Prométhée délivré (Art romantique)

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Prométhée délivré par L. de Senneville


Ceci est de la poésie philosophique. — Qu’est-ce que la poésie philosophique ? — Qu’est-ce que M. Edgar Quinet ? — Un philosophe ? — Euh ! euh ! — Un poète ? — Oh ! oh !

Cependant, M. Edgar Quinet est un homme d’un vrai mérite. — Eh ! mais, M. de Senneville aussi ! — Expliquez-vous.

— Je suis prêt. Quand un peintre se dit : — Je vais faire une peinture crânement poétique ! Ah ! la poésie !… - il fait une peinture froide, où l’intention de l’œuvre brille aux dépens de l’œuvre : — le Rêve du Bonheur, ou Faust et Marguerite. — Et cependant, MM. Papety et Ary Scheffer ne sont pas des gens dénués de valeur ; — mais !… c’est que la poésie d’un tableau doit être faite par le spectateur.

— Comme la philosophie d’un poème par le lecteur. — Vous y êtes, c’est cela même.

— La poésie n’est donc pas une chose philosophique ? — Pauvre lecteur, comme vous prenez le mors aux dents, quand on vous met sur une pente !

La poésie est essentiellement philosophique ; mais comme elle est avant tout fatale, elle doit être involontairement philosophique.

— Ainsi, la poésie philosophique est un genre faux ? — Oui. — Alors, pourquoi parler de M. de Senneville ? — Parce que c’est un homme de quelque mérite. — Nous parlerons de son livre, comme d’une tragédie où il y aurait quelques bons mots.

Du reste, il a bien choisi, — c’est-à-dire la donnée la plus ample et la plus infinie, la circonférence la plus capace, le sujet le plus large parmi tous les sujets protestants, — Prométhée délivré ! — l’humanité révoltée contre les fantômes ! l’inventeur proscrit ! la raison et la liberté criant : justice ! — Le poète croit qu’elles obtiendront justice, — comme vous allez voir :

La scène se passe sur le Caucase, aux dernières heures de la nuit. Prométhée enchaîné chante, sous le vautour, son éternelle plainte, et convoque l’humanité souffrante au rayonnement de la prochaine liberté. — Le chœur - l’humanité - raconte à Prométhée son histoire douloureuse : — d’abord l’adoration barbare des premiers âges, les oracles de Delphes, les fausses consolations des Sages, l’opium et le laudanum d’Epicure, les vastes orgies de la décadence, et finalement la rédemption par le sang de l’agneau.

Mais le Symbole tutélaire

Dans le ciel, qu’à peine il éclaire,

Jette en mourant ses derniers feux.

Prométhée continue à protester et à promettre la nouvelle vie ; Harmonia, des muses la plus belle, veut le consoler, et faire paraître devant lui l’esprit du ciel, l’esprit de la vie, l’esprit de la terre et l’esprit des météores, qui parlent à Prométhée, dans un style assez vague, des mystères et des secrets de la nature. Prométhée déclare qu’il est le roi de la terre et du ciel.

Les dieux sont morts, car la foudre est à moi.

Ce qui veut dire que Franklin a détrôné Jupiter. Io, c’est-à-dire Madeleine ou Marie, c’est-à-dire l’amour, vient à son tour philosopher avec Prométhée ; celui-ci lui explique pourquoi son amour et sa prière n’étaient qu’épicuréisme pur, œuvres stériles et avares :

Pendant que tes genoux s’usaient dans la prière,

Tu n’as pas vu les maux des enfants de la terre !

Le monde allait mourir pendant que tu priais.

Tout à coup le vautour est percé d’une flèche mystérieuse. Hercule apparaît, et la raison humaine est délivrée par la force, — appel à l’insurrection et aux passions mauvaises ! — Harmonia ordonne aux anciens révélateurs : Manou, Zoroastre, Homère et Jésus-Christ, de venir rendre hommage au nouveau dieu de l’Univers ; chacun expose sa doctrine, et Hercule et Prométhée se chargent tour à tour de leur démontrer que les dieux, quels qu’ils soient, raisonnent moins bien que l’homme, ou l’humanité en langue socialiste ; si bien que Jésus-Christ lui-même, rentrant dans la nuit incréée, il ne reste plus à la nouvelle humanité que de chanter les louanges du nouveau régime, basé uniquement sur la science et la force.

Total : L’Athéisme.

C’est fort bien, et nous ne demanderions pas mieux que d’y souscrire, si cela était gai, aimable, séduisant et nourrissant.

Mais nullement ; M. de Senneville a esquivé le culte de la Nature, cette grande religion de Diderot et d’Holbach, cet unique ornement de l’athéisme.

C’est pourquoi nous concluons ainsi : A quoi bon la poésie philosophique, puisqu’elle ne vaut, ni un article de l’Encyclopédie, ni une chanson de Désaugiers ?

Un mot encore : — le poète philosophique a besoin de Jupiter, au commencement de son poème, Jupiter représentant une certaine somme d’idées ; à la fin, Jupiter est aboli. — Le poète ne croyait donc pas à Jupiter !

Or, la grande poésie est essentiellement bête, elle croit, et c’est ce qui fait sa gloire et sa force.

Ne confondez jamais les fantômes de la raison avec les fantômes de l’imagination ; ceux-là sont des équations, et ceux-ci des êtres et de souvenirs.

Le premier Faust est magnifique, et le second mauvais. — La forme de M. de Senneville est encore vague et flottante ; il ignore les rimes puissamment colorées, ces lanternes qui éclairent la route de l’idée ; il ignore aussi les effets qu’on peut tirer d’un certain nombre de mots, diversement combinés. — M. de Senneville est néanmoins un homme de talent, que la conviction de la raison et l’orgueil moderne ont soulevé assez haut en de certains endroits de son discours, mais qui a subi fatalement les inconvénients du genre adopté. — Quelques nobles et grands vers prouvent que, si M. de Senneville avait voulu développer le côté panthéistique et naturaliste de la question, il eût obtenu de beaux effets, où son talent aurait brillé d’un éclat plus facile.