Progrès et pauvreté/Livre 9

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Traduction par P. L. Le Monnier.
Guillaumin et Cie (p. 409-447).

LIVRE IX

LES EFFETS DU REMÈDE

Je ne sais pas jouer d’un instrument à cordes ; mais je puis vous dire comment d’un petit village on fait une grande et glorieuse cité.
Thémistocle.
Au lieu de l’épine poussera le sapin ; au lieu de la broussaille poussera le myrte.
Et ils construiront des maisons et ils les habiteront ; et ils planteront la vigne et en mangeront les fruits. Ils ne bâtiront pas pour que d’autres habitent ; ils ne planteront pas pour que d’autres mangent.
Isaïe.

CHAPITRE PREMIER.

EFFET DU REMÈDE SUR LA PRODUCTION DE LA RICHESSE.

Mirabeau l’aîné, nous dit-on, trouvait que la proposition de Quesnay de substituer une seule taxe sur la rente (l’impôt unique) à toutes les autres taxes, était une découverte aussi utile que l’invention de l’écriture, ou la substitution de la monnaie au troc.

À quiconque réfléchit ce dire paraîtra le produit d’une grande pénétration d’esprit plutôt que celui de l’extravagance. Les avantages qu’on gagnerait en substituant aux nombreux impôts qui forment aujourd’hui le revenu public, une seule taxe levée sur la valeur de la terre, paraîtront de plus en plus considérables à mesure qu’on les considérera. Toutes les charges qui pèsent aujourd’hui sur l’industrie et entravent le commerce, une fois détruites, la production de la richesse prendra un essor inconnu jusqu’ici. Cet essor amènera une augmentation dans la valeur de la terre, nouveau surplus que la société pourra prendre pour des usages généraux. Et, débarrassée des difficultés qui accompagnent la perception des impôts qui engendrent la corruption et rendent la législation le jouet des intérêts spéciaux, la société pourrait assumer des fonctions que la complexité croissante de la vie rend désirable qu’elle assume, mais que la vue de la démoralisation politique du système actuel faisait rejeter par les hommes sérieux.

Considérons l’effet sur la production de la richesse.

Abolir les impôts qui, agissant et réagissant, entravent la marche des rouages de l’échange, et pèsent sur toutes les formes de l’industrie, ce serait comme si on enlevait un poids énorme de sur les forces productives. Animés d’une énergie nouvelle, la production et le commerce se trouveraient stimulés jusque dans leurs branches les plus éloignées. La méthode actuelle d’imposition agit sur le commerce comme des montagnes et des déserts artificiels ; il en coûte plus pour faire traverser une maison de douane à des marchandises que pour les porter autour du monde. L’impôt opère sur l’énergie, le travail, l’adresse, l’économie, comme le ferait une amende mise sur ces qualités. Si j’ai durement travaillé et si je me suis construit une bonne maison pendant que mon voisin se contentait d’une bicoque, le percepteur vient ensuite annuellement mettre une amende sur mon énergie et mon travail, en me taxant plus que mon voisin. Si j’ai économisé pendant qu’il gaspillait je suis mis à l’amende pendant qu’il est exempt. Si un homme construit un vaisseau nous lui faisons payer sa témérité, comme s’il avait fait tort à l’État ; si l’on ouvre un chemin de fer, le percepteur arrive comme si c’était une chose pouvant nuire au public ; si l’on élève une manufacture nous prélevons annuellement une somme qui finirait par faire un joli profit. Nous disons que nous manquons de capitaux, mais si quelqu’un en accumule ou en apporte parmi nous, nous le chargeons d’impôts comme si nous lui accordions un privilège. Nous punissons par une taxe l’homme qui couvre de moissons des champs dénudés ; nous mettons une amende sur celui qui monte une machine, et sur celui qui dessèche un marais. Ceux qui ont essayé de suivre notre système d’imposition à travers toutes ses ramifications, comprennent seuls combien ces impôts pèsent lourdement sur la production, car, comme je l’ai déjà dit, la part la plus lourde de ces impôts est celle qui a pour effet la hausse des prix. Il est évident que par leur nature ces taxes sont parentes de la taxe du pacha égyptien sur les dattiers. Si elles n’ont pas pour résultat de faire couper les arbres, du moins elles découragent la plantation.

Abolir ces taxes ce serait enlever le poids énorme qui pèse sur l’industrie productive. L’aiguille de la couturière comme la grande manufacture ; le cheval de voiture comme la locomotive ; le bâteau pêcheur comme le bateau à vapeur ; la charrue du fermier et le stock du marchand, seraient également libres d’impôt. Tous seraient libres de fabriquer ou d’économiser, d’acheter ou de vendre, sans être obligés de payer des amendes, et sans être ennuyés par les receveurs de l’impôt. Au lieu de dire au producteur, comme on le fait maintenant, « plus vous ajoutez à la richesse générale plus vous serez imposé ! » l’État dirait au producteur, « soyez aussi travailleur, aussi économe, aussi entreprenant que vous le voulez, vous aurez votre pleine récompense ! On ne vous mettra pas à l’amende si vous faites pousser deux brins d’herbe là où il n’en poussait qu’un auparavant ; vous ne serez pas taxé pour avoir ajouté à la richesse générale. »

Et la communauté ne gagnera-t-elle pas en refusant ainsi de tuer la poule aux œufs d’or ; en s’abstenant de museler le bœuf qui fait pousser le blé ; en laissant au travail, à l’économie, à l’adresse, leur récompense naturelle et intacte ? Car il y a aussi pour la communauté une récompense naturelle. La loi de la société est chacun pour tous, aussi bien que tous pour chacun. Personne ne peut garder pour soi le bien qu’on fait, pas plus qu’on ne peut garder le mal. Chaque entreprise productive, à côté de ce qu’elle rapporte à qui l’a menée à bien, rapporte aux autres des avantages collatéraux. Si un homme plante un arbre fruitier, son gain sera la récolte des fruits en leur temps et saison. Mais en plus de son gain il y a un gain pour toute la communauté. D’autres que le possesseur bénéficient de l’augmentation de la provision de fruits ; les oiseaux que l’arbre abrite volent au loin ; la pluie qu’il aide à attirer ne tombe pas seulement sur lui ; et il apporte à l’œil qui le contemple de loin le sentiment de la beauté. Et il en est ainsi de toute chose. La construction d’une maison, d’un vaisseau, d’une fabrique, d’un chemin de fer, profite à d’autres qu’à ceux qui en tirent un profit direct. La nature se moque de l’avare. Il est comme l’écureuil qui enterre ses noix et s’abstient de les déterrer. Elles germent et deviennent des arbres. La momie est enveloppée de linges fins, trempés dans des essences précieuses. Des milliers d’années après le Bédouin allume son feu avec ces débris humains, ou bien ils engendrent la vapeur qui entraîne le voyageur ; ou bien encore ils passent entre des mains étrangères pour satisfaire la curiosité d’une autre race. L’abeille remplit de miel l’arbre creux, et l’ours ou l’homme le recueillent.

La communauté peut bien laisser au producteur individuel tout ce qui l’engage à l’activité ; elle peut bien laisser au travailleur la pleine récompense de son travail, et au capitaliste le revenu complet de son capital. Car plus le travail et le capital produiront, plus la richesse commune à laquelle tous ont part, grandira. Et c’est par la valeur ou rente de la terre qu’est exprimé d’une manière nette et concrète ce gain général. C’est là le fonds que l’État peut prendre tout en laissant au travail et au capital leur pleine récompense. Ce fonds augmentera avec l’accroissement de l’activité productive.

Et enlever ainsi à la production et à l’échange le fardeau de l’impôt pour le mettre sur la valeur ou rente de la terre ne sera pas seulement donner un nouveau stimulus à la production de la richesse : ce sera lui ouvrir de nouvelles voies. Car avec un pareil système personne ne se souciera d’avoir de la terre, si ce n’est pour la cultiver, et les terres, aujourd’hui retirées de l’usage, se trouveront partout rendues à la culture et à l’amélioration.

Le prix de vente de la terre baissera ; la spéculation sur la terre recevra son coup de mort ; la monopolisation de la terre n’existera plus. Des millions et des millions d’acres dont les colons sont aujourd’hui éloignés par les prix élevés, seront abandonnés par leurs propriétaires actuels ou vendus aux colons à des conditions nominales. Et cela n’aura pas lieu seulement sur les frontières, mais encore dans des districts que l’on considère comme bien colonisés. À cent milles de San-Francisco on trouvera par ce moyen assez de terre pour nourrir, même avec les modes actuels de culture, une population agricole égale à celle qui est maintenant disséminée depuis la frontière de l’Orégon jusqu’à celle du Mexique — une distance de 800 milles. Cela est vrai de beaucoup des États de l’Ouest, et même des États plus anciens de l’Est, car même dans l’État de New-York et en Pensylvanie la population est encore rare en comparaison de ce que pourrait nourrir la terre. Et même dans l’Angleterre où la population est si dense, une semblable mesure rendrait à la culture bien des centaines et des milliers d’acres qui servent aujourd’hui de parcs privés, de réserve pour les cerfs ou la chasse.

Car le simple fait de placer toutes les taxes sur la rente aurait pour effet de mettre la terre à l’enchère et de la donner à celui qui paierait la rente la plus élevée à l’État. La demande de la terre fixe sa valeur, et par conséquent, si les impôts étaient placés de façon à absorber presque complètement cette valeur, l’homme qui voudrait posséder la terre sans la cultiver, aurait à payer presque la valeur qu’elle représenterait pour celui qui a besoin de la cultiver.

Et l’on doit se rappeler que ceci s’appliquerait non seulement à la terre cultivable, mais à toutes les terres. La terre renfermant des minerais serait également ouverte à l’usage ; et au cœur d’une ville, personne ne pourrait empêcher la terre d’être employée d’une manière profitable, ni sur la frontière demander plus que ne justifierait l’usage auquel elle pourrait servir. Partout où la terre a atteint une valeur, l’impôt au lieu d’opérer comme maintenant ainsi qu’une amende sur les améliorations, opérerait pour forcer l’amélioration. Quiconque planterait un verger, ou ensemencerait un champ, ou construirait une maison, une fabrique, quelque coûteux que cela fût, n’aurait pas à payer davantage en impôts, que s’il conservait inculte le même espace de terrain. L’accapareur de terre cultivable serait autant imposé que si sa terre était couverte de maisons, de granges, de moissons et de magasins. Le possesseur d’un lot inoccupé dans une ville, paierait autant pour avoir le privilège de tenir ce lot hors de la disposition des autres jusqu’au moment où il s’en servirait, que son voisin qui a une belle maison érigée sur son lot. Cela coûterait autant de garder une série de mauvaises baraques sur une terre de valeur, que d’avoir un grand hôtel ou de grands magasins remplis de marchandises de prix.

Ainsi serait supprimée la prime que doit payer le travail là où il est le plus productif avant même d’être exercé. Le fermier n’aurait plus à donner la moitié de sa fortune, ou à hypothéquer son travail pour des années, afin d’obtenir de la terre à cultiver ; le constructeur d’un palais dans une ville n’aurait pas à débourser autant pour un petit lot de terrain que pour la maison qu’il élève dessus ; la compagnie qui se propose de créer une manufacture n’aurait pas à dépenser une grande partie de son capital pour l’achat du terrain. Et ce qu’on paierait chaque année à l’État tiendrait la place de toutes les taxes qu’on lève aujourd’hui sur les améliorations, les machines et les marchandises en stock.

Considérons l’effet d’un pareil changement sur le marché du travail. La compétition ne serait plus d’un seul côté comme maintenant. Au lieu que les ouvriers luttent entre eux pour avoir du travail, faisant, par leur compétition, baisser les salaires jusqu’au point où ils fournissent à peine de quoi vivre, ce serait les patrons qui partout lutteraient pour avoir des ouvriers, et les salaires monteraient et deviendraient les vrais gains du travail. Car sur le marché du travail serait entré le plus grand de tous les compétiteurs pour l’occupation du travail, un compétiteur dont la demande ne pourrait être satisfaite que lorsque le besoin le serait, la demande du travail lui-même. Les patrons n’auraient pas seulement à lutter contre les autres patrons, tous sentant le stimulus d’un commerce plus considérable et de profits plus grands ; mais contre la capacité des ouvriers à devenir leurs propres patrons grâce aux substances et aux forces naturelles mises à leur portée par la taxe empêchant toute monopolisation.

Une fois la nature ainsi ouverte au travail, une fois le capital et les améliorations exemptés de l’impôt, et le commerce débarrassé de ses entraves, il deviendrait impossible de voir des hommes de bonne volonté incapables d’échanger leur travail contre les choses dont le manque les fait souffrir ; les crises périodiques qui paralysent l’industrie cesseraient ; tous les rouages de la production seraient mis en mouvement ; la demande resterait en paix avec l’offre et l’offre avec la demande ; le commerce s’étendrait dans toutes les directions, et chaque bras augmenterait la richesse.


CHAPITRE II.

DE L’EFFET DU REMÈDE SUR LA DISTRIBUTION ET PAR LÀ SUR LA PRODUCTION.

Quelque grands qu’ils apparaissent déjà, les avantages du remplacement de toutes les charges publiques par un impôt sur la valeur de la terre, ne seront pourtant complètement appréciés que lorsque nous aurons considéré l’effet du changement sur la distribution de la richesse.

En remontant à la cause de l’inégale distribution de richesse qui apparaît dans tous les pays civilisés avec une tendance à augmenter d’inégalité à mesure qu’avance le progrès matériel, nous avons trouvé cette cause dans ce fait que, à mesure que la civilisation progresse, la possession de la terre, maintenant entre des mains privées, donne un pouvoir de plus en plus grand de s’approprier la richesse produite par le travail et par le capital.

Donc, délivrer le travail et le capital de tout impôt direct ou indirect, et jeter le fardeau sur la rente, ce serait, une partie de la rente étant seule absorbée, neutraliser cette tendance à l’inégalité, et, si la rente entière était absorbée, ce serait détruire totalement l’inégalité. La rente au lieu d’être la cause de l’inégalité, serait alors la cause de l’égalité. Le travail et le capital recueilleraient le produit complet, moins cette portion prise par l’État comme impôt sur les valeurs foncières, portion qui servi rait à des usages publics et qui serait également distribuée en bénéfices publics.

C’est-à-dire que la richesse produite dans chaque communauté serait divisée en deux parties. L’une serait distribuée sous forme de salaires et d’intérêt entre les producteurs individuels, suivant la part que chacun aurait pris dans l’œuvre de la production, l’autre irait à la communauté dans son ensemble, pour être distribuée en bienfaits publics à tous ses membres. Chacun aurait à cette dernière une part égale, le faible comme le fort, le jeune enfant comme le vieil homme décrépit, l’estropié, le boiteux, l’aveugle comme le vigoureux. Et ce ne serait que justice, car, alors que la première part représente le résultat de l’effort individuel dans la production, la seconde représente l’accroissement de pouvoir par lequel la communauté, dans son ensemble, aide les individus.

Ainsi comme le progrès matériel tend à accroître la rente, si la rente était prise par la communauté pour des usages publics, la cause même qui tend aujourd’hui à produire l’inégalité à mesure qu’avance le progrès matériel, produirait alors une égalité de plus en plus grande. Pour bien comprendre cet effet, revenons sur les principes déjà exposés.

Nous avons vu que les salaires et l’intérêt doivent partout être fixés par la ligne de la rente ou limite de culture, c’est-à-dire par la récompense que le travail et le capital peuvent s’assurer sur une terre pour laquelle on ne paie pas de rente ; nous avons vu que la somme totale de richesse que recevront le travail et le capital réunis dans la production, sera la somme de richesse produite (ou plutôt, si nous tenons compte des impôts, la somme nette) moins ce qui est pris comme rente.

Nous avons vu que le progrès matériel, tel qu’il marche aujourd’hui, est accompagné d’une tendance double à l’accroissement de la rente. Ces deux tendances produisent un accroissement de la part de richesse produite qui va à la rente, et une diminution de la part prise comme salaires et intérêt. Mais la première, ou tendance naturelle, qui résulte des lois du développement social, a pour effet d’accroître la rente considérée comme une quantité, sans réduire les salaires et l’intérêt en tant que quantités, en les laissant même s’accroître quantativement. L’autre tendance, qui résulte de l’appropriation injuste de la terre par la propriété privée, a pour effet d’accroître la rente comme quantité en réduisant les salaires et l’intérêt en tant que quantités.

Il est donc évident que prendre la rente par un impôt pour des usages publics, ce qui abolirait virtuellement la propriété privée de la terre, ce serait détruire la tendance à une décroissance absolue des salaires et de l’intérêt, en détruisant la monopolisation de la terre par la spéculation et la hausse de spéculation de la rente. Ce serait largement accroître les salaires et l’intérêt par la liberté donnée d’exploiter des terres aujourd’hui monopolisées, et par la réduction du prix de la terre. Le travail et le capital gagneraient ainsi non seulement ce qui leur est enlevé par les impôts, mais ce que laisserait libre la baisse positive de la rente due à la baisse des valeurs foncières de spéculation. Il s’établirait un nouvel équilibre dans lequel le taux des salaires et de l’intérêt serait beaucoup plus élevé que maintenant.

Mais une fois ce nouvel équilibre établi, de nouveaux progrès de puissance productive (et le progrès en ce sens se trouverait très accéléré) auraient pour résultat un accroissement de la rente, non pas aux dépens des salaires et de l’intérêt, mais à cause de nouveaux gains dans la production, qui, la rente étant prise par la communauté pour des usages publics, s’accroîtrait au profit de chaque membre de la communauté. Ainsi, à mesure qu’avancerait le progrès matériel, la condition des masses s’améliorerait constamment. Ce n’est pas seulement une classe qui deviendrait plus riche, mais toutes les classes ; ce n’est pas seulement une classe qui aurait plus que le nécessaire, qui jouirait des agréments et élégances de la vie, mais toutes. Car l’accroissement de puissance productive qui accompagne l’accroissement de population, chaque nouvelle découverte dans les arts producteurs, chaque nouvelle invention économisant le travail, chaque extension et chaque facilitation des échanges, ne peut être monopolisé par personne. Cette part du bénéfice qui n’accroît pas directement la récompense du travail et du capital, irait à l’État, c’est-à-dire à toute la communauté. Aux énormes avantages, matériels et intellectuels, que donne une population dense, s’ajouteraient la liberté et l’égalité qu’on ne peut aujourd’hui trouver que dans les nouveaux districts très peu peuplés.

Et considérez combien cette égalisation dans la distribution de la richesse agirait sur la production, empêchant partout la décadence, accroissant partout la force.

S’il était possible d’exprimer par des chiffres la perte pécuniaire directe que supporte la société à cause des arrangements sociaux défectueux qui condamnent des classes entières à la pauvreté et au vice, l’évaluation serait effrayante. L’Angleterre soutient par la charité officielle un million de pauvres ; la ville de New-York seule dépense plus de sept millions de dollars par an dans le même but. Mais ce que dépensent ainsi l’État, les sociétés charitables ou la charité privée, ne serait rien dans le total général des pertes. Les gains du travail dissipés ; les habitudes d’imprévoyance et de paresse engendrées ; les pertes pécuniaires (pour ne voir que celles-là) dont donnent l’idée les statistiques effrayantes de mortalité, surtout de mortalité infantile parmi les classes pauvres ; la ruine qu’entraînent les cabarets de bas étage qui augmentent à mesure que la pauvreté s’accentue ; les dommages causés par la vermine de la société, née de la pauvreté et de la privation : voleurs, prostitués, mendiants ; l’argent dépensé à garder contre ces derniers la société, c’est de tout cela qu’est composée la somme que la distribution actuelle, injuste et inégale, de la richesse, prend sur la somme totale dont la société devrait jouir, étant donnés les moyens actuels de production. Et notre énumération n’est pas complète. L’ignorance et le vice, le libertinage et l’immoralité engendrés par l’inégalité dans la distribution de la richesse, se manifestent encore dans la stupidité et la corruption du gouvernement ; et le gaspillage des revenus publics, et le gaspillage encore plus grand impliqué dans les abus que l’on trouve dans toutes les fonctions et pouvoirs publics en sont encore les légitimes conséquences.

Mais l’augmentation des salaires, et l’ouverture de nouvelles sources d’occupation qui résulteraient de l’appropriation de la rente pour des usages publics, n’arrêteraient pas simplement cette ruine et ne déchargeraient pas seulement la société des pertes énormes : le travail acquerrait une puissance nouvelle. Ce n’est que constater une vérité évidente que de dire que le travail est plus productif là où les salaires sont plus élevés. Le travail pauvrement payé est du travail inefficace, et cela dans le monde entier.

La différence d’efficacité du travail dans les districts agricoles de l’Angleterre où le taux des salaires n’est pas le même ; la différence notée par Brassy entre le travail des ouvriers anglais les mieux payés et celui fait par les ouvriers les plus mal payés du continent ; la différence évidente que l’on a pu constater aux États-Unis entre le travail de l’esclave et celui de l’homme libre ; la différence qu’atteste le nombre étonnant d’ouvriers et de serviteurs nécessaires dans l’Inde ou en Chine pour faire la moindre chose, est universellement la même. L’efficacité du travail augmente toujours avec les salaires habituels du travail, car les salaires élevés indiquent un accroissement dans le respect de soi-même, l’intelligence, l’espérance et l’énergie. L’homme n’est pas une machine, qui fait tant, et pas plus ; il n’est pas un animal dont les facultés peuvent atteindre un certain point, mais non le dépasser. C’est l’intelligence et non le système musculaire qui est le grand agent de production. La force physique qui se développe dans l’homme est une des plus faibles de la nature ; mais c’est pour l’intelligence humaine que coulent les courants irrésistibles de la nature ; la matière docile se plie à la volonté de l’homme. Accroître l’aisance, le loisir, l’indépendance des masses, c’est accroître leur intelligence ; c’est mettre le cerveau à même d’aider la main : c’est entraîner dans le travail commun de la vie la faculté qui mesure les animalcules et détermine les orbites des étoiles !

Qui peut dire à quelles puissances infinies pourrait s’élever la faculté productrice de richesse du travail grâce à des arrangements sociaux donnant aux producteurs de la richesse leur part complète dans ses avantages et ses jouissances ! Avec les procédés actuels le gain serait simplement incalculable ; mais avec la hausse des salaires, l’invention et l’utilisation de procédés meilleurs et de machines feraient facilement de grands progrès. Si les récoltes de grains se font encore à la faucille dans la Russie du Sud, si l’on y bat encore au fléau, c’est simplement parce que les salaires y sont très bas. Les inventions américaines, l’aptitude américaine à trouver des procédés et des machines économisant le travail, sont le résultat des salaires relativement élevés qui ont existé aux États-Unis. Si nos producteurs avaient été condamnés à la rétribution infime du fellah égyptien ou du coolie chinois, nous en serions encore à puiser l’eau avec nos bras, et à transporter les marchandises à dos d’hommes. L’accroissement de récompense du travail et du capital stimulera encore davantage l’invention, et hâtera l’adoption de procédés meilleurs, et ceux-ci sembleront, ce qu’ils sont en réalité, des biens purs. Les malheureux effets sur la condition des classes ouvrières, des machines économisant le travail, effets qu’on constate souvent aujourd’hui, et qui, en dépit de tout raisonnement, font que bien des gens regardent les machines comme un mal et non comme un bien, disparaîtraient alors. Chaque nouvelle force soumise au service de l’homme améliorerait la condition de tous. Et de l’intelligence générale, et de l’activité mentale naissant de cette amélioration générale de condition, sortiraient de nouveaux développements de puissance que nous ne pouvons même pas entrevoir.

Mais je ne nie pas, et je ne désire pas perdre de vue le fait que, en empêchant ainsi le gaspillage et en ajoutant à l’efficacité du travail, l’égalisation dans la distribution de la richesse résultant du simple système d’imposition que je propose, diminuerait l’intensité de la poursuite de la richesse. Il me semble que dans un état de société où personne ne craindrait la pauvreté, personne non plus ne désirerait la grande richesse, personne du moins ne prendrait la même peine qu’aujourd’hui pour l’acquérir. Car certainement le spectacle d’hommes ayant seulement quelques années à vivre, et vivant comme des esclaves pour mourir riches, est en lui-même si peu naturel et si absurde que, dans un état de société où la suppression de la crainte du besoin aurait dissipé l’admiration envieuse avec laquelle les masses considèrent aujourd’hui les possessions des grands riches, quiconque travaillerait pour acquérir plus que ce dont il aurait l’usage, serait montré du doigt comme nous montrerions aujourd’hui un homme qui se serait couvert la tête d’une demi-douzaine de chapeaux, ou qui marcherait en plein soleil, par une grande chaleur, avec son pardessus. Quand chacun sera sûr d’être capable de gagner suffisamment, personne ne se souciera de se transformer en bête de somme.

Et quand cet aiguillon à la production aura disparu, pourrons-nous nous en passer ? Quel qu’ait été son rôle dans une phase plus primitive de développement, nous n’en avons plus besoin aujourd’hui. Les dangers qui menacent notre civilisation ne viennent pas de la faiblesse du stimulant à la production ; ce dont elle souffre, et ce dont elle mourra, si on ne lui applique pas un remède, c’est de la distribution inégale !

La disparition de cet aiguillon, considéré seulement comme point de départ de la production, ne sera pas non plus une perte pure. Car la production totale est grandement réduite par cette avidité avec laquelle on poursuit la richesse, c’est un des faits bien connus de la société moderne. Et si ce désir insensé de devenir riche à n’importe quel prix diminuait, l’activité intellectuelle, aujourd’hui consacrée à amasser des richesses, serait transportée dans des sphères plus hautes et plus utiles.


CHAPITRE III.

EFFET DU REMÈDE SUR LES INDIVIDUS ET LES CLASSES.

Quand on propose pour la première fois de mettre tous les impôts sur la valeur de la terre et de confisquer ainsi la rente, tous les propriétaires doivent prendre l’alarme et ne pas manquer de faire appel aux petits propriétaires en leur disant que la proposition est faite pour leur voler une propriété péniblement gagnée. Mais un moment de réflexion montrera que la mesure s’impose d’elle-même à ceux dont les intérêts comme propriétaires n’excèdent pas les intérêts comme travailleurs, ou capitalistes, ou les deux réunis. Et un examen plus complet montrera de plus que, bien que les grands propriétaires puissent perdre relativement au changement, cependant, même pour eux, il y aura un gain absolu. Car l’accroissement de production sera si grand que le travail et le capital gagneront beaucoup plus que ne perdra la propriété privée de la terre, et que la communauté entière, comprenant les propriétaires fonciers eux-mêmes, partagera ces gains, et les gains beaucoup plus grands impliqués dans une meilleure condition sociale.

Dans un précédent chapitre j’ai examiné la question de ce qui était dû aux propriétaires actuels, et j’ai montré qu’ils n’avaient droit à aucune compensation. Mais nous pouvons repousser toute idée de compensation, en nous plaçant à un autre point de vue. Il ne leur sera fait en réalité aucun tort.

Il est naturellement évident que le changement que je propose profitera largement à tous ceux qui vivent de leurs salaires, qu’ils leur soient payés pour un travail intellectuel ou manuel, et qu’il s’agisse d’ouvriers, de mécaniciens, ou d’hommes ayant n’importe quelle profession. Il est également évident que le changement profitera à tous ceux qui vivent en partie de leurs salaires, en partie des gains de leurs capitaux, entrepositaires, marchands, manufacturiers, producteurs, patrons, entrepreneurs, commerçants de toutes sortes, depuis le colporteur et le charretier jusqu’au propriétaire d’un chemin de fer ou d’un bateau ; il est également évident qu’il augmentera les revenus de ceux dont les revenus sont tirés des gains du capital, ou de placements autres que les placements en terre, sauf peut-être les possesseurs de titres de créances gouvernementales et autres placements à taux fixe d’intérêt, probablement dépréciés comme valeurs de vente à cause de la hausse générale du taux de l’intérêt, bien que rapportant toujours le même revenu.

Prenons le cas du propriétaire demeurant chez lui, de l’ouvrier, du marchand, de l’homme ayant une profession libérale, qui s’est assuré une maison et un lot de terrain, et qui pense avec satisfaction à ce lieu dont sa famille ne pourra être chassée à sa mort. Il ne sera fait aucun mal à cet homme ; au contraire il gagnera au changement. La valeur de vente de son lot diminuera, elle disparaîtra même complètement au point de vue théorique. Mais son utilité pour lui-même ne disparaîtra pas. Ce lot servira ses desseins aussi bien qu’auparavant. Car, comme la valeur de tous les autres lots diminuera, ou disparaîtra dans la même proportion, il conservera la même assurance qu’il avait auparavant de posséder un lot. C’est-à-dire qu’il ne subira une perte que si l’on considère les choses à ce point de vue : l’homme qui achète une paire de bottes fait une perte si ensuite le prix des bottes baisse. Ses bottes lui seront tout aussi utiles et la paire de bottes qu’il achètera ensuite sera meilleur marché. Ainsi pour le propriétaire d’une demeure, son lot lui sera aussi utile ; et s’il voulait l’agrandir ou en acquérir d’autres pour ses enfants, il serait, sous le rapport des lots, un gagnant. Et il gagnerait encore à d’autres points de vue. Il aurait une taxe plus forte à payer pour son terrain, mais il serait débarrassé de tout impôt sur sa maison ou ses améliorations, sur ses vêtements et objets de propriété personnelle, sur tout ce que lui et sa famille mangent et boivent, tandis que ses gains seraient considérablement augmentés grâce à la hausse des salaires, à l’occupation constante et à la plus grande activité du travail. Sa seule perte serait s’il voulait vendre son lot sans en acheter un autre, et cette perte serait alors peu de chose comparée au gain.

Et de même pour le fermier. Je ne parle pas des fermiers qui ne mettent jamais la main à la charrue, qui cultivent des milliers d’acres et jouissent de revenus semblables à ceux qu’avaient les riches planteurs du Sud avant la guerre ; mais des fermiers qui travaillent, et qui constituent aux États-Unis une classe considérable, hommes ayant leurs propres petites fermes qu’ils cultivent avec l’aide de leurs fils, et peut-être de quelque valet loué, et qu’on appellerait en Europe des paysans propriétaires. Quelque paradoxal que cela puisse sembler au premier abord à ces hommes, ce sont eux qui, plus que toutes les classes au-dessus de celle du simple ouvrier, ont le plus à gagner à ce changement qui placerait toutes les taxes sur la valeur de la terre. Ils sentent généralement qu’ils ne gagnent pas en rapport de leur dur labeur, bien qu’ils ne puissent peut-être pas dire pourquoi. Le fait est que les impôts, tels qu’ils existent aujourd’hui, pèsent sur eux particulièrement. Toutes leurs améliorations sont taxées : maisons, granges, haies, moissons, provisions. Leur propriété personnelle ne peut être cachée ou dépréciée, comme l’est souvent la propriété personnelle de valeur plus considérable qui est concentrée dans les villes. Non seulement leur propriété personnelle et leurs améliorations sont soumises à des taxes auxquelles échappent les propriétaires de terres non exploitées, mais leur terre est en général taxée plus fortement que la terre tenue par spéculation, simplement parce qu’elle est améliorée. Mais de plus, toutes les taxes imposées sur les marchandises, et surtout les taxes qui, comme nos droits protecteurs, sont imposées dans le but d’élever le prix des marchandises, tombent sans adoucissement sur le fermier. Car dans un pays comme les États-Unis, qui exportent des produits agricoles, le fermier ne peut pas être protégé. Qui que ce soit qui gagne, il doit perdre. Il y a quelques années, la Ligue libre-échangiste de New-York publia une nomenclature des différents objets de première nécessité avec les droits imposés par les tarifs, et quelques lignes rédigées à peu près de cette façon : « Le fermier se lève le matin et met ses pantalons taxés de 40 pour cent, ses bottes taxées de 30 pour cent, et allume sa bougie avec une allumette taxée de 200 pour cent, » et ainsi de suite, suivant le fermier à travers sa journée et à travers sa vie jusqu’au moment où, tué par l’impôt, il est descendu dans son tombeau avec une corde payant 45 pour cent d’impôt. Ce n’est là qu’une illustration pittoresque de la manière dont pèsent en définitive les taxes. Le fermier gagnerait beaucoup à la substitution d’une seule taxe sur la valeur de la terre à toutes ces taxes, car l’imposition des valeurs foncières pèserait sur tout, non sur les districts agricoles où la valeur de la terre est relativement faible, mais sur les villes où la valeur de la terre est relativement élevée ; tandis que les taxes sur la propriété personnelle et sur les améliorations pèsent autant sur la campagne que sur les villes. Et dans les districts peu peuplés, le fermier n’aurait presque à payer aucune taxe. Car les impôts étant levés sur la valeur de la terre nue, pèseraient autant sur les terres non améliorées que sur les terres améliorées. Acre pour acre, la ferme améliorée et cultivée avec ses constructions, ses vergers, ses moissons, ses réserves, pourrait n’être pas plus taxée qu’une terre non cultivée de qualité égale. Le résultat serait que les valeurs de spéculation ne pourraient pas monter, et que les fermes cultivées et améliorées n’auraient pas de taxe à payer tant que le pays aux environs ne serait pas bien exploité. De fait, quelque paradoxal que cela puisse leur paraître, l’effet de l’impôt unique sur la terre serait de délivrer de toute taxe les fermiers travaillant le plus dûrement.

Mais on ne voit le grand gain du fermier travaillant que lorsqu’on considère l’effet du remède sur la distribution de la population. La destruction des valeurs foncières de spéculation tendrait à éparpiller la population là où elle est trop dense et à la concentrer là où elle est trop éparse, à substituer à la maison louée la maison entourée de jardins, et à coloniser complètement les districts agricoles avant de forcer les gens à s’isoler pour trouver des terres. Le peuple des villes aurait donc par là plus de l’air pur et du soleil de la campagne, le peuple de la campagne plus des économies et de la vie sociale de la ville. Si, comme il n’y a pas de doute, l’application des machines à l’agriculture tend à agrandir les champs, la population agricole reprendra la forme primitive et se groupera en villages. La vie du fermier ordinaire est aujourd’hui inutilement lugubre. Non seulement il est obligé de travailler de bonne heure et tard, mais il est privé, par l’éparpillement de la population, des jouissances, des avantages, des facilités pour l’éducation, et des occasions de développement intellectuel et social, qui viennent du contact plus intime de l’homme avec l’homme. Il serait beaucoup mieux pour lui, sous tous ces rapports, et son travail serait beaucoup plus productif, si lui et ceux qui l’environnent ne détenaient pas plus de terre qu’ils n’ont besoin d’en cultiver[1]. Et ses enfants, à mesure qu’ils grandiraient, ne seraient pas si entraînés à chercher les excitations des villes, ni forcés de tant s’éloigner pour trouver une ferme. Leurs moyens d’existence seraient entre leurs mains et chez eux.

En résumé, le fermier travaillant est à la fois un ouvrier et un capitaliste, aussi bien qu’un propriétaire, et c’est par son travail et son capital qu’il se crée des moyens d’existence. Sa perte serait nominale, son gain serait réel et grand.

À des degrés différents, ceci est également vrai de tous les propriétaires de terre. Bien des propriétaires fonciers sont des ouvriers d’une espèce ou d’une autre. Et il serait difficile de trouver un propriétaire foncier non ouvrier, qui ne serait pas aussi un capitaliste ; car, règle générale, plus le propriétaire est grand, plus le capitaliste l’est aussi. Cela est si vrai qu’ordinairement on confond les deux qualités. Donc, si mettre toutes les taxes sur la valeur de la terre cela réduisait largement toutes les grandes fortunes, cela ne laisserait cependant jamais l’homme riche sans ressources. Le duc de Westminster qui possède une partie considérable du site de Londres, est probablement le plus riche propriétaire du monde. Prendre tous ses revenus fonciers par un impôt ce serait donc réduire largement ses énormes revenus, mais lui laisserait encore toutes ses maisons et leurs revenus, et sans aucun doute de grandes propriétés personnelles sous d’autres formes. Il aurait donc encore tout ce dont il pourrait jouir, et en jouirait dans un état meilleur de société.

Les Astor de New-York resteraient aussi très riches. Et c’est ainsi, je crois, qu’on verra que cette mesure ne rendra plus pauvres que ceux qu’on pourrait appauvrir encore plus sans leur faire de tort réellement. Elle détruira les grandes fortunes, mais n’appauvrira personne.

Non seulement la richesse sera grandement accrue ; elle sera de plus également distribuée. Je ne veux pas dire que chaque individu aura la même somme de richesse. Il ne peut y avoir de distribution égale tant qu’il y aura des individus différents ayant des facultés et des désirs différents. Mais je veux dire que la richesse sera distribuée suivant le degré de travail, d’adresse, de science, de prudence qu’aura déployé chacun pour ajouter au stock commun. La grande cause qui concentre la richesse entre les mains de ceux qui ne produisent pas et l’enlève des mains de ceux qui travaillent, disparaîtrait. Les inégalités qui continueraient d’exister seraient celles de la nature, et non les inégalités artificielles produites par la négation de la loi naturelle. Le non-producteur ne pourrait plus passer sa vie dans le luxe pendant que le producteur ne peut que gagner les choses indispensables à l’existence animale.

Le monopole de la terre une fois détruit, les grandes fortunes ne seraient plus à craindre. Car alors les richesses des individus consisteraient en richesses proprement dites, qui sont les produits du travail, qui tendent constamment à se disperser ; car je suppose que les dettes nationales ne survivraient pas longtemps à l’abolition du système qui les a fait naître. Toute crainte des grandes fortunes serait éloignée, car lorsque chacun reçoit ce qu’il gagne réellement, personne ne peut recevoir plus qu’il n’a gagné réellement. Combien y a-t-il d’hommes gagnant vraiment un million de dollars ?


CHAPITRE IV.

DES CHANGEMENTS QUI SURVIENDRAIENT DANS L’ORGANISATION ET LA VIE SOCIALES.

Nous n’avons à nous occuper que des principes généraux. Il y a des questions de détail, celle par exemple de la division des revenus entre les gouvernements locaux et généraux, qui seront soulevées par l’application de ces principes, mais il n’est pas nécessaire de les discuter. Une fois les principes établis, les détails seront peu de chose comme application.

Il faudrait également trop de temps pour énumérer tous les changements qui seraient faits ou deviendraient possibles à la suite d’une transformation dans les fondements mêmes de la société ; qu’il me soit pourtant permis d’attirer l’attention sur quelques points importants.

Il faut noter d’abord la grande simplicité qui deviendrait pos- sible dans le gouvernement. Percevoir les impôts, empêcher et punir les fraudes, enregistrer et contrôler les revenus tirés de tant de sources distinctes, tout cela forme aujourd’hui les trois quarts et peut-être les sept huitièmes des occupations du gouvernement, outre le maintien de l’ordre, l’entretien de l’armée et l’administration de la justice. Un réseau énorme et compliqué de mécanisme gouvernemental serait ainsi supprimé.

On retrouverait la même économie dans l’administration de la justice. Beaucoup des affaires civiles de nos cours naissent de disputes sur la possession de la terre. Ces disputes cesseraient quand on reconnaîtrait tacitement l’État comme le seul propriétaire de la terre, et quand tous les occupants seraient simplement des tenanciers payant une rente. L’augmentation de moralité, conséquence de la cessation du besoin, tendrait à la diminution des autres affaires civiles, diminution qui serait de plus hâtée par l’adoption de la proposition de Bentham, si pleine de sens commun, pour la suppression de toutes les lois sur le recouvrement des dettes, et les sanctions des contrats privés. L’élévation des salaires, l’ouverture de voies où tout le monde pourrait gagner une vie facile et confortable, diminueraient de suite et élimineraient de la société, les voleurs, les escrocs, et autres criminels qui naissent de la distribution inégale de la richesse. Ainsi l’administration de la loi criminelle avec tout ce qu’elle comporte, sergents de ville, agents spéciaux, prisons, pénitenciers, cesserait, comme l’administration de la loi civile, d’épuiser la force vitale et l’attention de la société. Nous serions débarrassés non seulement de beaucoup de juges, baillis, clercs, et gardiens de prison, mais encore d’une foule d’hommes de loi qui vivent aujourd’hui aux dépens des producteurs ; et le talent maintenant dépensé en subtilités légales, s’occuperait de pour suites plus élevées.

Les fonctions législatives, judiciaires et exécutives du gouvernement se trouveraient donc par là beaucoup simplifiées. Je ne crois pas non plus que les dettes publiques et les armées permanentes qui sont historiquement parlant les produits du changement des tenures féodales en tenures allodiales, dureraient longtemps après le retour à la vieille idée que la terre d’un pays est la propriété commune du peuple de ce pays. Les dettes seraient rapidement acquittées par un impôt qui n’amoindrirait pas les salaires du travail, n’entraverait pas la production ; et les armées permanentes, grâce à l’accroissement de l’intelligence et de l’indépendance des masses (et peut-être avec l’aide des progrès de l’invention qui sont en train de révolutionner l’art militaire), disparaîtraient également rapidement.

La société approcherait ainsi de l’idéal démocratique de Jefferson, de la terre promise d’Herbert Spencer, de l’abolition du gouvernement, mais seulement du gouvernement en tant que puissance dirigeante et répressive. Il deviendrait possible en même temps et au même degré de réaliser le rêve du socialisme. Toute cette simplification et cette abrogation des fonctions actuelles du gouvernement rendraient possible au gouvernement d’assumer d’autres fonctions qu’il ne peut plus ne pas admettre. Le gouvernement se chargerait de la transmission des dépêches par télégraphe, aussi bien que par la poste, il construirait et administrerait des chemins de fer, comme il ouvre et entretient les routes communes. Une fois les fonctions actuelles simplifiées et réduites, il pourrait assumer ces autres fonctions, sans danger et sans effort, et sous la surveillance de l’attention publique, aujourd’hui distraite. L’impôt sur les valeurs foncières fournirait un grand surplus pour les progrès matériels qui se feraient avec une rapidité accélérée et accroîtraient constamment la rente. Ce revenu naissant de la propriété commune serait employé au profit commun, comme l’étaient les revenus de Sparte.

Nous n’établirions pas des repas communs, ils seraient inutiles ; mais nous pourrions établir des bains publics, des musées, des bibliothèques, des jardins, des cabinets de lecture, des salles de musique et de danse, des théâtres, des universités, des écoles techniques, des galeries de tir, des terrains pour les jeux, des gymnases, etc. La chaleur, la lumière, la force motrice, pourraient être conduites à travers nos rues, les dépenses étant faites sur les revenus publics ; nos routes pourraient être bordées d’arbres fruitiers ; les inventeurs récompensés, les investigations scientifiques subventionnées ; de mille manières enfin les revenus publics pourraient être employés au bénéfice du public. Nous atteindrions l’idéal des socialistes, mais non par la répression gouvernementale. Le gouvernement changerait de caractère et deviendrait l’administration d’une grande société coopérative. Il deviendrait simplement l’agent qui administrerait la propriété commune pour le bien commun.

Ceci semble-t-il impraticable ? Considérez un moment les grands changements qui seraient opérés dans la vie sociale par la mesure qui assurerait au travail sa pleine récompense, qui bannirait la misère et la crainte de la misère, et donnerait au plus humble la liberté de se développer suivant une symétrie naturelle.

En pensant aux différents systèmes d’organisation sociale, on est porté à croire que l’avidité est la plus forte des passions humaines, qu’un système administratif ne peut être fondé sûrement que sur cette idée : la peur d’une punition est nécessaire pour que les hommes restent honnêtes, et les intérêts égoïstes sont toujours plus forts que les intérêts généraux. Rien ne saurait être plus éloigné de la vérité.

D’où naît ce désir du gain que les hommes satisfont en foulant aux pieds tout ce qui est pur et noble ; auquel ils sacrifient les ambitions les plus hautes de la vie ; qui convertit la politesse en un mensonge, le patriotisme en une honte, la religion en hypocrisie ; qui fait si souvent de la civilisation un état de guerre où les armes sont la ruse et la fraude ?

Ne vient-il pas de l’existence de la misère ? Carlyle dit quelque part que la pauvreté est l’enfer que craignent le plus les Anglais modernes. Et il a raison. La pauvreté est l’enfer toujours béant et impitoyable qui est ouvert sous la société. Et c’est bien un enfer. Jamais les Vedas ne disent plus vrai que lorsque la sage corneille Bushanda dit au porte-étendard de Vishnou que la peine la plus aiguë est la pauvreté. Car la pauvreté n’est pas uniquement faite de privation ; elle est encore faite de honte, de dégradation ; elle comporte la brûlure, comme avec un fer rouge, des parties les plus sensibles de notre nature morale ou mentale ; la négation des impulsions les plus fortes et des affections les plus douces ; la suppression violente des nerfs les plus essentiels à la vie. Vous aimez votre femme, vous aimez vos enfants ; mais ne serait-il pas plus facile de les voir mourir que de les voir réduits à ce degré de misère dans lequel des classes entières vivent dans des communautés très civilisées ? La plus forte des passions animales est celle qui nous attache à la vie, mais on voit chaque jour dans les sociétés civilisées des hommes s’empoisonner ou se tirer un coup de pistolet par crainte de la pauvreté ; et pour un qui le fait, il y en a probablement cent qui en ont le désir, mais en sont empêchés par une horreur instinctive, par des considérations religieuses, ou par des liens de famille.

Il est naturel que les hommes fassent tous leurs efforts pour échapper à cet enfer de la pauvreté. À l’impulsion des sentiments poussant à la conservation personnelle et à la jouissance, joignez des sentiments plus nobles, et l’amour aussi bien que la crainte poussent à la lutte. Bien des hommes feront une chose basse, déshonnête ou injuste, dans leur effort pour placer au-dessus du besoin ou de la crainte du besoin, mère, femme ou enfant.

Et en dehors de cette condition des choses naît une opinion publique qui enrôle, comme force impulsive dans la lutte pour prendre et pour garder, un des ressorts les plus forts de l’activité humaine, le plus fort peut-être chez beaucoup. Le désir de l’approbation, le sentiment qui nous pousse à gagner le respect, l’admiration ou la sympathie de nos semblables, est instinctif et universel. Quoiqu’il soit caché parfois dans les manifestations les plus anormales, on peut cependant partout l’apercevoir. Il est aussi puissant auprès du sauvage qu’auprès du membre le plus cultivé d’une société très policée ; il se montre avec la première lueur de l’intelligence et s’éteint avec le dernier battement de cœur. Il triomphe de l’amour du bien-être, du sentiment de la souffrance, de la crainte de la mort. Il dicte les actions les plus triviales comme les plus importantes.

L’enfant qui commence à marcher ou à parler fera de plus grands efforts si ses petites malices attirent l’attention et le rire ; un maître du monde mourant se fera apporter sa robe de cérémonie pour finir comme il convient à un roi ; les mères chinoises déforment les pieds de leurs filles ; les femmes européennes sacrifient leur propre bien-être et celui de leurs enfants à de semblables décrets de la mode ; le Polynésien, afin de pouvoir exciter l’admiration par ses beaux tatouages, se tiendra tranquille pendant qu’on lui laboure la chair avec des dents de requins ; l’Indien de l’Amérique du Nord, lié au poteau de supplice, supportera sans un soupir les tortures les plus affreuses, et, afin d’être respecté et admiré comme un grand brave, excitera ceux qui le tourmentent à commettre de nouvelles cruautés. Et c’est ce sentiment qui donne de l’espoir à l’abandonné, qui entretient la lampe de l’étudiant pâle, qui pousse les hommes à lutter, à travailler et à mourir. C’est lui qui a élevé les pyramides et brûlé le temple d’Éphèse.

Les hommes admirent ce qu’ils désirent. Le port sûr paraît bien doux à celui qui affronte l’orage ; la nourriture à l’affamé, les boissons à celui qui a soif, la chaleur à celui qui grelotte, le repos à celui qui est las, la force à celui qui est faible, la science à celui qui a été privé de culture intellectuelle. Et c’est ainsi que l’éperon de la misère ou de la peur de la misère fait que l’homme admire par dessus tout la possession des richesses, et que devenir riche c’est être respecté, admiré et influent. Gagnez de l’argent, honnêtement si vous le pouvez, mais à tout prix gagnez de l’argent ! Voilà la leçon que la société répète chaque jour, à chaque heure, aux oreilles de ses membres. Les hommes admirent instinctivement la vertu et la vérité, mais l’aiguillon du besoin et de la crainte du besoin leur fait encore plus admirer la richesse et sympathiser avec celui qui possède une fortune. Il est bien d’être honnête et juste, et les hommes le recommandent ; mais celui qui, par la fraude et l’injustice, gagne un million de dollars, sera plus admiré et plus respecté, aura plus d’influence, plus de lèvres et d’yeux, sinon de cœurs, à son service, que celui qui a refusé ce million. Ce dernier pourra avoir sa récompense plus tard ; il peut savoir que son nom est écrit dans le Livre de la Vie et qu’il recevra la robe blanche et la palme de la victoire contre la tentation ; mais le premier a sa récompense dès maintenant. Son nom est écrit dans la liste de nos « riches concitoyens ; » il est courtisé par les hommes et flatté par les femmes ; il a la meilleure place à l’église et la considération spéciale de l’éloquent clergyman qui prêche au nom du Christ l’Évangile du riche, et transforme en une fleur du langage oriental, la sévère métaphore du chameau et du trou de l’aiguille. Il peut être le patron des artistes et le Mécène des hommes de lettres ; peut gagner à la conversation des hommes intelligents, être poli par le frottement des raffinés. Ses aumônes peuvent nourrir le pauvre, aider celui qui lutte, apporter un rayon de soleil dans des lieux désolés ; de nobles institutions publiques peuvent, après sa mort, rappeler son nom et sa gloire. Ce n’est pas sous forme d’un monstre hideux, avec des cornes et une queue, que Satan tente les enfants des hommes, mais sous forme d’un ange de lumière. Il ne promet pas seulement les royaumes du monde, mais des principautés morales et intellectuelles. Il ne fait pas seulement appel aux appétits animaux, mais aux désirs qui s’agitent dans l’homme parce qu’il est plus qu’un animal.

Regardez ces misérables qu’on voit dans toutes les communautés, comme Bunyan vit leur type dans sa vision, et qui, longtemps après avoir accumulé assez de richesses pour satis faire tous les désirs, continuent à travailler, projetant, s’efforçant d’ajouter richesses sur richesses. C’est le désir « d’être quelque chose » et même souvent le désir de faire quelque chose de noble et de généreux, qui les a lancés dans la carrière pour gagner de l’argent. Et ce qui les y fait rester longtemps après avoir satisfait tout besoin, ce qui fait naître en eux cette avidité insatiable, ce n’est pas seulement la force tyrannique de l’habitude, mais les satisfactions plus subtiles que donne la possession de la richesse, le sentiment du pouvoir et de l’influence, le sentiment d’être admiré et respecté, le sentiment que leur richesse ne les élève pas seulement au-dessus du besoin, mais fait d’eux des hommes importants dans la communauté où ils vivent. C’est cela qui fait que l’homme riche a tant de peine à se séparer de son argent, et qu’il désire tant en gagner plus.

Contre des tentations qui font ainsi appel aux impulsions les plus fortes de notre nature, les sanctions de la loi et les préceptes de la religion ne peuvent avoir que peu d’effet ; et s’il est une chose étonnante, ce n’est pas que les hommes soient égoïstes, mais bien qu’ils ne le soient pas plus. Que dans les circonstances actuelles les hommes ne soient pas plus avides, plus infidèles, plus égoïstes qu’ils ne le sont, cela prouve encore la bonté de la nature humaine, l’abondance des sources d’où naissent les qualités morales. Nous avons tous une mère ; beaucoup de nous ont des enfants ; et c’est ainsi que la sincérité, la pureté et le dévouement ne peuvent jamais être entièrement bannis du monde, quelque mauvaise que soit l’organisation sociale.

Mais tout ce qui est puissant pour le mal peut être rendu puissant pour le bien. Le changement que j’ai proposé détruirait les conditions qui détournent de la bonne voie des impulsions bienfaisantes en elles-mêmes, et transformerait les forces qui tendent aujourd’hui à décomposer la société, en forces tendant à l’unir et à la purifier.

Donnez au travail le champ libre et sa rétribution complète ; prenez pour le bénéfice de toute la communauté ce fonds que crée la croissance de la communauté, et la misère et la crainte de la misère disparaîtront. L’essor de la production sera débarrassé de toute entrave, et l’accroissement énorme de richesse donnera au plus pauvre un grand bien-être. Les hommes ne lutteront plus pour trouver du travail, pas plus qu’ils ne luttent pour trouver de l’air à respirer ; ils n’auront pas plus besoin de s’inquiéter des nécessités physiques que ne s’inquiètent les lys des champs. Les progrès de la science et de l’invention, la diffusion des connaissances, apporteront à tous leurs bienfaits.

Avec cette abolition du besoin et de la crainte du besoin, l’admiration pour la richesse diminuerait, et les hommes chercheraient le respect et l’approbation de leurs concitoyens par d’autres moyens que par l’acquisition et l’étalage de la richesse. On apporterait de cette façon à l’administration des affaires publiques et des fonds communs, l’habileté, l’attention, la fidélité et l’intégrité dont on ne fait preuve aujourd’hui que pour veiller aux intérêts privés ; et on pourrait, pour le compte du public, exécuter des travaux, chemins de fer, éclairage, non seulement plus économiquement et plus efficacement qu’ils ne le sont aujourd’hui avec le système de l’association des capitaux, mais encore aussi économiquement et aussi efficacement que cela se rait possible sous le régime de la propriété unique. Le prix des jeux Olympiques qui excitait les efforts les plus ardents de toute la Grèce, n’était qu’une couronne d’olivier sauvage ; pour un morceau de ruban les hommes ont accompli et accompliront des actes qu’on n’aurait jamais obtenu d’eux avec de l’argent.

La philosophie qui compte l’égoïsme comme le motif principal de l’activité humaine, n’est pas clairvoyante. Elle est aveugle sur des faits dont le monde est plein. Elle ne voit pas le présent et ne lit pas bien dans le passé. Si vous voulez faire agir les hommes à quoi ferez-vous appel ? Non à leur bourse, mais à leur patriotisme ; non à l’égoïsme, mais à la sympathie. L’intérêt personnel est une force mécanique, puissante il est vrai, capable de donner des résultats considérables. Mais il y a dans la nature humaine ce qu’on peut comparer à une force chimique ; qui mêle, fusionne et domine tout ; à qui rien ne semble impossible. « L’homme donnerait tout ce qu’il a pour conserver la vie, » voilà ce que dit l’intérêt personnel. Mais pour obéir à des impulsions plus élevées, les hommes donneront même leur vie.

Ce n’est pas l’égoïsme qui enrichit les annales de tous les peuples de héros et de saints. Ce n’est pas l’égoïsme qui, à chaque page de l’histoire du monde, éclate tout à coup en manifestations splendides et nobles, ou éclaire doucement des vies bienfaisantes. Ce n’est pas l’égoïsme qui conduisit Gautama loin de sa demeure royale, ou fit prendre l’épée à la vierge d’Orléans ; ce n’est pas lui qui a soutenu les Trois Cents aux Thermopyles ou enfoncé la lance dans le sein de Winkelried, qui a enchaîné Vincent de Paul au banc des galériens, ou qui, pendant la famine indienne soutint le courage d’enfants mourant de faim pour porter d’autres petits plus faibles jusqu’aux points où l’on distribuait des secours ! Qu’on l’appelle religion, patriotisme, sympathie, humanité, amour de Dieu, ou n’importe quoi encore, il y a là une force plus grande que celle de l’égoïsme ; une force qui est l’électricité du monde moral ; une force à côté de laquelle toutes les autres sont faibles. Partout où l’homme a vécu elle a manifesté son pouvoir, et aujourd’hui comme toujours, le monde en est plein. Il est à plaindre l’homme qui ne l’a jamais vue ou sentie. Regardez autour de vous ! Parmi les hommes et les femmes ordinaires, au milieu des soucis et de la lutte de la vie de chaque jour, au milieu des querelles de la rue bruyante, et de la malpropreté qu’accompagne la misère, partout l’ombre est éclairée par la lueur tremblante de ses flammes. Celui qui ne l’a pas vue a marché les yeux fermés. Celui qui regarde peut voir, comme dit Plutarque, que « l’âme a en elle-même un principe de bonté, et est née pour aimer, aussi bien que pour percevoir, penser ou se souvenir. »

Et cette force des forces qui aujourd’hui s’évanouit ou prend des formes perverties — nous devons l’employer à affermir, à reconstituer, à ennoblir la société, comme nous employons aujourd’hui les forces physiques qui autrefois ne semblaient être que des pouvoirs destructeurs. Tout ce que nous avons à faire pour cela, c’est de donner carrière et liberté à cette force. L’injustice qui produit l’inégalité ; l’injustice qui fait qu’au milieu de l’abondance des hommes sont torturés par le besoin ou par la crainte du besoin ; qui les empêche de se développer physiquement, les dégrade intellectuellement, détruit en eux toute moralité, empêche seule le développement social harmonieux. Car « tout ce qui vient des dieux est plein de prévoyance. Nous sommes faits pour la coopération comme les pieds, les mains, les sourcils, comme la rangée supérieure et l’inférieure des dents. »

Il y a des gens dans la tête desquels il n’entrera jamais l’idée qu’il pourrait y avoir un état de société meilleur que celui qui existe ; ils s’imaginent que la conception d’une société d’où l’avarice serait bannie, où les prisons seraient vides, où les intérêts personnels seraient subordonnés aux intérêts généraux, et où personne ne chercherait à voler ou à opprimer son voisin, n’est que l’utopie de rêveurs peu pratiques que méprisent cordiale ment ces hommes au cerveau pratique qui s’enorgueillissent de reconnaître les faits tels qu’ils sont. Mais ces hommes – bien que quelques-uns d’entre eux écrivent des livres, quelques-uns occupent des chaires d’université, quelques-uns des chaires ecclésiastiques — ne réfléchissent pas. S’ils avaient l’habitude de dîner dans un de ces restaurants comme on en trouve dans les bas quartiers de Londres et de Paris, où les couteaux et les fourchettes sont rivés aux tables, ils croiraient que c’est la disposition naturelle, indéracinable, chez l’homme, d’enlever le couteau et la fourchette avec lesquels il mange.

Prenez une compagnie d’hommes et de femmes bien nés, dînant ensemble. Il n’y a là ni lutte pour la nourriture, ni essai de la part de quelqu’un de prendre plus que son voisin, ni essai de vol. Au contraire chacun est anxieux de servir son voisin avant soi-même ; d’offrir aux autres ce qu’il y a de meilleur et non de le prendre pour soi ; et si l’un des convives montrait la plus petite disposition à faire passer la satisfaction de ses propres appétits avant celle des autres, ou à jouer le rôle de glouton ou de filou, le mépris social et l’ostracisme dont on l’accablerait, montreraient vite combien l’opinion publique réprouve une semblable conduite.

Tout cela est si ordinaire qu’on ne le remarque pas, et que cela semble être l’état naturel des choses. Et cependant il n’est pas plus naturel que ces hommes ne soient pas avides de nourriture, qu’ils ne le soient pas de richesse. Ils sont avides de nourriture quand ils ne sont pas sûrs qu’il y aura une distribution équitable et complète assurant assez à chacun. Mais quand ils sont sûrs que la distribution sera suffisante, ils cessent d’être avides de nourriture. Et c’est ainsi que dans la société telle qu’elle est constituée à présent, les hommes sont avides de richesse parce que les conditions de la distribution sont tellement injustes que, au lieu que chacun soit sûr d’avoir assez, beaucoup sont certains d’être condamnés au besoin. Ce sont les mauvais arrangements sociaux actuels qui sont la cause de cette course à la richesse où l’on foule aux pieds toutes les considérations de justice, de bonté, de religion et de sentiment ; dans laquelle les hommes oublient leurs propres âmes, et luttent jusqu’au bord même du tombeau pour ce qu’ils ne peuvent pas emporter au delà. Mais une distribution équitable de richesse, qui exempterait chacun de la crainte du besoin détruirait l’avidité de la richesse, de même qu’a été détruite dans la société polie l’avidité de nourriture.

Sur les vaisseaux encombrés des premières lignes californiennes, il y avait souvent une différence marquée entre les manières des passagers de seconde classe et ceux des cabines de première. Les deux classes étaient abondamment pourvues de nourriture ; mais pour la deuxième, aucun règlement ne dirigeait le service, et les repas étaient souvent de vraies batailles. Dans les premières, au contraire, chacun avait sa place désignée d’avance, personne ne craignait de manquer, et on n’y voyait aucune trace de lutte. La différence n’était pas dans le caractère des gens, mais simplement dans le fait. Les passagers de première transportés en seconde auraient participé à cette lutte d’avidité, et les passagers de seconde transportés en première seraient devenus immédiatement polis et pleins de décorum. La même différence se montrerait dans la société en général si la distribution actuelle injuste de richesse était rem placée par une juste distribution.

Considérons ce fait d’une société cultivée et raffinée, dans la quelle toutes les passions grossières sont tenues en échec, non par la force, non par la loi, mais par l’opinion publique et le désir mutuel d’être agréable. Si ceci est possible pour une partie d’une communauté, cela est possible pour toute la communauté. Il y a des états de société dans lesquels chacun doit être armé, doit se tenir prêt à défendre d’une main ferme sa personne et sa propriété. Si nous avons dépassé cet état là, nous pouvons progresser davantage.

Mais, dira-t-on, bannir la misère et la crainte du besoin, ce serait détruire le stimulus à l’activité ; les hommes deviendraient de purs paresseux, et un tel état de bien-être général serait la mort du progrès. C’était l’argument des vieux propriétaires d’esclaves que les hommes ne pouvaient être conduits au travail qu’avec le fouet. Rien n’est plus faux.

Le besoin pourrait être banni, mais le désir resterait. L’homme est l’animal non satisfait. Il ne fait que commencer son exploration, et l’univers est ouvert devant lui. Chaque pas qu’il fait ouvre de nouveaux horizons et allume de nouveaux désirs. Il est l’animal constructeur ; il bâtit, il améliore, il invente, il rassemble, et plus la chose qu’il fait est grande, plus il désire en faire une plus grande encore. Il est plus qu’un animal. Quel que soit l’intelligence qui respire à travers le monde, c’est à sa ressemblance qu’est fait l’homme. Le vapeur conduit par ses machines palpitantes à travers les mers, est en espèce, sinon en degré, une création comme la baleine qui nage autour de lui. Qu’est — ce que le télescope et le microscope, sinon des yeux supplémentaires que l’homme a faits pour lui-même ; les douces étoffes et les belles couleurs dont se parent nos femmes ne répondent — elles pas au plumage que la nature donne à l’oiseau ? L’homme doit faire quelque chose ou s’imaginer qu’il fait quelque chose, car en lui palpite l’impulsion créatrice.

Aussitôt qu’un enfant peut commander à ses muscles, il commence à faire des pâtés de sable ou à habiller une poupée ; ses jeux ne sont que l’imitation du travail de ses aînés, son penchant à la destruction naît du désir de faire quelque chose, de la satisfaction qu’il ressent à faire quelque chose. La poursuite du plaisir uniquement pour l’amour du plaisir n’existe pas. Nos amusements ne nous amusent que parce qu’ils nous apprennent, ou nous stimulent à apprendre, à faire quelque chose. Du moment qu’ils cessent de faire appel à nos facultés scrutatrices ou constructives, ils cessent de nous amuser. Ce serait gâter le plaisir du lecteur d’un roman que de lui dire comment juste finit l’histoire ; c’est seulement la chance et l’adresse qu’implique le jeu qui engage le joueur de cartes à « tuer le temps » en battant des morceaux de carton. Les frivolités luxueuses de Versailles n’étaient possibles que parce que le roi pensait qu’il gouvernait un royaume et que les courtisans venaient y chercher de nouveaux honneurs et de nouvelles pensions. Les gens qui mènent ce qu’on appelle une vie de mode et de plaisir doivent avoir quelque autre objet en vue ou ils mourraient d’ennui ; ils ne supportent cette vie que parce qu’ils s’imaginent gagner une position, se faire des amis, préparer des chances de réussite à leurs enfants. Enfermez un homme, refusez lui toute occupation, et il mourra, ou deviendra fou.

Ce n’est pas le travail en lui-même qui répugne à l’homme ; ce n’est pas la nécessité naturelle de l’activité qui est pénible.

C’est seulement le travail qui ne produit rien, l’effort dont on ne peut pas voir les résultats. Travailler toujours et ne gagner cependant que les choses indispensables à la vie, c’est vraiment dûr ; c’est comme la punition infernale qui consiste à forcer un homme à pomper ou à être noyé, à marcher dans un moulin à marches ou à être écrasé. Mais délivré de ces nécessités, l’homme n’en travaillerait que plus et mieux, car alors il travaillerait selon son inclination ; il ferait vraiment quelque chose pour lui-même et pour les autres. La vie de Humboldt a-t-elle été une vie de paresseux ? Est-ce que Franklin ne trouva pas d’occupation quand il se retira des affaires ayant assez pour vivre ? Herbert Spencer est-il un oisif ? Michel-Ange peignait il pour gagner sa nourriture et ses vêtements ?

Le fait est que le travail qui améliore la condition de l’humanité, qui étend ses connaissances, augmente sa puissance, enrichit la littérature et élève la pensée, n’est pas fait pour assurer la vie matérielle. Ce travail n’est pas le travail d’esclaves conduits à leur tâche par le fouet du maître ou par les besoins animaux. C’est le travail d’hommes qui l’accomplissent pour lui-même, et non parce qu’ils gagneront de quoi manger, boire, porter, dépenser davantage. Dans un état de société où le besoin serait aboli, la somme du travail de ce genre serait considérablement augmentée.

Je suis porté à croire que le résultat de la confiscation de la rente que j’ai proposée, serait, là où de gros capitaux sont nécessaires, l’organisation du travail sous la forme coopérative ; puisque la diffusion plus égale de la richesse unirait le capitaliste et le travailleur dans la même personne. Mais que cela doive ou ne doive pas être, cela a peu d’importance. La dure fatigue du travail routinier disparaîtrait. Les salaires seraient trop élevés et les occasions de travailler trop nombreuses, pour forcer n’importe quel homme à réprimer et à détruire les meilleures de ses facultés, et toujours le cerveau aiderait la main. Les travaux les plus durs deviendraient légers, et la tendance de la production moderne à la subdivision n’impliquerait pas la monotonie ni la concentration abrutissante des facultés sur un seul point ; mais bien au contraire le changement et des alternatives d’occupations intellectuelles et manuelles. Et non seulement on utiliserait alors les forces productives aujourd’hui gaspillées, non seulement nos connaissances encore imparfaitement appliquées seraient mieux utilisées, mais de l’activité mentale et manuelle stimulée, résulterait, dans les méthodes de production, un progrès que nous ne pouvons imaginer.

Car c’est le gaspillage des forces mentales qui dépasse tous les gaspillages compris dans la constitution actuelle de la société. Les forces qui concourent au progrès de la civilisation sont si peu de chose, comparées aux forces qui ne se révèlent pas ! Les penseurs, les inventeurs, les organisateurs sont si peu nombreux comparés à la grande masse des hommes ! Et cependant il naît beaucoup d’hommes qui pourraient être tout cela ; ce sont les conditions qui ne permettent qu’à un petit nombre de développer leurs facultés. Il y a parmi les hommes une diversité infinie d’aptitudes et d’inclinations, comme il y a une diversité infinie de structures physiques à ce point que dans un million d’hommes il n’y en a pas deux qui se ressemblent. Mais l’observation et la réflexion me portent à croire que les différences de facultés naturelles ne sont pas si grandes que les différences de stature ou de force physique. Lisez la vie des grands hommes et voyez comme il s’en est fallu de peu qu’on n’entendit jamais parler d’eux. Si César était né d’une famille de prolétaires ; si Napoléon était né quelques années plus tôt, si Colomb était entré dans l’Église au lieu d’entrer dans la marine, si Shakespeare était devenu apprenti savetier ou ramoneur, si le destin avait assigné à Sir Isaac Newton l’éducation et le travail d’un paysan, si le Dr Adam Smith était né dans un district houiller, ou si Herbert Spencer avait été forcé de gagner sa vie comme ouvrier dans une fabrique, que seraient devenus leurs talents ? Mais, dira-t-on, il y aurait eu d’autres César, Napoléon, Colomb, Shakespeare, Newton, Smith ou Spencer. C’est vrai. Et cela montre combien la nature humaine est prolifique. De même que dans le royaume des abeilles, la simple ouvrière est transformée en reine, s’il en est besoin, de même, si les circonstances favorisent son développement, celui qui autrement aurait passé pour un homme ordinaire, peut devenir un héros ou un chef, un inventeur ou un professeur, un sage ou un saint. Le semeur a jeté si loin la semence, la force germinatrice est si forte, qu’elle promet des bourgeons et des fleurs. Mais gare au terrain rocailleux, et aux oiseaux, et à l’ivraie ! Pour un qui atteint sa croissance complète, combien sont étouffés ou déformés !

La volonté qui est en nous est le fait suprême de la conscience ; et cependant nous ne pouvons lui attribuer que bien peu de ce qu’il y a de meilleur en nous, de nos connaissances, de ce qui fait notre position et même notre caractère ; tandis que nous devons attribuer beaucoup aux influences qui nous ont formés. Quel est l’homme sage, instruit, discret, ou fort, qui ne pourrait pas, comme l’Empereur stoïque, remercier les dieux de ce que celui-ci ou celui-là, et cet autre, lui ont donné de bons exemples, suggéré de nobles pensées, de ce que d’heureuses circonstances se sont présentées à lui ? Quel est celui qui, fixant les yeux sur lui-même, a atteint le milieu de la vie, sans avoir répété quelquefois la pensée de cet Anglais pieux qui, lorsqu’il voyait passer les criminels allant aux galères, disait : « Sans la grâce de Dieu, c’est là que j’allais. » Que l’hérédité est peu de chose comparée aux circonstances ! Cet homme, disons-nous, est le résultat de mille années de progrès européen, cet autre, celui de mille années de pétrification chinoise ; cependant, placez un enfant au cœur de la Chine, et, sauf l’inclinaison des yeux et la couleur des cheveux, le Caucasien grandira comme ceux qui l’entourent, se servira du même langage, ayant les mêmes pensées, montrant les mêmes goûts. Changez lady Vere de Vere dans son berceau avec un enfant des rues, et croyez-vous que le sang d’une centaine de comtes vous donnera une femme raffinée et cultivée ?

Éloigner le besoin et la crainte du besoin, donner à toutes les classes des loisirs, du bien-être, de l’indépendance, les convenances et les raffinements de la vie, les occasions de développement mental et moral, ce serait comme introduire l’eau dans le désert. L’étendue stérile se revêtirait de verdure, et les lieux désolés d’où la vie semblait bannie seraient bientôt couverts de l’ombre des arbres et animés du chant des oiseaux. Des talents aujourd’hui cachés, des vertus inconnues se révèleraient et rendraient la vie plus riche, plus complète, plus heureuse et plus noble. Car parmi tous les hommes qui gaspillent leurs forces dans la lutte pour devenir riches, parmi tous ceux qui, dans les fabriques, sont de vraies machines, ou qui, par nécessité, doivent bêcher ou labourer ; parmi ces enfants qui croissent dans la saleté, le vice et l’ignorance, il y a des facultés de premier ordre, des talents splendides. Ils n’ont besoin que de l’occasion pour se manifester.

Considérez ce que deviendrait une société où tous auraient cette occasion. Que l’imagination peigne la scène, qui serait trop brillante pour être décrite avec des mots. Considérez l’élévation morale, l’activité intellectuelle, la vie sociale. Considérez comment, par un millier d’actions et de réactions, les membres de chaque communauté sont liés les uns aux autres, et combien, dans l’état actuel des choses, les quelques fortunés qui sont au sommet de la pyramide sociale doivent souffrir, quand même ils ne le savent pas, de la misère, de l’ignorance, de la dégradation qui sont au-dessous d’eux. Considérez toutes ces choses, et dites-moi alors si le changement que je propose ne profite rait pas à tous, même au plus grand des propriétaires ? Ne serait-il pas plus tranquille sur l’avenir de ses enfants, en les laissant sans un sou dans un tel état de société, qu’en leur laissant la plus grande fortune dans la société où nous sommes ? Si un tel état de société existait en quelque lieu ; n’achèterait-il pas bon marché son entrée dans ce lieu en abandonnant toutes ses possessions ?

J’ai suivi jusqu’à leur source la faiblesse et la maladie sociale. J’ai montré le remède. J’ai couvert chaque point, j’ai réfuté chaque objection. Mais les problèmes que nous avons étudiés, quelque grands qu’ils soient, se fondent dans des problèmes plus grands encore, dans les problèmes les plus considérable que puisse saisir l’esprit humain. Je demande au lecteur qui m’a déjà suivi si loin, de me suivre dans des régions plus élevées et plus lointaines encore. Mais je lui demande de se rappeler que je ne puis traiter à fond ces nouvelles questions dans l’espace limité dont je dispose. Je ne puis que lui suggérer quelques pensées qui pourront peut-être lui servir de fondement pour une étude plus complète.

  1. À côté de l’énorme accroissement de puissance productive du travail qui résulterait d’une meilleure répartition de la population, il y aurait aussi une économie semblable dans la puissance productive de la terre. La concentration de la population dans les villes, population nourrie par la culture épuisante de grandes surfaces peu peuplées, produit littéralement la perte dans la mer de nombreux éléments de fertilité. On peut voir combien ce gaspillage est grand par les calculs qui ont été faits sur les eaux d’égout de nos grandes villes, et son résultat pratique est la diminution de productivité de la culture sur de grandes étendues. Dans des parties considérables des États-Unis nous épuisons rapidement nos terres.