qu’avec peine à opérer la saisie. On lui doit d’avoir arrêté la circulation de cette édition coupable. Voilà le service ; vous en voyez la récompense.

« Maintenant on lui fait un reproche d’avoir publié son édition, quand le pouvoir laissait paisiblement circuler une contrefaçon accompagnée d’accessoires si criminels. N’est-ce pas ici le cas de répondre avec le fabuliste :


Si vous, maître et fermier, à qui touche le fait,
Dormez sans avoir soin que la porte soit close,
Voulez-vous que moi, chien, qui n’ai rien à la chose,
Sans aucun intérêt, je perde le repos ? »


Le défenseur annonce qu’il va examiner deux questions : la responsabilité du libraire, en thèse générale ; cette même responsabilité, considérée dans ses rapports avec la nature de la cause et le caractère de l’accusation.

« Je n’ai jamais trop bien compris, dit-il, même à l’égard des auteurs, le système des interprétations ; ce système qui tend à faire prononcer une condamnation certaine pour un délit présumé, qui tend à faire condamner de simples intentions sans corps de délit constant. Mais à l’égard des libraires, condamner un accusé pour n’avoir pas eu d’esprit ! Ah ! messieurs, que de coupables dans le monde !…

« Il nous fallait donc deviner, nous, simple commerçant, non juge ni procureur du roi, que Charles-le-Simple voulait dire Charles X, que les barbons voulaient dire les Bourbons ! Il fallait deviner cela ou aller en prison ! Ainsi le Sphinx proposait des énigmes, et dévorait les malheureux qui n’avaient pu les deviner. (Mouvement.)

« Et voyez, je vous prie, comme ces énigmes étaient claires ! Je prends mes exemples dans la cause. Le ministère public incrimine les Bohémiens[4], le Pèlerinage de Lisette[5], les Souvenirs du Peuple[6], la chambre d’instruction et la chambre d’accusation jugent ces pièces innocentes ; le ministère public incrimine l’Ange Gardien, la chambre d’instruction absout ; la chambre d’accusation réforme sa décision ; même divergence quant à la qualification des délits. Ainsi le ministère public voit dans le livre six textes coupables et cinq délits qualifiés ; les premiers juges, deux textes et trois délits seulement ; les juges d’appel, trois textes et cinq délits ; ainsi voilà un texte que le premier tribunal avait trouvé innocent, et que les seconds ont jugé coupable ; voilà trois textes que le ministère public avait trouvés coupables, et que les juges ont déclarés innocents ; et moi, pauvre libraire, il fallait que je devinasse tout cela ! Je devais être plus éclairé que le ministère public, qui s’est trompé, que les magistrats, qui ne sont point d’accord entre eux ! Non, non, par cela seul que l’accusation ne nous attaque qu’avec des interprétations, des sens détournés, l’absolution du libraire est infaillible, à moins qu’on ne prétende le réduire à la condition du lièvre de la fable.


Un lièvre apercevant l’ombre de ses oreilles,
            Craignit que quelque inquisiteur
N’allât interpréter a cornes leur longueur,
Ne les soutint en tout à des cornes pareilles.


Et lorsqu’on lui représente que ses oreilles sont des oreilles, non des cornes :


            On les fera passer pour cornes,
Dit l’animal craintif, et cornes de licornes.


(Rire général.)


« Ce lièvre était de bon sens, s’écrie l’avocat, noue procès le prouve ; mais, en vérité, nous n’avions pas cru qu’il fût nécessaire de le prendre pour modèle.

« Considérez, messieurs, quel est le jugement qu’on vous sollicite à prononcer. Attendu, direz-vous, que Béranger a peint un prince faible ou peu estimable, et que cette peinture désigne à ne point s’y méprendre… Je n’ose achever. C’est un outrage à la majesté royale qu’on réclame de vous, c’est un sacrilège qu’on vous demande.

« Messieurs, a dit Me Berville en terminant, nous regardons souvent d’un œil de dédain les temps qui nous ont précédés. Mais si la postérité apprend quelque jour que deux ou trois couplets de chanson ont soulevé la sévérité du ministère public, suscité un grave procès politique, fait une affaire d’état, que dira-t-elle de nous ? quelle risée !

« Et si elle vient à apprendre que ces graves sujets ont privé de leur liberté, atteint dans leur fortune et dans leur existence sociale d’honnêtes négociants, un homme de lettres aussi distingué par ses talents que par son caractère, se contentera-t-elle de rire à nos dépens, et la raillerie ne fera-t-elle point place à un sentiment plus amer ? »

L’éloquent défenseur a constamment été écouté avec le plus vif intérêt, et a fréquemment produit une sensation profonde.


M. Champanhet, avocat du roi, se lève aussitôt pour répliquer. Le ministère public termine ainsi :


« Oui, messieurs, si nous ne nous abusons, les débats n’ont détruit, n’ont atténué en rien la prévention qui pèse sur le sieur de Béranger et sur ses complices, et nous ne craignons pas de leur répéter :

« Oui, vous avez attaqué dans vos rimes audacieuses ce qu’il y a de plus sacré et de plus inviolable parmi les hommes ; vous avez voulu ébranler d’un doute impie le principe divin et consolateur d’une vie à venir écrit dans le cœur de tous ; vous avez cherché à couvrir de ridicule cette intervention salutaire que la religion offre à l’humanité souffrante, au dernier terme de la vie ; vous avez outragé par une allusion grossièrement insultante votre souverain, le père de la patrie, votre père ; sans respect pour son rang auguste, pour ses vertus, pour son âge, vous avez appelé sur lui la dérision et le mépris ; vous l’avez offensé dans sa personne, dans son caractère sacré. Vous êtes bien coupable assurément ; et si l’on pouvait supposer, ce qui n’est pas, que vos vers dussent l’existence à l’erreur d’un moment, et que rendu à vous-même vous devinssiez votre propre juge, oui, n’en doutons pas, descendant dans votre conscience, vous désavoueriez un si détestable égarement, et votre cœur, croyons-le, condamnerait l’œuvre de votre esprit et reconnaîtrait la justice de la peine qui vous sera inévitablement infligée. »

Me Barthe prend de nouveau la parole, et commence son entraînante réplique par ces mots prononcés avec l’énergique accent de la conviction.

« Les rois ont dû avoir des serviteurs zélés et ardents ; mais il n’en faut pas conclure qu’ils soient bien servis : l’insistance du ministère public, cette interprétation forcée pour défendre la dignité royale, tout ici me paraît inconciliable avec l’intérêt du prince, et ce zèle mal entendu ne saurait lui être utile. C’est, je l’avoue, une bien singulière et bien nouvelle méthode de discuter, que de se croire dispensé de répondre aux arguments, sous le prétexte du respect que l’on doit à celui que l’on croit outragé ; quand on accuse, il faut tout dire ; car se taire, ce n’est pas prouver. On n’établit pas une prévention avec des réticences. »


À cinq heures un quart le tribunal se retire dans la chambre des délibérations. Trois quarts d’heure après il rentre en séance. Le silence le plus profond règne dans l’auditoire. M. le président prononce le jugement dont voici le texte :

« Attendu que dans la chanson intitulée l’Ange Gardien, l’auteur, tournant en dérision, dans le huitième couplet, l’un des sacrements de la religion de l’état, a tourné en dérision cette religion elle-même, et s’est ainsi rendu coupable du délit prévu par l’art. 1er de la loi du 25 mars 1822 ;

« Que, dans le neuvième couplet de la même chanson, en mettant en doute le dogme des récompenses dans une autre vie, il a commis le délit d’outrage à la morale publique et religieuse prévu par l’art. 8 de la loi du 17 mai 1819 ;

« Attendu que, dans la chanson ayant pour titre la Gérontocratie, l’auteur, en représentant dans un avenir peu éloigné, la ruine totale de la France comme étant le résultat inévitable du gouvernement qui nous régit, a excité à la haine et au mépris du gouvernement du roi, délit prévu par l’article 4 de la loi du 25 mars 1822 ;

« Attendu que la chanson du Sacre de Charles-le-Simple n’est susceptible d’aucune double interprétation ; qu’elle présente évidemment le délit d’offense envers la personne du roi, prévu par l’art. 9 de la loi du 17 mai 1819 ;

« Attendu que de Béranger reconnaît être l’auteur desdites chansons et les avoir vendues à Baudouin pour les publier ;

« Que Baudouin reconnaît les avoir fait imprimer, et avoir vendu la presque totalité des exemplaires tirés ; qu’il ne peut exciper de sa bonne foi et de son ignorance, parce qu’il achetait des chansons à choisir dans celles que lui présentait de Béranger ;.....


« Le tribunal condamne de Béranger à neuf mois d’emprisonnement et dix mille francs d’amende.... »


Nombre de voix dans l’auditoire : Oh ! oh !


M. le président : « Huissiers, faites faire silence. » (Le silence se rétablit aussitôt.)


M. le président continuant : « Baudouin à six mois d’emprisonnement et cinq cents francs d’amende ;.......

« Déclare bonnes et valables les saisies du 15 octobre dernier ; ordonne la destruction des exemplaires saisis et de ceux qui pourraient l’être :

« Condamne de Béranger et Baudouin solidairement aux dépens. »


fin des procès


  1. Tome II, p. 322.
  2. Tome II, page 266.
  3. Tome II, page 273.
  4. Tome II, page 313.
  5. Ibid., page 293.
  6. Ibid., page 317.