Projet de restauration de Notre-Dame de Paris/Troisième Partie

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Troisième Partie.
Restauration extérieure.

Nous venons, monsieur le ministre, de tracer le tableau bien rapide et bien triste des dégradations et des mutilations de toutes sortes qui depuis si long-temps déshonorent notre belle cathédrale. Il nous reste à parler des moyens que nous avons cru devoir employer pour réparer tant de désastres.

Dans l’exécution de l’important travail que nous avons l’honneur de vous soumettre, travail composé de vingt-deux feuilles de dessins, et d’un devis de toute la dépense, nous sommes restés constamment fidèles aux principes que nous avons émis précédemment sur la restauration en général. Nous avons repoussé complètement toute modification, tout changement, toute altération, tant de la forme et de la matière que du système de construction. C’est avec un respect religieux que nous nous sommes mis à la recherche des moindres vestiges des formes altérées soit par le temps, soit par la main des hommes. Et lorsque ces renseignemens nous ont manqué, c’est à l’aide de textes positifs, de dessins, de gravures et surtout en puisant des autorités dans le monument même que nous avons procédé à la restauration.

Loin de nous l’idée de compléter une œuvre aussi remarquablement belle, c’est là une prétention à laquelle nous avouons ne rien comprendre. Croit-on, par exemple, que ce monument gagnerait à la reconstruction des deux flèches (d’une forme d’ailleurs fort hypothétique) au-dessus des deux tours ? Nous ne le pensons pas. Et même, en admettant une réussite complète, on obtiendrait peut-être par cette adjonction un monument remarquable, mais ce monument ne serait plus Notre-Dame de Paris.

Rendre à notre belle cathédrale toute sa splendeur, lui restituer toutes les richesses dont elle a été dépouillée, telle est la tâche que nous nous sommes imposée, elle est certes assez belle pour qu’il soit inutile de vouloir y rien ajouter.

Quant à la consolidation ; nous n’en parlerons pas ici, tous les détails de ce travail sont scrupuleusement consignés et appréciés dans le devis estimatif.

Nous ne nous occuperons donc que de la restauration proprement dite. Nous avons déjà signalé les nombreuses dégradations qui marquent le passage de l’architecte Parvy, dans les travaux faits à Notre-Dame. C’est à l’aide d’un précieux dessin appartement à M. Dépaulis, et surtout en consultant avec soin les restes qui avaient échappé au marteau des maçons, que nous avons pu restaurer le riche encadrement de la rose, et les belles gerbes de crochets qui s’épanouissaient à chaque angle des contreforts.

Avant cet architecte, Soufflot avait le premier osé porter la main sur la sculpture si justement admirée de notre cathédrale. Enfin les démolisseurs de 1793 vinrent achever l’œuvre de destruction en renversant toutes les statues ; les rois et les saints, rien ne fut épargné. Dans notre restauration nous proposons le rétablissement de toutes ces sculptures ; car tout se lie dans cet ensemble de statues et de bas-reliefs, et l’on ne peut laisser incomplète une page aussi admirable, sans risquer de la rendre inintelligible. C’est en prenant des exemples dans nos anciennes cathédrales que nous avons rétabli les 28 rois dans leurs niches[1], le Christ bénissant, et les douze apôtres dans les ébrasemens de la porte centrale, les huit figures de la porte de la Vierge, et les huit statues romanes de celle sainte Anne.

Dans les quatre niches des éperons nous replaçons saint Denis, la religion juive, la religion chrétienne et saint Étienne[2], et sur les piédestaux vides de la galerie de la Vierge, la belle statue qui lui avait valu ce nom, puis les anges qui l’accompagnaient, ainsi que les deux statues d’Adam et d’Ève entre les contreforts des tours.

Nous avons remplacé les abat-sons hideux qui viennent aujourd’hui ronger les faisceaux de colonnes des grandes fenêtres des tours par un système analogue, qui, tout en préservant le beffroi, laisserait voir les grandes proportions des fenêtres, et ne nuirait plus à l’ancienne construction extérieure.

Si de la façade occidentale nous passons aux façades latérales, des dégradations plus importantes encore dénaturent presque complètement l’aspect du monument ; nous avons eu à rétablir les murs des chapelles de la nef, avec leur ancienne décoration de pignons, niches, statues et gargouilles[3], les contreforts, à couronner des pinacles et statues qui les terminaient, ainsi que l’indiquaient les textes et surtout la trace de cette décoration qui existe encore sur place. En effet les contreforts ont conservé les supports de leurs gargouilles, et la corniche qui recevait les pinacles, comme le prouve d’une manière positive le texte de Corrozet que nous donnons en note[4]. Aux deux extrémités du transcept, des travaux importans de restauration sont commandés par le mauvais état des constructions. Les deux grandes roses, surtout celle du nord, tombent en ruine, et celle du midi, quoique refaite par le cardinal de Noailles, exigera bientôt une reconstruction complète.

La restauration de ces roses, ornées de si beaux vitraux, demande un examen approfondi de leur construction, vicieuse dès l’origine, et à laquelle il deviendra nécessaire d’apporter des modifications. Peut-être pourrait-on, sans changer leurs profils intérieurs et extérieurs, leur donner une solidité beaucoup plus grande en augmentant leur épaisseur. La rosace supérieure et les deux clochetons du pignon septentrional sont dans le plus triste état ; le caractère de ces parties importantes de l’édifice est tellement dénaturé, et leur solidité si précaire, que nous avons dû les restaurer presque entièrement, et cela avec d’autant moins de regret, que l’ornementation des deux portails a été gâtée et totalement changée. Les restaurations que nous proposons rendront à ces belles façades toute l’élégance qu’elles ont perdue. Dans la nef et le chœur, le rétablissement des redens de toutes les grandes fenêtres nécessitera la reconstruction de la partie supérieure de tous leurs meneaux. Au-dessus des chapelles du chœur, du côté du midi et à l’abside, les éperons qui reçoivent la poussée des arcs-boutans, ont été flanqués de lourdes constructions en maçonnerie, dans le but de les consolider. Ces placages, mal combinés, portant à faux et du plus fâcheux effet, doivent être enlevés, et les éperons réparés, en se renfermant dans leur ancienne épaisseur.

Une des questions les plus graves de la restauration, est certainement celle soulevée par la réparation des fenêtres des galeries. Ces fenêtres, ainsi que nous l’avons dit dans la partie historique de notre rapport, n’appartiennent à aucun style. Cette construction provisoire, faite à l’époque où l’on abandonna probablement l’idée de doubler les galeries du premier étage, est dans un état de dégradation auquel il est indispensable d’apporter remède. Déjà au XIVe siècle les architectes frappés de la laideur de ces baies, ont remplacé celles de l’abside par des grandes fenêtres à meneaux qui présentent les mêmes inconvéniens que celles de la nef et du chœur, en rendant indispensable le remplacement des combles simples par des terrasses et cheneaux. Or, ici, trois questions se présentent : doit-on conserver les fenêtres actuelles des galeries, et les réparer dans leur forme bâtarde ? doit-on les restaurer dans le style du XIXe siècle ? ou bien doit-on les reconstruire dans celui des galeries ?

Nous n’avons pas cru devoir trancher d’une manière positive une question aussi délicate. Quoique dans nos dessins nous ayons indiqué la restauration de ces fenêtres dans le style des galeries, nous ne donnons cependant pas la question comme résolue. Voici les motifs qui nous ont fait pencher vers ce parti.

Continuer les fenêtres dans le style du XIVe siècle, ainsi que cela a été commencé à l’abside, serait une chose défectueuse sous le rapport de la construction, ainsi que nous venons de le dire. Les rétablir suivant leur forme provisoire, ce serait constater un fait curieux, puisqu’il donne la preuve d’un projet de galerie double. Mais sacrifier l’aspect des faces latérales de Notre-Dame à ce fait, ne serait-ce pas une chose puérile ? une inscription, un figuré tracé sur la pierre, ne suffiraient-ils pas aux exigences de l’archéologie ?

Dans tous les cas, nous avons pensé que dans nos dessins il était convenable de remplacer ces laides ouvertures par des fenêtres en harmonie avec le style général des façades, ne fût-ce que pour faciliter la solution de cette question difficile.

À l’abside, une restauration importante doit compléter l’aspect si riche des chapelles, c’est celle des deux derniers éperons, dont les couronnemens enlevés ou détruits, ont été remplacés dans le XVe siècle, par de petites pyramides maigres, et tout à fait en désaccord avec les beaux clochetons du chœur. Ces pyramidions, en très mauvais état, remplacent de grands pinacles ornés de colonnes et de statues, ainsi que cela était pratiqué dans beaucoup de monumens du XIVe siècle. Il est difficile sur ce point de ne pas restaurer à coup sûr, car le soubassement et les bases mêmes des colonnes sont encore à leur place. Il ne nous reste plus à parler que de la flèche centrale, construite en charpente, couverte de plomb. Cette flèche, qui complétait si bien la cathédrale de Paris, avait cent quatre pieds, depuis le faîtage du comble jusqu’au coq[5].

Les gravures d’Israël Sylvestre, et surtout un précieux dessin de feu Garneray[6] nous ont permis de la restaurer complètement.


Restauration intérieure.

Un débadigeonnage complet nous paraît être la première opération à faire à l’intérieur de Notre-Dame, et pour connaître l’état des voûtes qui peuvent être moins bonnes qu’on ne le suppose, et pour retrouver les traces de peinture qui pourraient exister, ainsi qu’il est permis de l’espérer d’après les résultats obtenus par quelques essais partiels. Toutefois le mode d’exécution de ce travail nous paraît être de la plus grande importance. Il est évident que dans ce cas la brosse et l’éponge peuvent être seuls employées, et que le grattage doit être totalement exclu. Nous devons dire cependant qu’à moins que ce lavage ne nous donne la preuve positive d’un système général de peinture adopté autrefois à l’intérieur de Notre-Dame, nous ne pensons pas que ce parti doive être adopté. Jusque là nous n’avons admis la peinture que comme décoration des chapelles, ou de certaines parties de l’église.

Quant à la peinture sur verre, quoique dans notre devis nous lui ayons réservé un chapitre à part, nous croyons cependant que l’exécution de verrières peintes serait un des plus splendides moyens de décoration intérieure, rien ne pouvant égaler la richesse de ces peintures transparentes, complément indispensable des monumens de cette époque. Aussi parmi nos dessins en avons-nous donné un spécimen exécuté d’après les vitraux de la cathédrale de Bourges. Vous avez bien voulu, Monsieur le Ministre, nous communiquer une demande de Monseigneur l’archevêque, relativement à l’abaissement de la tribune de l’orgue. Nous sommes les premiers à reconnaître tous les inconvéniens de l’état actuel signalés par Monseigneur ; mais malheureusement cette tribune a été construite dès le treizième siècle dans le but de maintenir la poussée des arcs des galeries qui portent les deux énormes tours ; la destruction, ou même l’abaissement simple de cette tribune, pourrait donc présenter de grands dangers qu’il serait imprudent de provoquer. Quant à la question archéologique, elle a trop peu d’importance, relativement à celle que nous venons de donner, pour que nous en parlions.

Dans une restauration comme celle de Notre-Dame, il est impossible de ne pas chercher à mettre en harmonie avec l’architecture de l’édifice tous les objets accessoires, surtout lorsqu’ils ont une importance réelle. Ainsi, nous remplaçons les grilles contournées et de mauvais goût des tribunes par des grilles plus en rapport avec l’architecture qu’elles accompagnent. Les exemples de serrurerie ne nous manquent pas à Rouen, à Saint-Denis, à Saint-Germer, à Notre-Dame de Paris même, sur les belles portes de la façade occidentale.

Nous avons donné, dans nos dessins, une restauration du chœur de Notre-Dame, tel qu’il était avant 1699 ; mais ce travail n’est qu’une étude archéologique dont nous n’admettons pas l’exécution ; car nous pensons qu’il serait fâcheux de détruire, sans de bonnes raisons, un souvenir historique aussi important que celui-là. D’ailleurs, il serait peut-être hasardeux de détruire une chose exécutée avec un semblable luxe, sinon avec goût, pour la remplacer par des formes sur lesquelles il ne reste plus que quelques descriptions ou quelques renseignemens assez vagues. Dans tous les cas, si l’on devait changer quelque chose à la décoration actuelle du chœur de Notre-Dame, ce ne pourrait être qu’après l’achèvement de la restauration extérieure et l’entière exécution des travaux intérieurs. Alors, pourrait-on peut-être dégager seulement les colonnes et les ogives du rond-point enveloppées dans ces massifs revêtemens de marbre rouge, puis enlever les tableaux et déboucher les ogives au-dessus des bas-reliefs du XIVe siècle. Quant aux stalles, bien qu’elles ne soient nullement en harmonie avec l’édifice, tant de raisons plaident en faveur de leur conservation, qu’il n’est pas permis de songer à les détruire ou à les déplacer. Si nous n’avons pas donné dans nos dessins le chœur de Louis XIV, c’est qu’il ne présentait aucun intérêt sous le rapport de l’art, et qu’il n’y avait aucune utilité à le reproduire.

Quoique le dallage de la nef de Notre-Dame ait été surélevé, nous ne pensons pas qu’il soit nécessaire de le baisser. Cette opération, fort coûteuse, et qui n’ajouterait que peu d’effet à la grandeur du vaisseau, aurait encore l’inconvénient de diminuer le nombre de marches que nous sommes parvenus à placer au-devant du portail ; car c’est avec beaucoup de peine, à l’aide d’un travail consciencieux sur le nivèlement des abords de la cathédrale, que nous avons pu replacer quatre marches seulement devant les trois portes de la façade occidentale. Ce travail, que nous avons indiqué dans un plan général, présentait de grandes difficultés, parce qu’il fallait, avant tout, éviter le déchaussement des maisons de la rue d’Arcole, déchaussement qui ne pourrait être exécuté qu’à l’aide d’indemnités considérables.


  1. À Chartres, les statues des rois qui ornent le portail du midi, sont des rois de Juda, ainsi que le prouve une figure de Jessé qui est placée sous le premier.

    À la cathédrale de Paris, toutes les autorités que nous avons consultées n’admettent, sur le portail, que des rois de France, et cependant la statue de Pepin, placée au centre et montée sur un lion, est précisément dans la même condition que celle de David, du portail de Chartres, posée de même sur un lion ; à Reims, les statues colossales du portail de Notre-Dame étaient de même des rois de France.

    Pièce du XIIIe siècle, publiée par M. A. Jubinal, extraite des vingt-trois manières de Vilain (Manuscrit).

    Li vilains Rabuins est cil ki va devant Nostre-Dame, à Paris, et regarde les rois et dist : « Ves-là Pépin, vès-là Charlemainne, » et on li coupe sa borse par derrière.

    Bib. royale : Manuscrit 5921, écriture du XIIIe siècle.

    Extrait : Hæc sunt nomina regum Francorum in porta Beatæ Mariæ Parisius scripta.

    Primus rex. Clodoveus.
    Secundus — Lotharius.
    Tertius. — Chilpericus.
    Quartus — Lotharius.
    Quintus — Dagobertus.
    Sextus — Clodoveus.
    Septimus — Lotharius.
    Octavus — Theodoricus.
    Nonus — Hildericus.
    X — Theodoricus.
    XI — Clodoveus.
    XII — Hildebertus.
    XIII — Clodoveus.
    XIV — Lotharius.
    XV — Chilpericus.
    XVI — Theodoricus.
    XVII — Hildericus.
    XVIII — Pippinus.
    XIX — Karolus magnus.
    XX — Lodovicus, filius ejus.

    XXI — Lotharius.
    XXII — Karolus.
    XXIII — Lodovicus balbus.
    XXIV — Karolus.
    XXV — Odo.
    XXVI — Karolus.
    XXVII — Rudolfus.
    XXVIII — Ludovicus.
    XXIX — Lotharius.
    XXX — Ludovicus regnavit anno uno.
    XXXI — Hugo.
    XXXII — Robertus.
    XXXIII — Henricus.
    XXXIV — Philippus.
    XXXV — Ludovicus.
    XXXVI — Ludovicus.
    XXXVII — Philippus, bonus rex.
    XXXVIII — Ludovicus, filius ejuz.
    XXXIX — Ludovicus qui regnat.

    Il est à remarquer, dans ce catalogue, qu’il y a trente-neuf rois, et que dans la galerie de la façade occidentale, il n’y a place que pour vingt-huit ; mais, dans le titre, le mot in porta indique que ces noms étaient inscrits soit sur le pied-droit de la porte principale, soit sur les ventaux.

  2. (Corrozet). — Le dessin, appartenant à M. Dépaulis, indique d’une manière positive, sur l’éperon du côté de l’Hôtel-Dieu, une statue d’évêque ; sur ceux qui viennent ensuite, la Religion juive, puis la Religion chrétienne, et enfin, sur le dernier, une figure drapée et nimbée.

    (Curiosités de Paris, par M. C. P. G.). — Sur les quatre grands pilastres sont représentées, en grandes figures, deux Femmes couronnées, dont l’une représente la Religion ; l’autre, la Foi (la Religion chrétienne et la Religion juive) ; du côté de l’archevêché, saint Denis, et du côté du cloître saint Étienne.

  3. Plan de la ville de Paris, par Turgot.
    Côté du nord, près le portail du transcept, le support du premier pignon des chapelles de la nef existe : C’est une petite figure d’homme, accroupie. De ce côté, quelques crochets de l’ancienne corniche se voient encore dans la corniche neuve, refaite en 1812.
    (Voir le dessin : Détail d’une travée de la nef).
  4. Tout le comble est appuyé d’arcs-boutans, au bout desquels, en partie, sont des pyramides carrées et triangulaires, aux effigies de rois et autres personnages qui sont dedans et dessus. (Corrozet.)
  5. Curiosités de Paris, par M. C. P. C. 1763.
  6. Nous possédons un calque de ce précieux dessin, fait avant la révolution de 1789.