Progrès et Pauvreté/Livre 6

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Traduction par P. L. Le Monnier.
Guillaumin et Cie (p. 283-314).


LIVRE VI

LE REMÈDE


Une nouvelle et juste division de biens et des droits de ce monde, devrait être le principal objet de ceux qui conduisent les affaires humaines. — De Tocqueville.

Quand on a pour objet d’élever la condition permanente d’un peuple, les petits moyens ne produisent pas seulement de petits effets ; ils ne produisent aucun effet. — John Stuart Mill.


CHAPITRE PREMIER.

INEFFICACITÉ DES REMÈDES ORDINAIREMENT PROPOSÉS.

En cherchant à sa source la cause de l’accroissement de la pauvreté au milieu de la richesse se développant, nous avons découvert le remède ; mais avant d’arriver à cette branche de notre sujet, il est utile de passer en revue les tendances et les remèdes auxquels on fait communément appel. Le remède qu’indiquent nos conclusions est à la fois radical et simple, si radical qu’on n’y aura guère recours que lorsqu’on sera convaincu de l’insuffisance de mesures moins caustiques ; si simple que sa réelle efficacité, sa réelle portée, risquent d’être incomprises jusqu’à ce que l’effet de mesures plus compliquées ait été expérimenté.

Les tendances et les mesures auxquelles on fait appel pour diminuer la pauvreté dans les masses, peuvent être divisées en six classes. Je ne veux pas dire par là qu’il y ait autant de partis ou d’écoles de pensée, mais simplement que pour notre enquête, les opinions prévalentes et les mesures proposées peu vent être ainsi groupées pour être examinées. Des remèdes que, pour plus de commodité ou de clarté, nous considérerons séparément, sont souvent combinés en pensée.

Il y a encore bien des gens qui conservent la croyance commode que le progrès matériel finira par extirper la pauvreté, beaucoup qui considèrent les restrictions prudentes apportées à l’accroissement de population, comme le plus efficace des remèdes ; mais nous avons déjà montré ce que ces vues renferment d’erreurs. Examinons maintenant ce que l’on peut espérer :

I. D’une plus grande économie dans le gouvernement.

II. D’une meilleure éducation donnée aux classes ouvrières, de meilleures habitudes de travail et d’épargne.

III. De la coalition des ouvriers pour l’accroissement des salaires.

IV. De la coopération du travail et du capital.

V. De la direction et de l’intervention gouvernementales.

VI. D’une distribution plus générale de la terre.

Sous ces six chefs je crois que nous pouvons passer en revue les principales espérances, les propositions faites pour diminuer la misère sociale, abstraction faite de la mesure simple mais à grande portée que je proposerai.

I. — D’une plus grande économie dans le gouvernement.

Jusqu’à ces derniers temps, les Américains tenaient pour article de foi — croyance partagée par les Européens libéraux que la pauvreté des classes inférieures dans l’ancien monde, avait pour cause les institutions monarchiques et aristocratiques. Cette croyance a rapidement disparue quand on a vu apparaître aux États-Unis, avec des institutions républicaines, une misère sociale du même genre, sinon de la même intensité, que celle régnant en Europe. Mais on attribue encore souvent cette misère aux immenses fardeaux qu’imposent les gouvernements existants — les grands dettes, l’organisation militaire et navale, l’extravagance qui caractérise les législateurs républicains aussi bien que les législateurs monarchiques, et qui caractérise particulièrement l’administration des grandes villes. Il faut ajouter à cela aux États-Unis, les vols impliqués dans le régime protecteur qui, pour trente-cinq cents entrant dans le Trésor, retire un dollar et peut-être quatre ou cinq de la poche du consommateur. Il semble qu’il y ait un lien entre ces immenses sommes enlevées au peuple et les privations des classes inférieures, et après un coup d’ail superficiel il est naturel de supposer qu’une réduction apportée à ces lourdes charges imposées sans utilité, rendrait plus facile la vie du pauvre. Mais quand on examine la question à la lumière des principes économiques déjà exposés, on voit que cette réduction n’aurait pas l’effet voulu. Une réduction faite sur la somme prise sur le produit total par les impôts, équivaudrait simplement à un accroissement dans la puissance de production nette. Elle ajouterait en effet à la puissance productive du travail comme le ferait un accroissement dans la densité de la population, ou une amélioration dans les procédés industriels. Et de même que dans un cas l’avantage qui en résulte profite, et doit profiter, aux propriétaires de la terre en augmentant la rente, de même dans l’autre cas l’avantage serait au profit des propriétaires fonciers.

Sur le produit du travail et du capital, on paie aujourd’hui en Angleterre les intérêts d’une dette énorme, on entretient une Église établie, une famille royale très nombreuse, un grand nombre de possesseurs de sinécures, une grande armée, une grande marine. Supposons la dette reniée, l’Église séparée de l’État, la famille royale gagnant elle-même sa vie, les sinécures supprimées, l’armée licenciée, les officiers et les marins congédiés et les navires vendus. On rendrait ainsi possible une énorme réduction des impôts. On ajouterait beaucoup au produit net restant à diviser entre les éléments de production. Mais ce serait seulement une addition semblable à celles qu’ont faites constamment depuis longtemps les progrès industriels, et non une grande addition semblable à celle qu’a fait la vapeur dans ces trente dernières années. Et toutes ces additions n’ont pas diminué le paupérisme, elles ont seulement accru la rente, comme le ferait celle-ci. Les propriétaires anglais en recueilleraient tout le bénéfice. Je ne veux pas dire si toutes ces choses pouvaient être faites soudainement, et sans la destruction et les dépenses impliquées dans une révolution, qu’il ne pourrait pas se produire une amélioration temporaire dans la condition des basses classes ; mais une semblable révolution, aussi pacifique et aussi soudaine, est manifestement impossible. Et si elle était possible, toute amélioration temporaire serait, par le procédé que nous voyons à l’ouvre aux États-Unis, absorbée en dernier lieu par l’accroissement des valeurs foncières. Ainsi, aux États-Unis, si nous réduisions les dépenses publiques le plus possible et y faisions face par un impôt sur le revenu, le bénéfice ne pourrait certainement pas être plus grand que celui qu’ont produit les chemins de fer. Il y aurait une somme totale plus forte de richesse entre les mains du peuple, comme il y en a eu une plus grande à la suite de la construction des chemins de fer, mais les mêmes lois inexorables distribue raient cette somme. La condition de ceux qui vivent de leur travail ne serait pas améliorée en définitive.

Les masses commencent à avoir de ceci une vague conscience, et ce fait constitue une des graves difficultés politiques qui enlacent la république américaine. Ceux qui n’ont que leur travail, et surtout les prolétaires des villes, dont le nombre croît tous les jours, se soucient peu des prodigalités du gouvernement, et, en général, sont disposés à les regarder comme une bonne chose « donnant de l’ouvrage » ou « mettant de l’argent en circulation. » Tweed, qui a exploité New-York comme un chef guerilla l’aurait fait d’une ville conquise ( et il n’est que le type des nouveaux bandits qui ont saisi le gouvernement de toutes nos villes), était sans aucun doute très populaire auprès de la majorité des votants, bien que ses vols fussent notoires, et divulgués par ses gros diamants et la prodigalité de sa dépense personnelle. Après sa mise en accusation, il fut triomphalement élu au Sénat ; et lorsque, fugitif, il fut repris, des acclamations le saluèrent fréquemment dans son passage de la cour à la prison. Il avait volé au Trésor public plusieurs millions, mais les prolétaires sentaient qu’il ne les avait pas volés eux. Et le verdict de l’économie politique est le même que le leur. Qu’on me comprenne bien. Je ne dis pas que l’économie gouvernementale n’est pas désirable ; mais simplement que la réduction dans les dépenses du gouvernement ne pourrait avoir aucun effet direct pour extirper la pauvreté et augmenter les salaires, aussi longtemps que la terre sera monopolisée. Bien que ceci soit vrai, cependant, même en vue de l’intérêt des basses classes, on ne doit épargner aucun effort pour supprimer toute dépense inutile. Plus un gouvernement devient complexe et dépensier, plus il devient distinct et indépendant du peuple, plus il est difficile de soumettre à la décision populaire des questions de réelle politique publique. Regardez nos élections aux États — Unis, et ce qu’elles finissent par être. Les problèmes les plus pressants demandent une réponse, mais l’argent est tout dans la politique, les intérêts personnels engagés sont si considérables, que l’on n’accorde que peu d’attention aux plus grandes questions gouvernementales. La moyenne des votants en Amérique a des préjugés, des sentiments de partis, des notions générales d’une certaine espèce, mais ne donne pas plus d’attention aux questions fondamentales de gouvernement qu’un cheval de tramway n’en donne aux profits de la ligne. Si ceci n’était pas vrai, bien des abus criants n’auraient pas duré si longtemps, bien des nouveaux ne seraiet-il pas venus s’ajouter aux anciens. Tout ce qui tend à simplifier le gouvernement, à le rendre économique, tend à le placer sous le con peuple, et à mettre en première ligne les questions de réelle importance. Mais ce n’est pas une réduction dans les dépenses gouvernementales qui par elle-même guérira ou mitigera les maux qui naissent de l’inégale répartition de la richesse.

II. De la diffusion de l’éducation, et des habitudes meilleures de travail et d’économie.

Les classes aisées ont toujours cru que la pauvreté et la souffrance des masses étaient dues à leur manque de travail, de frugalité et d’intelligence. Cette croyance, qui diminue le sentiment de la responsabilité, et flatte en suggérant des idées de supériorité, est peut-être plus générale encore dans les pays comme les États-Unis où tous les hommes sont politiquement égaux, et où, à cause de la nouveauté de la société, la différentiation entre les classes a plutôt lieu entre des individus qu’entre des familles, que dans les pays plus anciens où les lignes de séparation existent depuis plus longtemps et sont plus profondes. Il est naturel que ceux qui peuvent attribuer leur bonne position à l’habileté et la frugalité supérieures qui leur ont donné un point de départ, et à l’intelligence supérieure qui leur a permis de tirer parti des circonstances[1], s’imaginent que ceux qui sont restés pauvres, le sont restés simplement parce qu’ils manquaient de ces qua lités.

Mais quiconque a compris les lois de la distribution de la richesse, telles qu’elles ont été exposées dans les chapitres précédents, verra l’erreur enfermée dans cette croyance. L’erreur est semblable à celle que renfermerait l’assertion que dans une course chacun des compétiteurs doit gagner. Quelqu’un doit gagner, c’est parfaitement vrai, mais que chacun le puisse, c’est impossible.

Car aussitôt que la terre acquiert une valeur, les salaires, ainsi que nous l’avons vu, ne dépendent plus du gain réel ou produit du travail, mais de ce qui est laissé au travail, une fois la rente prise sur ce produit ; et, quand la terre est entièrement monopolisée comme elle l’est partout excepté dans les nouvelles contrées, la rente doit forcer les salaires à descendre jusqu’au point où les classes les plus pauvrement payées ont juste ce qui est indispensable pour vivre, minimum fixé par la somme de nécessités et d’aisance que demandent, par habitude, les classes ouvrières pour consentir à maintenir leur nombre au même point. Ceci étant, l’habileté, la frugalité, l’intelligence ne peuvent servir l’individu qu’autant qu’elles sont supérieures au niveau général, de même que dans une course la rapidité ne peut servir le coureur que si elle excède celle des compétiteurs. Si un homme travaille plus, ou avec une adresse ou une intelligence supérieure à l’ordinaire, il dépassera ses compagnons ; mais si la moyenne de l’habileté, de l’adresse ou de l’intelligence est portée au plus haut point, un accroissement d’intensité d’application, n’assurera que le vieux taux des salaires, et celui qui voudra aller plus loin devra travailler encore plus. Un individu peut économiser de l’argent sur son salaire en vivant comme le faisait le Dr Franklin quand, pendant son apprentissage et ses premières journées d’ouvrier, il résolut de pratiquer le végétarianisme ; et bien des pauvres familles seraient plus aisées si on leur enseignait à préparer les plats à bon marché auxquels Franklin essaya de limiter l’appétit de son employé Keimer, comme condition à son acceptation pour la place de réfutateur des oppositions à la nouvelle religion dont Keimer voulait devenir le prophète[2] ; mais si les classes ouvrières arrivaient à vivre de cette façon, les salaires finiraient par baisser en proportion, et quiconque désirerait avancer par la pratique de l’économie, ou mitiger la pauvreté en prêchant l’économie, serait forcé d’inventer quelque manière encore plus économique de maintenir l’union du corps et de l’esprit. Si, dans les conditions existantes, les ouvriers américains arrivaient à adopter la manière de vivre des Chinois, il leur faudrait accepter leurs salaires ; ou si les ouvriers anglais se contentaient de la portion de riz et du vêtement élémentaire du Bengalais, le travail serait bientôt aussi mal payé en Angleterre qu’au Bengale. En introduisant la pomme de terre en Irlande, on espérait améliorer la condition des classes pauvres en augmentant la différence entre les salaires qu’elles recevaient, et le coût de leur nourriture. La conséquence de cette introduction a été la hausse de la rente, la baisse des salaires, et, à la suite de la maladie de la pomme de terre, les ravages de la famine dans une population qui avait déjà réduit sa moyenne d’aisance si bas que le degré au-dessous, c’était la mort par la faim.

Ainsi, si un individu travaille plus que la moyenne, il augmentera son salaire ; mais on ne peut augmenter de la même manière les salaires de tous. Il est notoire que dans les occupations où les heures de travail sont considérables, les salaires ne sont pas plus élevés que dans celles où les heures sont moins nombreuses ; généralement au contraire, plus la journée de travail est longue, plus l’ouvrier est dépourvu de ressources ; moins il a de temps pour regarder autour de lui et développer d’autres facultés que celles que son travail nécessite, moins il devient capable de changer d’occupation ou de saisir les bonnes occasions qui se présentent. Et ainsi l’individu qui prend sa femme et ses enfants pour l’aider peut accroître son revenu ; mais dans les occupations où il est devenu habituel que la femme et les enfants aident au travail, il est connu que le salaire gagné par toute la famille n’excède pas en moyenne celui que gagne le chef de famille dans des travaux où l’usage veut qu’il travaille seul. Le travail d’une famille suisse, appliqué à la fabrication des montres, lutte de bon marché avec les machines américaines.

Les Bohémiens fabricants de cigares à New-York, qui travaillent, hommes, femmes et enfants, dans les chambres des maisons qu’ils ont pris à bail, ont réduit le prix de fabrication du cigare au-dessous de ce que gagnaient les Chinois à San-Francisco.

Ces faits sont bien connus. Ils sont parfaitement constatés par les traités classiques d’économie politique, où cependant on les explique par la théorie de Malthus sur la tendance de la population à augmenter au delà de la limite des moyens de subsistance. La véritable explication, comme je l’ai suffisamment démontré, est dans la tendance de la rente à réduire les salaires.

Quant aux effets de l’éducation, il est peut-être utile d’en dire quelques mots, car on est assez disposé en ce moment à leur attribuer une influence un peu magique. L’éducation ne mérite son nom que lorsqu’elle rend capable un homme d’employer plus efficacement ses facultés naturelles, et c’est ce à quoi faillit le plus souvent ce que nous appelons éducation. Je me rappelle une petite fille qui passait à son école pour assez forte en géographie et en astronomie, et qui était très étonnée de trouver que le terrain, dans la cour de sa mère, était réellement la surface de la terre ; si vous causez avec bien des gradués de collège, vous trouverez que leur science ressemble beaucoup à celle de la petite fille. Ils pensent rarement mieux, souvent plus mal, que ceux qui n’ont jamais été au collège.

Un gentleman, qui avait passé bien des années en Australie et connaissait à fond les habitudes des aborigènes (le Révérend Dr Bleesdale), après avoir donné quelques exemples de leur adresse merveilleuse à se servir de leurs armes et à attraper les oiseaux les plus farouches, me dit une fois : « Je crois que c’est une grande erreur de considérer ces noirs comme des ignorants. Leur savoir est différent du nôtre, mais ils le possèdent en général mieux que nous le nôtre. Sitôt qu’ils commencent à marcher, on leur apprend à jouer avec de petits boumerangs et d’autres armes, à observer et à juger, et lorsqu’ils sont assez grands pour se tirer d’affaire eux-mêmes, ils en sont parfaitement capables ; ils sont, par rapport à la nature de leurs connaissances, ce que nous appellerions des gentlemen accomplis comme éducation, ce que nous ne pourrions pas dire de beaucoup de nos jeunes gens ayant eu tous les avantages d’une bonne éducation et qui, arrivés à l’âge d’homme, sont incapables de rien faire pour eux-mêmes ou pour les autres. »

Que cela soit ou non, il est évident que le développement de l’intelligence, qui est ou devrait être le but de l’éducation, à moins qu’il ne rende les masses capables de découvrir et d’éloigner la cause de l’inégale distribution de la richesse, ne peut avoir d’influence sur les salaires qu’en augmentant l’efficacité du travail. Il a le même effet qu’une augmentation d’adresse ou de travail. Et il ne peut élever les salaires de l’individu qu’en le rendant supérieur aux autres. Quand lire et écrire étaient deux choses rares, un clerc était très respecté et très bien payé ; aujourd’hui, la connaissance de la lecture et de l’écriture est devenue si universelle, qu’elle ne donne aucun avantage. Tout le monde sait lire et écrire en Chine, et cependant les salaires y atteignent le minimum possible. La diffusion de l’instruction, à moins qu’elle ne rende les hommes mécontents d’un état de choses qui condamne les producteurs à une vie de souffrances pendant que les non-producteurs vivent dans le luxe, ne peut pas tendre à élever généralement les salaires, ou à améliorer en aucune façon la condition des basses classes, — les piliers de la société, comme les a appelées un sénateur du Sud, — qui doivent s’appuyer sur le sol, à quelque hauteur que doive s’élever la superstructure. Aucun accroissement de la puissance effective du travail ne peut accroître les salaires en général, aussi longtemps que la rente absorbera tout le gain. Ceci n’est pas seulement une déduction de principes. C’est un fait prouvé par l’expérience. Les progrès de la science et de l’invention ont multiplié la puissance effective du travail de plus en plus, sans accroître les salaires. En Angleterre, il y a plus d’un million de pauvres. Aux États-Unis, les maisons de refuge augmentent et les salaires diminuent.

Il est vrai que plus d’activité et d’adresse, que plus de prudence et d’instruction, sont en général associées à une meilleure condition matérielle des classes ouvrières, mais les faits prouvent que ceci est un effet et non une cause. Partout où la condition matérielle des classes ouvrières a été améliorée, l’amélioration de leurs qualités personnelles a suivi, et partout où cette condition est devenue plus mauvaise, la décroissance de ces qualités a suivi ; mais nulle part on ne peut prouver que l’amélioration dans la condition matérielle soit le résultat d’un accroissement d’activité, d’adresse, de prudence ou d’instruction, dans une classe condamnée à lutter pour gagner juste de quoi vivre, bien que ces qualités, une fois acquises (ou plutôt leur concomitant, l’amélioration dans la moyenne de l’aisance), offrent une résistance forte, et dans beaucoup de cas suffisante, à l’abaissement de la condition matérielle.

En réalité, les qualités qui élèvent l’homme au-dessus de l’animal sont superposées à celles qu’il partage avec l’animal, et ce n’est que lorsqu’il est délivré des soucis de sa vie animale, que sa nature intellectuelle et morale peut se développer. Forcez un homme à ne satisfaire que les nécessités de l’existence animale, et il perdra tout stimulant à l’activité, qui engendre l’adresse, et ne fera que ce qu’il est forcé de faire. Faites que sa condition soit telle qu’elle ne pourrait guère être pire, et que rien ne pourrait l’améliorer, il cessera de penser à l’avenir. Enlevez-lui tout loisir, et loisir ne signifie pas manque de travail, mais l’absence du besoin qui force à un travail ne convenant pas, — et vous ne pourrez pas, même en menant l’enfant à l’école publique et en abonnant l’homme à un journal, le rendre intelligent.

Il est vrai que l’amélioration dans la condition matérielle d’un peuple ou d’une classe peut ne pas se manifester immédiatement par une amélioration mentale et morale. L’accroissement des salaires peut commencer par produire la paresse et la dissipation. Mais il finira par amener un accroissement d’activité, d’adresse, d’intelligence, d’économie. Des comparaisons entre différents pays, entre différentes classes d’un même pays, entre différentes périodes de la vie d’un même peuple, entre les différentes conditions créées par l’émigration, donneront comme résultat invariable, que les qualités personnelles dont nous avons parlé, apparaissent quand les conditions matérielles sont améliorées et disparaissent quand les conditions matérielles de viennent plus mauvaises. La Pauvreté est le Marais du Désespoir que Bunyan vit dans son rêve, et dans lequel on peut entasser de bons livres sans résultat. Pour que le peuple soit industrieux, adroit, prudent et intelligent, il faut qu’il soit débarrassé du besoin. Si vous voulez que l’esclave montre les vertus de l’homme libre, il faut d’abord que vous l’émancipiez.

III. De l’union des travailleurs.

Il est évident, d’après les lois de la distribution, précédemment indiquées, que l’union des ouvriers peut élever les salaires, et cela non aux dépens des autres ouvriers, comme on le dit quelquefois, ni aux dépens du capital, comme on le croit généralement ; mais en somme aux dépens de la rente. Croire qu’un progrès général des salaires ne peut être assuré par l’union, croire que tout progrès particulier des salaires ainsi obtenu doit réduire les autres salaires ou les profits du capital, ou tous les deux, ce sont des idées qui naissent de la notion erronée que les salaires sont tirés du capital. La fausseté de ces idées est démontrée non seulement par les lois de la distribution telles que nous les avons exposées, mais par l’expérience poussée au point extrême que nous connaissons. Le progrès des salaires dans des commerces particuliers, produit par l’union des travailleurs, et dont il y a plusieurs exemples, n’a nulle part eu pour effet d’abaisser les salaires dans les autres commerces, ou de réduire le taux des profits. Excepté en ce qu’ils peuvent affecter le capital fixe ou les engagements courants d’un patron, une diminution des salaires peut seulement lui profiter, et un accroissement des salaires lui faire du tort, parce qu’ils lui donnent un avantage ou un désavantage par rapport aux autres patrons. Le patron qui le premier réussit à réduire les salaires de ses ouvriers gagne un avantage sur ses compétiteurs ; celui qui le premier est forcé de payer une augmentation, a un désavantage vis-à-vis de ses compétiteurs ; avantage et désavantage qui disparaissent quand tous les patrons sont entrés dans le mouvement de hausse ou de baisse des salaires. Cependant, si le changement dans les salaires affecte ses contrats, ou les marchandises en voie de fabrication, en changeant le coût relatif de la production, il peut y avoir pour lui gain ou perte réels, bien que ce gain et cette perte étant purement relatifs disparaissent quand on considère l’ensemble de la communauté. Et si le changement dans les salaires produit un changement dans la demande relative, il peut rendre plus ou moins profitable le capital sous forme de ma chines, constructions, etc… Mais en ceci un nouvel équilibre se rétablit vite ; car, surtout dans les pays progressifs, le capital immobilisé est seulement un peu moins mobile que le capital circulant. S’il y a trop peu de capital fixé sous une forme quelconque, la tendance du capital à prendre cette forme produit bientôt la somme nécessaire ; s’il y en a trop, la cessation de l’accroissement rétablira bientôt le niveau. Mais si un changement dans le taux des salaires d’une occupation particulière, peut produire un changement dans la de mande relative de travail, il peut aussi ne produire aucun changement dans la demande totale. Supposons, par exemple, que l’union des ouvriers employés dans une certaine fabrication, élève les salaires dans un pays, tandis qu’une ligue de patrons réduit les salaires dans la même fabrication dans un autre pays. Si le changement est assez grand, l’importation des objets fa briqués dans le second pays répondra à la demande ou à une partie de la demande du premier pays. Mais évidemment, cet accroissement dans les importations d’une espèce particulière de choses, nécessitera soit une décroissance correspondante dans les importations d’autres choses, soit un accroissement correspondant dans les exportations. Car c’est seulement avec le produit de son travail et de son capital qu’un pays peut demander, ou peut obtenir, en échange, le produit du travail et du capital d’un autre. L’idée que l’abaissement des salaires peut accroître, ou que l’accroissement des salaires peut diminuer, le commerce d’un pays, est aussi peu fondée que la prospérité d’un pays peut être augmentée par des taxes sur les importations, ou diminuée par l’abolition des restrictions apportées au commerce. Si tous les salaires, dans un pays, étaient doublés, ce pays continuerait à exporter et à importer les mêmes choses dans les mêmes proportions ; car l’échange est déterminé non par le coût absolu, mais par le coût relatif de la production. Mais si les salaires doublaient dans certaines branches de l’industrie, et n’augmentaient pas du tout ou pas autant dans d’autres ; il y aurait un changement dans la proportion des différentes choses importées, mais pas de changement dans le rapport entre les exportations et les importations.

Bien que la plupart des objections faites à l’union des ouvriers, pour l’élévation des salaires, soient ainsi sans fondement, bien que le succès de semblables unions ne puisse réduire les autres salaires ou diminuer les profits du capital, ou faire du tort à la prospérité nationale, cependant, les difficultés semées sur le chemin des unions efficaces d’ouvriers sont si grandes, que le bien qu’elles peuvent accomplir est extrême ment limité et que certains désavantages leur sont inhérents.

Élever les salaires dans une ou plusieurs occupations partiAinsi si une association d’imprimeurs a réussi par une grève à élever le salaire du compositeur de dix pour cent au —dessus du taux normal des autres salaires, la demande et l’offre sont immédiatement influencées. D’un côté il y a une tendance à diminuer la demande des compositeurs ; de l’autre, le taux élevé du salaire tend à augmenter le nombre des compositeurs de façon à ce que les plus fortes unions ne puissent empêcher ce double mouvement. Si cet accroissement était de vingt pour cent, ces tendances seraient encore plus fortes ; s’il était de cinquante pour cent, elles deviendraient de plus en plus fortes, et ainsi de suite. De sorte que pratiquement, même dans un pays comme l’Angleterre, où les séparations entre les différents métiers sont beaucoup plus nettes et plus difficiles à surmonter que dans un pays comme les États-Unis, ce que les trades unions, même en se soutenant les unes les autres, peuvent faire pour élever les salaires, est comparativement peu de chose ; de plus ce peu est limité à leur propre sphère, et n’affecte pas les couches inférieures des travailleurs non enrégimentés dont la condition est celle qui nécessite le plus d’amélioration et qui détermine en fin de compte l’amélioration des classes qui sont au —dessus d’elles. La seule manière dont les salaires puissent êtreélevés, d’une façon durable, par cette méthode, serait une organisation générale semblable à celle que poursuivait l’Inter nationale et qui comprendrait les travailleurs de tous les genres. Mais on doit renoncer à une semblable organisation qui serait pratiquement impossible, car les difficultés d’organisation déjà si grandes dans les métiers élevés et bien payés, deviennent de plus en plus considérables à mesure qu’on descend l’échelle in dustrielle.

Dans la lutte de patience, qui est la seule méthode que les associations ouvrières ne voulant pas reprendre le travail pour un salaire moindre qu’un minimum fixé, puissent employer pour faire monter les salaires, il ne faut pas oublier quels sont les adversaires réels en lutte. Ce n’est pas le capital et le travail. Ce sont les ouvriers d’un côté, et les propriétaires de la terre de l’autre. Si la lutte était entre le travail et le capital elle se ferait en des termes plus égaux. Car la puissance du capital pour tenir bon n’est que d’un peu plus grande que celle du travail. Non seulement le capital quand il ne sert pas, ne rapporte rien, mais il perd, car sous presque toutes ses formes il ne peut être entretenu que par une reproduction constante. Mais la terre ne mourra pas de faim comme les travailleurs et ne diminuera pas comme le capital, ses propriétaires peuvent attendre. Cela peut avoir des inconvénients c’est vrai, mais, des inconvénients pour eux, c’est la destruction pour le capital, et la mort pour le travail.

Dans certaines parties de l’Angleterre les ouvriers agricoles essaient aujourd’hui de s’unir pour obtenir une augmentation dans leurs misérables salaires. Si c’était le capital qui recevait la différence énorme entre le produit réel de leur travail et la portion qu’ils en reçoivent, ils n’auraient qu’à se mettre sérieusement en grève pour avoir un succès assuré ; car les fermiers qui sont leurs patrons directs, ne peuvent pas plus continuer leur métier sans travail que les travailleurs ne peuvent travailler sans salaires. Mais les fermiers ne peuvent céder beaucoup sans une réduction de la rente ; et ainsi c’est entre les propriétaires et les ouvriers que doit s’engager la lutte réelle. Supposons qu’une association se forme, assez complète pour comprendre tous les ouvriers agricoles, et pour empêcher ceux qui le voudraient de travailler à leur place. Les ouvriers refusent de travailler à moins d’une grande hausse des salaires ; les fermiers ne peuvent donner cette augmentation que par une réduction considérable de la rente et n’ont qu’un moyen de repousser les demandes des ouvriers, c’est de faire comme eux, de refuser de produire. Si la culture arrive ainsi à un point mort, les propriétaires ne feront que perdre leur rente, pendant que leur terre s’améliorera en restant ainsi en jachère. Mais les ouvriers mourront de faim, Et si tous les ouvriers anglais s’unissaient dans une grande ligue pour un accroissement général des salaires, la contestation réelle serait la même, et les conditions semblables. Car les salaires ne peuvent s’accroître que par la décroissance de la rente ; dans un arrêt général, les propriétaires vivraient tandis que les ouvriers mourraient ou émigreraient. Les propriétaires de la terre en Angleterre sont en vertu de leur propriété, les maîtres de l’Angleterre. Tant est vrai l’adage « à quiconque appartient le sol, à lui aussi en sont les fruits. » Les parasols blancs, et les éléphants fous d’orgueil ont été donnés avec la concession de la terre anglaise, et jamais le peuple ne retrouvera son pouvoir jusqu’à ce que la concession soit annulée. Ce qui est vrai de l’Angleterre l’est du monde entier.

On peut dire qu’il ne se produira jamais un semblable arrêt dans la production. C’est vrai, mais ce n’est vrai que parce jamais il ne se formera une ligue du travail capable de produire cet arrêt. Mais la nature fixe et définie de la terre permet aux propriétaires de s’unir beaucoup plus facilement et plus efficacement que ne peuvent le faire soit les capitalistes soit les ouvriers. L’histoire présente plusieurs exemples de cette facilité. Et la nécessité absolue de l’emploi de la terre, et la certitude dans tous les pays progressifs qu’elle augmentera de valeur, produisent parmi les propriétaires, sans aucune ligue formelle, tous les effets que pourraient produire les associations les mieux combinées et les plus rigoureuses entre les travailleurs ou les capitalistes. Privez un ouvrier d’une occasion de travailler, et il sera bientôt désireux de trouver de l’occupation à n’importe quelle condition, mais quand le flot reculant de la spéculation laisse la valeur foncière nominale au-dessus de sa valeur réelle, quiconque a vécu dans les pays grandissants, sait avec quelle ténacité les propriétaires tiennent bon.

Et, à côté de ces difficultés pratiques, dans l’exécution du projet de forcer par la patience les salaires à monter, il y a dans cette manière de procéder des désavantages inhérents que les hommes travaillant ne peuvent pas ne pas voir. Je parle sans préjugé, car je suis encore membre honoraire d’une association que j’ai toujours loyalement soutenue quand je travaillais à mon métier. Mais voyez : les moyens par lesquels peut agir une trade-union sont nécessairement destructeurs ; son organisation est nécessairement tyrannique. Une grève, qui est le seul moyen par lequel une trade-union puisse renforcer ses demandes, est une lutte destructive, assez semblable à celle qu’un excentrique, qu’on appelait le Roi de l’Argent, entreprit dans les premiers jours de San-Francisco, avec un homme qui l’avait insulté bassement, lutte qui consistait à se rendre chacun sur le quai et à jeter alternativement dans la baie vingt dollars, jus qu’à ce que l’un des deux cédât. La lutte de patience qu’implique une grève, est en réalité une guerre à laquelle on l’a souvent comparée, et, comme toute guerre, elle diminue la richesse. Et son organisation doit être tyrannique, comme l’est celle d’une guerre. De même que l’homme qui voudrait combattre pour la liberté doit, quand il entre à l’armée, abandonner sa liberté personnelle, et devenir un simple rouage d’une grande machine, de même il doit en être ainsi pour les ouvriers qui organisent une grève. Ces ligues sont donc nécessairement destructives des choses mêmes que les ouvriers cherchent à gagner par leur intermédiaire, la richesse et la liberté. Les anciens Hindous avaient une manière de forcer le paie ment d’une dette juste que sir Sir Henry Maine rapproche d’une ancienne coutume qu’on trouvait dans les lois des Brehons irlandais. On appelait cela s’asseoir dharna, le créancier cher chant à forcer le paiement de sa dette en s’asseyant à la porte du débiteur, et en refusant de manger et de boire jusqu’à ce qu’elle soit acquittée.

La méthode des grèves du travail ressemble à celle-ci. Dans leurs grèves, les ouvriers s’asseyent dharna. Mais, dissemblables en cela aux Hindous, ils ne sont pas secondés par le pouvoir de la superstition.

IV. — De la coopération.

Depuis quelque temps, il est de mode de prêcher la coopération comme le remède souverain aux plaintes des classes ouvrières. Mais, malheureusement pour l’efficacité de la coopération comme remède aux maux sociaux, ces maux ainsi que nous l’avons vu, ne naissent pas d’un conflit entre le travail et le capital ; et si la coopération était universelle, elle ne pourrait ni élever les salaires, ni soulager la pauvreté. Nous le constaterons facilement.

La coopération revêt deux formes : il y a la coopération pour la consommation, et la coopération pour la production. La coopération pour la consommation, poussée aussi loin que possible c’est-à-dire supprimant les intermédiaires, ne fait que réduire le coût des échanges. C’est tout simplement un moyen d’économiser le travail, et d’éliminer les risques, et son effet sur la distribution ne peut être que semblable à celui des améliorations et des inventions qui ont si puissamment de nos jours abaissé le prix des échanges, les ont facilités, c’est-à-dire ont augmenté la rente. Et la coopération dans la production est simplement le retour à une forme de salaire que l’on trouve encore dans la pêche de la baleine. C’est la substitution des salaires proportionnés à des salaires fixes, substitution dont il y a des exemples accidentels dans presque tous les métiers ; ou si la direction est laissée aux ouvriers, et que le capitaliste ne fasse que prendre la part du produit net qui lui revient, c’est simplement le système qui a si largement prévalu en Europe depuis l’Empire Romain, le système de la colonie ou du métayage. Tout ce qu’on demande à la coopération pour la production, c’est de rendre l’ouvrier plus actif et plus industrieux, en d’autres termes d’accroître l’efficacité du travail. Ainsi son effet est semblable à celui de la machine à vapeur, de la machine à éplucher le coton, de la moissonneuse, en un mot de toutes les choses dont se compose le progrès matériel ; et il ne peut produire que le même résultat, l’accroissement de la rente.

L’importance qu’on attache, dans la littérature économique et semi-économique, à la coopération comme moyen d’augmenter les salaires et de diminuer la pauvreté, est une preuve frappante de l’ignorance des premiers principes économiques que montrent ceux qui traitent des problèmes sociaux. Il est évident qu’elle ne peut avoir cette tendance.

Écartons toutes les difficultés que rencontre dans les conditions présentes, la coopération pour la consommation comme pour la production, et supposons qu’elle ait supplanté les autres méthodes, que les associations coopératives mettent en rapport le producteur et le consommateur, avec le minimum de dépense, suppriment les patrons capitalistes qui paient les salaires fixes dans les mines, fermes, fabriques, et augmentent énormément l’efficacité du travail, qu’arriverait-il ? Il arriverait simplement qu’il serait possible de produire la même somme de richesse avec moins de travail, et par conséquent que les propriétaires de la terre, source de toute richesse, pourraient demander une plus grande somme de richesse pour l’emploi de leur terre. Ceci n’est pas une théorie ; c’est une vérité prouvée par l’expérience et par les faits existants. Les progrès dans les méthodes et dans les machines ont le même résultat que poursuit la coopération la réduction du coût du transport des marchandises chez le consommateur, et l’accroissement d’efficacité du travail ; et c’est sous ces deux rapports que les vieux pays ont l’avantage sur les nouveaux. Mais comme l’expérience le prouve amplement, les améliorations dans les méthodes et le mécanisme de la production et de l’échange ne tendent nullement à l’amélioration de la condition des basses classes, et les salaires sont plus bas et la pauvreté plus profonde là où les échanges se font le plus économiquement possible, et où la production a l’avantage du meilleur mécanisme. Le bénéfice est tout pour la rente.

Mais supposons que l’association coopérative se forme entre les producteurs et les propriétaires fonciers. Cela reviendrait simplement au paiement de la rente en nature, système employé souvent en Californie et dans les États du Sud où le propriétaire reçoit une part de la récolte. Excepté par la manière de compter, ce système ne diffère pas de celui d’une rente fixe en argent en usage en Angleterre. Appelez — le coopération si cela vous plaît, les conditions de la coopération seront encore déterminées par les lois qui fixent la rente ; et partout où la terre est monopolisée, l’accroissement dans la puissance productive donnera simplement aux propriétaires le pouvoir de demander une part plus grande.

Si beaucoup de personnes croient que la coopération est la solution de la « question du travail, » cela vient de ce que là où on l’a essayée, elle a dans beaucoup de cas amélioré d’une façon perceptible, la condition de ceux qui y étaient immédiatement intéressés. Mais cela vient seulement de ce que ces cas sont isolés. De même que l’activité, l’économie où l’adresse peu vent améliorer la condition des ouvriers qui possèdent ces qua lités à un degré supérieur, mais cessent d’avoir cet effet quand le progrès dans ces qualités devient général, de même un avantage spécial dans l’acquisition des objets de consommation, ou une efficacité spéciale donnée à un genre de travail, peuvent assurer des avantages qui seront perdus aussitôt que ces améliorations deviendront assez générales pour affecter les relations générales de la distribution. Et la vérité est que, sauf peut-être en effets éducationnels, la coopération ne produit pas un seul effet général que la compétition ne pourrait pas produire. De même que les magasins à bon marché ont sur les prix un effet similaire à celui des associations coopératives de consommation, de même la compétition dans la production conduit à une organisation des forces et à une division des procédés semblables à celles que produiraient la production coopérative. Si l’accroissement de la puissance productive n’augmente pas la récompense du travail, ce n’est pas à cause de la compétition, mais parce que la compétition n’a lieu que d’un coté. La terre sans laquelle il ne peut y avoir de production, est monopolisée, et la compétition des producteurs pour son emploi, fait descendre les salaires au minimum, et donne tous les avantages de l’accroissement de puissance productive aux propriétaires sous forme d’accroissement de la rente et de hausse des valeurs foncières. Détruisez ce monopole et la compétition ne pourrait plus exister que pour l’accomplissement du projet que poursuit la coopération — donner à chacun ce qu’il gagne légitimement. Détruisez ce monopole, et l’industrie deviendra la coopération d’égaux.

V. – De la direction et de l’intervention gouvernementales.

Les limites que je désire conserver à ce livre, ne me permettront pas d’examiner en détail les méthodes qu’on propose pour adoucir et détruire la pauvreté par une réglementation gouvernementale et dont les formes extrêmes sont appelées socialistes. Il n’est du reste pas nécessaire de le faire, car les mêmes défauts sont communs à toutes. Le grand défaut, c’est la substitution de la direction gouvernementale à l’action individuelle, l’essai d’assurer par la restriction ce qu’assurerait mieux la liberté. Quant aux vérités impliquées dans les idées socialistes, j’aurai à en dire quelque chose plus tard ; mais il est évident que toute idée de réglementation et de restriction est mauvaise en elle-même, et ne doit pas être invoquée s’il se présente une autre manière d’atteindre le même but. Par exemple, pour prendre une des mesures les plus simples et les plus douces, parlons de l’impôt gradué sur le revenu. L’objet que poursuivrait cet impôt, la réduction d’immenses concentrations de richesse, l’obstacle apporté à leur formation, est bon ; mais la perception de cet impôt nécessite l’emploi d’un grand nombre d’employés revêtus de pouvoirs inquisiteurs, implique des tentations de corruption, de parjure, et autres moyens d’éluder la loi, qui engendrent la démoralisation de l’opinion, et qui mettent une prime sur l’indélicatesse, et une taxe sur la conscience, et produit finalement, à mesure que l’impôt produit son effet, un amoindrissement du désir d’accumuler de la richesse, désir qui est une des forces les plus puissantes poussant au progrès industriel. Si les plans compliqués dans lesquels tout est réglé et où chacun a sa place définie, étaient exécutés, nous aurions un état de société ressemblant à celui de l’ancien Pérou, ou à celui que les Jésuites, à leur éternel honneur, ont institué et si longtemps conservé au Paraguay.

Je ne dirai pas qu’un tel état de société ne soit pas meilleur que celui vers lequel nous tendons, car dans l’ancien Pérou, bien que la production se fît dans des conditions très désavantageuses, par l’absence de fer et d’animaux domestiques, on ne connaissait pas le besoin, et les hommes allaient à leurs travaux en chantant. Mais il est inutile de discuter ce point. Le socialisme n’approchant en aucune façon de cette forme sociale, la société moderne n’y atteindra certainement pas. La seule force qui se soit jamais montrée capable d’y atteindre – une foi religieuse définie et forte – fait défaut et devient chaque jour moins puissante. Nous avons dépassé le socialisme de l’état de tribu et ne pouvons y revenir, excepté par un mouvement rétrograde qui impliquerait anarchie et peut — être barbarie. Nos gouvernements se briseraient dans cet essai, ainsi qu’on l’a déjà vu. Au lieu d’une distribution intelligente de devoirs et de gains, nous aurions la distribution romaine de blé de Sicile, et le démagogue deviendrait bientôt un empereur.

L’idée du socialisme est grande et noble ; et je suis convaincu qu’elle peut être réalisée, mais on ne fabrique pas un nouvel état de société, il faut qu’il croisse. La société est un organisme, ce n’est pas une machine. Elle ne peut vivre que par la vie individuelle de ses parties. Et c’est par le développement libre et naturel de toutes les parties que sera assurée l’harmonie du tout. Tout ce qui est nécessaire à la régénération sociale est compris dans la devise de ces patriotes russes qu’on appelle parfois des nihilistes : « Terre et Liberté ! »

VI — D’un partage plus général de la terre.

Le sentiment que le système de distribution de la terre est en quelque manière lié à la misère sociale, se répand rapide ment dans les pays les plus progressifs ; mais ce sentiment se manifeste surtout dans des propositions tendant à une division plus générale de la propriété foncière – en Angleterre libre échange de la terre, droit du tenancier, égale division des propriétés entre les héritiers ; aux États-Unis, restrictions apportées à l’étendue des propriétés individuelles. On a aussi proposé en Angleterre que l’État achète les grandes propriétés, et aux États-Unis qu’on accorde des concessions d’argent pour permettre l’établissement de colonies sur les terres publiques. Laissons de côté pour l’instant la première de ces propositions, quant à la seconde elle tombe dans la catégorie des mesures déjà examinées. Il n’est pas besoin de raisonnements pour prouver quels abus et quelle démoralisation produiraient les concessions d’argent ou de crédit public.

Comment ce que les écrivains anglais appellent le « libre échange de la terre » – c’est-à-dire la suppression des droits et des restrictions qui pèsent sur les ventes et transferts de terres — pourrait faciliter la division de la propriété foncière, c’est ce que je ne comprends pas, bien que cela puisse peut-être avoir cet effet sur la propriété dans les villes. La suppression des restrictions sur l’achat et la vente, permettrait simplement à la propriété de la terre de revêtir plus rapidement la forme vers laquelle elle tend. Cette tendance en Angleterre pousse à la concentration ainsi que le prouve le fait que, en dépit des difficultés renfermées dans le coût du transfert, la propriété tend constamment à s’y concentrer, et cette tendance est générale, puisqu’on la retrouve aux États-Unis.

Je l’affirme sans hésitation pour les États-Unis, bien que les statistiques semblent révéler une tendance contraire. Mais on comprend rapidement comment, dans un pays comme les États-Unis, la propriété peut en réalité se concentrer, alors que les tables de recensement montrent plutôt une diminution dans l’étendue moyenne des propriétés. Une petite province forme rait une grande ferme, une petite ferme formerait un grand verger, un grand vignoble ou un grand jardin potager, ou un lot de terre, qui ne formerait qu’un petit jardin, serait une grande propriété dans une ville. Ainsi, l’accroissement de la population, qui soumet la terre à un régime de culture de plus en plus intensif, tend naturellement à réduire l’étendue des propriétés par un procédé bien marqué dans les pays nouveaux ; mais cela peut s’accorder avec une tendance à la concentration. de la propriété de la terre, tendance bien visible, bien que les statistiques qui montrent l’étendue moyenne des propriétés, ne la révèlent pas. Une propriété moyenne d’un acre dans une ville peut prouver une plus grande concentration de propriété qu’une propriété moyenne de 640 acres dans une nouvelle colonie. Si je fais allusion à cela, c’est pour montrer la fausseté des déductions tirées de ces statistiques, dont on fait souvent parade aux États-Unis, pour prouver que le monopole de la terre est un mal qui se guérira de lui-même. Il est évident, au contraire, que le nombre des propriétaires, proportionnellement à la population totale, diminue constamment.

Et l’on voit facilement qu’il y a aux États-Unis et en Grande-Bretagne, une forte tendance à concentrer les terres cultivables. De même qu’en Angleterre et en Irlande, les petites fermes ont été fondues pour en faire de grandes, de même dans la Nouvelle Angleterre, suivant les rapports du Massachusetts Bureau des statistiques du travail, l’étendue des fermes augmente. Cette tendance est encore plus visible dans les nouveaux états et territoires. Il y a quelques années, une ferme de 320 acres aurait été, d’après le système de culture pratiqué dans le nord de l’Union, une grande ferme, aussi grande probablement que ce qu’un homme pouvait cultiver avec avantage. Et maintenant en Californie, il y a des fermes (non des établissements d’élevage) de cinq, dix, vingt, quarante et soixante mille acres ; la ferme modèle de Dakota comprend même cent mille acres. La raison est évidente. C’est l’application des machines à l’agriculture, et la tendance générale à la production sur une grande échelle. La même tendance qui a substitué la fabrique avec son armée de machines, aux tisserands indépendants avec leurs métiers à bras, commence à se montrer dans l’agriculture.

L’existence de cette tendance montre deux choses : premièrement que toutes les mesures, qui permettent simplement ou facilitent la plus grande division de la terre, seront inefficaces ; deuxièmement que toutes les mesures qui voudront imposer cette division tendront à arrêter la production. Si une grande étendue de terre peut être cultivée à meilleur marché qu’une petite, restreindre la propriété à de petites étendues, ce serait · réduire la production totale de richesse, et si ces restrictions sont imposées et produisent leur effet, elles, tendront à diminuer la productivité générale du travail et du capital.

Donc l’effort fait pour assurer une division plus juste de la richesse par des restrictions, produira en même temps une diminution dans la somme à diviser. Le projet ressemble assez à celui du singe qui, divisant un fromage entre les chats, égalisait les parts en prenant un morceau de la plus grosse.

Mais cette objection n’est pas la seule qu’on puisse faire à toute proposition de restreindre la propriété de la terre, la seule ayant une force qui augmente avec l’efficacité de la mesure proposée. Il y a une objection dernière et plus sérieuse, c’est que la restriction ne produira pas le résultat, seul digne d’être pour suivi, une division plus juste du produit. Elle ne réduira pas la rente, et par conséquent n’augmentera pas les salaires. Elle pourra rendre plus nombreuses les classes aisées, mais elle n’améliorera pas la condition des basses classes.

Si ce qu’on appelle le Ulster tenant right était étendu à toute la Grande — Bretagne, il y aurait simplement une propriété pour le tenancier, découpée dans la propriété du landlord. La condition du travailleur n’en serait nullement améliorée. Si l’on défendait aux landlords d’augmenter la rente payée par leurs tenanciers, et d’expulser leurs tenanciers tant qu’ils paient la rente, le corps des producteurs ne gagnerait rien à la chose. La rente augmenterait encore, et diminuerait constamment la part du produit allant au travail et au capital. La seule différence serait que les tenanciers des premiers landlords, qui seraient devenus landlords à leur tour, profiteraient de l’augmentation. la restriction de l’étendue de terre pouvant être possédée par une seule personne, si, par une réglementation des partages et successions, par des taxes, les quelques milliers de propriétaires de la Grande-Bretagne étaient augmentés de deux ou trois millions, ces deux ou trois millions d’individus seraient les gagnants. Mais le reste de la population ne gagnerait rien. Elle n’aurait pas plus part qu’auparavant aux avantages que donne la propriété de la terre. Et si, ce qui est manifestement impossible, on faisait une égale distribution de la terre entre la population, donnant à chacun une part semblable, si des lois s’opposaient à la tendance à la concentration, et défendaient à chacun de posséder plus que la part assignée, qu’adviendrait-il de l’accroissement de population ?

On peut voir ce que produirait une plus grande division de la terre, en observant ce qui se passe dans les provinces de la France et de la Belgique où prévaut la petite propriété. Sans aucun doute cette grande division est meilleure, en somme, et donne une base plus stable à l’État, que la division qui prévaut en Angleterre. Mais il est également clair qu’elle ne fait nullement hausser les salaires, et n’améliore pas la condition de la classe qui ne possède que son travail. Les paysans français et belges pratiquent une économie rigide inconnue à tous les peuples parlant anglais. Et si dans ces deux pays les symptômes de pauvreté et de misère ne sont pas aussi apparents que de l’autre côté du canal, cela doit être attribué je crois, non seulement à cette grande division de la propriété, mais à un autre fait qui explique la durée de la division de la propriété c’est que le progrès matériel n’y a pas été aussi rapide. La population n’y a pas non plus augmenté avec la même rapidité (elle est restée au contraire presque stationnaire), et les progrès dans les méthodes de production n’y ont pas été si grands. Néanmoins, M. de Laveleye, dont toutes les préférences sont pour la petite propriété, et dont le témoignage aura par conséquent plus de poids que celui d’observateurs anglais, qu’on pourrait supposer avoir des préjugés favorables au système de leur propre pays, établit dans ses études sur les Land systems de Belgique et de Hollande, imprimées par le Cobden-Club, que la condition du travailleur est, là où la division de la terre est la plus grande, pire qu’elle n’est en Angleterre ; et que les fermiers, car le fermage domine, même quand le morcellement est le plus grand, sont taxés au plus haut prix, avec une dureté inconnue en Angleterre et même en Irlande, et que leur émancipation, « loin de les élever dans l’échelle sociale, n’est qu’une source de mortification et d’humiliation pour eux, car ils sont forcés de voter suivant les ordres du propriétaire, au lieu de suivre leurs propres inclinations et convictions. »

Mais en même temps que la subdivision de la terre ne peut ainsi rien faire pour guérir les maux causés par le monopole de la terre, en même temps qu’elle n’élève pas les salaires et n’améliore pas la condition des basses classes, elle tend à empêcher l’adoption de mesures plus efficaces et plus radicales, et à renforcer le système injuste existant, en intéressant un plus grand nombre de gens à son existence. M. de Laveleye en ter minant l’étude déjà citée, prêche la grande division de la terre comme le moyen le plus sûr de garantir les grands propriétaires anglais contre quelque chose de plus radical. Bien que dans les districts où la terre est ainsi morcellée, la condition du travailleur soit, suivant lui, pire que dans le reste de l’Europe, et que le fermier payant une rente soit plus opprimé par son landlord que le tenancier irlandais, cependant, dit M. de Laveleye, « les sentiments hostiles à l’ordre social ne se manifestent pas, » par les raisons suivantes :

« Le tenancier bien qu’opprimé par l’élévation constante des rentes, vit parmi ses égaux, paysans comme lui, qui ont des tenanciers avec lesquels ils agissent, comme le propriétaire agit avec les siens. Son père, son frère, lui-même peut-être, possède quelque chose comme un acre de terre qu’il loue le plus cher possible. Au cabaret, les paysans propriétaires se vanteront de la rente élevée qu’ils tirent de leurs terres, comme ils pourraient se vanter d’avoir vendu très cher leurs porcs ou leurs pommes de terre. Louer le plus cher possible leur semble donc chose toute naturelle, et il ne leur viendra jamais à l’idée que la propriété de la terre soit une mauvaise chose, ou qu’il est fâcheux que les propriétaires forment une classe. L’esprit du paysan propriétaire ne s’arrêtera jamais non plus sur l’idée d’une caste de landlords étant les maîtres, de « tyrans ayant soif de sang, » s’engraissant des sueurs des fermiers.appauvris, et ne faisant rien par eux-mêmes ; car ceux qui imposent les plus durs marchés, ne sont pas les grands propriétaires eux-mêmes, mais bien ses égaux. Ainsi la distribution d’un nombre de petites propriétés parmi les paysans, forme une espèce de rempart, de sauvegarde pour les grands propriétaires, et la petite propriété peut être appelée sans exagération, le conducteur lumineux qui écarte de la société des dangers qui sans cela produiraient de violentes catastrophes.

« La concentration de la terre entre les mains d’un petit nombre de familles, est une sorte de provocation à une législation nivelante. La position de l’Angleterre, si enviable sous bien des rapports, me semble, de ce côté, pleine de dangers pour l’avenir. »

Il me semble, pour la raison même exprimée par M. de Laveleye, que la position de l’Angleterre est pleine d’espérance. Abandonnons toute tentative de supprimer les maux créės par le monopole de la terre, en apportant des restrictions à la propriété de la terre. Une distribution égale de la terre est impossible, et toute tentative en ce sens, ne pourrait que mitiger et non guérir les maux, en retardant la guérison. Il n’y a non plus aucun remède digne d’examen, qui ne suive pas la direction naturelle du développement social, et pour ainsi dire, qui ne marche pas avec le courant du temps. La concentration est dans l’ordre du développement, sans aucun doute — concentration des individus dans les grandes villes, concentration des métiers dans les grandes fabriques, concentration des transports par les chemins de fer et lignes de vapeurs, concentrations des opérations agricoles dans de vastes exploitations. Les occupations les plus communes elles-mêmes sont concentrées de la même manière, il y a des corporations de commissionnaires et de porteurs de fardeaux. Tout de notre temps marche vers la concentration. Pour résister à ce mouvement il faudrait supprimer la vapeur et l’électricité, faire qu’elles ne soient plus au service de l’homme.


CHAPITRE II.

LE VRAI REMÈDE.

Nous avons attribué la distribution inégale de la richesse qui est la malédiction et la menace de la civilisation moderne, à l’institution de la propriété privée de la terre. Nous avons vu qu’aussi longtemps que subsistera cette institution, les masses ne pourront bénificier durablement, d’aucun accroissement dans la puissance productive ; qu’au contraire tout accroissement tend à augmenter le malheur de leur condition. Sauf l’abolition de la propriété privée de la terre, nous avons examiné tous les remèdes qu’on invoque ordinairement, ou qu’on propose pour diminuer la pauvreté, amener une meilleure distribution de la richesse, et nous les avons tous trouvés insuffisants ou impraticables.

Il n’y a qu’un moyen d’éloigner le mal, c’est d’éloigner sa cause. La pauvreté devient plus intense à mesure que la richesse augmente, les salaires baissent alors que la puissance productive s’accroît, parce que la terre, qui est la source de toute richesse, et le champ de tout travail, est monopolisée. Pour extirper la pauvreté, pour faire que les salaires soient ce que la justice veut qu’ils soient, c’est-à-dire le gain complet du travailleur, nous devons donc substituer à la propriété individuelle de la terre, la propriété commune. Aucun autre moyen n’atteindra la cause du mal ; aucun autre ne laisse le moindre espoir.

Voilà donc le remède à la distribution injuste et inégale de richesse apparente dans notre civilisation moderne, et à tous les maux qui en découlent :

Il faut que la terre devienne propriété commune.

Nous avons atteint cette conclusion à la suite d’un examen des choses, où chaque échelon franchi était vérifié et consolidé. Dans la chaîne du raisonnement il ne manque aucun anneau, et aucun n’est faible. La déduction et l’induction nous ont conduits à la même vérité : l’inégale propriété de la terre engendre nécessairement l’inégale distribution de richesse. Et comme dans la nature des choses, l’inégale propriété de la terre est inséparable de la reconnaissance de la propriété individuelle de la terre, il s’ensuit nécessairement que le seul remède à l’injuste distribution de la richesse, est de rendre la terre propriété commune.

Mais ceci est une vérité qui, dans l’état présent de la société, fera naître l’opposition la plus amère, et qui devra conquérir pied à pied la place qui lui revient. Il est donc nécessaire de répondre aux objections de ceux qui, même en admettant la vérité, la déclareront impraticable.

Nous ferons ainsi subir à nos arguments une nouvelle épreuve contradictoire. De même que nous faisons la preuve de l’addition par la soustraction, et celle de la multiplication par la division, de même en prouvant la suffisance du remède, nous prouverons la correction de nos conclusions sur la cause du mal.

Les lois de l’univers sont harmonieuses. Et si le remède auquel nous avons été conduits, est le vrai remède, il devra être d’accord avec la justice, son application devra être pratique ; il devra être d’accord avec les tendances du développement social, et s’harmoniser avec d’autres réformes.

Je me propose de prouver tout cela. Je me propose de répondre à toutes les objections pratiques qui peuvent être faites, et de montrer que non seulement cette simple mesure est d’une application facile, mais qu’elle est suffisante pour remédier à tous les maux qui, à mesure qu’avance le progrès moderne, naissent de l’inégalité de plus en plus grande de distribution de la richesse, et qu’elle substituera l’égalité à l’inégalité, l’abondance au besoin, la justice à l’injustice, la force sociale à la faiblesse sociale, et qu’elle ouvrira la route à une civilisation plus noble et plus grande.

Je me propose donc de montrer que les lois de l’univers ne sont pas en désaccord avec les aspirations naturelles du cœur humain, que le progrès de la société, s’il doit continuer, peut et doit tendre à l’égalité et non à l’inégalité ; et que les harmonies économiques prouvent la vérité perçue par l’empereur stoïque :

« Nous sommes faits pour la coopération comme les pieds, comme les mains, comme les paupières, comme les rangées des dents supérieures et inférieures. »

  1. Sans parler d’une absence supérieure de conscience, qui est souvent la qualité déterminante qui fait un millionnaire d’un homme qui autrement aurait pu être un pauvre homme.
  2. Franklin raconte avec sa manière inimitable comment Keimer finit par rompre son serment, et, commandant un cochon rôti, invita deux dames amies à dîner avec lui ; mais le porc ayant été apporté avant l’arrivée de la société, Keimer ne put résister à la tentation et le mangea en entier.