Progrès et Pauvreté/La théorie courante. Son insuffisance

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Traduction par P. L. Le Monnier.
Guillaumin et Cie (p. 13-26).


LIVRE PREMIER

SALAIRE ET CAPITAL


« Celui qui veut être philosophe doit être un homme libre d’esprit. »
Ptolémée.

CHAPITRE PREMIER.

LA THÉORIE COURANTE DU SALAIRE. SON INSUFFISANCE.

Réduisant à sa forme la plus résumée le problème que nous nous proposons d’étudier, examinons, pas à pas, l’explication qu’en donne l’économie politique, et qu’acceptent les autorités les plus compétentes.

La cause qui produit la pauvreté, au milieu de l’accroissement de la richesse, est évidemment celle qui se révèle dans la tendance, partout constatée, qu’ont les salaires à descendre au minimum. Exprimons donc sous cette forme résumée la question qui nous occupe :

Pourquoi, en dépit de l’accroissement de puissance productive, les salaires tendent-ils à baisser au point de fournir à peine à ceux qui les touchent, le moyen de vivre ?

La réponse de l’économie politique courante est celle-ci : les salaires sont déterminés par le rapport entre le nombre des travailleurs et la somme du capital consacrée à l’emploi du travail ; ils tendent constamment à baisser jusqu’au minimum de ce qu’il faut à l’ouvrier pour vivre, parce que l’accroissement du nombre des travailleurs tend naturellement à suivre et à dépasser tout accroissement du capital. L’accroissement du diviseur n’étant ainsi entravé que par les possibilités du quotient, le dividende peut augmenter à l’infini sans donner pour cela un résultat plus grand.

Cette doctrine, dans la pensée de tous, a une autorité indiscutable. Les noms les plus célèbres parmi les économistes, y acquiessent, et bien qu’on l’ait parfois attaquée, ces attaques ont été, en général, plus de forme que de fond[1]. Buckle la prend pour base de ses généralisations sur l’histoire universelle. On l’enseigne dans toutes, ou presque toutes, les grandes universités anglaises et américaines, on l’expose dans tous les traités qui ont pour but d’amener les masses à raisonner correctement sur les affaires pratiques ; enfin elle semble s’harmoniser avec la nouvelle philosophie qui, en peu d’années, a conquis presque tout le monde scientifique, et pénètre rapidement aujourd’hui l’esprit des masses.

Cette doctrine ainsi retranchée dans les régions supérieures de la pensée, est, sous une forme plus grossière, encore mieux enracinée dans ce qu’on peut appeler les régions inférieures. Ce qui donne aux fausses idées de protection une telle prise sur les esprits, en dépit des inconséquences et des absurdités qu’elles renferment, c’est ceci : on se figure que la somme qui doit être distribuée sous forme de salaires, est, dans chaque communauté, une somme fixe que la concurrence du « travail étranger » subdivise de plus en plus. La même idée est au fond des théories qui réclament l’abolition de l’intérêt et la restriction de la concurrence comme moyen d’augmenter la part du travailleur dans la richesse générale ; et elle se répand parmi tous ceux qui ne sont pas assez sérieux pour se faire une théorie quelconque ; c’est ce que nous prouvent les colonnes des journaux et les débats des corps législatifs.

Et cependant, quelque généralement acceptée, quelque profondément enracinée qu’elle soit, cette théorie ne me semble pas répondre aux faits. Car, si les salaires dépendent du rapport entre la quantité de travail cherchant un emploi, et la quantité de capital consacrée à cet emploi, la rareté ou l’abondance relative de l’un des facteurs doit correspondre à l’abondance ou à la rareté relative de l’autre. Ainsi, le capital doit être relativement abondant là où les salaires sont élevés, et relativement rare où les salaires sont bas. Comme le capital employé à payer les salaires doit être en grande partie formé du capital cherchant un placement, le taux courant de l’intérêt doit être la mesure de son abondance ou de sa rareté comparative. Ainsi, s’il est vrai que les salaires dépendent du rapport entre la somme de travail cherchant un emploi, et le capital consacré à cet emploi, les salaires élevés (qui sont la marque d’une rareté comparative de travail) doivent concorder avec un intérêt peu élevé ( ce qui est la marque d’une abondance relative de capital), et vice versa, des salaires bas doivent concorder avec un intérêt élevé.

Les faits prouvent que c’est tout le contraire qui arrive. Éliminons de l’intérêt l’élément de l’assurance, et considérons seulement l’intérêt proprement dit, ou argent donné en retour de l’emploi du capital ; n’est-ce pas une vérité générale que l’intérêt est élevé, là où et quand les salaires sont élevés, et bas, là où et quand les salaires sont bas ? Les salaires et l’intérêt ont été plus élevés dans les États-Unis qu’en Angleterre, dans les États du Pacifique que dans ceux de l’Atlantique. N’est-il pas notoire que là où va le travail cherchant des salaires élevés, le capital va aussi pour avoir un intérêt plus élevé ? En Californie par exemple, quand les salaires étaient plus élevés que dans n’importe quelle autre partie du monde, l’intérêt était également très élevé. Les salaires et l’intérêt ont baissé en semble en Californie. Quand un ouvrier y gagnait 5 dollars par jour, le taux de l’intérêt était généralement 24 p. 100 par an. Maintenant l’ouvrier ne gagne que 2 dollars ou 2 dollars 50 par jour, et le taux de l’intérêt n’est guère que 10 ou 12 p. 100.

Ce fait général, que les salaires sont plus élevés dans les pays nouveaux, où le capital est relativement rare, que dans les vieux pays, où le capital est relativement abondant, est trop évident pour être ignoré. Et bien qu’à peine étudié, il est cependant signalé par tous les interprètes de l’économie politique courante. La manière dont on en parle prouve bien ce que je viens de dire, qu’il contredit absolument la théorie, généralement acceptée, du salaire. Car en l’expliquant, des écrivains comme Mill, Fawcett et Price abandonnent virtuellement cette théorie des salaires sur laquelle ils insistent formellement dans le même ouvrage. Bien qu’ils déclarent que les salaires sont fixés par le rapport entre le capital et le nombre des travailleurs, ils expliquent l’élévation des salaires et de l’intérêt dans les nouveaux pays, par une production relative plus grande de richesse. Je montrerai bientôt que ceci n’est pas une explication réelle, et qu’au contraire la production est relativement plus grande dans les pays plus vieux et plus peuples que dans les pays nouveaux où la population est clair-semée. Je ne veux en ce moment que signaler la contradiction. Car dire que les salaires élevés des pays nouveaux sont dus à une plus grande production proportionnelle, c’est faire nettement du rapport avec la production, et non du rapport avec le capital, ce qui détermine la hausse ou la baisse des salaires.

Bien que cette contradiction ne semble pas avoir frappé la classe d’écrivains que je viens de citer, elle a cependant été signalée par un des interprètes les plus logiques des théories courantes d’économie politique. Le professeur Cairnes[2] essaye d’une manière très ingénieuse de mettre d’accord les faits et la théorie, en supposant que, dans les pays nouveaux où l’industrie est généralement tournée vers la production des objets alimentaires ou des matières premières de fabrication, une plus grande partie proportionnelle du capital employé pour produire, est consacrée au paiement des salaires, que dans les pays les plus vieux où il faut dépenser en achat de machines et de matériel une grande partie du capital ; et c’est ainsi que dans un pays nouveau, bien que le capital soit plus rare (et l’intérêt plus élevé), la partie réservée au paiement des salaires est en réalité plus importante, et les salaires plus élevés. Par exemple, dans un vieux pays, sur 100, 000 dollars consacrés à la création d’une manufacture, on en dépenserait probable ment 80,000 pour les constructions, les machines, le matériel, et on en réserverait seulement 20,000 pour le paiement des salaires, tandis que dans un pays nouveau, sur 30,000 dollars consacrés à une entreprise agricole, on ne prendrait pas plus de 5,000 dollars pour payer les outils et on réserverait 25,000 dollars pour les salaires. De cette façon s’explique pourquoi le fonds réservé aux salaires peut être comparativement important là où le capital est comparativement rare, et pourquoi les salaires élevés peuvent accompagner un intérêt élevé.

Dans la suite j’espère pouvoir montrer que cette explication est fondée sur une appréciation complètement fausse des relations du travail et du capital, et de la manière dont il faut envisager le fonds servant au paiement des salaires ; pour le moment il suffit de faire remarquer que la liaison entre les fluctuations des salaires et celles du taux de l’intérêt dans les mêmes pays et dans les mêmes branches industrielles, ne peuvent s’expliquer ainsi. Dans ces alternatives de « bons temps » et de « temps durs, » une demande animée de travail et de salaires élevés est toujours accompagnée d’une demande animée de capital et de taux élevés d’intérêt. Tandis que lorsque les travailleurs ne peuvent trouver à s’employer et que les salaires baissent, il y a toujours accumulation de capitaux cherchant un placement à des taux très faibles[3]. La crise actuelle n’est pas moins remarquable par le manque d’occupation et la misère des classes ouvrières que par l’accumulation des capitaux inoccupés dans tous les grands centres ; et ainsi, dans des conditions qui ne permettent pas d’accepter comme explication la théorie courante, nous voyons un intérêt élevé coïncider avec des salaires élevés, et un intérêt peu élevé coïncider avec des salaires bas, le capital en apparence rare lorsque le travail est rare, et abondant lorsque le travail l’est aussi.

Tous ces faits bien connus, qui coïncident les uns avec les autres, prouvent un rapport entre les salaires et l’intérêt, mais un rapport d’union et non d’opposition. Évidemment ils ne sont pas d’accord avec la théorie courante : les salaires sont déterminés par le rapport entre le travail et le capital ou une partie quelconque du capital.

Comment alors, demandera-t-on, une semblable théorie a-t-elle pu se former ? Comment une série d’économistes l’a-t-elle acceptée depuis Adam Smith jusqu’à nos jours ? Si nous examinons les arguments à l’aide desquels on sou tient dans les traités cette théorie du salaire, nous voyons dès l’abord que cette théorie ne consiste pas en une induction résultant de l’observation des faits, mais en une déduction tirée d’une autre théorie présumée vraie antérieurement : les salaires sont distraits du capital. Puisqu’on affirme que le capital est la source des salaires, il s’ensuit naturellement que la somme totale des salaires doit être limitée par la somme de capital consacrée à l’emploi du travail, et que par conséquent la somme que doivent recevoir individuellement les travailleurs, doit être déterminée par le rapport entre leur nombre et la somme du capital consacrée à leur paiement[4]. Ce raisonnement est juste, et cependant, ainsi que nous l’avons vu, sa conclusion n’est pas d’accord avec les faits. La faute en est donc aux prémisses. Examinons-les.

Je sais bien que la théorie qui fait sortir le salaire du capital, est une des plus fondamentales, une de celles qui semblent les plus solides, de l’économie politique, et que les grands penseurs qui se sont voués à l’éclaircissement de cette science, l’acceptent comme un axiome. Je crois néanmoins qu’on peut démontrer qu’elle est une erreur fondamentale, l’ancêtre fécond d’une longuesuite d’erreurs qui rendent vicieuses bien des conclusions pratiques importantes. Je vais essayer de faire cette démonstration. Il est nécessaire qu’elle soit claire et concluante, car ce n’est pas en un seul paragraphe qu’on peut combattre une doctrine sur laquelle sont fondés tant d’arguments importants, qu’acceptent des autorités incontestées, qui est si plausible en elle-même, et qu’on est exposé à voir se reproduire sous différentes formes.

La proposition que je vais essayer de prouver est celle-ci :

Les salaires, au lieu d’être tirés du capital, sont en réalité pris sur le produit du travail pour lequel on les paie[5].

Mais comme l’économie politique qui enseigne que les salaires sont pris sur le capital, soutient aussi que le capital est remboursé sur la production, il semble à première vue que je veuille établir une distinction qui ne repose pas sur une différence, un simple changement dans l’emploi des termes, dont la discussion ne ferait qu’augmenter le nombre des disputes sans profits qui rendent les écrits politico-économiques aussi nuls que les controverses des différentes sociétés savantes sur la vraie signification de l’inscription trouvée par M. Pickwick. Mais on verra que la distinction est plus que formelle quand on considère que c’est sur la différence entre les deux propositions que sont construites toutes les théories sur les relations du capital et du travail ; que c’est d’elle que sont tirées des doctrines qui, considérées en elles-mêmes comme des axiomes, lient, dirigent, gouvernent dans la discussion des questions les plus importantes, les esprits les plus capables. Car, c’est sur la supposition que les salaires sont pris sur le capital et non sur le pro duit du travail, qu’est fondée non seulement la doctrine qui fait dépendre le salaire du rapport entre le capital et le travail, mais encore la théorie qui limite l’industrie par le capital, qui enseigne qu’il faut que le capital soit accumulé avant que le travail soit occupé et que le travail ne peut être employé que lorsque le capital est accumulé ; la théorie qui enseigne que chaque augmentation de capital donne, ou peut donner, un accroissement d’occupation à l’industrie ; que la conversion du capital circulant en capital fixe diminue le fonds applicable à l’entretien du travail ; qu’on emploie plus de travail leurs quand les salaires sont bas que quand ils sont élevés ; que le capital appliqué à l’agriculture entretient plus d’ouvriers que s’il était consacré à l’industrie ; que les profits sont gros ou petits suivant que les salaires sont bas ou élevés, ou que les profits dépendent de ce que coûte la subsistance des

ouvriers ; que la demande des marchandises n’est pas une de mande de travail, qu’on peut augmenter le prix de certaines marchandises en réduisant les salaires, ou diminuer leur prix en augmentant les salaires.

En résumé, sur les points les plus vastes et les plus importants, les enseignements de l’économie politique courante sont fondés plus ou moins directement sur cette pétition de principe : le travail est entretenu et payé par le capital existant avant que son produit soit réalisé. Si l’on prouve que ceci est une erreur, et qu’au contraire l’entretien et le paiement du travail ne re tranchent rien, même temporairement, sur le capital, mais sont pris directement sur le produit du travail, alors toute la vaste superstructure n’étant plus soutenue doit s’écrouler. De même doivent s’abîmer les théories vulgaires qui ont aussi leur base dans la croyance que la somme qui doit être distribuée sous forme de salaires, est une somme fixe, dont les parts individuelles doivent nécessairement diminuer si le nombre des ouvriers s’accroît.

La différence entre la théorie courante et celle que je propose est, en réalité, semblable à celle qu’il y a entre la théorie mercantile des échanges internationaux et celle d’Adam Smith qui l’a supplantée. Entre la théorie qui enseigne que le commerce est l’échange des marchandises contre de l’argent, et la théorie qui enseigne que le commerce est l’échange des marchandises contre d’autres marchandises, il semble qu’il n’y ait pas de différence, surtout quand on se rappelle que les adhérents de l’ancienne théorie ne soutiennent pas que l’argent n’a d’emploi que lorsqu’on peut l’échanger contre des marchandises. Néanmoins, dans l’application pratique de ces deux théories, il y a autant de différence qu’entre le protectionnisme gouvernemental rigoureux et le libre échange.

Si j’en ai dit assez pour montrer au lecteur l’importance dernière des raisonnements que je lui demande de suivre avec moi, il est inutile que j’excuse leur simplicité ou prolixité. En attaquant une doctrine si importante et si bien défendue, il est nécessaire d’être à la fois clair et complet.

N’était cela, je serais tenté de détruire avec une seule phrase la théorie qui fait sortir les salaires du capital. Car toute la vaste superstructure que l’économie politique a construite sur cette théorie, est en réalité appuyée sur une doctrine tout simplement admise par tous sans avoir fait le plus petit essai de distinguer l’apparence d’avec la réalité. De ce que les salaires sont ordinairement payés en argent, et dans beaucoup d’industries avant que le produit soit complètement réalisé, ou utilisé, on déduit que les salaires sont pris sur un capital pré-existant, et que par conséquent l’industrie est limitée par le capital, ce qui revient à dire qu’on ne peut faire travailler que quand on a accumulé du capital, et que la quantité de travail qu’on peut faire faire est limitée par l’étendue du capital accumulé.

Cependant, dans les traités mêmes où la limitation de l’industrie par le capital est acceptée sans restriction, et prise pour base des théories les plus importantes et les mieux élaborées, on nous dit que le capital est du travail emmagasiné, accumulé, « que c’est une portion de richesse qui est mise de côté pour aider à la production future. » Si nous substituons au mot « capital, » la définition ci-dessus, la proposition porte en elle-même sa propre réfutation ; que le travail ne puisse être employé tant qu’on n’a pas mis de côté les résultats du travail, cela devient trop absurde pour être discuté.

Cependant, si nous voulions avec cette reductio ad absurdum clore la discussion, on nous répondrait sans doute, non pas que les premiers travailleurs ont été pourvus par la Providence du capital nécessaire pour se mettre à travailler, mais simplement que la proposition énoncée répond à un état de société dans lequel la production est devenue une opération complexe.

Mais la vérité fondamentale, celle qu’on ne doit jamais oublier en raisonnant économie politique, est que la société sous sa forme la plus développée n’est que le produit élaboré par la société encore rudimentaire, et que les principes les plus évidents des plus simples des relations humaines ne sont que déguisés, et non détruits ou changés, par les relations les plus compliquées qui résultent de la division du travail et de l’usage d’outils et de méthodes compliqués. Le moulin mù par la vapeur, avec son mécanisme produisant tous les genres de mouvement, est pour nous ce qu’a été pour nos ancêtres le grossier mortier de pierre déterré dans l’ancien lit d’une rivière, un instrument pour broyer le grain. Et chaque homme occupé à faire marcher le moulin perfectionné, qu’il empile du bois dans le fourneau, surveille la machine, dresse les meules, marque les sacs ou tienne les livres, travaille en réalité en vue du même but que le faisait le sauvage des temps préhistoriques, il prépare du grain qui servira à la nourriture des hommes.

Ainsi, si nous réduisons à leur forme la plus simple toutes les opérations complexes de la production moderne, nous voyons que chaque individu qui prend part au travail infiniment subdivisé et compliqué de production et d’échange, fait en réalité ce que l’homme primitif faisait quand il grimpait sur les arbres pour y chercher des fruits, ou suivait la marée descendante pour trouver des coquillages, essayant d’obtenir de la nature par l’exercice de ses facultés, la satisfaction de ses désirs. Si nous conservons fermement cette idée dans notre esprit, si nous considérons la production comme un tout, comme la coopéra tion de tous ceux que comprend chacun de ses grands groupes, pour satisfaire les désirs variés de chacun, nous voyons nette ment que la récompense qu’obtient chacun pour ses efforts, lui vient aussi vraiment et aussi directement de la nature comme résultat de son effort, que cela arrivait pour le premier homme.

Prenons un exemple : dans l’état le plus simple où nous puissions concevoir l’homme, il cherche son propre appât et pêche son poisson. Bientôt on voit apparaître la division du travail avec ses avantages, et les uns cherchent les appâts pendant que les autres pêchent. Cependant il est évident que celui qui cherche l’appât travaille autant en vue de la pèche du poisson que celui qui prend le poisson. De même lorsqu’on découvrit l’avantage du canot, au lieu de partir tous pour la pêche, les uns restèrent pour faire et réparer les canots, et ceux-ci travaillèrent autant en vue de la pêche que les pêcheurs eux mêmes, et les poissons qu’ils mangèrent le soir quand les pêcheurs rentrèrent chez eux, étaient vraiment aussi bien le produit du travail des constructeurs de canots que des pêcheurs de poissons. Ainsi quand la division du travail est complètement organisée, et que chacun ne cherche plus à satisfaire tous ses besoins en recourant directement à la nature, les uns pêchent, les autres chassent, les uns ramassent des baies, les autres des fruits, les uns font des outils, les autres élèvent des huttes ou préparent des vêtements ; et chacun, tant qu’il échange le produit direct de son travail contre le produit direct du travail des autres, applique réellement son travail à la production des choses dont il use, satisfait en effet, des désirs particuliers par l’exercice de ses facultés particulières ; c’est-à-dire que ce qu’il reçoit, il le produit réellement. S’il déterre des racines pour les échanger contre de la venaison, il se procure en réalité de la venaison comme s’il avait été à la chasse au daim, le chasseur soit resté à bêcher des racines. L’expression « j’ai fait tant, » signifiant « j’ai gagné tant » ou « j’ai gagné de l’argent avec le quel j’ai acheté ceci ou cela » est littéralement vraie au point de vue économique. Gagner c’est faire.

Si nous suivons ces principes, évidents dans un état très simple de société, à travers les complexités d’un état que nous appelons civilisé, nous verrons nettement que dans tous les cas dans lesquels le travail est échangé contre des marchandises, la production précède en réalité la jouissance ; que les salaires sont les gages, c’est-à-dire les produits du travail, et non les avances du capital ; et que le travailleur qui reçoit son salaire en argent (qui peut être monnayé ou imprimé avant qu’il ait commencé de travailler) reçoit en réalité en retour de l’addition de travail et que qu’il apporte au stock général de richesse, une traite sur le stock général, qu’il peut utiliser sous la forme particulière de richesse qui satisfait le mieux ses désirs ; et que ni l’argent, qui n’est que la traite, ni la forme particulière de richesse qu’il acquiert avec l’argent, ne représentent les avances du capital, mais au contraire représentent la richesse ou une portion de richesse que son travail avait déjà ajoutée au stock général.

En ayant toujours ces principes présents à la mémoire, nous voyons que le dessinateur enfermé dans un des sombres bureaux situés sur les bords de la Tamise, et qui dessine les plans de quelque grande machine pour la marine, consacre en réalité son travail à la production du pain et de la viande comme s’il rentrait du grain dans des greniers en Californie, ou relançait un troupeau dans les pampas de La Plata ; qu’il fait aussi réellement ses propres habits que s’il tondait des moutons en Australie ou tissait de la laine à Paisley, qu’il produit le claret qu’il boit à son dîner aussi réellement que s’il cueillait les grappes de raisin sur les rives de la Garonne. Le mineur enfoncé à deux mille pieds sous terre au cœur du Comstock, qui déterre le minerai d’argent, se trouve en vertu d’un millier d’échanges, fauchant les moissons dans des vallées plus rapprochées de cinq mille pieds du centre de la terre ; chassant la baleine à travers les champs de glace arctiques, cueillant des feuilles de tabac en Virginie, épluchant les baies du caféier dans l’Honduras, coupant la canne à sucre dans les îles Hawaiennes, récoltant le coton en Géorgie ou le tissant à Manchester ou à Lowell ; faisant de jolis joujoux de bois pour ses enfants dans les montagnes du Hartz ; ou cueillant dans ses vergers verts et jaunes de Los Angeles les oranges qu’il portera à sa femme malade quand il rentrera chez lui. Le salaire qu’il reçoit le samedi soir à la sortie de la mine, qu’est-ce, sinon le certificat qu’il a fait tout cela, sinon l’échange primitif dans la longue série qui change son travail en choses pour lesquelles il a réellement travaillé ?

Tout cela est clair quand on l’envisage de cette façon ; mais pour détruire toute idée fausse à ce sujet, nous devons changer la forme de notre raisonnement et passer de la déduction à l’induction. Voyons donc si, en commençant par les faits et en cherchant leurs relations, nous arrivons aux mêmes conclusions que celles qui s’imposent à nous lorsque, débutant par les premiers principes, nous retrouvons leur trace dans les faits complexes.


CHAPITRE II.

SIGNIFICATION DES TERMES.

Avant de continuer nos recherches, fixons la signification des termes que nous aurons à employer, car la confusion des mots produit nécessairement de l’ambiguïté et de l’indécision dans le raisonnement. Non seulement il faut en économie politique donner aux mots : richesse, capital, rente, salaire, un sens mieux défini que dans le langage ordinaire, mais encore se rappeler que, même en économie politique, quelques uns de ces mots n’ont pas de signification certaine, fixée de l’assentiment général, puisque différents auteurs donnent au même terme des sens différents, et que les mêmes écrivains emploient souvent le même mot dans des sens différents. Rien ne peut ajouter plus à la force de ce qui a été dit par des écrivains éminents sur l’importance des définitions claires et précises, que ce fait : ces mêmes écrivains tombant dans de graves erreurs (et cela souvent) par la cause même qu’ils signalent. Rien ne montre mieux l’importance du langage par rapport à la pensée, que le spectacle de penseurs émérites fondant leurs conclusions principales sur l’emploi d’un mot pris dans des sens différents. J’essaierai d’éviter les mêmes dangers. Je ferai tous mes efforts, à mesure que je rencontrerai un terme important, pour établir clairement quel sens je lui donne, et pour

  1. Cela me paraît vrai des objections de M. Thornton, car pendant qu’il nie l’existence d’un fonds prédéterminé de salaires, consistant en une portion du capital mis à part pour l’achat du travail, il affirme cependant (ce qui est essentiel) que les salaires sont tirés du capital, et que à l’accroissement ou à la diminution du capital correspond l’accroissement ou la diminution de sonds destiné au paiement des salaires. L’attaque la plus sérieuse que je connaisse, faite à la théorie du fonds réservé aux salaires, est celle portée par le professeur A. Walker (La question des salaires, New-York, 1876) ; et cependant il admet que les salaires sont en grande partie avancés sur le capital — c’est tout ce que peut demander le partisan le plus résolu de la théorie des fonds réservés aux salaires — pendant qu’il accepte complètement la théorie de Malthus. Donc ses conclusions pratiques ne diffèrent en aucune manière de celles que donnent les interprètes de la théorie courante.
  2. Nouvelle exposition de quelques principes importants d’Économie politique, chap. 1, partie 11.
  3. Les époques de panique commerciale sont marquées par une élévation du taux de l’escompte, ce qui n’est pas assurément un taux élevé d’intérêt proprement dit, mais un taux élevé d’assurance contre les risques.
  4. Par exemple, Mac Culloch (note vi, Richesse des nations) dit : « Cette portion du capital ou richesse d’un pays que ceux qui font travailler ont l’intention de payer en échange du travail, peut être beaucoup plus considérable à une époque qu’à une autre. Mais quelque puisse être son importance absolue, elle forme évidemment la seule source d’où l’on puisse tirer une portion quelconque du salaire du travail. Il n’existe pas d’autre fonds d’où le travailleur, en tant que travailleur, puisse tirer un seul shelling. Il s’ensuit donc, que la moyenne des salaires, ou portion du capital national consacrée au paiement du travail, qui échoit à chaque travailleur doit entièrement dépendre de la somme totale comparée au nombre de ceux parmi lesquels il faut la diviser. » On pourrait prendre dans tous les économistes en renom de semblables citations.
  5. Nous parlons du travail dépensé en production ; pour plus de simplicité, il vaut mieux ne s’occuper que de celui-là. Toute question que pourrait se faire le lecteur sur le salaire du travail improductif, doit donc être ajournée.