Progrès et Pauvreté/Livre 9/2

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Traduction par P. L. Le Monnier.
Guillaumin et Cie (p. 416-422).

CHAPITRE II.

DE L’EFFET DU REMÈDE SUR LA DISTRIBUTION ET PAR LÀ SUR LA PRODUCTION.

Quelque grands qu’ils apparaissent déjà, les avantages du remplacement de toutes les charges publiques par un impôt sur la valeur de la terre, ne seront pourtant complètement appréciés que lorsque nous aurons considéré l’effet du changement sur la distribution de la richesse.

En remontant à la cause de l’inégale distribution de richesse qui apparaît dans tous les pays civilisés avec une tendance à augmenter d’inégalité à mesure qu’avance le progrès matériel, nous avons trouvé cette cause dans ce fait que, à mesure que la civilisation progresse, la possession de la terre, maintenant entre des mains privées, donne un pouvoir de plus en plus grand de s’approprier la richesse produite par le travail et par le capital.

Donc, délivrer le travail et le capital de tout impôt direct ou indirect, et jeter le fardeau sur la rente, ce serait, une partie de la rente étant seule absorbée, neutraliser cette tendance à l’inégalité, et, si la rente entière était absorbée, ce serait détruire totalement l’inégalité. La rente au lieu d’être la cause de l’inégalité, serait alors la cause de l’égalité. Le travail et le capital recueilleraient le produit complet, moins cette portion prise par l’État comme impôt sur les valeurs foncières, portion qui servi rait à des usages publics et qui serait également distribuée en bénéfices publics.

C’est-à-dire que la richesse produite dans chaque communauté serait divisée en deux parties. L’une serait distribuée sous forme de salaires et d’intérêt entre les producteurs individuels, suivant la part que chacun aurait pris dans l’œuvre de la production, l’autre irait à la communauté dans son ensemble, pour être distribuée en bienfaits publics à tous ses membres. Chacun aurait à cette dernière une part égale, le faible comme le fort, le jeune enfant comme le vieil homme décrépit, l’estropié, le boiteux, l’aveugle comme le vigoureux. Et ce ne serait que justice, car, alors que la première part représente le résultat de l’effort individuel dans la production, la seconde représente l’accroissement de pouvoir par lequel la communauté, dans son ensemble, aide les individus.

Ainsi comme le progrès matériel tend à accroître la rente, si la rente était prise par la communauté pour des usages publics, la cause même qui tend aujourd’hui à produire l’inégalité à mesure qu’avance le progrès matériel, produirait alors une égalité de plus en plus grande. Pour bien comprendre cet effet, revenons sur les principes déjà exposés.

Nous avons vu que les salaires et l’intérêt doivent partout être fixés par la ligne de la rente ou limite de culture, c’est-à-dire par la récompense que le travail et le capital peuvent s’assurer sur une terre pour laquelle on ne paie pas de rente ; nous avons vu que la somme totale de richesse que recevront le travail et le capital réunis dans la production, sera la somme de richesse produite (ou plutôt, si nous tenons compte des impôts, la somme nette) moins ce qui est pris comme rente.

Nous avons vu que le progrès matériel, tel qu’il marche aujourd’hui, est accompagné d’une tendance double à l’accroissement de la rente. Ces deux tendances produisent un accroissement de la part de richesse produite qui va à la rente, et une diminution de la part prise comme salaires et intérêt. Mais la première, ou tendance naturelle, qui résulte des lois du développement social, a pour effet d’accroître la rente considérée comme une quantité, sans réduire les salaires et l’intérêt en tant que quantités, en les laissant même s’accroître quantativement. L’autre tendance, qui résulte de l’appropriation injuste de la terre par la propriété privée, a pour effet d’accroître la rente comme quantité en réduisant les salaires et l’intérêt en tant que quantités.

Il est donc évident que prendre la rente par un impôt pour des usages publics, ce qui abolirait virtuellement la propriété privée de la terre, ce serait détruire la tendance à une décroissance absolue des salaires et de l’intérêt, en détruisant la monopolisation de la terre par la spéculation et la hausse de spéculation de la rente. Ce serait largement accroître les salaires et l’intérêt par la liberté donnée d’exploiter des terres aujourd’hui monopolisées, et par la réduction du prix de la terre. Le travail et le capital gagneraient ainsi non seulement ce qui leur est enlevé par les impôts, mais ce que laisserait libre la baisse positive de la rente due à la baisse des valeurs foncières de spéculation. Il s’établirait un nouvel équilibre dans lequel le taux des salaires et de l’intérêt serait beaucoup plus élevé que maintenant.

Mais une fois ce nouvel équilibre établi, de nouveaux progrès de puissance productive (et le progrès en ce sens se trouverait très accéléré) auraient pour résultat un accroissement de la rente, non pas aux dépens des salaires et de l’intérêt, mais à cause de nouveaux gains dans la production, qui, la rente étant prise par la communauté pour des usages publics, s’accroîtrait au profit de chaque membre de la communauté. Ainsi, à mesure qu’avancerait le progrès matériel, la condition des masses s’améliorerait constamment. Ce n’est pas seulement une classe qui deviendrait plus riche, mais toutes les classes ; ce n’est pas seulement une classe qui aurait plus que le nécessaire, qui jouirait des agréments et élégances de la vie, mais toutes. Car l’accroissement de puissance productive qui accompagne l’accroissement de population, chaque nouvelle découverte dans les arts producteurs, chaque nouvelle invention économisant le travail, chaque extension et chaque facilitation des échanges, ne peut être monopolisé par personne. Cette part du bénéfice qui n’accroît pas directement la récompense du travail et du capital, irait à l’État, c’est-à-dire à toute la communauté. Aux énormes avantages, matériels et intellectuels, que donne une population dense, s’ajouteraient la liberté et l’égalité qu’on ne peut aujourd’hui trouver que dans les nouveaux districts très peu peuplés.

Et considérez combien cette égalisation dans la distribution de la richesse agirait sur la production, empêchant partout la décadence, accroissant partout la force.

S’il était possible d’exprimer par des chiffres la perte pécuniaire directe que supporte la société à cause des arrangements sociaux défectueux qui condamnent des classes entières à la pauvreté et au vice, l’évaluation serait effrayante. L’Angleterre soutient par la charité officielle un million de pauvres ; la ville de New-York seule dépense plus de sept millions de dollars par an dans le même but. Mais ce que dépensent ainsi l’État, les sociétés charitables ou la charité privée, ne serait rien dans le total général des pertes. Les gains du travail dissipés ; les habitudes d’imprévoyance et de paresse engendrées ; les pertes pécuniaires (pour ne voir que celles-là) dont donnent l’idée les statistiques effrayantes de mortalité, surtout de mortalité infantile parmi les classes pauvres ; la ruine qu’entraînent les cabarets de bas étage qui augmentent à mesure que la pauvreté s’accentue ; les dommages causés par la vermine de la société, née de la pauvreté et de la privation : voleurs, prostitués, mendiants ; l’argent dépensé à garder contre ces derniers la société, c’est de tout cela qu’est composée la somme que la distribution actuelle, injuste et inégale, de la richesse, prend sur la somme totale dont la société devrait jouir, étant donnés les moyens actuels de production. Et notre énumération n’est pas complète. L’ignorance et le vice, le libertinage et l’immoralité engendrés par l’inégalité dans la distribution de la richesse, se manifestent encore dans la stupidité et la corruption du gouvernement ; et le gaspillage des revenus publics, et le gaspillage encore plus grand impliqué dans les abus que l’on trouve dans toutes les fonctions et pouvoirs publics en sont encore les légitimes conséquences.

Mais l’augmentation des salaires, et l’ouverture de nouvelles sources d’occupation qui résulteraient de l’appropriation de la rente pour des usages publics, n’arrêteraient pas simplement cette ruine et ne déchargeraient pas seulement la société des pertes énormes : le travail acquerrait une puissance nouvelle. Ce n’est que constater une vérité évidente que de dire que le travail est plus productif là où les salaires sont plus élevés. Le travail pauvrement payé est du travail inefficace, et cela dans le monde entier.

La différence d’efficacité du travail dans les districts agricoles de l’Angleterre où le taux des salaires n’est pas le même ; la différence notée par Brassy entre le travail des ouvriers anglais les mieux payés et celui fait par les ouvriers les plus mal payés du continent ; la différence évidente que l’on a pu constater aux États-Unis entre le travail de l’esclave et celui de l’homme libre ; la différence qu’atteste le nombre étonnant d’ouvriers et de serviteurs nécessaires dans l’Inde ou en Chine pour faire la moindre chose, est universellement la même. L’efficacité du travail augmente toujours avec les salaires habituels du travail, car les salaires élevés indiquent un accroissement dans le respect de soi-même, l’intelligence, l’espérance et l’énergie. L’homme n’est pas une machine, qui fait tant, et pas plus ; il n’est pas un animal dont les facultés peuvent atteindre un certain point, mais non le dépasser. C’est l’intelligence et non le système musculaire qui est le grand agent de production. La force physique qui se développe dans l’homme est une des plus faibles de la nature ; mais c’est pour l’intelligence humaine que coulent les courants irrésistibles de la nature ; la matière docile se plie à la volonté de l’homme. Accroître l’aisance, le loisir, l’indépendance des masses, c’est accroître leur intelligence ; c’est mettre le cerveau à même d’aider la main : c’est entraîner dans le travail commun de la vie la faculté qui mesure les animalcules et détermine les orbites des étoiles !

Qui peut dire à quelles puissances infinies pourrait s’élever la faculté productrice de richesse du travail grâce à des arrangements sociaux donnant aux producteurs de la richesse leur part complète dans ses avantages et ses jouissances ! Avec les procédés actuels le gain serait simplement incalculable ; mais avec la hausse des salaires, l’invention et l’utilisation de procédés meilleurs et de machines feraient facilement de grands progrès. Si les récoltes de grains se font encore à la faucille dans la Russie du Sud, si l’on y bat encore au fléau, c’est simplement parce que les salaires y sont très bas. Les inventions américaines, l’aptitude américaine à trouver des procédés et des machines économisant le travail, sont le résultat des salaires relativement élevés qui ont existé aux États-Unis. Si nos producteurs avaient été condamnés à la rétribution infime du fellah égyptien ou du coolie chinois, nous en serions encore à puiser l’eau avec nos bras, et à transporter les marchandises à dos d’hommes. L’accroissement de récompense du travail et du capital stimulera encore davantage l’invention, et hâtera l’adoption de procédés meilleurs, et ceux-ci sembleront, ce qu’ils sont en réalité, des biens purs. Les malheureux effets sur la condition des classes ouvrières, des machines économisant le travail, effets qu’on constate souvent aujourd’hui, et qui, en dépit de tout raisonnement, font que bien des gens regardent les machines comme un mal et non comme un bien, disparaîtraient alors. Chaque nouvelle force soumise au service de l’homme améliorerait la condition de tous. Et de l’intelligence générale, et de l’activité mentale naissant de cette amélioration générale de condition, sortiraient de nouveaux développements de puissance que nous ne pouvons même pas entrevoir.

Mais je ne nie pas, et je ne désire pas perdre de vue le fait que, en empêchant ainsi le gaspillage et en ajoutant à l’efficacité du travail, l’égalisation dans la distribution de la richesse résultant du simple système d’imposition que je propose, diminuerait l’intensité de la poursuite de la richesse. Il me semble que dans un état de société où personne ne craindrait la pauvreté, personne non plus ne désirerait la grande richesse, personne du moins ne prendrait la même peine qu’aujourd’hui pour l’acquérir. Car certainement le spectacle d’hommes ayant seulement quelques années à vivre, et vivant comme des esclaves pour mourir riches, est en lui-même si peu naturel et si absurde que, dans un état de société où la suppression de la crainte du besoin aurait dissipé l’admiration envieuse avec laquelle les masses considèrent aujourd’hui les possessions des grands riches, quiconque travaillerait pour acquérir plus que ce dont il aurait l’usage, serait montré du doigt comme nous montrerions aujourd’hui un homme qui se serait couvert la tête d’une demi-douzaine de chapeaux, ou qui marcherait en plein soleil, par une grande chaleur, avec son pardessus. Quand chacun sera sûr d’être capable de gagner suffisamment, personne ne se souciera de se transformer en bête de somme.

Et quand cet aiguillon à la production aura disparu, pourrons-nous nous en passer ? Quel qu’ait été son rôle dans une phase plus primitive de développement, nous n’en avons plus besoin aujourd’hui. Les dangers qui menacent notre civilisation ne viennent pas de la faiblesse du stimulant à la production ; ce dont elle souffre, et ce dont elle mourra, si on ne lui applique pas un remède, c’est de la distribution inégale !

La disparition de cet aiguillon, considéré seulement comme point de départ de la production, ne sera pas non plus une perte pure. Car la production totale est grandement réduite par cette avidité avec laquelle on poursuit la richesse, c’est un des faits bien connus de la société moderne. Et si ce désir insensé de devenir riche à n’importe quel prix diminuait, l’activité intellectuelle, aujourd’hui consacrée à amasser des richesses, serait transportée dans des sphères plus hautes et plus utiles.