Progrès et Pauvreté/Livre 10

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Traduction par P. L. Le Monnier.
Guillaumin et Cie (p. 448-525).

LIVRE X

LA LOI DU PROGRÈS HUMAIN


Que ce qui est sombre en moi
S’illumine ; que ce qui est abattu soit élevé et soutenu ;
Afin qu’au sommet de cette grande discussion
Je puisse affirmer la Providence éternelle
Et justifier auprès des hommes les voies de Dieu.

Milton.

CHAPITRE PREMIER.

LA THÉORIE COURANTE DU PROGRÈS HUMAIN. SON INSUFFISANCE.

Si les conclusions auxquelles nous sommes arrivés sont justes, elles doivent être comprises dans une généralisation plus large.

Recommençons donc notre enquête en partant d’un point de vue plus élevé, d’où nous pouvons embrasser un horizon plus vaste.

Quelle est la loi du progrès humain ?

Si je n’avais pas le désir de compléter ce que j’ai dit auparavant, voilà une question que j’hésiterais à résoudre dans l’espace limité que je puis maintenant y consacrer, car elle implique, directement ou indirectement, quelques-uns des problèmes les plus élevés auxquels l’homme puisse s’attaquer. Mais il y a une question qui se présente d’elle-même. Les conclusions que nous avons formulées sont-elles oui ou non d’accord avec la grande loi qui gouverne le développement humain ?

Quelle est cette loi ? Nous devons trouver la réponse à notre question ; car la philosophie courante, bien qu’elle reconnaisse nettement l’existence d’une telle loi, n’en donne pas plus un exposé satisfaisant que l’économie politique courante n’explique la persistance de la misère au milieu de l’accroissement de richesse.

Autant que possible tenons-nous en au terrain ferme des faits. Il n’est pas nécessaire de chercher si l’homme est ou n’est pas graduellement sorti d’un animal. Quelque intime que soit le lien entre les questions qui s’occupent de l’homme tel que nous le connaissons, et les questions qui traitent de sa genèse, ce sont seulement les premières qui peuvent jeter de la lumière sur les dernières. L’induction ne peut pas procéder de l’inconnu au connu. C’est seulement des faits que nous percevons que nous pouvons inférer qu’est-ce qui a précédé la perception.

Quelle que soit l’origine de l’homme, tout ce que nous savons de lui a rapport à son état actuel d’homme. Nous ne pouvons trouver sa trace ni son souvenir dans une condition plus basse que celle des sauvages d’aujourd’hui. Quel que soit le pont qu’il a dû traverser pour franchir l’abîme qui le sépare maintenant de la brute, il n’en reste aucun vestige. Entre les sauvages les plus bas que nous connaissons, et les animaux les plus élevés, il y a une différence non seulement de degré, mais d’espèce. Les animaux inférieurs accomplissent des actes, manifestent des émotions semblables à ceux des hommes ; mais l’homme, quelque bas que soit sa place dans l’échelle de l’humanité, n’a jamais encore été trouvé dépourvu d’une chose dont les animaux ne montrent pas la moindre trace, — d’une chose nettement reconnaissable bien que presque indéfinissable, — de la faculté d’amélioration, qui fait de lui l’animal progressiste.

Le castor construit une digue, l’oiseau un nid et l’abeille une cellule ; mais la digue du castor, le nid de l’oiseau et la cellule de l’abeille sont toujours construits sur le même modèle, tandis que la maison de l’homme passe de la hutte grossière de feuillages et de branches, à la magnifique demeure satisfaisant toutes les exigences actuelles. Le chien peut jusqu’à un certain point lier la cause à l’effet, et on peut lui enseigner quelques tours ; mais sous ce rapport, ses capacités n’ont en rien augmenté, depuis les siècles qu’il est l’associé de l’homme inventant et améliorant ; et le chien de la civilisation n’est en rien plus accompli ou plus intelligent que le chien du sauvage errant. Nous ne connaissons aucun animal qui se serve de vêtements, qui cuise sa nourriture, qui se fasse des outils ou des armes, qui élève les autres animaux qu’il désire manger, ou qui ait un langage articulé. Tandis qu’on n’a pas encore trouvé, ou entendu parler, sauf dans la fable, d’hommes n’ayant pas fait toutes ces choses. C’est-à-dire que l’homme, partout où nous le connaissons, manifeste son pouvoir d’ajouter à ce que la nature a fait pour lui, ce qu’il fait pour lui-même ; et de fait, les facultés physiques de l’homme sont si inférieures, que dans aucune partie du monde, sauf peut-être dans quelques petites îles du Pacifique, il ne pourrait se maintenir s’il n’avait pas cette faculté.

Partout et dans tous les temps l’homme manifeste cette faculté, partout et dans tous les temps dont nous avons con naissance, il en fait usage. Mais cet usage varie beaucoup en degré. Entre le canot grossier et le bateau à vapeur, entre le boomrang et le fusil à répétition, entre l’idole de bois grossièrement taillée et le marbre vivant de l’art grec, entre les con naissances du sauvage et la science moderne, entre l’Indien sauvage et le colon blanc, entre la femme hottentote et la belle des sociétés policées, il y a une énorme différence.

Les différents degrés auxquels cette faculté est employée, ne peuvent être attribués à des différences de capacité originelle les peuples les plus civilisés aujourd’hui étaient des sauvages dans les temps historiques, et nous trouvons les plus grandes différences entre les peuples de même famille. On ne peut pas non plus attribuer entièrement ces différences au milieu physique, — les berceaux de la science et des arts sont aujourd’hui, dans beaucoup de cas, occupés par des barbares, et en peu d’an nées de grandes villes s’élèvent sur les terrains de chasse de tribus sauvages. Toutes ces différences sont évidemment liées au développement social. En dehors peut-être des rudiments mêmes de la civilisation, l’homme ne peut se développer que s’il vit avec ses semblables. Donc, nous résumons sous le terme de civilisation toutes ces améliorations dans les facultés et la condition de l’homme. Les hommes avancent quand ils deviennent civilisés, ou apprennent à coopérer en société. Quelle est la loi de ce progrès ? Par quel principe commun pouvons — nous expliquer les différents degrés de civilisation où sont arrivées différentes communautés ? En quoi consistent essentiellement les progrès de la civilisation, de façon à ce que nous puissions dire des différents arrangements sociaux, ceux là favorisent ces progrès, et ceux-là ne les favorisent pas ; ou expliquer pourquoi une institution ou une condition qui, pendant un temps, fera avancer la civilisation, pourra, à une autre époque la retarder ?

On croit généralement aujourd’hui que le progrès de la civilisation est un développement ou une évolution, dans le cours duquel les facultés de l’homme sont augmentées et ses qualités améliorées par l’opération de causes similaires à celles qu’on cite pour expliquer la genèse des espèces, c’est-à-dire la survivance du plus fort, et la transmission des qualités acquises.

Que la civilisation soit une évolution — c’est-à-dire suivant les paroles d’Herbert Spencer, un progrès d’une homogénéité indéfinie, incohérente, à une hétérogénéité définie, cohérente cela ne fait pas de doute ; mais cela n’explique pas ou n’identifie pas les causes qui l’avancent ou la retardent. Jusqu’à quel point la grande généralisation de Spencer, qui cherche à expliquer tous les phénomènes avec les termes de matière et de force, peut-elle ; bien comprise, renfermer toutes ces causes, je suis incapable de le dire ; mais, telle qu’elle est scientifiquement exposée, la philosophie de l’évolution, ou bien n’a pas encore abordé nettement cette question, ou bien a donné naissance, ou plutôt a donné de la cohérence, à une opinion qui n’est pas d’accord avec les faits.

L’explication vulgaire du progrès est, je crois, assez semblable à l’idée naturellement conçue par le faiseur d’argent, des causes de la distribution inégale de richesse. Sa théorie, s’il en a une, est que l’argent est abondamment produit par ceux qui en ont la volonté et la capacité, et que c’est l’ignorance, la paresse, ou la prodigalité qui font la différence entre le riche et le pauvre. De même, l’explication courante des différences de civilisation fait appel aux différences de capacité. Les races civilisées sont les races supérieures, et le progrès de la civilisation est en raison de cette supériorité ; de même, dans l’opinion du peuple anglais, les victoires anglaises étaient dues à la supériorité naturelle des Anglais sur les Français mangeurs de grenouilles ; de même, jusqu’à ces derniers temps, dans l’opinion du peuple américain, le gouvernement populaire, l’activité d’invention, la grande moyenne de confort, étaient dus à la plus grande « activité de la nation Yankee. »

Et, de même que les doctrines économico-politiques, que nous avons réfutées au commencement, s’harmonisaient avec l’opinion commune des hommes qui voient les capitalistes payant les salaires, et la compétition réduisant les salaires ; de même que la théorie de Malthus s’harmonise avec les préjugés existant chez le riche comme chez le pauvre ; de même l’explication du progrès par une amélioration graduelle d’une race s’harmonise avec l’opinion vulgaire qui explique par des différences de race les différences de civilisation. Elle a donné de la cohérence, a formulé scientifiquement les opinions qui existaient auparavant. Sa propagation merveilleuse, depuis le temps où Darwin pour première fois alarma le monde avec son Origine des Espèces, n’a pas tant été une conquête qu’une assimilation.

L’opinion qui domine aujourd’hui le monde de la pensée est celle-ci : la lutte pour l’existence, en proportion de son intensité, force les hommes à de nouveaux efforts, à de nouvelles inventions ; le progrès et la faculté de progresser sont fixés par la transmission héréditaire, et augmentés par la tendance de l’individu le mieux adapté aux circonstances, ou de l’individu le mieux amélioré, à survivre et à se propager parmi les individus, et par la tendance de la tribu, de la nation, ou de la race la mieux adaptée ou la mieux améliorée, à survivre dans la lutte entre les sociétés. Les différences entre l’homme et les animaux, et les différences dans les progrès relatifs des hommes sont aujourd’hui expliquées par cette théorie avec autant d’assurance, et presque aussi généralement, qu’on les expliquait autrefois par la théorie d’une création spéciale et d’une intervention divine. Le résultat pratique de cette théorie est une sorte de fatalisme plein d’espérances, dont la littérature courante’est pleine[1]. D’après cette opinion, le progrès est le résultat de forces qui travaillent lentement, constamment, impitoyablement, à l’élévation de l’homme. La guerre, l’esclavage, la tyrannie, la superstition, la famine, la peste, la misère qui corrompent la civilisation moderne, sont les causes impulsives qui mènent l’homme plus loin, en éliminant les types inférieurs et en conservant les supérieurs ; et la transmission héréditaire est la force par laquelle sont fixés les progrès, et les progrès passés préparent la voie à de nouveaux progrès. L’individu est le résultat de changements imprimés sur une longue série d’individus passés et perpétués par eux, et l’organisation sociale reçoit sa forme des individus dont elle est composée. Ainsi, pendant que cette théorie est, comme le dit Herbert Spencer[2] « radicale à un degré dépassant tout ce qu’a conçu le radicalisme courant, » tant qu’elle concerne les changements dans la nature même de l’homme ; elle est en même temps « conservatrice à un degré dépassant tout ce qu’a conçu l’esprit conservateur ordinaire, » en ce qu’elle affirme qu’aucun changement ne peut se produire, sauf ces changements lents, dans les natures des hommes. Les philosophes peuvent enseigner que cette doctrine n’affaiblit pas le devoir d’essayer de réformer les abus, comme les théologiens qui prêchent la prédestination insistent sur le devoir de tous de lutter pour le salut ; mais telle qu’elle est comprise en général, elle a pour résultat le fatalisme « agissons comme nous le pouvons, les moulins des dieux tournent sans tenir compte de notre aide ou de notre résistance. » Je ne fais allusion à ceci que pour donner un exemple de ce que je crois être l’opinion qui se répand aujourd’hui et envahit la pensée générale ; et afin que, dans la recherche de la vérité, on ne permette à aucun de ses effets d’influencer l’esprit. Voilà donc ce que je crois être l’opinion courante sur la civilisation : elle est le résultat de forces, opérant de la manière indiquée, qui changent lentement le caractère, améliorent et élèvent les facultés de l’homme ; la différence entre l’homme civilisé et le sauvage est produite par une longue éducation de la race, qui s’est définitivement fixée dans l’organisation mentale ; et ce progrès tend à augmenter et à produire une civilisation de plus en plus haute. Nous avons atteint un point tel, que le progrès nous semble tout naturel, et que nous regardons en ayant avec confiance les progrès plus grands de la génération à venir, — quelques-uns d’entre nous croyant même que le progrès de la science donnera finalement à l’homme l’immortalité, et lui permettra de faire le tour des planètes et des étoiles fixes, et de fabriquer à la fin pour lui même des soleils et des systèmes[3].

Mais, sans s’élever jusqu’aux étoiles, du moment que cette théorie du progrès, qui nous semble si naturelle, à nous qui sommes dans une civilisation avançant, est mise en face du monde entier, elle se heurte contre un fait considérable, contre les civilisations fixes, pétrifiées. Aujourd’hui, la majorité de la race humaine n’a aucune idée du progrès ; la majorité de la race humaine regarde (comme le faisaient encore, il y a quelques générations, nos ancêtres) le passé comme le temps de la perfection humaine. La différence entre le sauvage et l’homme civilisé peut être expliquée d’après la théorie courante en disant que le premier est encore si imparfaitement développé que ce progrès est encore à peine apparent : mais comment, avec la théorie que le progrès humain est le résultat de l’ouvre des causes générales et continues, pouvons-nous expliquer les civilisations qui ont avancé jusqu’à un certain point, puis se sont arrêtées ? On ne peut pas dire de l’Hindou et du Chinois, comme du sauvage, que notre supériorité est le résultat d’une éducation plus longue ; que nous sommes les hommes faits de la nature, tandis qu’ils en sont les enfants. Les Hindous et les Chinois étaient des civilisés alors que nous étions des sauvages. Ils avaient de grandes cités, des gouvernements organisés et puissants, des littératures, des philosophies, des manières polies, un travail très divisé, un grand commerce, une industrie développée, alors que nos ancêtres n’étaient que des barbares errants, vivant dans des huttes et des tentes de peau, aussi peu avancés que les sauvages américains. Mais alors que nous avons progressé de cet état sauvage jusqu’à la civilisation du dix-neuvième siècle, ils sont restés stationnaires. Si le progrès est le résultat de lois fixes, inévitables et éternelles, qui poussent les hommes en avant, comment expliquerons-nous cet arrêt ?

Un des meilleurs interprètes populaires de la philosophie de l’évolution, Walter Bagehot ( Physics and Politics) admet la valeur de cette objection, et essaie d’y répondre comme il suit : la première chose nécessaire pour civiliser l’homme, c’est de l’apprivoiser ; de l’amener à vivre avec ses pareils, et soumis à la loi ; de la la formation d’un corps ou « gâteau » de lois et de coutumes, fortifié et étendu par la sélection naturelle, la tribu ou la nation ayant reconnu des obligations entre ses membres aura un avantage sur celles qui n’ont pas de lois. Ce corps de coutumes et de lois devient ensuite trop serré et trop dur pour permettre de nouveaux progrès, qui ne peuvent avoir lieu que si certaines circonstances font naître la discussion, et permettent ainsi la liberté et la mobilité nécessaires au progrès.

Cette explication qu’offre M. Bagehot avec une certaine hésitation, ne subsiste je crois qu’aux dépens de la théorie générale. Mais la chose ne vaut pas la peine d’être discutée, car cette explication va manifestement contre les faits.

Cette tendance à la pétrification dont parle M. Bagehot se serait manifestée à une période très primitive du développement, et presque tous les exemples qu’on en donne sont tirés de la vie sauvage ou à demi-sauvage. Au lieu de cela, ces civilisations arrêtées ont avancé pendant longtemps, avant leur arrêt. Il a dû exister un temps où elles étaient très avancées en comparaison de l’état sauvage, et où elles étaient encore plastiques, libres, et progressaient. Ces civilisations pétrifiées s’arrêtèrent à un point à peine inférieur, et souvent supérieur, à la civilisation européenne du seizième ou au moins du quinzième siècle. Jusqu’à ce point il y a donc dû avoir des discussions, on a dû saluer les nouveautés, déployer une activité mentale dans tous les sens. Ces pays ont eu des architectes qui ont porté l’art de la construction, nécessairement par une série d’innovations ou d’améliorations, à un point très élevé ; des constructeurs de navires qui par le même procédé, à la suite d’innovations successives, ont produit des vaisseaux aussi bons que les vaisseaux de guerre de Henri VIII ; des inventeurs qui se sont arrêtés sur la limite même de nos inventions les plus importantes, et qui peuvent même nous apprendre encore quelque chose ; des ingénieurs qui ont dirigé de grands travaux d’irrigation et construit des canaux navigables ; des écoles rivales de philosophie, et des idées religieuses en opposition les unes avec les autres. Une grande religion, ressemblant sous beaucoup de rapports au christianisme, est née dans l’Inde, a remplacé la vieille religion, a passé en Chine, débordant sur ce pays, puis a été remplacée à son tour dans son berceau, comme l’a été le christianisme. Il y avait donc là de la vie, et une vie active, et des innovations qui en engendraient d’autres, longtemps après que les hommes eussent appris à vivre ensemble. De plus, l’Inde et la Chine ont toutes les deux reçu l’infusion d’une vie nouvelle par des races conquérantes ayant des mœurs et des modes de pensée différents.

La civilisation la plus immobile que nous connaissions est celle de l’Égypte, où l’art lui-même avait fini par prendre une forme conventionnelle et inflexible. Mais nous savons qu’avant cette période d’immobilité il a dû y avoir une période d’activité et de vigueur, une civilisation fraîchement développée, et s’étendant, car autrement les arts et les sciences n’auraient jamais pu atteindre l’élévation où ils étaient arrivés. Et des fouilles re centes ont ramené à la lumière, outre l’Égypte que nous con naissions, une Égypte nouvelle, plus ancienne encore, avec des statues et des sculptures qui, au lieu du type rigide et consacré, rayonnent de vie et d’expression et qui, en montrant un art vivant, ardent, naturel, libre, sont les indices sûrs d’une vie active et progressive. Il doit en avoir été de même de toutes les civilisations aujourd’hui stationnaires.

Mais ce n’est pas seulement ces civilisations pétrifiées que n’explique pas la théorie courante du progrès. Non seulement les hommes se sont avancés jusqu’à un point donné dans la voie du progrès, puis se sont arrêtés ; mais les hommes ont été bien loin dans cette voie du progrès, puis ils ont retourné en arrière. Ce n’est pas seulement un cas isolé qui contredit ainsi la théorie, c’est la règle universelle. Chaque civilisation qu’a vu naître ce monde a eu sa période de croissance vigoureuse, puis sa période d’arrêt et de stagnation ; son déclin et sa chute. De toutes les civilisations qui sont nées, puis ont fleuri, il ne reste aujourd’hui que celles qui ont été arrêtées et la nôtre, qui n’est pas encore aussi vieille que l’étaient les pyramides quand Abraham les contemplait — puisque derrière les pyramides étaient vingt siècles historiques.

Que notre civilisation ait une base plus large, soit d’un type plus élevé, avance plus rapidement et plus loin que n’importe quelle autre civilisation précédente, cela est incontestablement vrai ; mais sous ce rapport elle est à peine plus en avance sur la civilisation gréco-romaine que ne l’était celle-ci sur la civilisation asiatique ; et si elle l’est, cela ne prouve rien quant à sa durée et à son progrès futur, à moins qu’on prouve qu’elle est supérieure sur les points qui ont causé la ruine finale de ses prédécesseurs. La théorie courante ne suppose pas cela.

En réalité rien n’explique moins les faits de l’histoire universelle que cette théorie qui fait de la civilisation le résultat de la sélection naturelle opérant pour améliorer et élever les facultés de l’homme ; car cela peut résulter de la balance inégale des forces impulsives et résistantes. Que la civilisation ait commencé en différents temps, en différents lieux, et ait progressé inégalement, cela n’est pas en contradiction avec cette théorie ; mais que le progrès partout commençant (car même parmi les tribus les plus inférieures on admet qu’il y a eu quelques progrès) n’ait été nulle part continu mais se soit partout arrêté ou ait rétrogradé, voilà qui est complètement en désaccord avec l’explication. Car si le progrès opère en fixant une amélioration dans la nature de l’homme, et en produisant ainsi un progrès subséquent, bien qu’il puisse y avoir une interruption accidentelle, cependant, la règle générale devrait être que le progrès est continu — que le progrès conduit au progrès, et qu’une civilisation amène une civilisation plus élevée.

Non seulement la règle générale, mais la règle universelle, est le contraire même de ceci. La terre est la tombe des empires morts, non moins que celle des hommes morts. Au lieu qu’un progrès conduise les hommes à des progrès plus grands, chaque civilisation qui, en son temps, a été vigoureuse et progressive comme la nôtre, en est arrivée à s’arrêter d’elle-même. Maintes et maintes fois déjà, l’art a décliné, la science a sombré, la puissance a faibli, la population est devenue plus rare, jus qu’à ce qu’un peuple ayant construit de grands temples et des cités puissantes, détourné des rivières et percé des montagnes, cultivé la terre comme un jardin, et introduit les raffinements les plus exquis dans les affaires minutieuses de la vie, ait décliné au point de n’être plus qu’une tribu barbare ayant même perdu la mémoire de ce qu’avaient fait ses ancêtres, et regardant les fragments, restes de leur grandeur, comme l’œuvre des génies, ou d’une race puissante d’avant le déluge. Cela est si vrai, que lorsque nous pensons au passé, cette décadence semble la loi inexorable à laquelle nous n’avons pas plus espoir d’échapper, que le jeune homme qui « sent la vie circuler dans tous ses membres, » ne peut espérer échapper à la dissolution qui est le destin commun de tous. « O Rome, cela aussi sera un jour ton destin ! » disait Scipion en pleurant sur les ruines de Carthage, et le tableau fait par Macaulay de l’habitant de la Nouvelle Zélande flânant sur une arche brisée du pont de Londres, fait appel à l’imagination de ceux mêmes qui voient des villes naître dans le désert, et qui aident à fonder de nouveaux empires. Et c’est ainsi que lorsque nous érigeons un monument public, nous faisons un trou dans la plus grande pierre d’angle et que nous y scellons soigneusement quelque souvenir de l’événement, en vue du temps où nos cuvres seront des ruines et où nous-mêmes aurons disparu.

Cette alternative de progrès et de décadence de la civilisation, cette rétrogression qui suit toujours la progression, est-elle ou n’est-elle pas le mouvement rhythmique d’une course ascendante (et je crois, bien que je ne veuille pas soulever la question, qu’il serait beaucoup plus difficile qu’on ne le suppose généralement, de prouver l’affirmative) cela n’a aucune importance ; car la théorie courante, dans l’un et l’autre cas, est réfutée. Des civilisations sont mortes sans laisser de trace, et des progrès péniblement faits ont été pour toujours perdus pour la race ; mais, même si l’on admettait que chaque progrès a rendu possible un nouveau progrès, et que chaque civilisation a passé la torche à une civilisation plus complète, la théorie qui fait avancer la civilisation par des changements opérés dans la nature de l’homme, n’expliquerait encore pas les faits ; car dans chaque cas, ce n’est pas la race instruite et modifiée héréditairement par la vieille civilisation qui en commence une nouvelle, mais bien une race fraîche sortant d’un niveau inférieur. Ce sont les barbares d’une époque qui sont les hommes civilisés d’une autre, et ont à leur tour des barbares pour successeurs. Car toujours les hommes placés sous les influences de la civilisation après s’être d’abord améliorés, ont ensuite dégénéré. L’homme civilisé d’aujourd’hui est immensément supérieur au non civilisé ; mais il en a toujours été de même, dans les époques de vigueur, pour l’homme civilisé des civilisations mortes. Les vices, les corruptions, l’énervement des civilisations, se sont toujours montrés, passé un certain point de progrès. Chaque, civilisation balayée par les barbares a péri en réalité, de sa décadence intérieure.

Ce fait universel, du moment qu’il est reconnu, détruit la théorie du progrès par transmission héréditaire. En regardant l’histoire du monde on voit que la ligne du plus grand progrès ne coïncide nulle part, au bout d’un certain temps, avec une ligne d’hérédité. En suivant une ligne particulière d’hérédité, la rétrogression semble toujours suivre le progrès.

Devons-nous dire qu’il y a une vie nationale ou de la race, comme il y a une vie individuelle que chaque aggrégat social a une certaine somme d’énergie qui une fois dépensée est suivie nécessairement de décadence. C’est là une vieille idée très répandue jadis, qui a encore beaucoup de partisans, et que l’on voit sans cesse percer maladroitement dans les écrits des interprètes de la philosophie de l’évolution. En réalité je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas l’exprimer avec les termes de matière et de mouvement de manière à en faire une généralisation dans le genre de celle de l’évolution. Car en considérant ses individus comme des atomes, la croissance de la société est « une intégration de matière accompagnée d’une dissipation de mouvement, pendant laquelle la matière passe d’une homogénéité indéfinie, incohérente, à une hétérogénéité définie, cohérente, et pendant laquelle aussi le mouvement retenu subit une transformation analogue[4]. » Et c’est ainsi qu’on peut établir une analogie entre la vie d’une société et la vie d’un système solaire en s’appuyant sur l’hypothèse nébulaire. De même que la chaleur et la lumière du soleil sont produites par l’aggrégation des atomes développant du mouvement, qui cesse finale ment quand les atomes arrivent à un état d’équilibre ou de repos, et qu’un état d’immobilité s’ensuit, lequel ne peut être rompu que par l’intervention de forces extérieures qui renversent le procédé de l’évolution, et produisent une intégration de mouvement et une dissipation de matière sous forme de gaz, pour développer à nouveau le mouvement par sa condensation ; de même on peut dire que l’aggrégation des individus dans une communauté développe une force qui produit la lumière et la chaleur de la civilisation ; mais quand ce mouvement cesse, et que les éléments composants, les individus, sont arrivés à un état d’équilibre, prenant leurs places fixes, la pétrification se produit, et la rupture de cet état, la diffusion causée par une incursion de barbares, est nécessaire pour que le mouvement recommence et produise une nouvelle civilisation.

Mais les analogies sont dangereuses. Elles déguisent souvent ou cachent la vérité. Et en général elles sont superficielles. Une communauté, puisque ses membres se reproduisent constamment avec toute la vigueur de l’enfance, ne peut pas de venir vieille, comme le fait l’homme, par le déclin de ses forces. Puisque sa force totale doit être la somme des forces des individus qui en sont les éléments composants, une communauté ne peut pas perdre sa force vitale à moins que les forces vitales de ses éléments ne soient affaiblies.

Cependant, dans l’analogie ordinaire qui rapproche la vie d’une nation de celle d’un individu, et dans celle que j’ai supposée, se cache l’admission d’une vérité évidente — les obstacles qui forcent à la fin le progrès à s’arrêter, sont élevés par la marche même du progrès ; ce qui a détruit toutes les civilisations antérieures, ce sont les conditions produites par le développement de la civilisation elle-même. Voilà la vérité qu’ignore la philosophie courante ; et cependant c’est une vérité évidente. Toute théorie de progrès humain, pour être sérieuse, doit en tenir compte.


CHAPITRE II.

DES DIFFÉRENCES DE CIVILISATION. LEURS CAUSES.

En essayant de découvrir la loi du progrès humain, la première chose à faire c’est de déterminer la nature essentielle de ces différences que nous appelons des différences de civilisation.

Nous avons déjà vu que la philosophie ordinaire qui attribue le progrès social à des changements opérés dans la nature de l’homme, ne s’accorde pas avec les faits historiques. Et nous pouvons également voir que les différences entre les communautés, considérées à différents degrés de civilisation, ne peuvent être attribuées à des différences innées entre les individus qui composent ces communautés. Il y a des différences naturelles, c’est vrai, la transmission héréditaire existe, c’est encore vrai ; mais on ne peut expliquer par elles les grandes différences qu’il y a entre les hommes dans des états différents de société. L’influence de l’hérédité à laquelle il est de mode d’attribuer tant de choses, n’est rien, comparée aux influences qui forment l’homme après son entrée dans le monde. Qu’est-ce qui se trans forme plus en habitude que le langage, qui non seulement de vient une contraction automatique des muscles, mais encore le médium de la pensée ? Qu’est-ce qui persiste plus longtemps et prouve plus rapidement une nationalité ? Et cependant nous ne sommes nés avec aucune pré-disposition pour une langue quel conque. Notre langue maternelle n’est notre langue maternelle que parce que nous l’avons apprise dans notre enfance. Un enfant, bien que ses ancêtres aient pensé et parlé dans une langue pendant de longues générations, apprendra avec autant de facilité n’importe quelle autre langue qu’on lui parlera. Et il en est de même des autres particularités nationales ou locales. Elles semblent être du ressort de l’éducation et de l’habitude, et non de la transmission. Les cas d’enfants blancs capturés très jeunes par les Indiens et élevés dans leurs wigwams le prouvent bien. Ils sont devenus de vrais Indiens. Et il doit en être de même, je crois, pour les enfants volés par les Bohémiens.

Si cela n’est pas aussi vrai d’enfants d’indiens ou d’autres races distinctes, enlevés par les blancs, cela vient je crois de ce que ces enfants n’ont jamais été complètement traités comme des enfants blancs. Un professeur ayant enseigné dans une école d’enfants de couleur m’a dit une fois que, jusqu’à l’âge de dix ou douze ans, ces enfants paraissaient réellement plus brillants, et apprenaient plus rapidement que les enfants blancs, mais qu’a près cet âge ils devenaient lourds et nonchalents. Il pensait que cela prouve une infériorité innée de race, et je le croyais comme lui à cette époque. Mais j’ai entendu ensuite un gentleman nègre très intelligent (l’évêque Hillery), faire incidemment une re marque qui me semble expliquer suffisamment le cas. « Nos enfants, » disait-il, « quand ils sont jeunes, sont aussi brillants que les enfants blancs et apprennent aussi vite. Mais aussitôt qu’ils deviennent assez grands pour apprécier leur situation pour comprendre qu’on les regarde comme appartenant à une race inférieure — et pour voir qu’ils ne peuvent pas espérer devenir autre chose que cuisiniers ou serviteurs, ils perdent leur ambition et cessent de travailler. » Et il aurait pu ajouter qu’étant les enfants de parents pauvres, peu cultivés et sans ambition, ils sont encouragés dans cette voie par les influences domestiques. Car je crois que l’observation prouve que, pendant la première partie de l’éducation, les enfants de parents ignorants sont tout aussi intelligents que les enfants de parents instruits mais que plus tard ce sont les enfants de parents instruits qui progressent et font des hommes et des femmes intelligents. La raison est facile à trouver. Pour les choses élémentaires qu’ils n’apprennent qu’à l’école, ils sont tous sur un pied d’égalité, mais quand les études deviennent plus complexes, l’enfant qui, à la maison, a l’habitude de parler un bon anglais, d’entendre une conversation intelligente, de trouver des livres, de faire des questions qui sont satisfaites, etc., a un avantage indiscutable.

On peut voir la même chose plus tard dans la vie. Prenez un homme qui s’est élevé par lui-même hors des rangs des travailleurs ordinaires ; à mesure qu’il se trouve en contact avec des hommes cultivés et des hommes d’affaires, il devient plus intelligent et plus policé. Prenez deux frères, fils de parents pauvres, élevés dans la même maison, et de la même manière. L’un est placé dans un commerce grossier et ne s’élève jamais au-dessus de la nécessité de gagner sa vie par un rude travail journalier ; l’autre commence par vagabonder, puis reçoit un jour une impulsion qui l’engage dans une autre voie, et il finit par devenir un légiste, un marchand, ou un politicien. À quarante ou cinquante ans le contraste entre eux deux sera frappant, et l’observateur superficiel attribuera la différence aux dispositions naturelles plus élevées de l’un, qui lui ont permis de se pousser en avant. Mais on trouvera la même différence frappante entre les manières et l’intelligence de deux sœurs dont l’une, mariée a un homme pauvre, a une vie absorbée par les petits soins du ménage et dépourvue d’occasions de développe ment, et dont l’autre a épousé un homme dont la situation lui donne l’occasion de voir une société cultivée, et de développer son goût et son intelligence. On peut observer de la même manière la marche inverse. Le dicton : « Les mauvaises liaisons corrompent les bonnes manières » n’est que l’expression de la loi générale que le caractère de l’homme est profondément modifié par les circonstances et les influences extérieures. Je me rappelle avoir vu une fois dans un port du Brésil un nègre habillé avec la prétention évidente d’être à la dernière mode, mais qui n’avait ni bas ni souliers. Un des matelots avec qui j’étais, et qui avait passé plusieurs années à faire la traite des esclaves, avait pour théorie que le nègre n’est pas un homme mais une sorte de singe, et il montrait le nègre habillé comme preuve de sa théorie, soutenant qu’il n’est pas naturel à un nègre de porter des souliers et qu’à l’état sauvage il ne porte rait aucun vêtement. Mais j’appris après qu’il était de mode ici qu’un nègre ne portât pas de souliers, comme il est de mode en Angleterre qu’un sommelier correctement habillé ne porte pas de bijoux (malgré cela j’ai vu depuis des blancs, libres de s’habiller comme ils l’entendaient, se conduire avec autant de sans-gêne que l’esclave brésilien). Bien des faits cités pour prouver la transmission héréditaire n’ont en réalité pas plus de valeur que celui avancé par le matelot darwiniste.

On dit, par exemple, pour prouver la transmission héréditaire, qu’un grand nombre de criminels et de pauvres de New York descendent de familles, pauvres depuis plusieurs générations. Mais cela ne prouve rien de semblable quand on explique mieux les faits. Les pauvres élèveront des pauvres, même si les enfants ne sont pas les leurs, de même que le contact des criminels fera des criminels d’enfants nés de parents vertueux.

Apprendre à compter sur la charité, c’est nécessairement perdre le respect de soi-même et l’indépendance qui font qu’on a con fiance en soi quand la lutte est dure. Cela est si vrai que la charité, c’est bien connu, a pour effet d’augmenter la demande de charité, et qu’on peut se demander si la charité publique et les aumônes privées ne font pas, sous ce rapport, autant de mal que de bien. Il en est de même de la disposition qu’ont les enfants à montrer les mêmes sentiments, goûts, préjugés ou ta lents que leurs parents. Ils prennent ces dispositions, comme ils s’imprègnent des habitudes de leurs compagnons habituels. Et l’exception confirme la règle comme le prouvent les dégoûts et les antipathies.

Il y a encore une influence cachée à laquelle, je crois, on doit attribuer bien des choses qu’on attribue ordinairement à l’atavisme, influence semblable à celle qui fait que l’enfant qui lit un roman d’aventure, désire être pirate. J’ai connu un homme dans les veines duquel coulait le sang de chefs indiens. Il avait l’habitude de me raconter les traditions transmises par son grand-père et m’aidait à comprendre ce qui est difficile à concevoir pour un blanc – les habitudes de pensée d’un Indien, la soif de sang de l’Indien, patient mais ardent, sur le sentier de la guerre, la force d’âme déployée par l’Indien attaché au poteau du supplice. À la manière dont il appuyait sur tout cela j’étais certain que dans certaines circonstances, cet homme parfaitement élevé et civilisé, aurait pu accomplir des choses qu’on aurait attribué à son sang d’indien ; tandis qu’en réalité l’influence de son imagination, s’échauffant au récit des actions de ses ancêtres, aurait parfaitement suffi à les expliquer[5].

Dans n’importe quelle grande communauté, nous pouvons observer entre les classes et les groupes, des différences du même genre que celles qui existent entre les communautés que nous considérons comme différant en civilisation différences de savoir, de coutumes, de goûts, de langage — qui dans leurs extrêmes, se montrent entre des gens d’une même race, vivant dans le même pays, différences parfois aussi grandes que celles qui existent entre des communautés civilisées et sauvages. De même que dans les communautés existant simultanément aujourd’hui on peut trouver tous les degrés de développement social, de même dans un même pays, dans une même ville, on peut trouver, vivant côte à côte, des groupes montrant de semblables différences. Dans des pays comme l’Allemagne et l’Angleterre, des enfants de même race nés et élevés au même endroit grandiront parlant différemment, ayant des croyances diverses suivant des coutumes différentes, montrant des goûts différents ; et même aux États-Unis, quoique à un moindre degré, on trouve des différences du même genre entre différents cercles ou groupes. Mais ces différences ne sont certainement pas innées. Aucun enfant ne naît méthodiste ou catholique, prononçant ou ne prononçant pas la lettre h. Toutes ces différences qui distinguent différents groupes viennent de l’association avec ces groupes.

Les Janissaires étaient recrutés parmi de jeunes enfants nés de parents chrétiens et enlevés dans un âge tendre ; et cependant ils n’en étaient pas moins de fanatiques musulmans et n’en montraient pas moins tous les traits des Turcs ; les Jésuites et d’autres ordres font preuve d’un caractère distinct, qui n’est certainement pas perpétué par la transmission héréditaire ; et même des associations comme des écoles, des régiments, dont les éléments ne demeurent que peu de temps et changent constamment, montrent des traits caractéristiques, qui sont les résultats d’impressions mentales perpétuées par l’association..

C’est ce corps de traditions, de croyances, de coutumes, de lois, d’habitudes et d’associations, qui se forme dans chaque communauté, et qui environne chaque individu – « cet envi ronnant super-organique » — comme l’appelle Herbert Spencer, qui, tel que je le conçois, est le grand élément déterminant du caractère national. C’est lui, plus que la transmission héréditaire, qui fait que l’Anglais diffère du Français, l’Allemand de l’Italien, l’Américain du Chinois, et l’homme civilisé de l’homme sauvage. C’est par lui que le caractère national est conservé, étendu ou altéré.

Dans de certaines limites (ou, si vous l’aimez mieux, sans limites en elle-même), la transmission héréditaire peut développer ou altérer des qualités, mais cela est plus vrai au point de vue physique qu’au point de vue mental, et plus vrai des animaux que de l’homme physique. Des déductions tirées de l’élevage des pigeons et du bétail ne peuvent s’appliquer à l’homme, et la raison en est claire. La vie de l’homme, même dans l’état le plus primitif, est infiniment plus complexe. Il est constamment soumis à un nombre infiniment plus grand d’influences, au milieu desquelles l’influence de l’hérédité se fait de moins en moins prépondérante. Une race d’hommes ne manifestant pas une activité mentale plus grande que celle des animaux — d’hommes ne faisant que manger, boire, dormir et se propager — pourrait, je n’en doute pas, à la suite de soins et d’une sélection dans les mariages, et avec le temps, montrer une aussi grande diversité de formes et de caractères qu’en ont produits dans les animaux domestiques des moyens similaires. Mais de tels hommes n’existent pas ; et dans les hommes tels qu’ils sont, les influences mentales, agissant par l’esprit sur le corps, contrarieraient sans cesse le procédé. Vous ne pouvez engraisser un homme dont l’esprit est actif en l’enfermant et en le nourrissant, comme vous engraisseriez un porc. Selon toutes les probabilités, les hommes sont sur la terre depuis plus longtemps que beaucoup d’espèces d’animaux. Ils ont été séparés les uns des autres par des différences de climat qui produisent les différences les plus marquées entre les animaux, et cependant les différences physiques entre les différentes races d’hommes sont à peine plus grandes que la différence qu’il y a entre les chevaux noirs et les chevaux blancs elles ne sont certainement pas aussi grandes que celles qu’il y a entre certains chiens, par exemple entre les différentes variétés de terriers ou d’épagneuls. Et même ces différences physiques entre les races d’hommes n’ont été produites, disent ceux qui les attribuent à la sélection naturelle et à la transmission héréditaire, que lorsque l’homme se rapprochait plus de l’animal, c’est-à-dire lorsque son intelligence était moins développée.

Et si cela est vrai de la constitution physique de l’homme, combien cela ne doit-il pas être plus vrai encore de sa constitution mentale ? Toutes les parties de notre corps, nous les apportons avec nous dans le monde ; mais l’esprit se développe après notre naissance.

Il y a pour chaque organisme un point de son développement où l’on ne peut dire que par ce qui l’environne, s’il sera poisson, reptile, singe ou homme. Il en est de même pour l’enfant nouveau-né ; l’esprit qui n’est pas encore éveillé à la conscience et à la force, sera-t-il anglais ou allemand, américain ou chinois, esprit d’un homme civilisé ou d’un sauvage, cela dépend entièrement du milieu social dans lequel il est placé.

Prenez un nombre d’enfants nés de parents très civilisés, et transportez-les dans un pays inhabité. Supposez qu’ils soient nourris par quelque moyen miraculeux jusqu’à l’âge où ils peuvent se tirer d’affaire, qu’aurez — vous ? Des sauvages plus ignorants que tous ceux que nous connaissons. Ils auront à dé couvrir le feu, à inventer les outils et les armes les plus rudimentaires, à former une langue. Ils auront à lutter pour arriver à posséder les connaissances très simples des races inférieures, et, comme l’enfant qui apprend à marcher, se heurteront et tomberont souvent en route. Avec le temps ils arriveront, je n’en doute pas, à les posséder, car la faculté d’atteindre ces connaissances existe à l’état latent dans l’esprit humain, de même que la faculté de marcher est latente dans la constitution physique de l’homme ; mais je ne crois pas qu’ils y arrivent mieux ou plus mal, plus vite ou plus lentement, que des enfants de parents barbares placés dans les mêmes conditions. Étant données même les aptitudes intellectuelles les plus remarquables qu’aient jamais manifestées les individus les plus exceptionnels, que pourrait être l’humanité si une génération était séparée de la suivante par un intervalle de temps même assez court. Un seul intervalle de ce genre réduirait l’humanité, non à la sauvagerie, mais à une condition telle, que la sauvagerie, comme nous la connaissons, semblerait la civilisation.

Et, inversement, supposez qu’on puisse, sans que les mères le sachent (car pour que l’expérience soit complète, ce serait là une condition nécessaire) substituer un nombre d’enfants sauvages à un nombre d’enfants civilisés, croyez — vous, qu’une fois grands, on s’apercevrait de la chose ? Quiconque a été mêlé à différents peuples et à différentes classes, répondra non, je pense. La grande leçon à tirer de cela, c’est que « la nature humaine est la nature humaine par tout le monde. » Et c’est une leçon qu’on peut apprendre dans une bibliothèque. Je ne parle pas tant des récits des voyageurs, car les histoires de sauvages écrites par des gens civilisés ressemblent souvent à celles que les sauvages pourraient écrire sur nous s’ils nous faisaient de rapides visites, et écrivaient des livres ensuite ; mais de ces mementos de la vie et de la pensée d’autres temps et d’autres peuples, qui, traduits en notre langage actuel, sont comme les reflets de nos propres vies et de nos propres pensées. Le senti ment qu’ils inspirent est celui de la similarité essentielle des hommes. « Voilà, » dit Emmanuel Deutsch, « voilà la fin de toute recherche historique ou artistique : Ils étaient semblables à ce que nous sommes. »

Il y a un peuple qu’on trouve dans toutes les parties du monde et qui fournit un exemple des particularités dues à la transmission héréditaire, et des particularités dues à la transmission par association. Les Juifs ont conservé la pureté de leur sang plus scrupuleusement et pendant plus longtemps qu’aucune race européenne ; et cependant je suis porté à croire qu’on ne peut attribuer à cette pureté du sang que leur physionomie, qui est beaucoup moins marquée qu’on ne le suppose ordinairement, comme le verra quiconque prendra la peine de les observer. Bien qu’ils se soient toujours mariés entre eux, les Juifs ont partout été modifiés par le milieu où ils se trouvaient, les Juifs anglais, russes, polonais, allemands, orientaux différant au tant entre eux, sous beaucoup de rapports, que les individus de ces différents peuples. Cependant ils ont quelque chose de commun, et ont partout conservé leur individualité. Il y a à cela une raison évidente. C’est la religion hébraïque — et certaine ment la religion n’est pas transmise par la génération, mais par l’association — qui a partout conservé aux Hébreux leur caractère distinctif. Cette religion de laquelle les enfants tiennent, non pas comme ils tiennent leurs caractéristiques physiques, mais par les préceptes et l’association, est non seulement exclusive dans ses enseignements, mais a produit, en engendrant le soupçon et la haine, une puissante pression extérieure qui, plus encore que ses préceptes, a partout réussi à constituer une communauté juive dans la communauté générale. C’est ainsi qu’a été formé et conservé un certain milieu particulier qui leur a donné un caractère distinctif. Les mariages entre Juifs ont été l’effet et non la cause de ceci. Ce que la persécution, qui hésitait à enlever les enfants Juifs à leurs parents et à les placer dans un autre milieu, n’a pu accomplir, la diminution d’intensité des croyances religieuses l’accomplira, comme on le voit déjà aux États-Unis, où la distinction entre Juifs et Gentils s’efface rapidement.

Et il me semble que l’influence de ce milieu social explique ce qu’on prend souvent pour une preuve des différences de race — la difficulté qu’éprouvent les races peu civilisées à recevoir une civilisation plus développée, et la manière dont quelques unes se fondent devant elle. Tant qu’un milieu social persiste, ceux qui y sont soumis peuvent difficilement ou ne peuvent pas en accepter un autre.

Le caractère chinois est un caractère fixe comme il y en a peu. Cependant les Chinois en Californie prennent aux Américains leur manière de travailler, de commercer, d’employer des ma chines, etc., avec une facilité qui prouve qu’ils ne manquent ni de souplesse, ni de capacités naturelles. S’ils ne changent pas sous d’autres rapports, c’est que le milieu chinois persiste et les entoure encore. Venant de la Chine, ils aspirent à y retourner et vivent là dans une petite Chine qu’ils se sont créée, comme les Anglais dans l’Inde se sont faits une petite Angleterre. Non seulement nous cherchons naturellement à nous associer à ceux qui partagent nos particularités, ce qui fait qu’un langage, une religion, des mœurs, tendent à persister là où les individus ne sont pas absolument isolés ; mais ces différences provoquent une pression extérieure qui pousse à s’associer ainsi.

Ces principes évidents expliquent pleinement tous les phénomènes qui se produisent quand deux civilisations parvenues à des degrés différents se rencontrent. Par exemple, comme l’a prouvé la philologie comparée, l’Hindou est de la même race que l’Anglais son conquérant, et des exemples individuels ont montré que s’il pouvait être placé complètement et exclusive ment dans un milieu anglais (ce qui ne pourrait avoir lieu, ainsi que je l’ai déjà dit, qu’en plaçant des enfants dans des familles anglaises de façon à ce que ni eux quand ils grandissent, ni ceux qui les entourent, n’aient conscience de quelque distinction) une seule génération suffirait pour implanter complètement chez lui la civilisation européenne. Mais le progrès des idées et des habitudes anglaises dans l’Inde doit être nécessairement très lent parce qu’elles ont à lutter constamment contre un tissu d’idées et d’habitudes perpétuées à travers une immense population, et intimement liées à chaque acte de la vie.

M. Bagehot (Physics and Politics) essaie d’expliquer pour quoi les barbares disparaissent devant notre civilisation, alors qu’ils résistaient aux civilisations anciennes, en supposant que les progrès de la civilisation nous ont donné des constitutions physiques plus résistantes. Après avoir fait allusion à ce fait que dans les écrivains classiques on ne trouve aucune plainte à propos des barbares, mais que partout le barbare supportait le contact du Romain, et que le Romain s’alliait lui-même au barbare, il dit :

« Dans la première année de l’ère chrétienne les sauvages ressemblaient beaucoup à ce qu’ils étaient au xviiie siècle ; et s’ils ont résisté au contact des anciens civilisés et s’ils ne peu vent nous résister, c’est probablement que notre race est plus résistante que l’ancienne ; car nous avons à supporter et devons supporter des maux plus grands que ceux que les anciens portaient avec eux. Nous pouvons peut-être nous servir du sauvage immuable pour mesurer la vigueur de constitution de ceux avec lesquels il est mis en contact. »

M. Bagehot n’essaie pas d’expliquer pourquoi, il y a dix-huit siècles, la civilisation ne donnait pas comme aujourd’hui à ses enfants un avantage relatif sur les barbares. Mais il est inutile de pousser plus loin l’enquête à ce propos, ni de faire remarquer que rien ne prouve que la constitution humaine ait été améliorée en quoi que ce soit. Pour quiconque a vu de quelle manière notre civilisation affecte les races inférieures, l’explication apparaîtra plus simple, mais moins flatteuse.

Ce n’est pas parce que nos constitutions sont plus résistantes que celles des sauvages que les maladies, qui ne sont pas nuisibles pour nous, sont pour eux des causes de mort certaine. C’est que nous connaissons et avons les moyens de soigner ces maladies, tandis qu’ils n’ont ni la science, ni les moyens. Les mêmes maladies, que l’écume de la civilisation qui flotte à ses limites, inocule au sauvage, seraient aussi nuisibles aux hommes civilisés, s’ils ne savaient rien de mieux pour les traiter que de les laisser se passer, qu’elles le sont pour le sauvage qui, dans son ignorance n’a qu’à les laisser passer ; et de fait, elles nous ont été aussi nuisibles tant que nous n’avons pas su les traiter. De plus l’effet du choc de la civilisation contre la barbarie est d’affaiblir la puissance du sauvage sans le mettre dans les conditions qui donnent de la force à l’homme civilisé. Pendant que ses habitudes et ses mœurs tendent encore à persister, et persistent aussi longtemps que possible, les conditions auxquelles elles étaient adaptées sont forcément changées. Il est comme un chasseur dans un pays dépouillé de gibier ; comme un guerrier privé de ses armes et appelé à plaider sur des questions de droit. Il ne se trouve pas seulement placé entre deux civilisations, mais, comme le dit M. Bagehot à propos des métis européens dans l’Inde, entre deux morales, et il apprend les vices de la civilisation sans en connaître les vertus. Il perd ses moyens accoutumés de subsistance, il perd le respect de lui-même, et toute moralité ; il se dégrade et disparaît. Les misérables créatures qu’on voit errant autour des villes frontières ou des stations de chemin de fer, prêtes à demander, à voler, à entre prendre le commerce le plus bas, ne sont pas les vrais représentants des Indiens tels qu’ils étaient avant que les blancs les eussent chassés de leurs terrains de chasse. Ils ont perdu la force et les vertus de leur ancienne condition, sans gagner celles d’une condition plus haute. De fait, la civilisation qui repousse l’homme rouge ne fait preuve d’aucune vertu. Pour l’Anglo-Saxon de la frontière, l’aborigène n’a aucun droit que le blanc soit tenu de respecter. L’Indien est appauvri, méconnu, trompé, maltraité. Il disparaît, comme nous disparaîtrions dans des conditions semblables. Il s’évanouit devant la civilisation comme les Bretons devenus romains s’évanouissaient devant la barbarie des Saxons.

La vraie raison pour laquelle on ne trouve dans les écrivains classiques aucune plainte contre les barbares, et pour laquelle, au contraire, la civilisation romaine s’assimila la barbarie au lieu de la détruire, doit être, je crois, cherchée non seulement dans ce fait que la civilisation ancienne était moins loin de la barbarie qu’elle rencontrait, mais encore dans ce fait qu’elle était moins étendue que ne l’est la nôtre. Elle était portée en avant non par une armée de colons, mais par la conquête qui réduisait simplement la nouvelle province à la soumission, et lui laissait le plus souvent son organisation sociale et politique, de sorte que l’assimilation se faisait peu à peu sans brisement. C’est un peu de cette manière que la civilisation du Japon semble aujourd’hui se fondre dans la civilisation européenne.

En Amérique, l’Anglo-Saxon a exterminé l’Indien au lieu de le civiliser, simplement parce qu’il n’a pas transporté l’Indien dans son milieu, ou parce que le contact du blanc n’avait rien qui pût engager l’Indien ou lui permît de changer assez rapidement sa manière de penser et ses meurs, pour se faire aux nouvelles conditions créées par la proximité de nouveaux et puissants voisins. Aucun obstacle inné n’empêche ces races non civilisées de recevoir notre civilisation, des exemples individuels l’ont prouvé maintes fois. Et de même, les Jésuites au Paraguay, les Franciscains en Californie, et les missionnaires protestants dans quelques îles du Pacifique, l’ont encore prouvé, tant que leurs expériences ont été permises.

La supposition d’une amélioration physique de la race dans un temps quelconque de notre connaissance ne repose sur aucune preuve, et pour le temps dont parle M. Bagchot, elle est absolument contraire à la vérité. Nous savons par les statues classiques, par les fardeaux portés et par les marches faites par les soldats antiques, par les souvenirs des courses des exercices de gymnastique, que la race depuis deux mille ans ne s’est améliorée ni comme taille, ni comme force. Mais la supposition d’une amélioration mentale qu’on a présentée avec plus de confiance encore, et plus généralement, est encore plus absurde. La civilisation moderne peut — elle présenter comme poètes, artistes, architectes, philosophes, rhéteurs, hommes d’État ou soldats, des individus montrant des facultés mentales supérieures à celles des anciens ? Il est inutile de rappeler des noms ; tout écolier les sait. Quand nous cherchons des modèles ou des personnifications d’une grande puissance intellectuelle, c’est dans l’antiquité que nous les trouvons, et si, pour un moment, nous pouvons imaginer la possibilité de ce que soutient la plus vieille et la plus répandue des croyances cette croyance que Lessing déclarait être sous ce rapport la plus probablement vraie, bien qu’il l’acceptât en se plaçant au point de vue métaphysique — et supposer qu’Homère ou Virgile, Démosthène ou Cicéron, Alexandre, Annibal ou César, Platon ou Lucrèce, Euclide ou Aristote, rentrent dans la vie au dix-neuvième siècle, pouvons-nous croire qu’ils se montreraient en quelque chose inférieurs aux hommes d’aujourd’hui ? Et même si, depuis l’âge classique, nous prenons une période quelconque, fût-elle des plus sombres, n’y trouverons-nous pas des hommes qui, étant donnés les conditions et le degré de la science à leur époque, montrèrent des facultés mentales aussi développées que celles des hommes actuels ? Et parmi les races les moins avancées ne trouvons-nous pas aujourd’hui, partout où s’arrête notre attention, des hommes qui, dans les conditions où ils se trouvent, font preuve de qualités mentales aussi grandes que celles que peut montrer la civilisation ? Est-ce que l’invention des voies ferrées, venant à l’époque où elle a eu lieu, prouve une plus grande puissance d’invention que l’invention de la brouette, quand les brouettes n’existaient pas ? Nous, les enfants de la civilisation moderne, nous nous trouvons très élevés au-dessus de ceux qui nous ont précédés et au-dessus des races moins avancées, nos contemporaines. Mais c’est parce que nous sommes au sommet d’une pyramide, et non parce que nous sommes plus grands. Ce que les siècles ont fait pour nous, ce n’est pas d’accroître notre stature, mais d’élever un édifice sur lequel nous pouvons mettre les pieds.

Qu’il me soit permis de le répéter : je ne veux pas dire que tous les hommes possèdent les mêmes capacités, ou sont mentalement semblables, pas plus que je ne veux soutenir qu’ils sont physiquement pareils. Parmi les millions d’hommes qui ont passé sur la terre, il n’y en a probablement jamais eu deux physiquement ou mentalement identiques. Je ne veux pas dire non plus qu’il n’y a pas de différences aussi clairement marquées dans les familles d’esprits que de différences nettement marquées dans les races considérées au point de vue physique. Je ne nie pas l’influence de l’hérédité pour la transmission de particularités intellectuelles comme pour celle des particularités corporelles. Mais il y a néanmoins, à mon avis, une mesure commune, une symétrie naturelle de l’esprit comme du corps, vers laquelle tendent à revenir les déviations elles-mêmes. Les conditions dans lesquelles nous nous trouvons peuvent produire des difformités semblables à celles que produisent les Têtes Plates en comprimant la tête de leurs enfants, ou les Chinois en bandant les pieds de leurs filles. Mais de même que les enfants des Têtes-Plates continuent à naître avec des têtes ordinaire ment conformées, et les enfants Chinois avec des pieds ordinaires, de même la nature semble toujours revenir au type mental normal. Un enfant n’hérite pas plus de la science de son père qu’il n’hérite de son wil de verre ou de sa jambe artificielle ; l’enfant des parents les plus ignorants peut devenir un pionnier de la science, un des maîtres de la pensée humaine.

Mais voilà le grand fait qui nous concerne : les différences entre les individus des communautés à différents lieux, et à différentes époques, que nous appellons des différences de civilisation, ne sont pas des différences inhérentes aux individus, mais des différences inhérentes à la société ; elles ne résultent pas, comme le soutient Herbert Spencer, de différences dans les uni tés ; mais elles résultent des conditions où se trouvent ces unités dans la société. En résumé, je crois que l’explication des différences entre les communautés est celle-ci : chaque société, petite ou grande, se tresse naturellement à elle-même un tissu de con naissances, de croyances, de langage, de goûts, d’institutions et de lois. C’est dans ce tissu, filé par chaque société (ou plutôt dans ces tissus, car chaque communauté au-dessus des plus simples, est composée de petites sociétés qui s’enveloppent et s’entrelacent les unes les autres), c’est dans ce tissu que l’individu est reçu à sa naissance et qu’il vit jusqu’à sa mort. C’est entouré par lui que l’esprit se développe et reçoit son empreinte particulière. C’est de cette manière que les coutumes, les religions, les préjugés, les goûts, les langages, se forment et se perpétuent. C’est de cette façon que se transmettent l’habileté, la science, que les découvertes d’une époque deviennent le stock commun de l’époque suivante. Bien que ce soit la souvent un obstacle sérieux au progrès, c’est là aussi ce qui rend le progrès possible. C’est ce qui permet à n’importe quel écolier de notre temps d’apprendre en quelques heures, sur l’univers, plus que n’en savait Ptolémée ; ce qui place le savant le plus lourd bien au-dessus du niveau atteint par l’esprit gigantesque d’Aristote. Ce tissu est pour la race ce que la mémoire est pour l’individu. Nos arts merveilleux, notre science si étendue, nos inventions étonnantes, tout cela nous arrive par lui.

Le progrès humain avance à mesure que les pas en avant faits par une génération sont assurés, deviennent la propriété commune de la suivante, et le point de départ de nouveaux progrès.


CHAPITRE III.

LA LOI DU PROGRÈS HUMAIN.

Quelle est donc la loi du progrès humain, la loi d’après la quelle avancent les civilisations ?

Elle doit expliquer clairement, nettement, et non par des généralités vagues, ou des analogies superficielles, pourquoi, bien que l’humanité ait dû commencer à progresser, suivant toutes probabilités, avec les mêmes capacités et en même temps, il existe aujourd’hui de si grandes différences dans le développe ment social. Elle doit expliquer l’arrêt des civilisations, la décadence et la ruine des civilisations ; les faits généraux qui accompagnentla naissance d’une civilisation ; et la force de pétrification ou d’énervement qu’a toujours engendrée le progrès de la civilisation. Elle doit expliquer la rétrogression aussi bien que la progression ; les différences entre le caractère général des civilisations asiatiques et européennes ; la différence entre la civilisation classique et la civilisation moderne ; les différents degrés où arrive le progrès ; et ces éclats, ces élans, ces arrêts du progrès qui sont si marqués. Et c’est ainsi qu’elle doit nous montrer les conditions essentielles du progrès, et les arrangements sociaux qui l’avancent ou le retardent.

La loi n’est pas difficile à découvrir. Nous n’avons qu’à regarder pour la voir. Je ne prétends pas lui donner une précision scientifique, mais simplement la montrer.

Les stimulants au progrès sont les désirs inhérents a la nature humaine le désir de satisfaire les besoins de la nature animale, les besoins de la nature intellectuelle, les besoins de la nature sympathique ; le désir d’être, de connaître et de faire — désirs qui ne peuvent être satisfaits parce qu’ils croissent à mesure qu’on les nourrit.

L’esprit est l’instrument grâce auquel l’homme progresse, grâce auquel chaque progrès se trouve fixé pour servir de point de départ à de nouveaux progrès. Bien que l’homme ne puisse, par la réflexion, ajouter une coudée à sa taille, il peut, par la réflexion, étendre sa connaissance de l’univers, la puissance qu’il a sur lui, et cela presque à l’infini, d’après ce que nous pouvons juger. La courte durée de la vie humaine ne permet à l’individu que d’aller à une petite distance, mais bien que chaque génération ne puisse que peu de chose, cependant les générations se succédant en ajoutant toujours au gain des précédentes, peuvent graduellement élever l’état de l’humanité, comme le font les polypes du corail, élevant, génération après génération, un édifice qui monte graduellement du fond de la mer.

Les facultés mentales sont donc le moteur du progrès, et les hommes tendent à progresser en raison de la force intellectuelle dépensée dans la progression de la force consacrée à l’extension de la science, à l’amélioration des méthodes et des conditions sociales.

La puissance mentale est une quantité fixe, c’est-à-dire qu’il y a une limite au travail que peut accomplir un homme avec son esprit, comme il y en a une au travail qu’il peut faire avec son corps ; donc la force intellectuelle qui peut être consacrée au progrès est seulement celle qui reste après la dépense nécessaire pour des travaux n’ayant aucun rapport avec le progrès.

Ces travaux qui ne profitent pas au progrès peuvent être divisés en deux classes : les uns servent à l’entretien de l’existence, des conditions sociales, à la conservation des progrès déjà effectués ; les autres comprennent les luttes et les préparatifs qu’exige la guerre, et toutes les dépenses de force mentale, faites en cherchant à satisfaire son désir aux dépens des autres, et en résistant à des agressions du même genre.

Comparons la société à un bateau. Son progrès à travers la mer ne dépendra pas de l’exercice de son équipage, mais de l’effort fait pour le pousser en avant. Cet effort sera diminué par toute autre dépense de force, ou par toute dépense de force faite par l’équipage en se disputant ou en faisant aller le bateau dans tous les sens.

Comme à l’état solitaire l’homme applique toutes ses facultés à conserver son existence, et que la force intellectuelle ne se trouve libre de s’appliquer à des usages plus nobles que lorsque les hommes sont associés en communautés, qui permettent la division du travail et toutes les économies qui résultent de la coopération de tous les membres, l’association est la première condition essentielle du progrès. Le progrès ne devient possible que lorsque les hommes s’associent dans un but pacifique, et plus l’association est vaste et serrée, plus les améliorations sont faciles. Et comme la dépense inutile de puissance mentale qui se fait dans les conflits devient plus ou moins grande suivant que la loi morale qui accorde à chacun l’égalité des droits est ignorée ou reconnue, l’égalité ( ou la justice) est la seconde condition essentielle du progrès. Ainsi l’association dans l’égalité est la loi du progrès. L’association permet aux facultés mentales de s’appliquer au développement du progrès, et l’égalité (ou justice, ou liberté, car ces termes signifient ici la même chose, la reconnaissance de la loi morale) empêche que ces facultés se perdent dans des luttes sans fruit.

Voilà la loi du progrès qui expliquera toutes les diversités, tous les progrès, tous les arrêts, tous les mouvements rétro grades. Les hommes tendent au progrès à mesure qu’ils se rapprochent les uns des autres, et, par la coopération, accroissent la somme de force intellectuelle pouvant être consacrée au progrès ; mais sitôt que les luttes commencent, ou que l’association fait naître l’inégalité de condition et de puissance, cette tendance au progrès diminue, est arrêtée, et finalement détruite.

Étant donnée la disposition innée au progrès, il est évident que le développement social ira vite ou doucement, s’arrêtera ou rétrogradera, suivant la résistance qu’il rencontrera. En général ces obstacles au développement peuvent, par rapport à la société elle-même, être classés en externes et en internes les premiers opérant avec une force plus grande dans les civilisations primitives, les seconds devenant plus importants dans les civilisations plus développées.

L’homme est sociable de sa nature. Il n’est pas besoin de le capturer et de le dompter pour l’engager à vivre avec ses semblables. Sa profonde faiblesse quand il entre dans le monde, et le temps très long qu’il lui faut pour acquérir toute sa maturité, nécessitent l’existence de la famille ; laquelle, comme nous pouvons le remarquer, est plus large et plus forte dans ses extensions, parmi les peuples ignorants que parmi les peuples cultivés. Les premières sociétés sont des familles qui deviennent des tribus conservant encore le souvenir des relations du sang, et prétendant même, lorsqu’elles sont devenues de grandes nations, avoir une descendance commune.

Étant donnés des êtres de cette espèce, placés sur un globe aussi divers d’aspect et de climats qu’est le nôtre, il est évident que, même avec une disposition égale, et un élan primitif égal, le développement social doit être très différent. Le premier obstacle opposé à l’association doit venir des conditions physiques, et comme elles varient grandement avec la localité, des différences correspondantes doivent exister dans le progrès social. La rapidité du progrès, et la facilité avec laquelle les hommes vivent les uns à côté des autres, dépendra largement, les sciences n’étant encore qu’à l’état rudimentaire et les moyens de subsistance consistant surtout en ce qu’offre spontanément la nature, — du climat, du sol, de la configuration physique. La où il faut une nourriture abondante, et des vêtements chauds ; où la terre semble pauvre et avare ; où la vie exubérante des forêts tropicales se moque des efforts de l’homme barbare pour la dominer ; où les montagnes, le désert, des bras de mer, isolent et séparent les hommes ; l’association, et la puissance de développement qu’elle produit, ne peuvent d’abord que se former lentement. Mais dans les plaines fertiles des climats chauds, où l’homme peut vivre en dépensant moins de force sur une sur face moins grande, les hommes peuvent se rapprocher, et l’intelligence s’appliquer de suite plus complètement à la production des améliorations. C’est pourquoi la civilisation naît naturelle ment dans les grandes vallées et les plaines, où nous trouvons ses premiers monuments.

Mais ces diversités de conditions physiques, ne produisent pas simplement des diversités dans le développement social, mais en produisant des diversités dans le développement social, elles créent dans l’homme lui-même un obstacle, ou plutôt une force contraire, au progrès. Quand les familles ou les tribus sont séparées les unes des autres, les sentiments sociaux cessent d’opérer entre elles, et alors naissent des différences de langage, de coutume, de tradition, de religion, dans tout ce tissu en somme, que chaque communauté, petite ou grande, file constamment. Avec ces différences croissent les préjugés, les haines, le contact amène des querelles, les agressions engendrent les agressions, les injustices provoquent la vengeance[6]. Et c’est ainsi qu’entre ces communautés naît le sentiment d’Ismaël et l’esprit de Caïn, que la guerre devient l’état chronique et naturel des relations entre les sociétés, et que les forces de l’homme s’épuisent dans l’attaque et la défense, dans les meurtres, la destruction de la richesse, ou dans les préparatifs belliqueux. Les tarifs protecteurs et les armées permanentes d’aujourd’hui prouvent combien ces hostilités persistent longtemps ; la difficulté de conclure un traité international sur la propriété littéraire montre combien on a de la peine à détruire cette idée que voler un étranger ce n’est pas commettre un vol. Pouvons-nous nous étonner des hostilités perpétuelles des tribus et des clans ? Pouvons-nous nous étonner de ce que, au temps où chaque communauté était isolée des autres, et où, sans être influencée par les autres, elle filait séparément son tissu formant le milieu social auquel aucun individu ne peut échapper, la guerre était la règle, et la paix l’exception ? « Ils étaient alors comme nous sommes nous-mêmes. »

La guerre est la négation de l’association. La séparation des hommes en tribus diverses, en augmentant les occasions de guerre, empêche le progrès ; tandis que dans les pays où le nombre des individus peut augmenter considérablement sans que la séparation soit nécessaire, la civilisation gagne l’avantage de l’exemption des guerres entre tribus, même lorsque la communauté dans son ensemble porte la guerre au delà de ses frontières. Ainsi là où la résistance de la nature à l’association étroite des hommes est peu de chose, la force contraire de la. guerre est également moins puissante ; et dans les plaines fertiles où commence la civilisation, elle peut atteindre un grand développement alors que les tribus éparpillées sont encore barbares. Donc, quand de petites communautés isolées sont en luttes perpétuelles qui empêchent tout progrès, le premier pas à faire vers la civilisation, c’est qu’une tribu conquérante acquière la suprématie et unisse les autres en une société plus grande jouissant de la paix intérieure. Quand cette association pacifique est rompue, soit par un assaut extérieur, soit par des dissensions intestines, le progrès cesse et la décadence commence.

Mais ce n’est pas seulement la conquête qui a produit l’association, et, par la libération des facultés mentales absorbées dans la lutte, la civilisation. Si les diversités de climat, de sol, de configuration du sol, ont d’abord séparé les hommes, elles ont aussi encouragé le commerce. Et le commerce, qui est en lui-même une forme d’association ou de coopération, provoque la civilisation non seulement directement, mais encore en produisant des intérêts qui sont ennemis de la guerre, et en chassant l’ignorance qui est la mère féconde des préjugés et des haines.

Et de même pour la religion. Bien que les formes qu’elle a revêtues et les haines qu’elle a soulevées, aient souvent divisé les hommes et produit la guerre, elle a cependant été, en d’autres temps, le promoteur de l’association. Un culte commun a souvent, comme dans la Grèce, adouci la guerre, et fourni la base de l’union, et c’est du triomphe du christianisme sur les barbares de l’Europe qu’est sortie la civilisation moderne. Si l’Église n’avait pas existé quand l’Empire romain tomba en ruines, l’Europe, privée de tout lien d’association, serait tombée dans un état à peine supérieur à celui des Indiens de l’Amérique du Nord ; on n’aurait reçu la civilisation qu’avec un caractère asiatique, par les hordes conquérantes auxquelles une religion née dans les déserts de l’Arabie avait donné la force, en unissant des tribus séparées depuis un temps immémorial, puis en débordant en entraînant dans l’association d’une foi commune une grande partie de la race humaine.

En considérant ce que nous connaissons de l’histoire du monde, nous voyons la civilisation naissant là où les hommes sont réunis en sociétés, et disparaissant partout où l’association est rompue. C’est ainsi que la civilisation romaine répandue sur l’Europe par une conquête qui assurait la paix intérieure, fut détruite par les incursions des nations du nord qui brisèrent la société en fragments sans lien ; et le progrès qui a amené notre civilisation moderne, est né lorsque le système féodal recommença à associer les hommes en plus grandes communautés, lorsque la suprématie spirituelle de Rome unit les communautés comme l’avaient fait autrefois ses légions. Quand les liens féodaux devinrent des autonomies nationales, quand le christianisme eut travaillé à améliorer les meurs, répandu les connaissances qu’il avait cachées dans les mauvais jours, resserré les liens d’une union pacifique dans son organisation pénétrant tout, et enseigné l’association avec ses ordres religieux, un progrès plus grand devint possible, et il se produisit, marchant avec une force de plus en plus grande à mesure que les hommes s’associaient plus étroitement.

Mais nous ne comprendrons jamais la marche de la civilisation et les phénomènes variés que présente son histoire si nous ne tenons pas compte de ce que je puis appeler les résistances internes, ou forces contraires, qui naissent au cœur de la société en progrès, et qui peuvent seules expliquer comment la civilisation une fois en voie de développement peut s’arrêter d’elle-même, ou être détruite par les barbares.

La force mentale qui est le moteur du progrès social, est libérée par l’association qui est (on devrait peut-être l’appeler ainsi) une intégration. La société devient plus complexe ; ses membres plus dépendants les uns des autres. Les occupations et les fonctions se spécialisent. Les peuples, au lieu d’errer, se fixent. Au lieu que chaque homme essaie de subvenir à tous ses besoins, les différents commerces et industries se séparent, un homme devient adroit à faire une chose, un autre à en faire une autre. De même pour la science qui tend constamment à devenir plus vaste que ce qu’un homme peut embrasser, qui se divise, et que différents individus étudient et accroissent. De même pour les cérémonies religieuses qui passent entre les mains d’un corps d’hommes consacrés spécialement à leur accomplisse ment ; de même pour le maintien de l’ordre, l’administration de la justice, la perception des droits publics, la direction des armées, etc., qui deviennent les fonctions d’un gouvernement organisé. En résumé, pour employer les mots avec lesquels Herbert Spencer a défini l’évolution, le développement de la société, en relation avec les individus qui la composent, est le passage d’une homogénéité indéfinie, incohérente, à une hétérogénéité définie, cohérente. Plus le degré de développement est inférieur, plus la société ressemble à l’un de ces organismes animaux inférieurs, qui sont sans organes ou sans membres, et dont on peut retrancher une partie sans qu’ils cessent de vivre. Plus le degré de développement social est élevé, plus la société ressemble à l’un de ces organismes supérieurs dans lesquels les fonctions sont spécialisées, et les membres dépendant les uns des autres, quant à la vie de l’animal.

Cette intégration, cette spécialisation des fonctions et des forces, à mesure qu’elle se produit dans la société, est accompagnée, probablement en vertu d’une des lois les plus profondes de la nature humaine, d’une tendance constante à l’inégalité. Je ne veux pas dire que l’inégalité est le résultat nécessaire du développement social, mais qu’elle tend toujours à accompagner le développement social si avec celui-ci ne se produisent pas des changements dans l’organisation sociale, assurant l’égalité dans les nouvelles conditions que fait naître le développement. Je veux dire, pour parler ainsi, que l’enveloppe de lois, de coutumes, d’institutions politiques que chaque société tisse pour elle-même, tend constamment à devenir trop étroite à mesure que la société progresse. Je veux dire que l’homme, à mesure qu’il avance, passe par un labyrinthe, dans lequel, s’il marche droit devant lui, il s’égarera infailliblement, et à travers lequel la raison et la justice peuvent seules le guider constamment vers le chemin ascendant.

Car pendant que l’intégration qui accompagne le développement tend en elle-même à laisser aux facultés mentales toute liberté de travailler pour le progrès, il y a, grâce à l’accroissement du nombre des individus et de la complexité de l’organisation sociale, une tendance contraire conduisant à un état d’inégalité, qui ruine la force mentale, à mesure qu’elle augmente, et produit un arrêt dans la marche du progrès.

Exprimer sous sa forme la plus haute la loi qui opère en développant avec le progrès la force qui arrête le progrès, ce serait, il me semble, approcher de la solution d’un problème plus important que celui de la genèse du monde matériel — le problème de la genèse du mal. Qu’il me soit permis de me contenter moi-même en expliquant de quelle manière naissent, à mesure que la société se développe, des tendances qui arrêtent ce développement.

Il y a deux qualités de la nature humaine qu’il serait bon, cependant, de ne pas perdre de vue. L’une est la puissance de l’habitude – la tendance à continuer à faire les choses de la même manière ; l’autre est la possibilité de la décadence mentale et morale. L’effet de la première sur le développement social, c’est la conservation de lois, de coutumes, de méthodes, longtemps après qu’elles ont perdu leur utilité originale, et l’effet de l’autre est de permettre la croissance d’institutions et de modes de pensée contre lesquels se révoltent instinctivement les perceptions normales de l’homme.

Le développement de la société tend non seulement à rendre chacun plus dépendant de tous et à amoindrir l’influence des individus, même sur leurs propres conditions, comparée à l’influence de la société ; mais encore l’association ou l’intégration, a pour effet la naissance d’une puissance collective qui est distincte de la somme des forces individuelles. On peut trouver de tous côtés des analogies (ou plutôt peut-être des exemples de la même loi). À mesure que les organismes animaux augmentent de complexité, il se forme au-dessus de la vie et de la force des parties, une vie et une force du tout formant un ensemble ; au-dessus de la capacité pour les mouvements involontaires, la capacité pour les mouvements volontaires. Les actions et les impulsions d’hommes réunis sont différentes, on l’a souvent observé, de celles des individus isolés dans les mêmes circonstances. Les qualités de combat d’un régiment peuvent être très différentes de celles des soldats pris individuellement. Les exemples sont inutiles. Dans nos recherches sur la nature et la naissance de la rente, nous avons rencontré tous les faits auxquels je fais allusion. Là où la population est rare, la terre n’a pas de valeur ; lorsque les hommes se réunissent, la valeur de la terre apparaît, valeur très distincte des valeurs produites par l’effort individuel ; valeur qui naît de l’association, qui augmente quand l’association devient plus grande, et disparaît quand l’association est rompue. Et la même chose est également vraie de la puissance qui existe sous une autre forme que celles qu’on exprime généralement avec le terme de richesse.

Quand la société grandit, la disposition à garder les anciens arrangements sociaux tend à concentrer cette puissance collective, lorsqu’elle naît, entre les mains d’une partie de la communautė ; et cette distribution inégale de richesse et de puissance concordant avec le progrès de la société, tend à produire une inégalité plus grande, puisque l’hostilité grandit avec ce qui la nourrit, et que l’idée de la justice est flétrie par la tolérance habituelle de l’injustice.

C’est de cette manière que le régime patriarcal peut facile ment se transformer en monarchie héréditaire, dans laquelle le roi est un dieu sur la terre, et les masses de simples esclaves de son caprice. Il est naturel que le père soit la tête dirigeante de la famille, et qu’à sa mort, son fils aîné étant le membre le plus âgé et le plus expérimenté de la petite communauté, lui succède dans sa suprématie. Mais continuer cet arrangement quand la famille s’étend, c’est donner le pouvoir à une lignée particulière, et le pouvoir ainsi donné continue nécessairement à augmenter, à mesure que la famille commune devient de plus en plus nombreuse, et que la puissance de la communauté s’accroît. Le chef de la famille devient un roi héréditaire, qui finit par se regarder et que les autres regardent, comme ayant des droits supérieurs. Avec la croissance de la puissance collective comparée à la puissance de l’individu, sa puissance de punition et de récompense augmente, et avec elle les stimulants de la flatterie et de la crainte, et finalement, si rien ne vient troubler ce mouvement, on voit une nation ramper au pied d’un trône, et une centaine de mille hommes travailler pendant cinquante ans pour préparer une tombe à l’un de leurs semblables, mortel comme eux.

De même le chef guerrier d’une petite troupe de sauvages n’est qu’un des leurs qu’ils suivent comme le plus brave et le plus prudent. Mais quand de grandes sociétés en arrivent aux mains, le choix personnel devient plus difficile, une obéissance aveugle plus nécessaire, et, des nécessités mêmes de la guerre quand elle est faite sur une large échelle, sort le pouvoir absolu.

De même pour la spécialisation des fonctions. Il y a un gain manifeste de puissance productive quand le progrès social a atteint le point où chaque producteur n’est plus exposé à être dérangé de son travail pour aller se battre, et qu’une force militaire spéciale est chargée de ce soin ; mais cela tend inévitablement à la concentration du pouvoir entre les mains de la classe militaire ou de ses chefs. La conservation de l’ordre intérieur, l’administration de la justice, la construction et l’entretien de travaux publics, et surtout les pratiques de religion, tout tend de la même manière à passer entre les mains de classes spéciales qui sont disposées à amplifier leurs fonctions et à étendre leur pouvoir.

Mais la grande cause de l’inégalité c’est le monopole naturel que donne la possession de la terre. Il semble que les hommes considèrent toujours primitivement la terre comme propriété commune ; mais le régime qui résulte de cette idée, — les partages annuels, la culture en commun, — ne peut exister qu’à des époques primitives. L’idée de la propriété qui naît naturellement pour les choses de production humaine, est facilement transférée à la terre, et une institution qui, lorsque la population est clairsemée, assure à celui qui améliore et qui travaille, la pleine récompense de son labeur, dépouille finalement le producteur de son salaire lorsque la population devient plus dense et que naît la rente. De plus l’appropriation de la rente pour les besoins publics, qui est le seul moyen par lequel, lorsque le développement social a atteint un certain point, la terre peut rester propriété commune, devient, quand le pouvoir politique et religieux passe entre les mains d’une classe, la propriété de la terre par cette classe, et le reste de la communauté n’est plus composé que de tenanciers. Et les guerres et les conquêtes qui tendent à la concentration du pouvoir politique et à l’institution de l’esclavage, ont pour résultat naturel, là où le développement social a donné une valeur à la terre, l’appropriation du sol. Une classe dominante, qui concentre le pouvoir dans ses mains, concentre bientôt pareillement la propriété de la terre. Cette classe recevra de grandes parties de la terre conquise que les habitants primitifs continueront à habiter comme tenanciers ou serfs, et le domaine public, ou terres communes, qui dans la marche naturelle du développement social existent pendant un certain temps dans tous les pays ( et qui permettent l’établissement du système primitif de culture du village, en pâtures et bois), sont bientôt toutes acquises comme nous le montrent des exemples modernes. Et l’inégalité une fois établie, la propriété de la terre tend à se concentrer à mesure qu’avance le développement social.

J’essaie simplement en ce moment de faire ressortir ce fait que, en même temps que la société se développe, l’inégalité tend à s’établir, et non pas de montrer la séquence particulière qui doit nécessairement varier suivant les conditions. Mais ce fait capital rend compréhensible tous les phénomènes de pétrification et de décadence. La distribution inégale de la puissance et de la richesse, qui accompagne l’intégration des hommes en société, tend à arrêter et finalement à contre-balancer la force qui améliore et fait progresser la société. D’un côté la masse dans la communauté est obligée d’appliquer son intelligence simplement à subvenir à ses besoins. De l’autre côté la force mentale est dépensée à conserver et à accroître le système d’inégalité, par le luxe, l’ostentation et la guerre. Une communauté divisée en une classe qui gouverne et une classe qui est gouvernée, peut « construire comme des géants, et finir comme des bijou tiers ; » mais ce seront des monuments de l’orgueil impitoyable, et de la vanité pure, ou d’une religion qui au lieu de remplir son office en élevant l’homme, serait devenue l’instrument du despotisme. L’invention peut continuer pendant un certain temps ; mais ce sera l’esprit d’invention tourné vers les raffinements du luxe, et non vers les inventions qui diminuent le fardeau du travail et accroissent la puissance de production. Dans les temples ou chez les médecins on peut encore cultiver la science ; mais on la cachera comme une chose secrète, et celui qui osera élever la pensée commune, ou améliorer la condition commune, sera considéré comme un dangereux innovateur. Car l’inégalité tend à amoindrir la part de puissance mentale consacrée au progrès, et à rendre l’homme contraire au progrès. On connaît trop bien combien est puissante la disposition à conserver les vieilles méthodes parmi les classes restées ignorantes à cause de la nécessité de travailler pour gagner les seuls moyens d’existence ; d’un autre côté, l’esprit conservateur des classes auxquelles les arrangements sociaux existants donnent des avantages spéciaux, est également apparent. Cette tendance à résister à l’innovation, même lorsqu’elle est un progrès, s’observe dans toute organisation spéciale qu’il s’agisse de religion, de loi, de médecine, de science, ou d’association de commerce, et elle devient très forte quand l’organisation est fermée. Une corporation fermée a toujours une animosité instinctive contre les innovations et les innovateurs, animosité qui n’est que l’expression de la peur instinctive qu’un changement puisse renverser les barrières qui séparent les privilégiés du troupeau commun, et lui voler ainsi leur importance et leur pouvoir ; elle est toujours disposée à garder soigneusement sa science ou son adresse spéciales.

C’est de cette manière que la pétrification succède au progrès. L’accroissement de l’inégalité force nécessairement le progrès à s’arrêter, et s’il persiste ou provoque des réactions inutiles, cet accroissement empiète même sur la force mentale nécessaire à la subsistance, et la décadence commence.

Voilà les principes qui rendent intelligibles l’histoire de la civilisation.

Dans les localités où le climat, le sol, la configuration physique tendent le moins à séparer les hommes, quand leur nombre augmente, et où, en conséquence, sont nées les premières civilisations, les résistances internes au progrès se sont naturellement développées d’une manière plus régulière et plus complète que là où des communautés plus petites, s’étant diversifiées lors de leur séparation, se sont réunies beaucoup plus tard. Voilà, à mon avis, ce qui explique les caractères distinctifs des civilisations primitives comparées aux civilisations européennes plus récentes. Des communautés homogènes se développant du premier jet, sans conflit entre les coutumes, les lois, les religions, doivent montrer une bien plus grande uniformité. Les forces de concentration et de conservation doivent toutes opérer en même temps. Des chefs rivaux ne se disputent pas la suprématie, se faisant contre-poids les uns les autres, des diversités de croyance ne tiennent pas en échec l’influence cléricale. La puissance politique et religieuse, la richesse et la science tendent à se concentrer dans les mêmes lieux. Les mêmes causes qui produisent le roi héréditaire ou le prêtre héréditaire, tendent aussi à produire l’artisan héréditaire, et à séparer la société en castes. La force qui, grâce à l’association, est libre de se consacrer au progrès, se trouve ainsi gaspillée, et des barrières entravant le progrès futur s’élèvent graduellement. Le surplus d’énergie des masses est dépensé dans la construction de temples, de palais et de pyramides, à satisfaire l’orgueil et le luxe de leurs maîtres ; et s’il naît parmi les classes oisives une disposition à favoriser le progrès, elle est immédiatement détruite par la crainte des innovations. La société qui s’est formée de cette manière doit à la fin s’arrêter pénétrée d’un esprit de conservation qui empêche tout progrès ultérieur.

La durée de cet état de complète pétrification, une fois qu’il est atteint, semble dépendre de causes extérieures, des liens de fer du milieu social qui empêchent la désintégration aussi bien que le progrès. Une communauté arrivée à cet état, est facilement conquise, car le peuple y est habitué à une obéissance passive dans une vie de travail sans espoir. Si les conquérants prennent simplement la place des classes dirigeantes, comme l’ont fait les Hyksos en Égypte et les Tartares en Chine, les choses iront après comme avant. S’ils ravagent et détruisent des palais et des temples, il ne reste plus que des ruines, la population s’éclaircit, la science et les arts disparaissent.

La civilisation européenne diffère en caractère des civilisations du type de la civilisation égyptienne, parce qu’elle n’est pas née de l’association d’un peuple homogène se développant dès le commencement, ou du moins pendant longtemps, dans les mêmes conditions, mais de l’association de peuples qui, lorsqu’ils étaient séparés, avaient acquis des caractéristiques sociaux distinctifs, et dont les organisations plus réduites avaient longtemps empêché le pouvoir et la richesse de se concentrer sur le même point. La configuration physique de la péninsule grecque est telle qu’elle devait séparer dès l’origine un peuple en un nombre de petites communautés. Lorsque ces petites républiques, et ces petits royaumes cessèrent de gaspiller leurs forces dans la guerre, et que la coopération pacifique du commerce se fut étendue, la lumière de la civilisation les éclaira. Mais le principe d’association ne fut jamais assez fort pour sauver les Grecs des guerres intérieures, et quand la conquête mit fin à ce genre de guerre, la tendance à l’inégalité qu’avaient combattue par divers moyens les sages et les politiques de la Grèce, suivit librement son cours, produisit ses résultats habituels, et la valeur grecque, et l’art, et la littérature, devinrent des choses du passé. Et de même dans la naissance, l’expansion, le déclin et la chute de la civilisation romaine, on peut trouver à l’ouvre ces deux principes d’association et d’égalité, dont la combinaison produit le progrès.

Naissant de l’association d’agriculteurs indépendants et de libres citoyens de l’Italie, et recevant une vigueur nouvelle par les conquêtes qui mettaient en relation des nations hostiles, la puissance romaine donna la paix au monde. Mais la tendance à l’inégalité entravant dès le début les progrès réels, augmenta à mesure que s’étendit la civilisation romaine. La civilisation romaine ne se pétrifia pas comme aurait fait une civilisation homogène où les liens très forts de la coutume et de la superstition enserrent le peuple, mais le protègent aussi sans doute, ou entretient au moins la paix entre les gouvernants et les gouvernés ; elle se corrompit, déclina, et tomba. Longtemps avant que les Goths et les Vandales eussent brisé le cordon de ses légions, même au moment où elle reculait ses frontières, Rome était atteinte au cœur. Les grandes propriétés ont ruiné l’Italie. L’inégalité a détruit la force et la vigueur du monde romain. Le gouvernement devint du despotisme, que l’assassinat même ne pouvait tempérer ; le patriotisme se changea en servilité ; les vices les plus hideux s’étalèrent au grand jour ; la littérature s’égara dans les subtilités ; la science fut oubliée ; des régions fertiles se changèrent en désert sans avoir été ravagées par la guerre partout l’inégalité produisit la ruine politique, mentale, morale et matérielle. La barbarie qui envahit Rome ne venait pas tant du dehors que du dedans. Elle était le résultat nécessaire d’un système qui avait substitué des esclaves et des colons aux cultivateurs indépendants de l’Italie, et découpé les provinces en propriétés des familles sénatoriales.

La civilisation moderne doit sa supériorité à la croissance de l’égalité concurremment à celle de l’association. Deux grandes causes ont contribué à ce développement — la division du pou voir concentré en une quantité de petits centres, division due à l’invasion des peuples du Nord, et l’influence du christianisme. Sans la première cause on n’aurait connu que la pétrification de l’Empire d’Orient, où l’Église et l’État étaient intimement unis et où la perte de la puissance extérieure n’apporta aucun soulagement à la tyrannie intérieure. Sans la seconde on n’aurait connu que la barbarie sans le principe d’association et de progrès. Les petits chefs et les seigneurs féodaux qui partout s’emparèrent de la souveraineté locale, se tinrent l’un l’autre en échec. Les cités italiennes recouvrèrent leur ancienne liberté, des villes libres furent fondées, les franchises municipales prirent naissance, et les serfs acquirent des droits au sol qu’ils cultivaient. Le levain des idées teutoniques d’égalité fermenta dans la société désorganisée. Et bien que la société fût divisée en un nombre immense de fragments séparés, cependant l’idée d’une association plus intime resta toujours présente elle existait dans les souvenirs d’un empire universel ; elle existait dans les prétentions d’une église universelle.

Bien que le Christianisme s’altérât en pénétrant dans une société corrompue ; bien qu’il prît des dieux païens dans son panthéon, des formes païennes dans son rituel, et des idées païennes dans son credo ; cependant il n’oublia jamais complètement son idée essentielle de l’égalité des hommes. Deux choses eurent aussi, à leur moment, une heureuse influence sur la civilisation, c’est l’établissement de la papauté et le célibat des prêtres. La première empêcha le pouvoir spirituel de se concentrer entre les mêmes mains que le pouvoir temporel ; la seconde empêcha la formation d’une caste sacerdotale pendant une période où tout pouvoir tendait à prendre une forme héréditaire.

Par ses efforts pour l’abolition de l’esclavage ; par sa Trève de Dieu ; par ses ordres monastiques ; par ses conciles qui unissaient les nations et ses édits qui commandaient sans tenir compte des frontières politiques ; par l’infériorité de naissance de ceux aux mains desquels elle plaçait un signe devant lesquels s’agenouillaient les plus fiers ; par ses évêques qui par la consécration devenaient les pairs des plus nobles ; par son « serviteur des serviteurs, » comme l’appelait son titre officiel, qui, en vertu de l’anneau d’un simple pêcheur, réclamait le droit d’être l’arbitre des nations, et dont l’étrier était tenu par des rois ; l’Église, malgré tout a était le promoteur de l’association, la protectrice de l’égalité entre les hommes ; et c’est par l’Église elle-même qu’a été nourri un esprit qui, quand elle eut accompli son premier travail d’association et d’émancipation quand les liens qu’elle avait tissés furent devenus forts, et que ses enseignements se fussent répandus dans le monde — brisa les chaînes avec lesquelles elle aurait voulu attacher l’esprit humain, et fit crouler son organisation dans une partie de l’Europe.

La naissance et le développement de la civilisation européenne est un sujet trop vaste et trop complexe pour être envisagé complètement dans quelques paragraphes ; mais dans tous ses détails comme dans ses traits principaux, il est un exemple de la vérité que le progrès se fait à mesure que la société se rapproche davantage d’une association intime et d’une grande égalité. Civilisation et coopération sont synonymes. L’union et la liberté sont les facteurs de la civilisation. La grande extension de l’association, non seulement dans la formation de communautés plus considérables et plus denses, mais dans l’augmentation du commerce et des échanges nombreux qui lient des communautés, même très éloignées les unes avec les autres ; la formation d’une loi internationale et municipale ; les progrès dans la sécurité de la propriété et des personnes, dans la liberté individuelle, et tendant au gouvernement démocratique, progrès, en résumé, menant à la reconnaissance des droits égaux de tous à la vie, à la liberté et à la recherche du bonheur — voilà ce qui fait que notre civilisation moderne est beaucoup plus grande et plus noble que celles qu’elle a remplacées. Voilà ce qui a donné à l’intelligence la liberté de déchirer le voile de l’ignorance qui cachait à la connaissance de l’homme le monde entier sauf une petite partie ; de mesurer le mouvement des sphères qui roulent dans l’espace, de voir la vie, le mouvement dans une goutte d’eau ; ce qui nous a ouvert l’antichambre des mystères de la nature, nous a permis de lire les secrets d’un passé depuis longtemps enseveli ; qui a mis au service de l’homme des forces physiques auprès desquelles nos efforts sont chétifs ; qui a augmenté la force productive par un millier de grandes inventions.

Il est de mode dans la littérature courante envahie, comme je l’ai déjà dit, par le fatalisme, de répéter que la guerre et l’esclavage sont des moyens de progrès. Mais la guerre, qui est l’opposé de l’association, ne peut aider au progrès que quand elle prévient de nouvelles guerres, et brise des barrières anti-sociales qui sont elles-mêmes une guerre passive.

Quant à l’esclavage, je ne vois pas comment il a pu aider à établir la liberté, et la liberté, synonyme d’égalité, est, depuis l’époque de l’état le plus grossier où l’on puisse imaginer l’homme, le stimulus et la condition du progrès. L’idée d’Auguste Comte que l’institution de l’esclavage détruisit le cannibalisme est aussi bizarre que la notion facétieuse d’Élie sur la manière dont l’humanité acquit du goût pour le porc rôti. Elle suppose qu’un penchant qu’on n’a jamais trouvé développé chez l’homme, sauf dans les conditions les moins naturelles — le besoin le plus affreux, ou les superstitions les plus barbares[7] — est une impulsion originale, et que l’homme a, lui qui à l’état sauvage le plus complet est encore le plus élevé de tous les animaux, des appétits naturels que les bêtes les plus nobles ne montrent pas. Il en est de même pour l’idée que l’esclavage fut le premier pas vers la civilisation parce qu’il donna aux possesseurs d’esclaves des loisirs pour progresser.

L’esclavage n’a jamais aidé et n’a jamais pu aider au progrès. Que la communauté ne soit composée que d’un seul maître et d’un seul esclave, ou qu’elle soit composée de plusieurs milliers de maîtres et de plusieurs millions d’esclaves, l’esclavage indique nécessairement le gaspillage de la puissance humaine ; car non seulement le travail esclave est moins productif que le travail libre, mais la puissance des maîtres est gaspillée puisqu’elle se dépense à garder et à surveiller les esclaves au lieu de s’appliquer à ce qui pourrait produire le progrès. Depuis le commencement jusqu’à la fin, l’esclavage, comme toute autre négation de l’égalité naturelle des hommes, a ralenti et empêché le progrès. Le progrès cesse en raison de l’importance du rôle que joue l’esclavage dans une organisation sociale. L’universalité de l’esclavage dans le monde ancien est sans doute la raison pour laquelle l’activité mentale qui donna tant de poli à la littérature et aux arts, ne produisit jamais une de ces grandes découvertes et inventions qui distinguent la civilisation moderne. Un peuple ayant des esclaves n’a jamais été un peuple inventif. Dans une communauté entretenant des esclaves, les hautes classes peuvent devenir luxueuses et polies ; mais jamais inventives. Tout ce qui dégrade le travailleur et lui enlève le fruit de son travail étouffe l’esprit d’invention et empêche l’utilisation des inventions et découvertes même lorsqu’elles sont faites. La liberté seule a la puissance de faire éclore les génies en la possession desquels sont les trésors de la terre et les forces invisibles de l’air.

La loi du progrès humain, qu’est-elle, si ce n’est la loi morale ? Quand l’organisation sociale encourage la justice, quand l’égalité des droits des hommes est reconnue, quand chacun a une liberté parfaite limitée seulement par la liberté égale des autres, alors la civilisation doit progresser. Quand ces conditions ne sont pas remplies, la civilisation doit s’arrêter puis reculer. L’économie politique et la science sociale ne peuvent donner aucun enseignement qui ne soit pas appuyé sur les simples vérités prêchées à de pauvres pêcheurs et à des paysans juifs par Celui qui fut crucifié il y a dix-huit siècles — sur les simples vérités qui, sous les apparences trompeuses créées par l’égoïsme et la superstition, semblent soutenir toute religion qui s’est jamais efforcée de répondre aux besoins spirituels de l’homme.


CHAPITRE IV.

COMMENT LA CIVILISATION MODERNE PEUT DÉCLINER.

La conclusion à laquelle nous sommes arrivés est complète ment en harmonie avec les conclusions antérieures.

Cette manière d’envisager la loi du progrès humain met non seulement les lois de l’économie politique que nous avons étudiées, sous la sanction d’une loi plus haute — peut-être la plus élevée que puisse saisir nos esprits — mais elle prouve que la mesure que j’ai proposée, qui ferait de la terre la propriété commune, donnerait une impulsion considérable à la civilisation, tandis que son refus pourrait entraîner la décadence. Une civilisation comme la nôtre doit avancer ou reculer ; elle ne peut pas rester stationnaire. Elle n’est pas semblable à ces civilisations homogènes qui, en Égypte, par exemple, moulèrent les hommes dans la place qu’ils occupaient, et les rendirent pareils aux briques composant les pyramides. Elle ressemble beaucoup plus à la civilisation dont elle est sortie, et dont la naissance et la chute occupent les temps historiques.

On est aujourd’hui disposé à railler tous ceux qui expriment l’opinion que nous ne sommes nullement en voie de progrès et que l’esprit de notre temps ressemble à celui qui inspire l’édit proposé par un ministre flatteur à l’empereur Chinois qui brûlait les anciens livres — « Que tous ceux qui oseraient parler du She et du Shoo seraient mis à mort ; que ceux qui feraient mention du passé afin de blâmer le présent seraient mis à mort avec leurs parents. »

Il est cependant évident qu’il y a eu des temps de décadence, comme il y a eu des temps de progrès ; et il est de plus évident que ces époques de décadence ne pouvaient pas au premier abord être généralement reconnues.

Il aurait été bien téméraire celui qui, au temps où Auguste changeait la Rome de briques en une Rome de marbre, quand la richesse et la magnificence augmentaient, quand les mœurs se raffinaient, que le langage se polissait, et que la littérature atteignait sa plus grande splendeur, aurait déclaré que Rome entrait dans sa période de décadence. Et cependant cela aurait été vrai.

Et pour quiconque sait regarder, notre civilisation progressant en apparence plus rapidement que jamais, est menacée par la même cause qui transforma le progrès romain en décadence.

Ce qui a détruit toute civilisation antérieure, c’est la tendance à la distribution inégale de richesse et de puissance. Cette même tendance, opérant aujourd’hui avec une force beaucoup plus grande, se retrouve dans notre civilisation, dans toute communauté progressive, et avec une intensité d’autant plus grande que la communauté progresse davantage. Les salaires et l’intérêt tendent constamment à baisser, la rente à monter, le riche à devenir plus riche, le pauvre à devenir plus misérable et plus désespéré, et la classe moyenne à disparaître.

J’ai remonté à la cause même de cette tendance. J’ai montré par quels moyens simples on peut éloigner cette cause. Je désire maintenant montrer comment, si l’on n’emploie pas ces moyens, le progrès peut se changer en décadence, la civilisation moderne en barbarie, comme l’ont fait les civilisations précédentes. Il est utile de montrer comment ceci peut arriver, parce que beaucoup de gens, incapables de voir comment le progrès peut se changer en décadence, considèrent cette transformation comme impossible. Gibbon par exemple, croyait que la civilisation moderne serait indestructible parce qu’il n’y aurait pas de barbares pour l’envahir ; et il y a une idée très répandue, c’est que l’invention de l’imprimerie a tellement multiplié les livres qu’elle empêche la possibilité même de la destruction de la science.

Les conditions du progrès social, d’après la loi que nous avons formulée, sont l’association et l’égalité. Depuis les temps où nous pouvons apercevoir les premières lueurs de la civilisation, dans les ténèbres qui suivirent la chute de l’Empire d’Occident, le progrès moderne a généralement tendu à l’égalité politique à l’abolition des privilèges héréditaires ; à la substitution du gouvernement parlementaire au gouvernement arbitraire ; au droit de s’en rapporter à soi seul pour les matières de religion ; à la sécurité plus égale des personnes et des propriétés de bas en haut, du faible au fort ; à la plus grande liberté de mouvement et d’occupation, de parole et de presse. L’histoire de la civilisation moderne est l’histoire des progrès en ce sens — des luttes et des triomphes de la liberté personnelle, politique et religieuse. Et la loi se trouve bien attestée par ce fait que lorsque cette tendance se manifestait, la civilisation progressait, et que lorsqu’elle était réprimée la civilisation était arrêtée.

L’œuvre de cette tendance s’est manifestée avec une pleine liberté dans la République Américaine où les droits politiques et légaux sont absolument égaux, et où, grâce au système de roulement dans les emplois, la bureaucratie n’a pu se développer ; où toutes les croyances religieuses et tous les athéismes se trouvent sur le même pied ; où chaque garçon peut espérer devenir Président, où chaque homme a une voix égale dans les affaires publiques, et où chaque occupant d’un emploi public dépend immédiatement d’un vote populaire. Cette tendance a encore quelques victoires à remporter en Angleterre, pour l’extension du suffrage, et la destruction des vestiges de la monarchie, de l’aristocratie, des privilèges ecclésiastiques ; elle a encore bien du chemin à faire parcourir à des pays comme l’Allemagne et la Russie où le droit divin est quelque chose de plus qu’une simple fiction légale. Mais elle prévaut partout et pour que l’Europe soit entièrement républicaine, ce n’est plus qu’une question de temps, ou peut-être d’accident. Les États-Unis sont donc sous ce rapport la plus avancée de toutes les grandes nations, dans une voie où toutes avancent ; et c’est aux États-Unis que nous pouvons voir exactement l’effet de cette tendance à la liberté personnelle et politique.

Le premier effet de la tendance à l’égalité politique a été une distribution plus égale de la richesse et du pouvoir, car alors que la population est comparativement éparpillée, l’inégalité dans la distribution de la richesse est principalement causée par l’inégalité des droits personnels, et c’est seulement lorsque le progrès matériel se fait sentir que la tendance à l’inégalité impliquée dans la réduction de la terre à la propriété personnelle, apparaît fortement. Mais il est aujourd’hui évident que l’égalité politique absolue ne réprime pas par elle-même la tendance à l’inégalité impliquée dans la possession privée de la terre, et il est de plus évident que l’égalité politique coexistant avec une tendance toujours plus puissante à la distribution inégale de la richesse, doit finir par engendrer soit le despotisme d’une tyran nie organisée, soit le despotisme de l’anarchie.

Pour changer un gouvernement républicain en un gouverne ment despotique de l’espèce la plus basse et la plus brutale, il n’est pas nécessaire de changer formellement sa constitution, ou d’abandonner les élections populaires. C’est plusieurs siècles après César que le maître absolu du monde romain prétendit gouverner autrement que par l’autorité d’un sénat qui tremblait devant lui.

Mais les formes ne sont rien quand la substance n’est plus, et les formes de gouvernement populaire sont facilement vides de la substance de la liberté. Les extrêmes se touchent, et un gouvernement de suffrage universel et d’égalité théorique peut, dans certaines conditions qui forcent le changement, devenir facilement un gouvernement despotique. Car alors le despotisme avance au nom et avec la puissance du peuple. Une fois la source seule du pouvoir assurée, tout le reste l’est également. Il n’y a pas de classe non affranchie à laquelle on puisse faire appel, il n’y a pas d’ordres privilégiés qui, en défendant leurs propres droits, puissent défendre les droits de tous. Il n’y a pas de digue pour arrêter le flot, pas d’éminence pour bâtir au-dessus. Ce furent des barons armés, conduits par un archevêque mitré, qui mirent un frein à la puissance d’un Plantagenet avec la Grande Charte ; ce furent les classes moyennes qui jadis brisèrent l’orgueil des Stuarts ; une simple aristocratie d’argent ne luttera jamais alors qu’elle peut espérer corrompre un tyran.

Et quand la disparité des conditions augmente, il devient facile, grâce au suffrage universel, de s’emparer du pouvoir, car le pouvoir se trouve davantage entre les mains de ceux qui ne se sentent pas directement intéressés à la direction du gouvernement ; qui, torturés par le besoin et abrutis par la pauvreté, sont prêts à vendre leurs votes au plus offrant, ou à suivre le démagogue qui crie le plus fort ; ou qui, aigris par l’oppression, regardent un gouvernement tyrannique et dissolu avec la satisfaction que pouvaient ressentir les prolétaires et les esclaves de Rome quand ils voyaient un Caligula ou un Néron décimer les riches patriciens. Étant donnée une communauté ayant des institutions républicaines dans laquelle une classe est trop riche pour être dépouillée de son luxe, de quelque manière que soient administrées les affaires publiques, et une autre est si pauvre, que quelques dollars un jour d’élection ont plus d’influence que toutes les considérations abstraites ; et dans laquelle le petit nombre vit dans la richesse, et le grand nombre dans le mécontentement d’un état de choses auquel il ne connaît pas de remède, le pouvoir doit tomber dans les mains des agioteurs qui l’achètent et le vendent, comme les Prétoriens vendaient la pourpre romaine, ou dans les mains de démagogues qui le manieront un certain temps avant d’être remplacés par de pires démagogues.

Là où existe quelque chose ressemblant à une distribution égale de richesse, c’est-à-dire là où le patriotisme, la vertu et l’intelligence sont très répandus, plus le gouvernement est démocratique, meilleur il est ; mais là où il y a de grandes inégalités dans la distribution de la richesse, plus le gouvernement est démocratique, plus il est mauvais ; car bien que la démocratie corrompue ne soit pas en elle-même pire que l’aristocratie corrompue, cependant ses effets sur le caractère national sont plus funestes. Donner le suffrage à des vagabonds, à des pauvres, à des hommes pour qui la chance du travail est une grâce à des hommes qui doivent mendier, voler, ou mourir de faim, c’est appeler la destruction. Mettre le pouvoir politique entre les mains d’hommes aigris et dégradés par la pauvreté, c’est attacher des tisons allumés à des renards et les lâcher au milieu des récoltes ; c’est aveugler Samson et enlacer ses bras aux piliers de la vie nationale.

Les accidents de la succession héréditaire, ou du choix laissé au sort (moyen accepté par quelques républiques anciennes), peuvent parfois donner le pouvoir au juste et au sage ; mais dans une démocratie corrompue, la tendance est toujours de donner le pouvoir au pire. L’honnêteté et le patriotisme sont vaincus par l’impudence. Le meilleur végète dans les bas-fonds, le pire s’élève jusqu’au sommet, et l’homme vil n’est évince que par celui qui l’est davantage. Et comme le caractère national doit graduellement s’assimiler les qualités qui gagnent le pouvoir, et par conséquent le respect, la démoralisation se produit rapidement, changeant, comme nous l’a montré maintes et maintes fois le panorama de l’histoire, des races d’hommes libres en races d’esclaves.

Comme en Angleterre au siècle dernier, quand le Parlement n’était qu’une corporation fermée de l’aristocratie, une oligarchie corrompue, bien séparée des masses, peut exister sans avoir grande influence sur le caractère national, parce que dans ce cas le pouvoir est associé dans l’esprit populaire, avec d’autres choses que la corruption. Mais là où il n’y a pas de distinctions héréditaires, et où l’on voit souvent les hommes s’élever eux-mêmes par leurs vices de la condition la plus basse à la richesse et au pouvoir, la tolérance de ces vices finit par se changer en admiration. Un gouvernement démocratique corrompu doit finir par corrompre le peuple, et quand un peuple est corrompu, il n’y a pour lui aucun espoir de guérison. La vie déserte ce peuple, la carcasse seule demeure ; et il ne reste plus au destin qu’à l’ensevelir sans bruit.

Cette transformation du gouvernement populaire en un despotisme de l’espèce la plus vile et la plus dégradante, qui est le résultat inévitable de la distribution inégale de la richesse, ne doit pas être considérée comme une chose appartenant à un avenir éloigné. Elle a déjà commencé aux États-Unis, et s’accomplit rapidement sous nos propres yeux. Nos corps législatifs sont tous les jours plus inférieurs ; les hommes capables et probes sont forcés de fuir la politique et l’art de l’agioteur est compté pour beaucoup plus que la réputation de l’homme d’État ; on vote avec une indifférence toujours plus grande, la puissance de l’argent augmente ; il est difficile d’éveiller chez le peuple le senti ment que des réformes sont nécessaires, et plus difficile de les accomplir ; les différences politiques ne sont plus des différences de principe, et les idées abstraites perdent leur empire ; les partis sont dominés parce qu’on appellerait dans un gouvernement général, des oligarchies ou une dictature ; voilà bien tous les signes de la décadence politique.

Le type du développement moderne c’est la grande ville. C’est là qu’on trouve la grande richesse et la grande pauvreté. Et c’est là que le gouvernement populaire a le plus évidemment fait banqueroute. Dans toutes les grandes cités américaines il y a aujourd’hui une classe dirigeante aussi nettement constituée que dans les pays les plus aristocratiques du monde. Ses membres portent la puissance dans leurs poches, dirigent les élections, distribuent les offices qu’ils ont marchandé entre eux, et, bien qu’ils ne travaillent pas, portent les plus beaux vêtements et dépensent de l’argent avec prodigalité. Ils sont puissants, les ambitieux doivent les courtiser, on doit éviter leur vengeance. Qui sont ces hommes ? Des hommes sages, bons, instruits, qui ont gagné la confiance de leurs concitoyens par la pureté de leur vie, par l’éclat de leurs talents, par leur probité dans les emplois publics, par leur étude approfondie des problèmes gouvernementaux ? Non ; ce sont des joueurs, de beaux parleurs, des férailleurs, ou pire, qui ont fait un métier du contrôle des votes, de la vente et de l’achat des offices et des actes officiels. Ils sont pour ces villes ce que les prétoriens étaient pour Rome en décadence. Celui qui veut porter la pourpre, s’asseoir sur la chaise curule, ou faire porter devant lui les faisceaux, doit envoyer des messagers à leurs camps, leur faire des dons et des promesses. C’est par ces hommes que les riches corporations, et les intérêts pécuniaires puissants peuvent remplir le Sénat et les cours de justice de leurs créatures. Ce sont ces hommes qui font les directeurs d’école, les inspecteurs, assesseurs, magistrats, députés au Congrès. Il y a à cause d’eux bien des districts électoraux où des hommes comme George Washington, Benjamin Franklin, Thomas Jefferson, ne pourraient pas plus arriver au plus petit emploi législatif, que, dans l’ancien régime, un paysan ne pouvait arriver à être maréchal de France. Leur caractère même serait la plus grande opposition à leur nomination.

En théorie nous sommes des démocrates absolus. La proposition de sacrifier un porc dans le temple aurait à peine excité une horreur et une indignation plus grande dans l’ancienne Jérusalem, que parmi nous la proposition de conférer une distinction de rang à nos citoyens les plus éminents. Mais ne se forme-t-il pas parmi nous une classe ayant toute la puissance d’une aristocratie sans en avoir les vertus ? Nous avons de simples citoyens qui gouvernent des milliers de milles de voies ferrées, des millions d’acres de terre, les moyens de subsistance d’un grand nombre d’hommes ; qui nomment les gouverneurs d’États souverains comme ils nomment leurs commis, choisissent des sénateurs comme ils nomment des fondés de pouvoir, et dont la volonté a force de loi comme jadis celle des rois de France tenant leurs lits de justice. Les courants cachés de notre époque semblent nous ramener les anciennes conditions aux quelles nous rêvions d’avoir échappé. Le développement des classes ouvrières et commerciales détruisit graduellement la féodalité après que son organisation fut devenue si complète que les hommes concevaient le ciel comme organisé sur une base féodale, et classaient la première et la seconde personne de la trinité en suzerain et en tenancier en chef. Mais aujourd’hui le développement des manufactures et du commerce, agissant sur une organisation sociale dans laquelle la terre est propriété privée, force chaque travailleur de chercher un maître, de même que le peu de sécurité des temps qui suivirent la chute de l’empire romain, força chaque homme libre à chercher un seigneur. Rien ne semble pouvoir échapper à cette tendance. L’industrie tend partout à assumer une forme dans laquelle un seul est maître et beaucoup servent. Et quand un individu est le maître, et que les autres servent, le maître domine les autres même pour des choses comme les votes. De même que le landlord anglais fait voter ses tenanciers, de même le manufacturier américain fait voter ses ouvriers.

Il n’y a pas à s’y tromper, les fondements mêmes de la société sont sapés sous nos propres yeux, pendant que nous nous demandons comment il pourrait se faire qu’une civilisation comme la nôtre, avec ses chemins de fer, ses journaux, ses télégraphes électriques, soit détruite. Pendant que la littérature vit de la croyance que nous avons laissé et que nous laisserons toujours l’état sauvage de plus en plus loin derrière nous, des indices prouvent qu’actuellement nous retournons vers la barbarie. Qu’il me soit permis de citer des exemples : un des traits caractéristiques de la barbarie, c’est le peu de respect pour les droits de la personne et de la propriété. On cite comme preuve de la barbarie de nos ancêtres anglo-saxons et de la supériorité de notre civilisation, le fait que nos ancêtres imposaient au meurtrier, comme punition, une amende proportionnée à la condition de la victime, tandis que notre loi ne connaît pas de distinction de rang, et protège l’inférieur comme le supérieur, le pauvre comme le riche par la punition égale du meurtre. De même on donne comme preuve concluante de l’état grossier que nous avons laissé si loin en arrière, le fait que la piraterie, le vol, la traite des esclaves, étaient autrefois considérés comme des occupations légitimes.

Mais en réalité, en dépit de nos lois, quiconque a assez d’argent et désire tuer un autre homme, peut aller dans n’importe lequel de nos grands centres de population et d’affaires, et satis faire son désir, et se livrer lui-même à la justice, sans courir d’autre risque, cent fois contre une, que d’encourir une punition consistant en un emprisonnement temporaire et une somme d’argent proportionnée à sa propre richesse et à la richesse et à la position de l’homme tué. Son argent sera payé, non à la famille de l’homme tué, qui a perdu son protecteur ; non à l’État qui a perdu un citoyen ; mais aux hommes de loi qui savent obtenir des délais, trouver des témoins, mettre les juges en désaccord.

Et ainsi, si un homme vole assez, il peut être sûr que sa peine ne consistera pratiquement qu’en la perte d’une partie du produit de son vol ; et s’il vole assez pour gagner une fortune, il sera félicité par ses connaissances comme jadis on félicitait le Vitiking qui revenait d’une croisière heureuse. Même s’il vole ceux qui avaient mis leur confiance en lui ; s’il vole la veuve et l’orphelin ; pourvu qu’il vole assez, il pourra en sûreté faire parade en plein jour de sa richesse.

La tendance en ce sens est tous les jours plus forte. Elle se montre avec puissance là où les inégalités dans la distribution de la richesse sont les plus grandes, et augmente avec elles. Si ce n’est pas là un retour vers la barbarie, qu’est-ce ? Ces attentats à la justice ne sont que des exemples de la débilité de notre mécanisme légal, dans chaque branche. On commence à entendre dire souvent qu’il vaudrait mieux revenir aux premiers principes et abolir la loi, car alors, pour se défendre soi-même, on formerait des comités de surveillance, et on rendrait soi-même la justice. Est-ce là un indice de progrès ou de décadence ?

Et chacun peut se rendre compte de ce que j’avance. Bien que nous ne le disions pas ouvertement, là foi générale en les institutions républicaines s’affaiblit, là même où elles ont atteint leur complet développement. La foi confiante dans le républicanisme n’est plus, comme autrefois, la source de bonheurs nationaux. Les hommes sérieux commencent à voir ses dangers, sans voir comment les éviter, à accepter l’opinion de Macaulay, et à rejeter celle de Jefferson[8]. Et le peuple s’habitue à la corruption croissante.La croissance aux États-Unis du sentiment qu’il ne peut pas y avoir un honnête homme dans les emplois publics, et que s’il y en a un il est bien fou de l’être, est un signe poli tique de bien mauvais augure. Il prouve que le peuple lui-même commence à être corrompu. Donc aux États-Unis aujourd’hui, le gouvernement républicain descend la pente qu’il doit inévitablement suivre dans des conditions causant la distribution inégale de la richesse.

Et pour quiconque réfléchit, il n’est pas difficile de voir où nous conduit cette pente. Quand la corruption devient chronique ; quand il n’y a plus d’esprit public ; quand les traditions d’honneur, de vertu, de patriotisme, disparaissent ; quand la loi est méprisée et qu’on n’espère rien des réformes ; alors sont engendrées, dans les masses se corrompant, des forces volcaniques, qui éclatent et brisent tout quand ce que l’on croit un accident, leur ouvre une issue. Des hommes forts et sans scrupules nais sent avec l’occasion, deviennent les représentants des désirs aveugles ou des passions forcenées du peuple, et brisent les la vie a abandonnées. L’épée devient encore une fois plus forte que la plume, et dans le tourbillon destructeur, des périodes où dominent la force brutale et la frénésie sauvage, alternent avec des périodes de léthargie, pendant que la civilisation décline toujours.

Je parle des États-Unis, parce que les États-Unis sont la plus avancée de toutes les grandes nations. Que dirons-nous de l’Europe où les digues des anciennes lois et coutumes contiennent les eaux envahissantes, et où les armées permanentes pèsent sur les soupapes de sûreté bien que le feu souterrain devienne de plus en plus ardent ? L’Europe marche vers la république sous des conditions que n’admet pas le vrai républicanisme, sous des conditions qui substituent à la figure auguste et calme de la Liberté, la pétroleuse et la guillotine ! formes que

D’où viendront les nouveaux barbares ? Allez dans les quartiers misérables des grandes villes, et vous verrez, dès aujourd’hui, leurs hordes assemblées ! Comment le savoir pourra-t-il disparaître ? Les hommes cesseront de lire, et les livres serviront à allumer les feux et à faire des cartouches !

C’est effrayant de penser combien notre civilisation laissera peu de traces, si elle doit passer par l’agonie qui a accompagné le déclin de toutes les civilisations précédentes. Le papier ne résistera pas comme le parchemin ; nos constructions et nos monuments les plus massifs ne peuvent être comparés, comme solidité, avec les temples taillés dans le roc, et les édifices gigantesques des vieilles civilisations[9]. Et l’invention nous a donné non seulement la machine à vapeur, mais la presse à imprimer, le pétrole, la nitro-glycérine, et la dynamite.

Insinuer aujourd’hui que notre civilisation peut tendre au déclin, cela semble venir d’un esprit sauvagement pessimiste. Les tendances spéciales que j’ai indiquées sont évidentes pour tous les hommes qui réfléchissent, mais chez la majorité des hommes qui réfléchissent, comme chez les masses, la croyance au progrès réel est encore très profonde et très forte, croyance fondamentale qui n’admet pas l’ombre d’un doute.

Et cependant ce déclin est réellement proche, les choses se passent comme elles le doivent nécessairement, partout où le progrès se change graduellement en décadence. Car dans le développement social, comme dans tout autre, le mouvement tend à persister en lignes droites ; il est donc très difficile, là où antérieurement il y a eu progrès, de constater le déclin, même lorsqu’il est nettement commencé ; on est presque irrésistiblement entraîné à croire que le mouvement en avant qui a été un progrès et qui continue, est encore un progrès. Le tissu de croyances, de coutumes, de lois, d’institutions, et d’habitudes de pensée, que file constamment chaque communauté et qui produit dans l’individu qui en est environné toutes les différences de caractère national, n’est jamais défilé. C’est-à-dire que, dans la décadence de la civilisation, les communautés ne repassent jamais par le chemin où elles ont déjà passé. Par exemple, la décadence de la civilisation, telle qu’elle se manifeste dans le gouvernement, ne nous ramènera jamais du républicanisme à la monarchie constitutionnelle, et de là au régime féodal ; elle nous conduira à l’empire et à l’anarchie. Au point de vue religieux, elle ne nous ramènera pas à la foi de nos ancêtres, au Protestantisme, ou au Catholicisme, mais nous conduira à de nouvelles formes de la superstition, dont le Mormonisme, ou toute autre religion en « isme » encore plus grossière peut donner une idée vague. Au point de vue de la science, elle ne nous mènera pas à Bacon, mais plutôt vers les savants chinois.

Et il est facile de voir combien le mouvement rétrograde d’une civilisation, succédant à une période de progrès, peut être si lent qu’il n’attire pas à temps l’attention ; comment même, la décadence doit nécessairement être prise par la majorité des hommes pour le progrès. Il y a par exemple une grande différence entre l’art grec de la période classique, et celui du bas empire, cependant le changement a été accompagné, ou plutôt causé, par un changement de goût. Les artistes qui suivirent le plus vivement ce changement de goût furent regardés de leur temps comme des artistes supérieurs. Et de même en littérature. En devenant plus fade, plus puérile, plus alambiquée, elle obéissait au goût dégénéré qui considérait la faiblesse croissante comme une force et une beauté croissante. L’écrivain vraiment bon n’aurait pas trouvé de lecteurs ; il aurait paru rude, sec, ou triste. Et c’est ainsi que le drame dut décliner ; non pas parce qu’on manquait de bonnes pièces, mais parce que le goût régnant était de plus en plus celui d’une classe moins cultivée qui, naturellement, trouvait que ce qu’elle admirait était ce qu’il y avait de mieux. Et de même pour la religion : les superstitions qu’y ajoutait un peuple superstitieux étaient regardées par lui comme des améliorations. Et c’est ainsi qu’à mesure que la décadence avance, le retour à la barbarie, là où on ne le considère pas en lui-même comme un progrès, semble un jour nécessaire pour répondre aux exigences du temps.

Par exemple, le fouet, comme punition de certains délits, a été récemment rétabli en Angleterre, et a de chauds partisans de ce côté de l’Atlantique. Je n’exprime aucune opinion sur la question de savoir si le fouet vaut mieux ou non que l’emprisonnement comme punition de certains crimes. Je signale seulement ce fait parce qu’il montre comment un accroissement dans le nombre des crimes, et dans la difficulté d’entretenir les prisonniers (deux tendances évidentes aujourd’hui), peut conduire à un retour complet à la cruauté physique des codes barbares. C’est ainsi qu’on peut finir par réclamer comme une amélioration nécessaire de la loi criminelle, l’emploi de la torture dans les instructions judiciaires, tel qu’on le pratiquait dans le déclin de la civilisation romaine.

Il n’est pas nécessaire de chercher ici si dans les courants actuels de l’opinion et du goût il y a des indices de décadence ; mais il y a beaucoup de faits sur lesquels on ne peut disputer, et qui concourent à montrer que notre civilisation a atteint une période critique, et que, à moins qu’on ne reparte à nouveau dans la direction de l’égalité sociale, le dix-neuvième siècle pourra marquer dans l’avenir l’apogée de cette civilisation. Ces crises industrielles, qui causent autant de ruines et de souffrances que des famines ou des guerres, sont comme les malaises et les souffrances qui précèdent la paralysie. Il est partout évident que la tendance à l’inégalité, qui est le résultat nécessaire du progrès matériel quand la terre est monopolisée, ne peut se manifester plus longtemps sans conduire notre civilisation dans ce sentier incliné qu’il est si facile de prendre et si difficile d’abandonner : Partout l’intensité croissante de la lutte pour la vie, la nécessité croissante de tendre tous ses nerfs pour ne pas être renversé et foulé aux pieds dans la course à la richesse, drainent les forces qui accomplissent et conservent les progrès. Dans chaque pays civilisé le paupérisme, le crime, la folie, les suicides augmentent. Dans chaque pays civilisé nous voyons augmenter les maladies venant des nerfs surmenés, d’une nourriture insuffisante, de logements malsains, d’occupations malsaines et monotones, du travail prématuré des enfants, des travaux et des crimes que la pauvreté impose aux femmes. Dans les pays les plus civilisés, la confiance qu’on avait en l’amélioration de la vie, qui s’était graduellement formée depuis quelques siècles, et qui avait atteint sa plus grande force dans le premier quart de notre siècle, semble diminuer aujourd’hui[10].

Ce ne sont pas là les signes d’une civilisation en progrès. C’est une civilisation qui, dans ses courants cachés, commence déjà à rétrograder. Quand dans une baie ou une rivière, la marée passe du flux au reflux, ce n’est pas tout d’un coup ; mais ici elle va toujours en avant bien que là elle ait commencé à se retirer. Quand le soleil passe le méridien, on ne peut l’affirmer que par la manière dont sont projetées les ombres courtes ; car la chaleur du jour augmente encore. Mais de même qu’il est sûr que la marée encore montante va bientôt redescendre ; de même qu’il est sûr que le soleil déclinant, la nuit approche, de même il est sûr que, bien que la science augmente encore, et qu’on fasse de nouvelles inventions, qu’on colonise de nouveaux pays et que les villes s’étendent, la civilisation a pourtant commencé à décliner quand, en proportion de la population, nous avons dû construire plus de prisons, plus de refuges, plus d’asiles d’aliénés. Ce n’est pas du sommet à la base que meurt la société, c’est de la base au sommet.

Mais il y a des preuves plus palpables que toutes celles que peuvent donner les statistiques des tendances à la décadence de la civilisation. Il y a un sentiment de désappointement vague, mais général ; les classes ouvrières sont plus aigries que jamais ; on a partout le sentiment de l’instabilité et de la menace d’une révolution. Si ces sentiments étaient accompagnés d’une idée nette du remède à chercher, ce ne serait là qu’un signe heureux ; mais ce n’est pas. Bien que le maître d’école ait voyagé quelque temps, la faculté générale de relier l’effet à la cause ne paraît nullement augmentée. C’est ce que montre bien le retour au protectionnisme et d’autres illusions gouvernementales condamnées depuis longtemps[11]. Le libre penseur philosophique lui même ne peut pas observer le grand changement qui s’opère en ce moment dans le monde civilisé à propos des idées religieuses, sans sentir que ce fait important peut avoir des effets considérables que l’avenir seul verra se développer. Car ce qui s’accomplit ce n’est pas un changement dans la forme de la religion, mais la négation et la destruction des idées d’où sort la religion. Le christianisme ne se débarrasse pas simplement de superstitions, il est atteint mortellement à sa racine dans l’esprit du peuple ; de même les vieux paganismes mouraient quand le christianisme fit son apparition dans le monde. Et rien ne paraît pour prendre sa place. Les idées fondamentales d’un créateur intelligent et d’une vie future, s’effacent rapidement de l’esprit populaire. Qu’on se dispute si ceci est ou n’est pas un progrès, il n’en est pas moins vrai que l’importance du rôle que la religion a joué dans le monde prouve l’importance du changement qui s’effectue. A moins que la nature humaine n’ait soudainement changé sur un point que l’histoire générale de notre race montre des plus caractéristiques de l’homme, on peut prédire qu’il se prépare de grands mouvements et de grandes réactions. De semblables états de pensée ont jadis toujours marqué les périodes de transition. Sur une moins grande échelle, et moins profondément (car je crois que quiconque observera les courants de notre littérature, et abordera ce sujet avec les hommes qu’il rencontrera, verra que c’est sous terre et non à la surface qu’agissent aujourd’hui les idées matérialistes), le même état de pensée a précédé la Révolution française. Mais la grande ressemblance du naufrage des idées religieuses actuelles, est avec celui que l’on trouve dans la période où l’ancienne civilisation commença à passer de la splendeur au déclin. Quel changement arrive-t-il, voilà ce qu’aucun mortel ne peut dire, mais tous les hommes qui réfléchissent commencent à sentir que quelque grand changement doit survenir. Le monde civilisé tremble, prêt à commencer quelque grand mouvement. Il nous mènera en avant et ouvrira la voie à des progrès que nous n’avons même pas rêvés, ou nous fera redescendre une pente qui nous ramènera à la barbarie.


CHAPITRE V.

LA VÉRITÉ PRIMORDIALE.

Dans l’espace nécessairement très restreint qui était consacré à la dernière partie de notre enquête, j’ai été obligé d’omettre bien des choses dont j’aurais voulu parler, ou de parler brièvement de ce qu’il aurait été utile d’exposer d’une manière complète.

Néanmoins il est maintenant au moins évident que la vérité à laquelle nous a conduits notre étude faite au point de vue économique et politique, est également évidente dans la naissance et la chute des nations, dans la croissance et la décadence des civilisations, et s’accorde avec ces idées de relation et de séquence profondément enracinées en nous, et que nous appelons les perceptions morales. Nous avons donc assuré à nos conclusions la plus grande certitude, la sanction la plus haute possible.

Cette vérité renferme à la fois une menace et une promesse. Elle montre que les maux naissant de la distribution injuste et inégale de la richesse, qui deviennent de plus en plus apparents à mesure que se développe la civilisation moderne, ne sont pas des incidents de progrès, mais des tendances qui doivent finir par forcer le progrès de s’arrêter ; qu’ils ne se guériront pas d’eux-mêmes, mais au contraire, à moins qu’on éloigne leur cause, qu’ils deviendront de plus en plus considérables jusqu’au moment où ils nous ramèneront à la barbarie par le chemin suivi par toutes les civilisations antérieures. Mais elle montre aussi que ces maux ne sont pas imposés par les lois naturelles ; qu’ils naissent seulement de mauvais arrangements sociaux ne tenant pas compte des lois naturelles, et qu’en éloignant leur cause, nous pouvons donner une nouvelle et forte impulsion au progrès.

La pauvreté qui, au milieu de l’abondance, fait souffrir et abrutit les hommes, et tous les maux divers qui en découlent, naît de la négation de la justice. En permettant la monopolisation des richesses que la nature offre généreusement à tous, nous avons oublié la loi fondamentale de la justice, car autant que nous pouvons en juger, quand nous observons les choses dans leur ensemble, la justice semble être la loi suprême de l’univers. Mais en chassant du monde cette injustice, et en affirmant les droits de tous les hommes aux richesses naturelles, nous nous conformerons à la loi, nous ferons disparaître la grande cause de l’inégalité contraire à la nature, dans la distribution de la richesse et de la puissance ; nous abolirons la pauvreté ; nous dompterons les passions impitoyables de l’avarice ; nous tarirons les sources du vice et de la misère ; nous allumerons dans les endroits plongés dans les ténèbres de l’ignorance, le flambeau de la science ; nous donnerons une nouvelle vigueur à l’esprit d’invention, et une impulsion plus vive aux découvertes ; nous substituerons la force politique à la faiblesse politique ; nous rendrons la tyrannie et l’anarchie impossibles.

La réforme que j’ai proposée s’accorde avec ce qui est désirable politiquement, socialement ou moralement. Ce sont là les qualités d’une vraie réforme, car elle rendra toutes les autres réformes faciles. C’est l’application de la lettre et de l’esprit de la vérité exprimée dans la Déclaration de l’Indépendance vérité évidente en elle-même qui est le cœur et l’âme de la déclaration — « Que tous les hommes sont créés égaux ; qu’ils sont pourvus par leur Créateur de certains droits inaliénables ; parmi lesquels le droit à la vie, à la liberté et à la poursuite du bonheur ! »

Ces droits ne sont pas reconnus quand le droit égal à la terre sur laquelle et par laquelle seulement les hommes peuvent vivre ne l’est pas. L’égalité des droits politiques ne compense pas la négation du droit aux richesses de la nature. La liberté politique, quand on refuse de reconnaître le droit égal à la terre, devient simplement, à mesure que la population et les inventions augmentent, la liberté de se faire concurrence pour les emplois et de travailler pour des salaires dérisoires. Voilà la vérité que nous avons ignorée. Et c’est ainsi que les mendiants ont envahi nos rues, et les vagabonds nos routes ; et que la pauvreté fait des esclaves d’hommes que nous appelons des souverains politiques ; et que la misère engendre une ignorance que ne peuvent dissiper nos écoles ; et que les citoyens votent comme le leur ordonnent leurs maîtres ; et que le démagogue usurpe la place de l’homme d’État ; et que l’argent pèse dans les balances de la justice ; et que dans les positions élevées on trouve des hommes qui ne font même pas à la vertu civique le compliment de l’hypocrisie ; et que les pilliers de la république, que nous croyons si forts, plient déjà sous la tension trop considérable.

Nous honorons la Liberté de nom et de forme. Nous lui élevons des statues et chantons ses louanges. Mais nous n’avons pas eu pleine confiance en elle. Et ses demandes croissent avec notre développement. Elle ne veut pas qu’on la serve à moitié !

Liberté ! Ce mot est fait pour enchanter les oreilles et non pour les obséder, mêlé à de vaines vanteries. Car la liberté signifie justice, et la justice est la loi naturelle — la loi de santé, de symétrie et de force, de fraternité et de coopération.

Ceux qui croient que la liberté a rempli son rôle quand elle a aboli les privilèges héréditaires et donné à tous le droit de voter, qu’elle n’a rien de plus à voir dans les affaires de la vie de chaque jour, n’ont pas vu sa réelle grandeur — pour eux, les poètes qui l’ont chantée sont des rapsodes, ses martyrs des fous ! Le soleil est le seigneur de la vie comme de la lumière ; ses rayons percent les nuages, et entretiennent toute croissance et tout mouvement et font sortir de ce qui, sans cela, ne serait qu’une masse froide et inerte, l’infinie diversité des êtres et de la beauté ; ce que le soleil fait pour la terre, la liberté le fait pour l’humanité. Ce n’est pas pour une abstraction que les hommes ont travaillé et sont morts, que dans tous les âges se sont montrés les témoins de la Liberté, et ont souffert les martyrs de la Liberté.

Nous parlons de la Liberté comme d’une chose distincte de la vertu, de la richesse, de la science, de l’invention, de la vigueur nationale et de l’indépendance nationale. Mais la Liberté est la source, la mère, la condition nécessaire de toutes ces autres choses. Elle est à la vertu ce que la lumière est à la couleur ; à la richesse ce que les rayons du soleil sont aux semences ; à la science, ce que les yeux sont à la vue. Elle est le génie de l’invention, le système musculaire de la vie nationale, l’esprit de l’indépendance nationale. Là où croît la Liberté, croissent également les vertus, la richesse, la science ; l’esprit d’invention multiplie les forces humaines ; la nation libre s’élève au-dessus de ses voisines comme Saül au-dessus de ses frères, plus grande et plus belle. Là où s’efface la Liberté les vertus disparaissent, la richesse diminue, la science tombe dans l’oubli, l’esprit d’invention s’éteint, et les empires, jadis puissants par les armes et par les arts, deviennent la proie facile de barbares plus libres.

Le soleil de la Liberté n’a fait briller sur nous que quelques rayons à demi-voilés, qui sont cependant les causes de tous progrès.

La Liberté brilla une fois pour une race d’esclaves courbés sous le fouet des Égyptiens, et les conduisit hors de la maison de servitude. Elle les endurcit dans le désert et en fit une race de conquérants. Le libre esprit de la loi mosaïque enleva ses penseurs sur les hauteurs où ils entrevirent l’unité de Dieu, et inspira à ses poëtes un style qui est encore aujourd’hui l’ex pression des plus hautes élévations de pensée. La Liberté commença à poindre sur la côte phénicienne et des vaisseaux passèrent les colonnes d’Hercule pour explorer la mer inconnue. Elle éclaira partiellement la Grèce, et le marbre revêtit les formes de la beauté idéale, les mots devinrent les instruments de la pensée la plus subtile, et les armées puissantes du grand roi vinrent se briser contre les milices peu nombreuses des libres cités, comme la lame contre le rocher. Elle se montra ensuite dans les fermes de quatre acres des agriculteurs italiens, et un pouvoir né de sa force conquit le monde. Elle jaillit des boucliers des guerriers germains, et Auguste pleura ses légions. Dans la nuit qui suivit alors son éclipse, ses rayons obliques tombèrent de nouveau sur des cités libres, et la science perdue revécut, la civilisation moderne commença ; un monde nouveau fut découvert ; et à mesure que grandit la liberté, les arts, la richesse, la puissance, la science et les raffinements grandirent avec elle. Nous pouvons lire la même vérité dans l’histoire de toutes les nations. C’est la force née de la grande Charte qui gagna Crécy et Azincourt. C’est la renaissance de la Liberté après le despotisme des Tudors qui fit la gloire du règne d’Élisabeth. C’est l’esprit qui a conduit un tyran couronné à l’échafaud qui a planté chez nous la semence d’un arbre puissant. C’est la force de l’ancienne liberté qui, au moment où elle gagna l’unité, fit de l’Espagne la plus puissante nation du monde pour tomber au der nier degré de faiblesse quand la tyrannie remplaça la liberté. Voyez en France toute vigueur intellectuelle s’affaissant sous la tyrannie du xviie siècle pour reprendre toute sa splendeur lorsque la liberté renaît au XVIIIe, et fondant sur l’affranchissement des paysans français dans la grande Révolution, cette puissance étonnante qui de notre temps a résisté aux défaites.

N’aurons-nous pas confiance en elle ?

De notre temps, comme dans les époques précédentes, rampent des forces insidieuses qui, produisant l’inégalité, détruisent la Liberté. Les nuages s’amoncellent à l’horizon. La Liberté nous appelle à nouveau. Nous devons la suivre plus loin ; nous devons nous confier entièrement à elle. Nous devons l’accepter complètement, ou elle nous abandonnera. Ce n’est pas assez que les hommes puissent voter ; ce n’est pas assez qu’ils soient théoriquement égaux devant la loi. Ils doivent avoir la liberté de profiter des richesses naturelles et des moyens d’existence ; ils doivent être sur des termes égaux par rapport aux générosités de la nature. Sinon, la Liberté retirera sa lumière ! Sinon les ténèbres reviendront, et les forces mêmes qu’a développées le progrès deviendront des forces destructives. C’est la loi universelle. C’est la leçon des siècles. La société ne peut durer que si ses fondations s’appuient sur la justice.

Notre organisation sociale première est une injustice. En permettant à un homme de posséder la terre sur laquelle et de laquelle d’autres hommes doivent vivre, nous avons fait de ces hommes les esclaves du premier, à un degré qui augmente à mesure que se développe le progrès matériel. C’est par une alchimie subtile, par des moyens dont on ne se rend pas compte, que sont soutirés aux masses dans tous les pays civilisés, les fruits de leur dur travail ; on établit un esclavage plus dur et plus irrémédiable que celui qu’on a détruit ; on fait sortir le despotisme politique de la liberté politique, et bientôt les institutions démocratiques sombrent dans l’anarchie.

Voilà ce qui change les bienfaits du progrès matériel en malheurs. Voilà ce qui entasse des êtres humains dans des caves malsaines ou dans des maisons malpropres ; qui remplit les prisons de malfaiteurs ; qui pique les hommes de l’aiguillon du besoin et les consume d’envie ; qui dérobe aux femmes leur grâce et leur beautė ; qui enlève aux petits enfants la joie et l’innocence du matin de la vie.

Une civilisation ainsi fondée ne peut durer. Les lois éternelles de l’univers le défendent. Les ruines des empires morts attestent et le témoin qui est au fond de chaque âme affirme que cela ne peut pas être. C’est quelque chose de plus grand que la bonté, quelque chose de plus auguste que la charité, c’est la justice elle — même qui nous demande de réparer cette injustice ; la justice dont on ne peut pas nier l’existence ; qu’on ne peut pas mettre de côté ; la justice qui porte l’épée avec les balances. Parerons-nous le coup avec des liturgies et des prières ? Éloignerons-nous les décrets de la loi immuable en élevant des églises quand les enfants affamés se lamentent et que les mères fatiguées pleurent ?

C’est blasphémer que d’attribuer, même avec le langage de la prière, aux décrets inscrutables de la Providence les souffrances et les vices qui viennent de la pauvreté ; que de lever vers le Père de tous des mains jointes et de lui laisser la responsabilité de la misère et des crimes de nos grandes cités. Nous dégradons l’Éternel. Nous médisons du Juste.

Un homme miséricordieux aurait mieux ordonné le monde ; un homme juste écraserait du pied une fourmillère aussi venimeuse ! Ce n’est pas le Tout-Puissant, mais nous qui sommes responsables des vices et de la misère qui fermentent au milieu de notre civilisation. Le Créateur a fait pleuvoir ses dons sur nous, plus qu’il n’en fallait pour chacun. Mais, comme le font les porcs en cherchant leur nourriture, nous les avons foulés aux pieds dans la boue, pendant que nous nous déchirions les uns les autres !

Aujourd’hui, dans tous les centres de civilisation, le besoin et la souffrance sont assez grands pour atteindre au cœur quiconque ne ferme pas les yeux, et n’a pas des nerfs d’acier. Oserons-nous nous tourner vers le Créateur et lui demander de les adoucir ? En supposant que la prière soit entendue et qu’un ordre de celui qui a créé l’univers, anime le soleil d’une force plus grande ; qu’une nouvelle vertu remplisse l’air, et une nouvelle vigueur le sol ; que deux brins d’herbe poussent là où aujourd’hui un seul croît ; et que la semence qui rapporte cinquante maintenant rapporte alors cent ; la pauvreté s’en trouvera-t-elle diminuée et le besoin détruit ? Évidemment non ! Le bénéfice recueilli ne serait que temporaire. Les nouvelles richesses du monde matériel ne pourraient être utilisées que par la terre. Et la terre étant propriété privée, les classes qui monopolisent aujourd’hui les bienfaits du Créateur, monopoliseraient également ces nouveaux bienfaits. Les propriétaires fonciers profiteraient seuls de la chose. Les rentes augmenteraient, mais les salaires descendraient toujours vers le point où l’ouvrier n’a qu’à mourir de faim !

Et ceci n’est pas une simple déduction de l’économie politique ; c’est un fait expérimental. Nous le connaissons parce que nous l’avons vu. De notre temps même, devant nos propres yeux, la puissance qui est au-dessus de tout, et dans tout, et partout ; la puissance dont l’univers entier n’est que la manifestation ; la puissance qui fait toute chose et sans laquelle rien de ce qui est fait, n’est fait, a augmenté les choses dont l’homme peut jouir, aussi réellement que si la fertilité de la nature avait été augmentée. Il vint à l’esprit de celui-ci l’idée de soumettre la vapeur pour le service de l’homme. À l’oreille d’un autre fut soufflé le secret qui force l’éclair à porter un message tout autour du monde. De tous côtés les lois de la matière nous ont été révélées ; dans chaque branche industrielle nous avons à notre service des bras de fer et des doigts d’acier qui ont sur la production de la richesse exactement le même effet qu’un accroissement dans la fertilité de la nature. Quel a été le résultat de toutes ces nouveautés ? Simplement que les propriétaires de la terre ont recueilli tout le bénéfice. Les découvertes et les inventions merveilleuses de notre siècle n’ont ni augmenté les salaires, ni allégé le travail. Elles ont simplement rendu le petit nombre plus riche, le grand nombre plus pauvre ! Se peut-il que les dons du Créateur soient impunément aussi mal employés ? Est-ce donc une chose de peu d’importance que le travail soit privé de son gain, pendant que ceux qui profitent de ce gain roulent dans le luxe, que le grand nombre souffre de la misère, pendant que le petit nombre est gorgé de tout ? Étudiez l’histoire, et à chaque page vous y lirez que de telles injustices ne restent pas impunies ; que la Némesis qui suit l’injustice n’hésite jamais, n’est jamais endormie ! Regardez autour de vous. Cet état de choses peut-il durer ? Pouvons-nous seulement dire « Après nous le déluge ! » Non ; les pilliers de l’État tremblent dès maintenant, et les fondements même de la société sont ébranlés par les forces qui les minent. La lutte qui doit amener la renaissance ou la ruine, est prête à s’engager, si elle n’est pas déjà commencée.

L’arrêt est déjà prononcé ! Avec la vapeur et l’électricité, et les nouvelles puissances nées du progrès, des forces sont entrées dans le monde qui nous pousserons plus haut ou nous renverseront, comme ont été détruites nations après nations, civilisations après civilisations. C’est l’illusion qui précède la destruction qui nous fait voir dans l’agitation populaire, dans la fièvre du monde civilisé, l’effet passager de causes éphémères. Entre les idées démocratiques et l’organisation aristocratique de la société il y a une opposition indestructible. Le conflit est visible aux États-Unis comme en Europe. Nous ne pouvons continuer à permettre aux hommes de voter en les forçant à vagabonder. Nous ne pouvons continuer à instruire les garçons et les filles dans nos écoles publiques, et à leur refuser ensuite le droit de gagner de quoi vivre convenablement. Nous ne pouvons continuer à parler des droits inaliénables de l’homme, et lui refuser le droit inaliénable aux largesses du Créateur. Même aujourd’hui, le vin nouveau commence à fermenter dans les vieilles bouteilles, et les forces élémentaires s’assemblent pour la lutte.

Mais si, pendant qu’il en est encore temps, nous revenons à la Justice, nous lui obéissons, si nous avons confiance en la Liberté, les dangers qui nous menacent disparaîtront, et les forces aujourd’hui nos ennemies, deviendront les agents du progrès. Pensons aux forces maintenant gaspillées, aux champs infinis de la science encore inexplorés ; aux inventions possibles dont celles de notre siècle ne peuvent que nous donner une idée vague. Une fois la misère détruite ; une fois l’avidité du gain changée en de plus nobles passions ; une fois la fraternité née de l’égalité mise à la place de la jalousie et de la crainte qui excitent aujourd’hui les hommes les uns contre les autres ; une fois l’intelligence délivrée de ses chaînes, grâce à des conditions d’existence assurant au plus humble l’aisance et le loisir ; qui peut mesurer à quelle hauteur s’élèvera notre civilisation ? Les mots manquent pour rendre la pensée ! C’est l’Age d’or que les poètes ont chanté et dont les prophètes ont parlé avec de splendides métaphores ! C’est la vision glorieuse qui a toujours hanté l’homme de ses rayons d’une splendeur incertaine. C’est ce qu’a vu à Patmos celui qui s’est éteint dans une extase. C’est l’apogée du Christianisme la Cité de Dieu sur la terre, avec ses murs de jaspe et ses portes de perles ! C’est le règne du Prince de la Paix !

  1. C’est sous la forme demi-scientifiqne ou populaire qu’on peut peut-être voir ce sentiment exprimé d’une manière complète parce qu’elle est franche ; dans Le Martyre de l’homme, par exemple, dont l’auteur Winwood Read, est un écrivain d’une singulière vivacité et puissance. Le livre est en réalité une histoire du progrès, ou plutôt une monographie de ses causes et de ses méthodes, et mérite bien une lecture pour ses tableaux vivants, quelqu’opinion qu’on ait sur la capacité de l’auteur pour les généralisations philosophiques. Le lien entre le sujet et le titre est indiqué par la conclusion : « J’ai donné à l’histoire universelle un titre étrange, mais vrai le Martyre de l’humanité. À chaque génération la race humaine a été torturée afin que ses enfants puissent profiter de ses malheurs. Notre propre prospérité est fondée sur les souffrances du passé. Est-il donc injuste que nous souffrions aussi au profit de ceux qui nous succéderont ? »
  2. L’étude de la Sociologie. — Conclusion.
  3. Winwood Read : Le Martyre de l’homme.
  4. Définition de l’évolution donnée par Herbert Spencer dans ses Premiers Principes.
  5. Wordsworth, dans sa Chanson pour la Fête du Château de Brougham, a fait allusion, sous une forme très poétique, à cette influence :

    Les armures qui rouillent dans ses halls
    Réveillent le sang de Clifford ;
    « Soumets l’Écossais | » s’écrie la lance ;
    Porte-moi au cœur de la France ! »
    Suggère le bouclier.

  6. L’ignorance engendre facilement le mépris et la haine ; il nous semble tout naturel de considérer une différence de manière, de coutumes, de religion, etc., comme la preuve de l’infériorité de ceux qui différent de nous, de railler ceux qui s’émancipent à un degré quelconque des préjugés ordinaires, qui se mêlent à différentes classes ; c’est ce que nous voyons chaque jour dans la société civilisée. En religion, par exemple, on trouve le même esprit dans l’hymne où il est dit : « J’aimerais mieux être Baptiste et avoir la figure brillante Que d’être méthodiste, et de manquer toujours de grâce. » Comme le disait un évêque anglais : « Ce qui est hétérodoxie pour moi est orthodoxie pour un autre. » La tendance universelle, au contraire, est de classer tout ce qui est à côté de l’orthodoxie et de l’hétérodoxie, en paganisme et en athéisme. Et à propos de n’importe quelle divergence d’opinion, on retrouve la même tendance.
  7. Les sauvages des iles Sandwich rendent honneur à leurs bons chefs en mangeant leurs corps. Ils ne voudraient pas toucher à leurs chefs mauvais ou tyranniques. Les sauvages de la Nouvelle-Zélande se figurent qu’en mangeant leurs ennemis ils acquièrent de la force et du courage. C’est l’idée qui semble être l’origine générale de l’habitude de manger les prisonniers de guerre.
  8. Voyez la lettre de Macaulay à Randall, le biographe de Jefferson.
  9. Il me parait instructif de faire remarquer quelle idée fausse on se ferait de notre civilisation d’après les monuments funéraires et religieux de notre temps, monuments qui sont tout ce qui nous reste pour nous faire une idée des civilisations ensevelies.
  10. Les statistiques qui prouvent tous ces faits ont été réunies dans un volume intitulé : Deterioration and Race Education, par Samuel Royce, et qui a été très répandu par le vénérable Peter Cooper, de New — York. Ce qui est assez étrange, c’est que le seul remède proposé par M. Royce, c’est l’établissement d’écoles dans le genre des Kindergarten.
  11. Au point de vue de la science de l’homme d’État, par exemple, des principes fondamentaux et de l’adaptation des moyens aux fins, la Constitution des États-Unis adoptée il y a un siècle, est bien supérieure aux dernières Constitutions d’État, dont la plus récente, celle de la Californie, est un chef-d’œuvre de bousillage.