Progrès et Pauvreté/Livre 8/2

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Traduction par P. L. Le Monnier.
Guillaumin et Cie (p. 382-387).

CHAPITRE II.

COMMENT LES DROITS ÉGAUX À LA TERRE PEUVENT ÊTRE AFFIRMÉS ET GARANTIS.

Nous avons attribué le besoin et la souffrance qui dominent partout parmi les classes ouvrières, les crises industrielles périodiques, la stagnation du capital, la tendance des salaires à baisser jusqu’au point où l’ouvrier meurt de faim, toutes choses qui se font sentir avec plus ou moins de force à mesure que le progrès matériel avance, au fait que la terre sur laquelle et de laquelle tous doivent vivre, est la propriété exclusive de quelques-uns.

Nous avons vu qu’il n’y a pas de remède possible à ces maux autres que l’abolition de leur cause ; nous avons vu qu’au point de vue de la justice on ne peut défendre la propriété privée de la terre, qu’au contraire elle est condamnée comme la négation du droit naturel, qu’elle renverse la loi de la nature en faisant qu’à mesure que le développement social avance, des masses d’hommes sont condamnés à l’esclavage le plus dur et le plus dégradant.

Nous avons pesé chaque objection, nous avons vu que ni l’équité, ni l’utilité ne nous empêchent de faire de la terre une propriété commune en confisquant la rente.

Mais il reste une question de méthode. Comment ferons-nous cette transformation ?

Nous satisferions la loi de la justice, nous satisferions toutes les exigences économiques, en abolissant d’un seul coup tous les titres privés, en déclarant toute la terre propriété publique, en la louant au plus offrant, à des conditions qui garantiraient de la façon la plus sacrée le droit privé aux améliorations.

Nous assurerions ainsi, dans un état plus complexe de société, la même égalité de droits qui, dans un état plus simple, était assurée par un partage égal des terres ; et en donnant l’usage de la terre à celui qui pourrait en retirer le plus, nous assurerions la plus grande production.

Ce projet, bien loin d’être une fantaisie sauvage et impraticable, a été accepté (avec la seule différence d’une compensation aux propriétaires actuels, concession irréfléchie, qui serait sans doute retirée après réflexion) par un penseur éminent, par Herbert Spencer, qui écrit ce qui suit (Social Statics, chap. ix, sect. viii) :

« Une telle doctrine s’accorde avec l’état le plus élevé de civilisation ; elle peut être mise en pratique sans entraîner pour cela la communauté des biens, et sans causer une révolution bien sérieuse dans les arrangements existants. Le changement demandé serait seulement un changement de propriétaires. La propriété séparée se fondrait dans la grande propriété indivise du public. Au lieu d’être en la possession d’individus, le pays serait possédé par une grande corporation — la société. Au lieu de louer des acres de terrain à un propriétaire isolé, le fermier les louerait à la nation. Au lieu de payer sa rente à l’agent de sir John ou de sa Grâce, il la paierait à un agent, à un délégué de la communauté. Les intendants seraient des officiers publics au lieu d’être des employés privés, et la jouissance par bail serait la seule manière de louer la terre. Un état de choses ainsi ordonné serait en parfaite harmonie avec la loi morale. Tous les hommes seraient également propriétaires, tous les hommes seraient également libres de devenir tenanciers… Donc, avec un tel système, la terre pourrait être occupée et cultivée en restant soumise à la loi de la liberté égale. »

Mais ce plan, bien que parfaitement réalisable, ne me semble pas le meilleur. Ou plutôt je propose d’accomplir la même chose d’une manière plus simple, plus facile, plus tranquille, que celle qui consisterait à d’abord confisquer toutes les terres, puis à les remettre aux plus offrants.

Pour faire cela il faudrait inutilement heurter les coutumes et habitudes actuelles de la pensée, ce qui est toujours à éviter.

Pour faire cela, il faudrait inutilement étendre le mécanisme gouvernemental, ce qui est à éviter.

C’est un axiome de gouvernement, compris et appliqué par les fondateurs heureux de tyrannie, que c’est en conservant les vieilles formes qu’on accomplit les plus grands changements. Nous, qui voulons être des hommes libres, nous devons prendre en considération cette vérité. C’est la méthode naturelle. Quand la nature voulait faire un type d’ordre plus élevé, elle prenait un type inférieur et le développait. Ceci est également la loi du développement social. Travaillons d’après cette loi. En ayant pour nous le courant nous pouvons glisser vite et loin. En l’ayant contre nous, la lutte est pénible et le progrès lent.

Je ne propose ni d’acheter ni de confisquer la propriété privée de la terre. L’un serait injuste ; l’autre serait inutile. Que les individus qui maintenant possèdent, conservent, si cela leur est nécessaire, la possession de ce qu’ils appellent leur terre. Qu’ils continuent à l’appeler leur terre. Qu’ils l’achètent et qu’ils la vendent, qu’ils la lèguent ou la divisent. Nous pourrons leur laisser l’enveloppe si nous prenons l’amande. Il n’est pas nécessaire de confisquer la terre ; il est seulement nécessaire de confisquer la rente.

Et pour prendre la rente pour des usages publics, il n’est pas non plus nécessaire que l’État s’embarrasse de la location des terres, et assume les chances du favoritisme, de la connivence, de la corruption qui pourraient en résulter. Il n’est pas nécessaire de créer aucun nouveau rouage administratif. Le mécanisme existe déjà. Au lieu de l’augmenter, tout ce que nous avons à faire c’est de le simplifier et de le réduire. En laissant aux propriétaires tant pour cent de la rente, ce qui serait probablement moins que le coût et la perte occasionnés par la perception de la rente par l’État, et en se servant du mécanisme existant, nous pourrions sans bruit ni choc, affirmer le droit commun à la terre, en prenant la rente pour les besoins publics.

Nous prenons déjà une partie minime de la rente par des impôts. Nous n’avons qu’à faire quelques changements dans nos modes de taxation pour la prendre tout entière.

Donc, ce que je propose comme le remède simple mais souverain, qui élèvera les salaires, augmentera les profits du capital, détruira le paupérisme, abolira la pauvreté, donnera un emploi rémunérateur à celui qui en désirera, donnera libre carrière aux facultés humaines, diminuera le crime, élèvera la morale, le goût et l’intelligence, purifiera le gouvernement, et portera la civilisation à des hauteurs plus nobles encore, c’est — d’approprier la rente par des impôts.

De cette manière l’État pourra devenir le landlord universel, sans s’appeler lui-même ainsi, et sans assumer aucune fonction nouvelle. Dans la forme, la propriété de la terre restera ce qu’elle est maintenant. Aucun propriétaire ne sera dépossédé ; on n’aura besoin de formuler aucune restriction à la quantité de terre que pourra posséder chacun. Car la rente étant prise par des taxes par l’État, la terre, sous quelque nom qu’elle soit possédée, et n’importe sa division, sera réellement propriété commune, et chaque membre de la communauté aura sa part aux avantages de la propriété.

Maintenant, comme la taxe de la rente, ou des valeurs foncières, doit nécessairement être augmentée en même temps que nous abolissons les autres taxes, nous pouvons donner à la proposition une forme pratique et dire :

Abolissons tous les impôts, sauf celui sur les valeurs foncières.

Comme nous l’avons vu, au commencement de la civilisation la valeur de la terre n’est rien, mais à mesure que la société se développe par l’accroissement de la population et le progrès de l’industrie, cette valeur devient de plus en plus grande. Dans tous les pays civilisés, même les plus nouveaux, la valeur de la terre, prise dans son ensemble, est suffisante pour supporter les dépenses complètes du gouvernement. Dans les pays les plus développés, elle est plus que suffisante. Donc il ne sera pas suffisant de mettre simplement tous les impôts sur la valeur de la terre. Il sera nécessaire, là où la rente excède les revenus gouvernementaux actuels, d’augmenter d’une manière commensurable la somme demandée en impôts, et de continuer cette augmentation à mesure que la société et la rente progresseront. Mais ceci est si naturel et si facile à faire qu’on peut le considérer comme impliqué, ou au moins sous-entendu, dans la proposition de mettre toutes les taxes sur les valeurs foncières. C’est le premier pas à faire sur le terrain où doit être engagée la lutte pratique. Quand le lièvre est pris et tué, sa cuisson suit naturellement. Quand le droit commun à la terre est si bien reconnu que tous les impôts sont abolis sauf ceux qui tombent sur la rente, la collecte des revenus publics laissée aux propriétaires particuliers, n’est pas loin de revenir à l’État.

L’expérience m’a appris (car voilà plusieurs années que j’essaie de populariser cette proposition) que partout où l’idée de concentrer toutes les taxes sur les valeurs foncières, est considérée avec un peu d’attention, elle fait invariablement son chemin, mais que les classes qui en retireraient le plus grand bénéfice, voient rarement, dès le commencement, ou au bout d’un certain temps, la pleine signification et la portée de la proposition. Il est difficile pour les ouvriers de laisser de côté l’idée qu’il y a un réel antagonisme entre le capital et le travail. Il est difficile d’enlever aux petits fermiers et aux petits propriétaires résidents, l’idée que mettre toutes les taxes sur la valeur de la terre, ce serait les taxer injustement. Il est difficile pour ces deux classes, de rejeter l’idée qu’exempter le capital de toute taxe ce serait faire le riche plus riche et le pauvre plus pauvre. Ces idées naissent d’une pensée confuse. Mais derrière l’ignorance et le préjugé il y a un intérêt puissant qui a jusqu’ici dominé la littérature, l’éducation et l’opinion. Une grande injustice meurt toujours difficilement et la grande injustice qui dans tous les pays civilisés condamne des masses d’hommes à la pauvreté et au besoin, ne disparaîtra pas sans une lutte difficile.

Je ne crois pas que le lecteur qui m’a suivi jusqu’ici soit accessible aux idées qui précèdent ; mais puisque toute discussion populaire doit avoir pour sujet le concret plutôt que l’abstrait, qu’il me soit permis de demander au lecteur de me suivre plus loin encore, afin que nous puissions soumettre le remède que j’ai proposé à l’épreuve des règles acceptées de l’impôt. Nous pourrons par là envisager la question sous bien des aspects qui sans cela nous échapperaient.