Promenade en Amérique/09

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Promenade en Amérique
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 2 (p. 1201-1228).
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PROMENADE


EN AMERIQUE.




ETATS DU SUD. - CHARLESTON. - LA NOUVELLE-ORLEANS.[1]


DE WASHINGTON A CHARLESTON – LE SUD – VENTE D’ESCLAVES – LE COTON – NAVIGATION SUR L’ALABAMA – MOBILE – UN ACTEUR ET DEUX CLERGYMEN – LA NOUVELLE-ORLEANS – LE SUCRE ET L’ESCLAVAGE – LA RACE NOIRE – LIBERIA – UN BAL A LA NOUVELLE-ORLEANS – UN PHYSICIEN ET UN BOTANISTE – COURS SUR LES HIEROGLYPHES – DEPART POUR LA HAVANE – LE DELTA DU MISSISSIPI.





Janvier 1852.

J’ai pour principe de voyager seul ; je crois que c’est le moyen de bien voir : on est moins distrait de ce qui vous entoure, on est plus complètement dans le pays que l’on veut observer. Avec des compatriotes, on retrouve la patrie, ce qui est fort agréable ; mais par-là même l’esprit, reporté vers ses habitudes ; est peu propre à entrer dans des mœurs étrangères, à s’en pénétrer. Les heures de loisir forcé, d’ennui même, sont profitables au voyageur solitaire. Pendant ces heures quelquefois assez longues, j’en conviens, il se replie sur lui-même, il s’absorbe dans les impressions qu’il a reçues ; rien ne l’en détourne, elles se gravent en lui plus profondément, et puis, seul, l’on est obligé de vivre avec les gens du pays, de vivre de leur vie. Quand on n’est pas seul, on est toujours à demi absent ; mais voilà bientôt quatre mois que je suis isolé en Amérique et comme perdu sur les chemins de fer, sur les lacs, sur les fleuves, dans des villes inconnues, et je ne résiste pas à la tentation de continuer ma course dans la très agréable compagnie de MM. de Béant et de Villeneuve, tous deux attachés à la légation de France à Washington, avec lesquels je pars pour le sud. Il peut n’être pas inutile de comparer ses propres observations avec des observations différentes, et de les rectifier par la discussion ; puis il y a un si grand charme à retrouver la France au bout du monde ! Je l’ai bien senti à Washington.

Nous profitons pour partir du premier jour où le Potomac est navigable. La rivière est encore prise. Le bateau à vapeur tantôt suit un canal étroit entre deux rives de glace, tantôt brise la glace même, dont les fragmens glissent à droite et à gauche sur la surface immobile du fleuve et la frôlent avec un petit bruit singulier. Tout à coup la cloche du bateau sonne lentement : c’est que nous venons de passer devant Mount-Vernon, où était la demeure et où est la tombe de Washington ; tous les bateaux en font autant. Ce salut spontané et quotidien au souvenir et à la sépulture d’un grand homme m’émeut comme m’a souvent ému le tintement de l’Angélus dans la campagne romaine : c’est l’Angélus de la dévotion à la gloire. Je regretterais de ne point m’arrêter ici pour visiter pieusement ce tombeau et cette demeure modeste où se retira le Fabricius américain, après avoir délivré et fondé son pays, pour mener la vie d’un simple planteur, refusant le pouvoir et donnant un immortel exemple d’abnégation généreuse et sincère ; mais on me dit, ce que j’ai peine à croire, que la tombe est négligée et que la maison de Washington est à louer.

Nous prenons le chemin de fer à un endroit où il commence, au milieu de l’eau, sur des pilotis, et nous entrons en Virginie. Le pays que nous traversons ne ressemble point à la région pittoresque des monts Alleghanys, qui bornent cet état du côté de l’ouest ; le paysage est monotone : partout à l’horizon des collines couvertes d’arbres toujours verts, et plus près de nous des champs de blé ou de maïs. Le soir nous passons par Richmond. Nous apercevons en sortant de la ville, à la clarté de la lune, les rapides du fleuve et les petites îles qui s’élèvent noires au milieu de ses eaux blanchies par la lune. La colline sur laquelle Richmond est bâtie fut le théâtre d’un assaut terrible donné aux sauvages qui s’y étaient retranchés par Bacon, cet insurgé virginien du XVIIe siècle, dont le conseil décida les habitans de James-Town à brûler leur ville naissante. Aujourd’hui Richmond est une florissante cité ; d’autres insurgés plus heureux l’ont depuis défendue contre le pouvoir qu’attaquait Bacon, et l’on ne se souvient plus qu’il y a eu ici des sauvages. Nous nous arrêtons pendant la nuit à Petersburg. Ce nom rencontré là étonne l’imagination, bien qu’elle soit accoutumée en ce genre aux plus singulières surprises. Memphis, Canton, Palmyre, Athènes, Rome, Londres, Paris, sont des étapes du voyageur qui parcourt les États-Unis. La carte de ce pays offre les noms des villes les plus diverses et les plus lointaines : cela fait voir que ce monde nouveau est fils de l’ancien monde, et semble indiquer chez les Américains un désir superbe de le renouveler. Jusqu’ici ce désir n’a pas été satisfait, car aucune de ces villes à noms ambitieux n’est devenue une grande ville. Un savant américain, M. Schoolcraft, a proposé de donner plutôt aux cités nouvelles des noms indiens : ceux-ci sont souvent très harmonieux, comme on en peut juger là où les dénominations indigènes sont restées, ce qui a eu lieu surtout pour les lacs, les fleuves, comme Ontario, Oneida, Niagara, Susquehanna. Quelquefois les noms des villes nouvelles rappellent la pairie des émigrans ; une association de concitoyens emporte le souvenir de la cité natale sous un ciel étranger. Ainsi quelques familles de paysans suisses du pays de Vaud. dirigées par l’un d’eux qui parait avoir eu toutes les qualités d’un fondateur de colonie, ont établi le Nouveau-Vevay ; des Français ont fondé la ville de Gallipolis, dans laquelle ils commencèrent par bâtir une immense salle de bal ; des Hongrois réfugiés élèvent en ce moment la Nouvdle-Bude. — Ces réminiscences du berceau sont touchantes : on pense à Andromaque transportée dans l’Epire, et donnant à des fleuves barbares les noms aimés du Xanthe et du Simoïs.

Les noms des anciens états sont assez curieux par leur origine, qui les rattache à l’histoire européenne et à des personnages bien diversement célèbres de cette histoire. La Virginie fut ainsi nommée en l’honneur d’Elisabeth, qui aimait à se faire appeler la reine vierge ; la Caroline, en l’honneur de Charles IX ; New-York, de Jacques II, duc d’York ; le Maryland et le Maine, de la reine Henriette d’Angleterre. D’autres lieux rappellent des hommes nés dans une condition privée, et qui ont dû à leurs vertus de donner leur nom à des républiques et à des villes aujourd’hui florissantes ; la Pensylvanie perpétue la mémoire de Penn, et lord Baltimore a bien mérité que la sienne demeurât attachée à la capitale du Maryland. Les états entrés les derniers dans l’Union, le Texas, la Californie et le Nouveau-Mexique, marquent, par leur dénomination étrangère, la période actuelle, la période d’envahissement et de conquête. Fasse le ciel, dans l’intérêt des États-Unis, qu’il n’y ait pas bientôt trop de noms espagnols sur la carte de leur pays !

Je croyais être au fait maintenant de tous les inconvéniens d’un voyage en chemin de fer à travers l’Union ; mais j’avais encore dans cette science de nouvelles découvertes à faire. Hier, par exemple, nous sommes arrivés de nuit dans un endroit où l’on change de ligne ; il avait plu : la voie du chemin était un fleuve ; il a fallu descendre dans l’eau et dans la boue, aller sans voir goutte à travers les rails et les wagons, changer nos billets dans une maison située à quelque distance, et personne n’était là pour l’indiquer, personne ne nous avait prévenus de rien. Avant d’arriver à Richmond, nous sommes descendus du chemin de fer de même la nuit et par la pluie, sans être avertis de ce qu’il y avait à faire, et obligés de chercher à tâtons un omnibus dont on ne nous avait point parlé, et qui seul pouvait nous conduire à Richmond. Si nous ne l’avions pas découvert, s’il eût été rempli avant notre arrivée, il aurait fallu franchir à pied une distance d’une demi-lieue en portant nos malles et sans perdre de temps pour arriver avant le départ du chemin de fer de Richmond. Vraiment cela est intolérable, et je le répéterai jusqu’à ce que j’aie fait honte aux Américains de cette absence d’indications tout à fait indigne d’un peuple civilisé.


6 janvier.

Ce matin, nous cheminons très lentement sur une portion de chemin de fer dont les remblais ne sont pas solides ; puis les rails traversent une rivière sur un pont à jour. Ni planches au-dessous des wagons, ni parapet de côté ; nous sommes comme suspendus au-dessus de l’eau que nous voyons courir sous nos pieds : ce spectacle est peu rassurant. On suit le chemin de fer jusqu’à Wilmington, où l’on trouve un petit bateau à vapeur qui, en vingt-quatre heures environ, vous porte à Charleston, capitale de la Caroline du sud. Ainsi on passe brusquement et sans transition d’un pays qui n’a encore rien de méridional dans une région où le midi commence décidément à se faire sentir.

En quittant Wilmington, on navigue assez longtemps dans des espèces de lagunes bordées par des côtes plates dont l’aspect rappelle un peu les rivages de la Hollande. La mer est tantôt noirâtre, tantôt couleur de bistre, comme dans certaines marines hollandaises. Nous nous arrêtons devant quelques maisons qui s’élèvent auprès d’un groupe de pins. Cette station dans ce triste lieu me rappelle une station pareille dans la Mer du Nord, en vue des côtes de la Frise. Le soir, beau coucher de subtil, bande orangée, à l’ouest ; puis la nuit vient, la lune se lève, et répand sa blanche et sereine clarté sur l’azur agité des vagues.


7 janvier.

Ce matin, le lever de soleil commence bien : ensuite nous avons de la peine à sortir des brumes et du nord. Enfin le soleil est radieux et le ciel parfaitement pur pour notre arrivée à Charleston.

Charleston s’élève entre deux rivières, comme New-York, mais la ville s’étend en largeur au lieu de se terminer angulairement. En avant sont des navires. Ce n’est pas le mouvement de New-York, nous ne sommes plus au nord ; nous ne trouverons plus, je pense, cette activité commerciale, à laquelle il nous avait accoutumés, si ce n’est lorsque nous serons à la Nouvelle-Orléans. Charleston est une cité tranquille. Il y a beaucoup d’arbres dans les rues, et, ce qui est assez nouveau pour nous, bon nombre de jardins. Les jardins sont rares à Boston, à New-York, à Philadelphie. Les terrains y ont trop de valeur et la spéculation sur les terrains trop d’activité. Ici, devant les portes des maisons, croissent des magnolias, des grenadiers, des azedarachs, qu’on appelle l’orgueil de l’Inde (pride of India). Ces maisons ont presque toutes de grandes vérandas, et en général deux étages de portiques. On sent l’influence du climat sur la disposition des demeures et sur le genre de vie des habitans. Nulle part je n’ai vu encore autant de maisons en pierre. En suivant une belle promenade le long d’une des deux rivières, on trouve tout de suite ce que je n’ai guère rencontré jusqu’ici dans une grande ville américaine, le calme et le silence. En face, de belles masses d’arbres offrent un aspect de forêt. À la porte de Boston, de New-York et de Philadelphie, la hache les aurait abattues depuis longtemps. Ici on a l’air moins pressé de détruire et de créer, d’agir et de vivre. Je jouis de ce calme, de cet air plus reposé de la ville et de la population. Tout cela n’est pourtant que relatif ; Charleston n’en est pas moins le centre d’un commerce très considérable : sur environ 2 millions de balles de colon qu’expédient les États-Unis, 400,000 partent de cette ville, 8 ou 900,000 de la Nouvelle-Orléans, le reste de Savanah et Mobile. Il y en a sur le nombre total près de 1,500,000 pour l’Angleterre.

À ce sujet je me rappelle une anecdote que me contait M. Kent, à New-York. Il voyageait en Angleterre avec un des hommes politiques les plus importans de ce pays. « Mylord, lui demanda-t-il, qu’arriverait-il si vous ne receviez plus de coton de l’Amérique ? » L’Anglais regardait par la portière. M. Kent renouvela sa question, et son compagnon de route se mit de nouveau à considérer le paysage. M. Kent ne se lassa point et répéta une troisième fois : « Que feriez-vous ? » L’homme d’état, qui aurait mieux aimé ne pas répondre, s’écria : « En vérité, je ne sais ce que nous deviendrions. » Imaginez en effet ce qui adviendrait de Birmingham et de Manchester quand les cotton-mills s’arrêteraient, et que l’immense population qu’ils font vivre se trouverait sans pain. Les Anglais le sentent si bien, qu’ils s’occupent très sérieusement de la culture du coton dans l’Inde ; mais ce coton ne parait pas valoir celui des États-Unis, et les chemins qui pourraient l’amener rapidement, à bon marché, de l’intérieur à la côte, sont encore à faire. Voilà l’état du monde actuel, voilà ce qui maintiendra la paix entre l’Angleterre et l’Amérique mieux que toutes les sociétés réunies dans cette pensée : c’est un certain nombre de balles de colon.

Au théâtre de Charleston, on donnait une imitation d’un drame français. La couleur locale avait été peu conservée : un simple capitaine portait une plaque. Nos usages militaires ne sont guère plus connus ici de la foule que le costume des mandarins cochinchinois. Du reste, on a applaudi également les traits de vertu et les actes de férocité, et même des plaisanteries assez lestes. Nous commençons à être un peu loin de l’Amérique puritaine. Au-dessus de la scène était représenté Shakspeare assis sur un nuage, et à ses pieds l’aigle américaine tenant dans ses serres, en guise de foudre, les bandes colorées (stripes) qui sur le drapeau des États-Unis accompagnent les vingt-trois étoiles.

Peu de choses m’ont donné l’idée de la puissance de L’homme, manifestée par les appareils mécaniques appliqués à l’industrie, aussi vivement que les machines à émonder le riz que je viens de visiter. La vapeur, qui met en mouvement des pilons énormes, les fait descendre sur les grains de riz tout juste avec le degré de force nécessaire pour leur enlever, sans les écraser, la légère enveloppe qui les recouvre. Une telle précision donnée au mouvement de ces masses, de la force qui les soulève et les abaisse tour à tour, a quelque chose de prodigieux. L’intelligence de l’homme parait moins encore dans l’impulsion puissante qu’elle imprime à la matière que dans la mesure et la délicatesse de l’action qu’elle lui impose.

J’ai assisté tout à l’heure à une scène hideuse. J’oublie tous les argumens contre la destruction immédiate de l’esclavage. Je viens de voir en plein jour, sur la place publique de Charleston, vendre à l’encan une famille de noirs. Elle était sur un tombereau comme pour le supplice ; à côté s’élevait un drapeau rouge, digne enseigne du crime et de l’esclavage. Les nègres et les négresses avaient l’air indifférent comme le public qui les regardait. Le crieur, qu’on me dit bien reçu dans la société, faisait d’un air badin valoir les qualités d’un nègre « très intelligent, jardinier de première qualité. » Les acheteurs s’approchaient, des hommes, des femmes et des enfans, ouvraient leur bouche et considéraient leurs dents, puis l’on enchérissait, et adjugé ! A vingt pas, en même temps, absolument de la même manière, on vendait à l’enchère un âne. On a vendu aussi un cheval. Le prix de l’homme a été 69 dollars ; le cheval a coûté deux dollars de plus.

Je me garderai bien d’ajouter la moindre réflexion à ce récit, mais je rappellerai un fait. En 1808, un nègre a été brûlé ici à petit feu[2]. Je fais remarquer que depuis la fin du dernier siècle les sauvages ont cessé de torturer leurs prisonniers, et je constate que dans une ville chrétienne et civilisée on a exercé, au commencement du XIXe siècle, une barbarie à laquelle les sauvages avaient renoncé. Je n’ajouterai non plus à ce rapprochement aucune réflexion.

La journée commencée sous ces horribles impressions s’est terminée dans une plantation à esclaves. C’était la petite pièce après la tragédie. Le possesseur de la plantation est un Allemand, certainement le moins cruel et le moins tyrannique des hommes ; il m’a paru à la lettre ; opprimé par ses noirs. M. …, qui est humain, ne veut point battre ses esclaves. Les esclaves, peu reconnaissans, travaillent avec une grande mollesse et une grande négligence. Quand il entrait dans une case où des négresses étaient occupées à nettoyer le coton, il se bornait à leur démontrer combien leur besogne était mal faite, et nous expliquait le tort considérable que lui causait leur indolence. Le résultat de ces observations était une moue et un polit grognement. Jamais remontrances adressées par un vieux garçon à sa gouvernante ne furent plus mal reçues. .M. … nous disait : « Vous voyez comme je les tyrannise. » J’étais touché sincèrement de l’humanité de cet homme excellent, mais je ne pouvais m’empêcher de lui répondre que ce dont il se plaignait était encore un argument contre l’esclavage. Il eût pu forcer des serviteurs payés à bien travailler, en les menaçant de les renvoyer ; mais avec des esclaves, il n’y avait que deux choses à faire, les battre ou être victime de leur paresse. Cette impossibilité pour un maître humain d’être bien servi par des esclaves me semble en effet un inconvénient de plus de cette situation déplorable, dans laquelle il faut être cruel ou mal obéi.

M. … nous a montré sa plantation ; nous avons suivi avec lui, dans tous leurs degrés, la culture et la préparation du coton. Après être entrés dans les cases où travaillent les nègres, dans celles où ils demeurent, et qui m’ont paru, je dois le dire, assez comfortables, nous nous sommes avancés vers un petit bois où j’ai eu le premier avant-goût de la nature tropicale : les vignes sauvages grimpaient aux arbres au milieu d’une foule d’arbrisseaux croissant entre les troncs entourés de lianes ; on voyait des yuccas, des cactus. Un beau soleil éclairait cette végétation déjà méridionale, et qui, avec la nouvelle culture, les nouvelles mœurs dont je venais d’être témoin, m’offrait comme l’annonce d’un monde tout différent de celui que j’avais quitté naguère. Ce coin de forêt, au soleil, bordé par une eau tranquille, m’a laissé un de ces souvenirs charmans et distincts qui se détachent parmi les souvenirs souvent confus d’un voyage, comme une fusée brille dans les ténèbres.

Revenu chez M. …, j’ai trouvé une bibliothèque composée surtout des productions contemporaines de l’Allemagne, de la France et de l’Angleterre. La France dominait. Sur les rayons du planteur se pressaient les poésies de Lamartine, les romans d’Alexandre Dumas et aussi la Physiologie du Goût de Brillat-Savarin. Aux murs étaient suspendues des gravures d’après les grands maîtres. En outre on voyait ça et là des pipes torques, un fez, des statuettes égyptiennes, et jusqu’à un papyrus hiératique, souvenirs de voyage rapportés de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique dans ce coin du Nouveau-Monde. Nous avons acquis, à la table de M. …, une notion très avantageuse de l’hospitalité du sud, et nous ne sommes revenus à la ville que la nuit, après avoir traversé dans la barque de notre hôte des eaux silencieuses, caressées par une brise douce à respirer et blanchies par une lune brillante. Décidément nous ne sommes plus dans le nord ; c’en est fait de l’hiver, et désormais le printemps est devant nous. À peu de distance de Charleston est un fort que le congrès a fait bâtir et que les secessionistes, ceux qui veulent qu’on se sépare de l’Union si le gouvernement attente aux droits et aux intérêts du sud, dénoncent comme élevé pour maintenir la ville dans l’obéissance. Cette menace d’un côté, cette colère de l’autre, semblent annoncer une crise imminente. Le gouverneur nouvellement élu de l’état de Géorgie vient de déclarer que, tel cas échéant, il faudrait avoir recours à la séparation, et il a conseillé de s’armer pour être prêt à tout événement. Malgré tout cela, je ne vois personne qui redoute à cette heure la dissolution de l’Union. On sent qu’au moment d’en venir à une détermination si grave, les plus violens hésiteront. Il y a dans ce pays une puissance de bon sens qui arrête les partis lorsqu’ils semblent prêts à se porter aux dernières extrémités. La vivacité même des passions politiques et la liberté avec laquelle elles s’expriment avertissent de leur danger et le préviennent : ainsi le régulateur des machines à vapeur reçoit, de l’excès de la force produite, le pouvoir de modérer cette force.


10 janvier.

Nous partons de Charleston, le beau temps continue. Le chemin de fer traverse de grandes plaines voisines de la mer et plantées d’arbres toujours verts. Le sable alterne avec ces terres marécageuses qu’on appelle des swamps. En Europe, c’est en allant vers le nord qu’on trouve sur une vaste étendue des terrains plats et sablonneux, coupés de flaques d’eau et où croissent des forêts d’arbres verts ; ici, nous les rencontrons au sud. Ce pays est désert, et il n’y a pas longtemps qu’il n’était habité que par des sauvages. Çà et là, une jolie habitation isolée dans les bois annonce la venue de la civilisation nouvelle au milieu de ces solitudes. On arrive ainsi à un point où le chemin de fer est interrompu. Il faut faire une journée de voyage en voiture. Sans cette interruption, on pourrait aller de Québec à la Nouvelle-Orléans par les chemins de fer ou les bateaux à vapeur. C’est deux fois la distance de Paris à Saint-Pétersbourg ; Les voitures sont étroites, la route détestable ; tantôt on trouve des bourbiers, tantôt on passe sur des rondins qui servent de pavé et font horriblement cahoter la voiture. C’était du reste, il y a vingt ans, à peu près la seule manière de voyager en Amérique. Il est peut-être bon d’avoir laissé subsister ce petit reste de route pour mieux faire apprécier l’avantage des chemins de fer. Nous les retrouvons et nous y passons encore une nuit, avant d’arriver, brisés de fatigue, à Montgomery, au bord de l’Alabama ; là nous nous embarquerons sur ce fleuve jusqu’à Mobile, située à son embouchure et qui est une des villes en progrès dans les états du sud.


13 janvier.

L’Alabama coule presque toujours entre des bords abrupts et souvent pittoresques ; c’est ce qu’on appelle des bluffs. Ce ne sont pas les grands murs de rochers du Saint-Laurent, près de Québec, ce ne sont pas les collines ondulées de l’Ohio, ce ne sont pas les masses arrondies de l’Hudson : ce sont des escarpemens qui tantôt pendent au-dessus du fleuve, nus et dépouillés, tantôt se tapissent d’arbustes, tantôt se couronnent d’arbres verts où s’enlacent des lianes ; ailleurs de grands roseaux s’élèvent comme un champ de graminées gigantesques. À travers ces végétations diverses et mêlées, le fleuve déroule ses sinuosités allongées ; çà et là, une petite maison rouge se montre dans une éclaircie ou se dessine sur un ciel d’un bleu clair. L’impression de cette nature est un peu sauvage sans être triste. D’ailleurs la scène est animée par une opération qui se renouvelle souvent. Nous recueillons sur notre route des balles de coton venues des plantations voisines et qui doivent être embarquées à Mobile. Ces balles glissent d’ordinaire sur des planches inclinées qui les amènent au bateau, où elles sont empilées comme des pierres de taille qu’on entasse pour former un mur. En voyant ce mur qui s’élève graduellement tout autour du bateau, je comprends qu’à la Nouvelle-Orléans on ait pu, dans la dernière guerre, construire des remparts de coton contre lesquels venaient s’amortir les boulets anglais. Quelquefois, au lieu de glisser sur des planches, les ballots sont lancés le long d’une pente et arrivent en bondissant jusqu’au bord du fleuve. C’est un spectacle assez amusant de les voir ainsi dévaler ; on suit avec une sorte d’intérêt dramatique la direction de ces masses qui se précipitent. Les unes suivent la ligne droite et arrivent au but sans effort, les autres s’arrêtent en route, et il faut les pousser de nouveau pour les faire parvenir au bas de l’escarpement ; d’autres encore, décrivant les zigzags les plus inattendus, échappent aux mains qui cherchent à les arrêter au passage et à les empêcher de tomber dans le fleuve, ce qui arrive quelquefois. La tâche est difficile et un peu périlleuse, car un ricochet de cette avalanche est bon à éviter. Un nègre se signale par son adresse et son audace dans ce genre d’exercice, et surpasse de beaucoup sous ces deux rapports les blancs qui travaillent avec lui. Parfois cette opération se fait dans les ténèbres, éclairées seulement par des torches de résine, dont la flamme se reflète dans les eaux, ou bien l’on s’arrête la nuit pour embarquer du bois, ce qui s’opère avec une extrême rapidité. Pendant ce temps, des nègres tiennent une perche au bout de laquelle est une grille portant des charbons enflammés, très semblable à ce que les Arabes appellent un maschalla, et que j’ai vu au bord du Nil éclairer de reflets rougeâtres des visages aussi noirs que ceux qui m’entourent sur les rives de l’Alabama.

C’est quelque chose de curieux que ces chargemens de coton sur les rives de ce fleuve solitaire, au milieu des bois, que l’industrie et le commerce apparaissant ainsi tout à coup dans ces lieux qui ne sont pas encore défrichés. Ce contraste est la poésie de l’Amérique actuelle ; ce n’est plus l’immensité déserte des grandes forêts primitives qu’on venait y chercher il y a vingt ans, ce n’est pas encore la civilisation purement prosaïque telle qu’on la trouvera ici dans vingt autres années : c’est un état intermédiaire qui fait flotter devant l’imagination un souvenir de la vie sauvage et un pressentiment de la vie policée. Celle-ci, aperçue dans les espaces indéterminés de l’avenir, peut exciter la rêverie, comme la première, imaginée dans un passé inconnu.

Assis à l’avant du bâtiment, je contemple les teintes dorées de la lumière dans le ciel et sur les eaux, et le rivage, doré lui-même par les reflets du couchant : ces teintes me semblent déjà moins dures qu’elles n’étaient dans le nord, et aussi vives. Je n’entends que le bruit des roues et le frémissement de la machine, dont la respiration, saccadée comme celle d’un homme occupé à un travail violent, retentit seule dans le silence universel, et jette à travers l’espace muet un bruit monotone que me renvoie l’écho des grandes plaines inhabitées.

Toujours la négligence américaine ! Comme nous nous servons de bois pour chauffer, il sort de la cheminée une colonne d’étincelles qui, la nuit, font un assez bel effet, mais qui pourraient causer quelque malheur sur un bateau chargé de coton. Plusieurs fois des balles ont commencé à prendre feu, par hasard il s’est trouvé là quelqu’un, et le feu a été éteint, mais personne n’est chargé d’y veiller, et certainement chacun n’endormira pas moins très tranquillement cette nuit.

Qu’on a de peine à atteindre le midi ! Quand le soleil brille, je sens une chaleur soudaine ; si le temps se couvre, j’éprouve un froid assez vif. Il faut dire que cette année l’hiver est plus rude que de coutume ; en somme cette Amérique est un pays rigoureux, elle a conservé l’âpreté native des contrées qu’une culture ancienne n’a pas adoucies ; la terre n’a pas encore été échauffée par l’haleine de l’homme.

J’observe les rapports des blancs et des nègres ; les blancs travaillent avec les hommes de couleur, mais ne mangeraient pas avec eux. Il y a à bord un de ces chiens dressés à poursuivre les esclaves marrons dans les bois où ils se réfugient ; on en met quelquefois quarante à la poursuite de ces malheureux. On caresse celui-ci, et autour de moi on dit : C’est un bon chien !


15 janvier.

Après plusieurs alternatives du froid et de la chaleur, qui semblent se combattre, voici la neige. Elle tombe sur les balles de coton, ce qui fait un effet étrange. On nous dit qu’on ne se rappelle avoir vu ici de la neige que deux fois. Tout le monde se presse autour du poêle. J’écoute la conversation des gens qui se chauffent. Un homme dont l’habit est troué au coude a la parole, et parle très bien sur des sujets d’intérêt public et local, sur les rapports de la loi de l’état d’Alabama et de la constitution des États-Unis. En France, il aurait fait faire une reprise à son habit et il entretiendrait rassemblée de ses affaires particulières, ou s’il parlait politique, ce serait pour produire de l’effet. Celui-ci ne songe ni à son habit ni à son personnage ; il discute froidement et nettement un point de droit. Personne ne l’interrompt ni ne le contredit : on l’écoute avec une attention silencieuse. Quand il a dit ce qu’il avait à dire, il se tait, et tout le monde en fait autant.

Ce soir, lumière éblouissante et veut glacial : le midi pour les yeux, le nord pour la peau. Après le coucher du soleil, moment solennel. Le fleuve s’est élargi ; il coule à pleins bords entre de grandes forêts. À travers les arbres, on aperçoit des plages inondées ; on sent l’approche de l’Océan. Demain matin nous le retrouverons à Mobile.


Mobile, 16 janvier.

Malgré la neige, ce phénomène si rare dont je me serais bien passé, nous sommes sous la latitude d’Alexandrie. Aussi Mobile, bien que par extraordinaire il y fasse assez froid, a aujourd’hui un air méridional. Voici enfin des orangers. On vend des cocos et des bananes. Il y a des maisons à colonnes et des tentures devant les maisons pour abriter du soleil comme dans les villes d’Italie. Mobile est traversée par une grande rue où d’autres rues viennent aboutir à angles droits des deux côtés avec cette régularité universelle aux États-Unis, et qui montre que les villes de ce pays ont été faites exprès pour ainsi dire, et ne se sont pas formées successivement selon le besoin, à travers les siècles, comme nos cités d’Europe. En Europe même, les villes nouvelles sont bâties sur un plan régulier, surtout quand c’est la volonté d’un souverain qui les a improvisées, comme Merlin et Pétersbourg en grand, ou Carlsruhe en petit. On peut citer encore parmi les villes peu anciennes et d’origine princière Turin et Nancy. Dans l’Amérique méridionale, l’Assomption, capitale du Paraguay, était très irrégulière. Un jour le docteur Francia ordonna qu’elle fût jetée par terre et qu’on eût à la rebâtir sur un plan parfaitement symétrique. Le docteur fut obéi. Aux États-Unis, on n’a rien à démolir, et les villes naissent aussi vite par le développement libre des populations placées dans des circonstances favorables qu’ailleurs par l’ordre des princes les plus absolus. On peut regretter ici l’intérêt historique et la physionomie pittoresque de nos vieilles villes européennes, et pour ma part je partage entièrement ces regrets ; mais il faut reconnaître que la liberté s’entend aussi bien à bâtir sur un plan régulier que le despotisme. Jusqu’ici, le sud ne me parait pas plus heureux que le nord en architecture. La façade de la banque de Mobile offre aux yeux un imperceptible fronton surmontant un immense entablement, et l’école un tout petit dôme accompagné d’un vaste péristyle. Le système de M. Owen, qui ne veut pas que dans le pays de la liberté on soumette les différentes parties d’un édifice à une dépendance forcée, a beaucoup trop triomphé dans ces deux monumens.

Nous nous embarquons sur un bateau à vapeur qui nous mènera à la Nouvelle-Orléans. Sur ce bateau, je trouve, en entrant dans le salon, la conversation engagée entre un acteur et deux ministres, dont l’un, au visage mince et aux traits anguleux, doit être méthodiste, et l’autre, qui est bien nourri et a l’air bonhomme, doit être de quelque secte moins ardente, unitairien ou épiscopal, par exemple. La conversation m’a intéressé. D’abord l’acteur a récité avec âme des vers sur Washington. Mon voisin me dit : « C’est la peine d’avoir vécu pour laisser une telle gloire ! — Oui, ai-je répondu, une gloire si pure. Dites si sainte, a-t-il repris vivement. » Cette chaleur d’enthousiasme m’a plu. L’on a ensuite parlé de la condition d’acteur. Le méthodiste a raconté le baptême qu’il avait donné à l’enfant d’un comédien et la douleur qu’éprouvaient ses pareils à la pensée du sort qui l’attendait, ce qui était peu aimable pour l’acteur. L’autre ministre a raconté une histoire plus encourageante, celle d’une femme qui se faisait recommander aux prières des fidèles et ne paraissait jamais que voilée à l’église, où elle venait régulièrement tous les dimanches. Le ministre lui ayant demandé qui elle était : « Je suis actrice, répondit-elle. J’ai un engagement ; mais je veux sauver mon âme. » Le pauvre acteur a dit que les circonstances l’avaient entraîné, qu’il était d’une société de tempérance (a tempérance man), qu’il aimait son chez-soi (home), et y vivait avec sa femme et ses enfans ; que s’il pouvait trouver un autre métier, même lui rapportant moins, il le prendrait avec empressement. Il me faisait l’effet du bon publicain, et je trouvais, très injustement peut-être, quelque chose de pharisaïque à ce ministre au nez pointu que je suppose être un méthodiste. On a parlé aussi d’un drame appelé l’Ivrogne, et qui peint les progrès de la passion depuis le premier verre d’eau-de-vie jusqu’au delirium tremens, pièce à laquelle, a dit le gros ministre, assistaient des clergymen, et qui a fait plus de bien que tous les sermons et toutes les lectures sur la tempérance.

J’ai causé avec un planteur de l’Alabama qui soutient, contrairement à ce qu’on dit dans le nord et, je crois, à la réalité, qu’on est beaucoup plus entreprenant dans le midi. Il prétend que c’est parce qu’on y étudie moins et qu’on s’y instruit par la pratique. Il m’a dit aussi que, bien que dans l’état d’Alabama il n’y ait presque point d’autre culture que le coton, on gagne à le faire venir manufacturé d’Europe. Cependant on commence à essayer des manufactures de coton dans le sud. Je pensais en l’écoutant que les Américains du nord auraient peut-être déjà plus avancé que ceux du midi cette fabrication d’un produit de leur sol.

Tout en causant ainsi théâtre, église, agriculture et industrie, nous arrivons au lac Pontchartrain, retrouvant ainsi les noms français, comme au Canada, à cette autre extrémité de la France américaine. Par une fatalité singulière, nous sommes entrés par la neige dans la Nouvelle-Orléans, où l’on se souvient à peine d’en avoir vu tomber. Cette neige ne peut durer, et d’ailleurs à trois jours d’ici est la Havane, où je suis bien sûr de n’en pas trouver.


Nouvelle-Orléans, 18 janvier.

Il est difficile d’être plus désappointé que je ne l’ai été en voyant la Nouvelle-Orléans à travers la neige et le brouillard ; mais, au bout de deux heures, je me promenais par un beau soleil dans les rues de la ville. Elle a ce caractère uniforme que présentent toutes les cités de l’Union au nord et au midi, sans grande différence, ce qu’au point de vue de l’art on pourrait appeler absence de caractère. Une affiche que je rencontre me prouve bien que je suis à la Louisiane et non dans la Nouvelle-Angleterre. Cette affiche annonce en grosses lettres une vente de terres et d’esclaves ; comme si c’était deux choses de même nature. L’un des esclaves à vendre est donné pour idiot ; vendre un idiot !

C’est seulement en arrivant à la Levée que j’ai eu le sentiment de la vie commerciale de la Nouvelle-Orléans. Le spectacle qui s’offre à moi m’étonne même après New-York. Un vaste espace s’étend entre la ville et le grand fleuve ; cet espace est couvert de tonneaux, de balles de coton, et traversé en tous sens par des charrettes au galop qui emportent les marchandises ou reviennent à vide en chercher d’autres. Ces charrettes sont conduites par des noirs et traînées par des mules, ce qui me présente l’activité du commerce dans une grande ville américaine sous un nouvel aspect, à New-York, le mouvement, se répand le long des deux quais qui enserrent, la ville ; ici il se concentre sur une place immense : on peut l’embrasser d’un coup d’œil. Cette place est limitée, d’un côté par la ville, de l’autre par l’arc de Mississipi, sur lequel sont rangés côte à côte une multitude de grands bateaux à vapeur dont les énormes cheminées s’étendent à perte de vue comme une longue colonnade dressée sur les eaux. À chaque instant, un de ces bâtimens part ou arrive, emportant une foule qui accourt, ou débarquant une foule qui se précipite. Agitation incessante et immense flux et reflux d’hommes, de femmes, de charrettes, de chevaux, qui vont de la ville au fleuve ou du fleuve à la ville, débouchant par toutes les rues ou se dispersant dans toutes les directions, — c’est à travers ce tumulte, cette cohue grouillante que m’est apparu le Meschacebé !

Notre hôtel est lui-même une curiosité ; il renferme une vaste enceinte circulaire que surmonte une coupole, et qui pourrait être une église. Cette enceinte sert de bourse, et on y fait les ventes publiques. Les chambres de l’hôtel n’ont point de sonnettes ; les sonnettes sont remplacées par un appareil électro-magnétique : en appuyant sur un bouton, on interrompt le courant, et le chiffre de la chambre qui est reproduit sur un tableau placé dans le vestibule disparaît ; un timbre est frappé en même temps ; l’œil et l’oreille des garçons, toujours aux aguets, sont avertis à la fois, et le chiffre continue à être absent du tableau jusqu’à ce qu’on l’ait replacé. En ce pays, non-seulement la science est appliquée à l’industrie ; mais on l’emploie aux offices les plus vulgaires. Au lieu de tirer le cordon d’une sonnette, on fait jouer une pile de Volta !

Nous trouvons la cuisine meilleure que dans tous les autres hôtels américains : dernier signe de la tradition française dans un pays qui la voit s’effacer tous les jours davantage. Il y a dans la salle à manger des tables séparées où l’on peut s’établir sans être obligé de s’asseoir à son rang le long de ces tables de réfectoire usitées partout ailleurs aux États-Unis. Notre petit groupe français jouit beaucoup de cet arrangement, plus favorable à la conversation et qui permet ce qu’interdisent en général les mœurs américaines, d’être entre soi.

Le soir, nous sommes allés voir le Prophète. Nous avons eu un certain plaisir à entendre chanter en français. L’opéra m’a semblé meilleur qu’à New-York. Dans les loges, on retrouvait aussi la France à la toilette et à la tournure des femmes. Quelques-unes nous ont offert de charmans types à demi parisiens, à demi créoles. Paris, le Paris du moins des théâtres du boulevard, était représenté en outre au parterre, d’une manière assez fâcheuse, par des jeunes gens mal élevés et bruyans qui troublaient le spectacle de leurs rires et de leurs quolibets, lesquels, malheureusement pour notre amour-propre national, étaient en français.

Les principaux objets de la curiosité d’un voyageur en ce pays sont l’esclavage et le sucre, deux choses qui se tiennent intimement ; il faut donc aller voir des sucreries et des esclaves. Notre bonne fortune nous a fait rencontrer dans M. Roman, ancien gouverneur de la Louisiane, un homme très éclairé qui veut bien nous conduire lui-même à sa sucrerie et nous en faire voir en même temps quelques autres plus considérables que la sienne. La sucrerie de M. Roman est située sur le bord du Mississipi, à une vingtaine de lieues de la Nouvelle-Orléans. Nous nous embarquons sur un des plus grands bateaux à vapeur qui sont rangés le long du fleuve, et nous partons, parmi froid assez vif, pour la plantation de M. Roman.


22 janvier.

Me voici donc sur un de ces steamers du Mississipi si célèbres par leurs explosions et les désastres qu’elles ont causés. On me racontait hier celle qui, au moment du départ, fit sauter un bâtiment et lança, comme une mitraille, ses débris, qui allèrent tuer un particulier dans un café. Tous les jours on trouve, en lisant le journal, le récit de quelque accident de ce genre. Hier, le même numéro contenait la relation de trois désastres, et tous trois sur I’Ohio et le Mississipi. C’est principalement sur ces deux fleuves que le danger des voyageurs est grand. Ce qui l’augmente beaucoup, c’est la témérité des capitaines. Dans ce pays où l’indépendance individuelle a tant d’avantages, elle offre bien quelque inconvénient. Le gouvernement ne fait presque rien pour garantir la sûreté des voyageurs ; c’est à eux de s’enquérir de la qualité des bateaux à vapeur et de la prudence des capitaines. Celle-ci n’est pas toujours très grande. L’un d’eux fit à mon ami M. Gustave de Beaumont une réponse que je citerai, parce qu’elle est caractéristique, et que je tiens de celui à qui elle fut adressée. « Votre machine est bien mauvaise, dit le voyageur au capitaine d’un bateau à vapeur sur I’Ohio. — Oui, monsieur, répondit celui-ci avec un grand flegme. — Et combien de temps comptez-vous vous en servir encore ? — Jusqu’à ce qu’elle crève (till it bursts). » Sans cesse, et ceci n’est pas non plus une petite cause de danger, il s’établit des luttes de vitesse entre les bateaux qui voyagent en même temps sur le fleuve. Au lieu de s’opposer à cette dangereuse folie, les passagers très souvent la partagent et excitent l’amour-propre du capitaine, déjà trop disposé à une joute sottement périlleuse. On a vu jusqu’à des femmes, possédées de cette frénésie, donner pour alimenter le feu tout ce qu’elles se trouvaient porter avec elles d’objets combustibles. Si l’on n’exposait que sa vie par ces gentillesses, ceux qui l’estiment assez peu pour la jouer ainsi seraient bien les maîtres de la risquer, et personne ne se permettrait de l’apprécier plus qu’eux-mêmes ; mais quand on songe qu’ils exposent en même temps plusieurs centaines d’existences qui peuvent être plus précieuses que la leur, on ne saurait trouver d’expressions assez sévères pour blâmer cette gloriole coupable. Le mal est devenu si grand qu’il ne peut manquer de provoquer le remède. À l’heure qu’il est, la moitié des bâtimens à vapeur construits en Amérique depuis vingt ans ont été détruits soit par le choc d’autres bâtimens, soit par suite d’explosion[3].

Toute la journée a été consacrée à visiter la sucrerie de M. Roman et celles de deux de ses voisins. Un charmant intermède de ces visites aux établissemens sucriers, c’étaient nos promenades à travers les beaux jardins des plantations. J’ai vu, pour la première fois, plusieurs arbres des tropiques et un oiseau moqueur en cage. À dîner, j’ai mangé de la confiture de goyave. Le soir, j’ai été dans une savane, où je me suis embourbé jusqu’aux genoux ; mais c’était une savane, cela console un peu. Une sucrerie est à la fois une exploitation agricole et une entreprise manufacturière. Il est toujours curieux de suivre tous les degrés par où passe une matière brute pour être transformée en un objet utile, de voir, par exemple, d’affreux chiffons, réduits en sale bouillie, devenir un papier éblouissant de blancheur. Ici le point de départ est encore plus éloigné, et le chemin encore plus long d’une bouture de canne fichée en terre jusqu’à un pain de sucre parfaitement raffiné. Ce qui m’intéressait davantage, c’est que la culture de la canne et la fabrication du sucre sont liées à une question d’humanité, le maintien ou l’abolition de l’esclavage. En effet, le sucre est le grand ennemi de l’émancipation des noirs. La nécessité du travail esclave pour la production avantageuse de cette denrée, dont l’usage est universel, est un des principaux argumens qu’on allègue en faveur de l’esclavage. Nulle autre culture ne peut réclamer, autant que la culture du sucre, le travail forcé des noirs, comme une condition indispensable. En Virginie, par exemple, où la principale culture est celle des céréales, l’esclavage n’a pas de raison d’être, et j’ai entendu des planteurs de cet état déplorer sincèrement son existence. Le coton est cultivé en Sicile, à Malte, en Grèce, aux Indes Orientales ; le café, à Ceylan, à Java, à Sumatra ; le tabac, dans une grande partie de l’Europe[4]. De plus, aucun de ces produits ne demande les efforts et la fatigue qu’exigent le sarclage, l’abatage de la canne et toutes les opérations qui transforment le suc de ce végétal en sucre, opérations qui doivent s’accomplir rapidement pendant un certain temps de l’année et sans interruption, ce qui surtout est mis en avant pour établir la nécessité du travail esclave. On a besoin, dit-on, de nègres esclaves pour faire croître et recueillir la canne, pour en manufacturer le produit, et eux seuls peuvent supporter le travail si dur de l’abatage en plein soleil. D’abord ce travail ne peut-il être rendu moins pénible ? Depuis que j’ai vu si bien fonctionner la machine a moissonner, je ne saurais m’empêcher de me demander si on ne pourra employer aussi une machine pour abattre la canne ; mais admettons que cet espoir soit un rêve, ce qui n’en est pas un ce sont les avantages que peuvent procurer aux producteurs de sucre, pour se passer d’esclaves, la division du travail agricole et du travail manufacturier, le perfectionnement des procédés et l’emploi des machines. Ici, les hommes les plus compétens me viendront en aide : ils diront, comme ils l’ont fait dans plusieurs ouvrages estimés, que le moyen de réussir sans esclaves, c’est de diminuer les frais de production, et surtout, — pour n’avoir pas besoin d’une masse d’hommes réunis sur un point, dans un temps donné, et condamnés pendant ce temps à des efforts extraordinaires, — de séparer la culture de la fabrication, d’établir, comme on l’a déjà essayé dans nos colonies, des usines centrales, vraies manufactures de sucre, auxquelles les planteurs envoient leur canne[5]. La condition de tout perfectionnement, c’est la division du travail ; l’enfance de l’art, c’est la réunion dans les mêmes mains des industries les plus diverses. Le sauvage fait sa cabane et son vêtement, et le comble de la civilisation, c’est que dix personnes concourent à fabriquer une épingle. Le planteur est en même temps manufacturier, négociant, agriculteur, mécanicien, chimiste. Pourquoi ne pas séparer ces industries ? Toutes y gagneraient, et d’abord l’industrie agricole. La culture de la canne demande un soin délicat. M. J. Léon, auteur d’un ouvrage récemment publié en Angleterre, compare un champ de cannes à une pépinière de jeunes arbres où le travail attentif ne peut être remplacé par la force brute. Il conseille l’établissement de cultures peu étendues, très soignées, dont les produits seraient portés à un manufacturier qui, concentrant ses soins et ses capitaux sur la fabrication seule, pourrait y introduire l’emploi des procédés les plus savans, des machines les plus perfectionnées.

L’amélioration des procédés est en effet ce qui contribuera le plus, en augmentant le rendement en sucre et par là les bénéfices, à dispenser les planteurs d’employer le travail esclave. Déjà de grands progrès ont été faits en ce sens : on a remédié, par exemple, à la perte produite par un feu vif et très prolongé, en faisant la cuite dans le vide, ce qui permet d’opérer l’évaporation à une température moins élevée. Le liquide, soustrait en partie, par la production d’un vide incomplet, au poids de l’atmosphère, se vaporise plus rapidement, et la liqueur sucrée n’a pas le temps de se détériorer. L’appareil le plus parfait est celui qu’a imaginé M. Derosne et qu’a perfectionné un Américain, M. Rillieux. Malheureusement, des renseignemens que j’ai recueillis dans le peu de sucreries que j’ai visitées, il semblerait résulter que cet appareil n’a pas produit jusqu’ici tout ce qu’on attendait ; il est fort coûteux, se dérange facilement, et alors il est très difficile à réparer. Le planteur, qui avait fait venir de Paris avec l’appareil un mécanicien pour le tenir en bon état, n’a pu cependant y parvenir. Tout en constatant ces mécomptes, je pense qu’ils ne doivent pas décourager ; le temps pourra y remédier, et de semblables difficultés de détails sont inhérentes à tous les perfectionnemens nouveaux. Les Hollandais ont, à ce qu’il semble, su tirer un meilleur parti de ces appareils dans leur colonie de Java. En 1846, il existait à Java sept usines à sucre fonctionnant par la méthode de Derosne et Cail ; l’installation de chacune a coûté environ 300,000 florins (525,000 francs), dont le gouvernement n’a pas hésité à faire l’avance[6]. Ce qui doit soutenir l’espoir des fabricans de sucre de canne, c’est ce qui s’est passé pour le sucre de betterave. Accueilli d’abord par le doute et la raillerie, puis atteint en France par la protection accordée au sucre colonial, il a su profiter du mouvement scientifique européen au centre duquel il était placé, et il a perfectionné ses procédés de manière à pouvoir lutter contre les désavantages de la position qui lui était faite. À l’origine, on ne tirait de la betterave qu’un dixième du sucre qu’elle contient ; aujourd’hui on est parvenu à en tirer les huit dixièmes[7], tandis qu’on n’obtient guère qu’un tiers du sucre que la canne renferme[8]. On voit que la fabrication du sucre de canne a encore de grands progrès à faire en imitant le progrès d’une industrie rivale, fas est et ab hoste doceri.

Comme les travaux de la sucrerie sont interrompus parce que le suc des cannes est congelé par le froid extraordinaire de la saison, je ne verrai pas aujourd’hui travailler les esclaves. Tout ce que j’apprends de leur sort me fait croire qu’en général il n’est pas très rigoureux. On me montre l’infirmerie où un médecin attaché à l’exploitation vient chaque jour visiter les nègres malades. Il y a pour les enfans de vraies salles d’asile : cette invention touchante de la charité européenne avait été devancée dans les habitations des possesseurs d’esclaves. Tout en approuvant ces soins, on ne peut s’empêcher de songer qu’ils ne sont pas désintéressés, qu’ils ressemblent un peu trop à ceux qu’un propriétaire intelligent donne à son bétail. L’intérêt bien entendu du planteur est de conserver et de soigner ses nègres. Soit, mais cela ne suffit point pour les défendre d’un travail forcé et de mauvais traitemens qui ne vont pas jusqu’à les tuer. Je crains que les calculs de l’intérêt ne soient pas une protection bien efficace pour les vieillards qui ne peuvent plus servir. On m’a montré, il est vrai, de vieux nègres qui paraissaient jouir assez comfortablement de leurs invalides, mais ils devaient ce bien-être à l’humanité des propriétaires ; peut-on compter toujours sur cette humanité, surtout si les propriétaires se trouvent dans la gêne ou la détresse ? Il y a chez nous des exemples de vieux chevaux qu’on laisse paître jusqu’à leur mort, bien qu’ils soient hors de service ; mais il y en a beaucoup d’autres qu’on use sous les coups jusqu’à ce qu’ils ne soient plus bons qu’à être abattus. En somme, l’intérêt des maîtres me semble offrir à leurs esclaves une garantie insuffisante. Eh ! mon Dieu, si les hommes suivaient toujours leur intérêt bien entendu, combien de mal de moins sur la terre ! Mais la passion du moment ne nous fait-elle pas oublier sans cesse ce qui serait notre véritable intérêt ? Et puis la vie morale, le développement intellectuel, comment les concilier avec l’esclavage ? La loi défend d’apprendre à lire et écrire aux esclaves, et punit le maître, s’il désobéit. Cette loi n’est éludée que pour les noirs attachés au service personnel, parce qu’on trouve qu’il est commode qu’un domestique sache écrire ses comptes ; en général, elle est rigoureusement observée. Oter à l’homme les moyens de cultiver son intelligence, c’est plus que lui ravir un sens, c’est mutiler son âme. Du moins n’interdit-on pas aux esclaves toute communication avec les ministres de la religion. M. Roman, qui est catholique, ouvre sa plantation aux prêtres pour instruire ses noirs, leur apporter les consolations et les secours de son culte, et même il ne repousse pas les méthodistes qui se présentent. C’est quelque chose ; mais est-ce assez ?

J’ai beau faire, beau chercher à être de sang-froid dans une question si grave : les inconvéniens de l’esclavage sous sa forme la plus adoucie révoltent ma raison autant que mon cœur. Et puis, quand il n’y aurait que cet odieux préjugé de la peau[9], qui poursuit ses victimes de génération en génération là même où le signe de la race a presque entièrement disparu, condamne des femmes remarquables par la blancheur de leur teint à partager le sort des gens de couleur, et les repousse de la société et dans le vice[10] ! Ici une question se présente : Y a-t-il ou n’y a-t-il pas quelque chose de fondé dans le préjugé contre la race nègre ? Cette race est-elle à quelques égards distincte de la race blanche et inférieure à elle ? Disons d’abord que la solution de cette question n’a rien à faire avec la justification de l’esclavage, car on n’a pas encore reconnu que les gens bornés doivent être les esclaves des gens d’esprit. De plus, la différence des races n’est pas du même ordre que celle qui distingue les espèces animales entre elles, puisque les unions des noirs et des blancs sont fécondes et donnent des produits féconds. L’unité humaine a été défendue par les plus grands anatomistes et l’est aujourd’hui par M. Flourens et par M. Isidore Geoffroy-Saint-Hilaire. Presque seul M. Agassiz soutient que le genre humain ne peut provenir d’un seul couple. Quand on admettrait cette opinion, contre laquelle s’élèvent des objections de plus d’un genre, il n’en faudrait pas encore déduire le droit d’esclavage, car pour avoir des aïeux distincts, les blancs et les noirs n’en seraient pas moins des créatures douées des mêmes facultés, ayant une âme immortelle et douée de la liberté morale ; ils ne seraient plus de même race, mais ils seraient encore de même espèce. La question de l’esclavage n’est nullement intéressée dans celle de l’identité absolue de l’organisation humaine. Que les blancs et les noirs diffèrent non-seulement par la couleur, mais encore par la constitution de la peau, non-seulement par la configuration extérieure du crâne, mais par le volume du cerveau et par la place qu’occupe le trou occipital ; qu’un os dans le talon du nègre se rapproche ou non du même os chez les singes, — les noirs comme les blancs pensent et veulent, et les blancs n’ont pas le droit de les considérer comme des choses quand Dieu en a fait des personnes. Chaque portion de la grande famille humaine a des aptitudes diverses. Certaines facultés sont plus développées chez quelques-unes, moins chez d’autres. On ne saurait nier qu’il n’existe entre elles une inégalité de facultés, en même temps qu’elles offrent une complète égalité de nature. Les nègres ne paraissent pas avoir la même énergie d’intelligence et de volonté que les blancs. Par la mobilité, la légèreté, l’insouciance du lendemain, ils ressemblent aux enfans ; comme les enfans, ils peuvent être cruels. L’abbé Grégoire, qui a écrit un livre sur la Littérature des Nègres, ne cite rien qui prouve chez eux un véritable instinct poétique. Toussaint-Louverture est le seul noir qui ait montré un grand caractère. Il n’en est pas de même des mulâtres. Ceux-ci n’ont plus rien des qualités enfantines et affectueuses des nègres ; ils sont énergiques et intelligens. Le mélange du sang serait la véritable manière de perfectionner la race noire. Par les mariages, au bout de quelques générations, elle s’absorberait dans la race blanche. Malheureusement il existe sur ce point aux États-Unis une antipathie qui se conçoit sans peine, et les partisans les plus zélés de la race nègre, les dames abolitionistes surtout, n’auront jamais à cet égard le courage de leur opinion. Que reste-t-il donc à faire ? On retombe dans les difficultés dont j’ai déjà parlé ; en avançant dans le pays, en me pénétrant d’une horreur toujours croissante pour l’esclavage, après avoir interrogé les hommes d’état qui gémissent le plus de ce fléau de leur patrie, je ne vois pas plus que le premier jour un moyen pratique de s’en délivrer. Cependant ce moyen se trouvera, parce qu’il faut qu’il se trouve. On finit quelquefois par découvrir un remède pour les maladies qui semblaient incurables.

Ce qu’il importe de repousser et de flétrir, ce sont les sophismes par lesquels on voudrait défendre une institution détestable et funeste. Dites que les maîtres cruels sont rares, que la mortalité est moins grande chez les noirs esclaves que chez les noirs libres ; dites que parmi les philanthropes d’Europe il en est qui hésiteraient à sacrifier leur fortune et le patrimoine de leurs enfans ; que le congrès n’a pas constitutionnellement le droit d’imposer l’affranchissement ; qu’en supposant possible le rachat des esclaves par les états, trois millions de nègres affranchis jetés dans une société comme celle des États-Unis serait un grand péril ; mais ne niez pas que le travail forcé, un travail très rude surtout pendant les trois ou quatre mois que dure chaque année la fabrication du sucre, imposé à des créatures humaines ; que la possibilité seule, quand même le fait serait aussi rare qu’on le dit, de la séparation des mères et des enfans ; que l’honneur des femmes sans défense, que l’interdiction de tout développement intellectuel et moral, que les chances de la servitude infligées à un être humain, dont on dispose sans sa participation, sont des choses contraires à la loi de nature et à la loi chrétienne. Ne soyez pas d’une intolérance vraiment intolérable pour ceux qui pensent et disent des vérités manifestes, ne brisez pas leurs presses, ne les pendez pas, ne les brûlez pas ; que des prédicateurs ne défendent plus l’esclavage la Bible à la main, comme si les chrétiens étaient des juifs, ou comme si l’esclavage était en Amérique ce qu’il est en Orient ; que des écrivains n’avancent pas, comme a eu le malheur de l’écrire un fils du brave et infortuné Murat, — que l’esclavage est le pivot de la société américaine, que toute peine mérite salaire, et que le marchand qui a été chercher des esclaves sur la côte de Guinée doit être indemnisé de ses fatigues. — Justifier le mal est pire que de le commettre.

Une seule tentative en faveur des nègres a réussi, c’est l’établissement de Libéria sur la côte d’Afrique. Cette colonie, composée d’esclaves rachetés ou affranchis, est aujourd’hui un petit état indépendant qui prospère, et où une société vraiment philanthropique transporte annuellement un certain nombre de noirs. Cette entreprise a eu deux adversaires : les marchands d’esclaves et les abolitionistes exaltés ; mais elle ne s’est pas découragée, et les progrès de Libéria ne se sont point ralentis depuis son origine jusqu’à ce jour.

Si c’est aux Anglais qu’il faut attribuer l’origine de l’esclavage dans l’Amérique du Nord, il est juste de dire qu’à eux appartient l’honneur des premiers commencemens de Libéria. Après un jugement prononçant qu’il ne pouvait y avoir d’esclaves sur le sol anglais en 1787, on transporta sur la côte d’Afrique quatre cents noirs et soixante Européens. C’est à cette colonie, qui, en 1828, comptait déjà quinze cents Africains, que Jefferson proposa d’admettre des émigrans des États-Unis ; il nourrissait ce dessein depuis 1801. Déjà, en 1816, ce projet avait occupé la législature de Virginie ; la société américaine de colonisation fut organisée en 1817 par M. Finley. Quand on lui adressait des objections, il répondait : « Je sais que ce dessein est de Dieu. » Une dame donna soixante esclaves à la société. Un planteur en affranchit quatre-vingts, un autre soixante. La colonie eut des temps difficiles, et les traversa courageusement. Un petit roi africain qui lui avait vendu des terres, craignant avec raison que sa présence ne fut un obstacle au commerce des esclaves, voulut la détruire ; heureusement elle avait pour chef un homme résolu, nommé Jehady Ashmun ; il fit entendre aux colons de simples et fortes paroles pleines de confiance en Dieu et en leur bon droit sur la nécessité d’une énergique résistance. On abandonna cent cinquante-quatre maisons qu’on ne pouvait défendre, on environna le reste de palissades, et, après plusieurs attaques vaillamment soutenues, l’ennemi fut repoussé. Depuis, le repos de la colonie n’a plus été troublé, fin 1847, elle a proclamé son indépendance, qui a été reconnue par la France et l’Angleterre. Le gouvernement est modelé sur celui de États-Unis. Le président actuel, M. Roberts, est venu à Londres et à Paris ; c’est un mulâtre fort intelligent. La république de Libéria occupe un espace de cinq cents milles le long de la cote de Guinée. Peu nombreuse encore, elle étend sa protection et son influence sur plus de deux cent mille natifs qu’elle civilise. Elle a son pavillon, ses douanes, fait le commerce et se livre à l’agriculture ; tous les champs sont bien cultivés. En général, les noirs travaillent ; ils sont heureux de leur condition. L’un d’eux disait : « Ici je suis un homme blanc. » Il y a à Libéria des écoles et des journaux ; on voit que la race nègre affranchie n’est pas partout ce qu’elle s’est montrée à Haïti. L’établissement de Libéria offre plusieurs avantages : il est sur cette partie de la côte un obstacle au commerce des esclaves, il tend à introduire quelque civilisation parmi les populations barbares qui l’environnent, il offre enfin une véritable patrie à des hommes qui, en sortant de l’esclavage, n’en auraient point trouvé aux États-Unis. Malheureusement le remède est bien peu de chose pour l’immensité du mal. Il y a trois millions d’esclaves en Amérique et quelques milliers d’affranchis à Libéria.

Après ma visite aux sucreries, nous sommes venus passer quelques jours à la Nouvelle-Orléans. Ces jours ont été remplis fort agréablement ; nous avons retrouvé avec plaisir l’opéra français et la société française. Un bal chez M. Slidell est ce que j’ai vu jusqu’ici de plus parisien en Amérique. Dans trois salons se pressait un monde fort brillant. Une certaine grâce créole se remarquait chez plusieurs des belles danseuses que j’admirais ; le mélange du sang français et du sang anglo-saxon avait produit de très beaux résultats. Au premier étage nous attendait un souper fort convenablement servi. Malheureusement on n’avait pas compté sur le froid extraordinaire de cette année, et l’on gelait dans l’escalier, car on ne peut s’aviser d’avoir des calorifères sous une latitude qui mûrit la canne à sucre. À cela près, on eût pu se croire dans une élégante maison de Paris, si ce n’est que tout le monde parlait anglais. L’anglais est la langue de la société à la Nouvelle-Orléans. Tous les habitans d’origine française savent, notre langue ; mais on m’assure que leurs enfans commencent à n’apprendre que l’anglais.

La Louisiane a au congrès un représentant français de naissance : c’est M. Soulé, réfugié politique de la restauration, qui a épousé avec une grande violence les passions du sud ; champion véhément, dans le congrès, de l’esclavage et de la conquête, M. Soulé y est éloquent en anglais. Les traces de la France s’effacent rapidement dans la Louisiane, et bien qu’un quartier de la Nouvelle-Orléans soit presque exclusivement occupé par une population d’origine française, la nationalité américaine, qui gagne chaque jour, ne tardera pas à faire disparaître ces restes d’une nationalité étrangère. Les Romains ne transformaient pas à ce point les peuples qu’ils soumettaient par les armes, car on a des preuves que dans l’empire romain diverses populations conservèrent l’usage de leur langue jusqu’aux derniers temps de la domination impériale. On pourrait plutôt comparer ce travail d’assimilation et d’absorption volontaire qu’exercent les États-Unis à l’infiltration de la civilisation grecque dans toutes les parties du monde où elle pouvait atteindre, et cette infiltration même était moins prompte. Il faut pourtant qu’il y ait une grande puissance dans des institutions et des mœurs auxquelles rien ne peut résister.

Je ne trouve pas à la Nouvelle-Orléans la même vie intellectuelle, le même mouvement scientifique qu’à Boston, à New-York, à Philadelphie. Cependant on y fait en ce genre de louables efforts et non sans succès. La Médical collection contient une suite d’imitations anatomiques en carton, qu’on a fait venir de Paris. J’y ai vu aussi quelques curiosités, entre autres un cochon né avec une trompe, parce que la mère pendant sa grossesse avait été effrayée par un éléphant : c’était avoir l’imagination bien vive pour une truie. Un physicien, M. Riddell, s’est occupé de ces animaux microscopiques si curieux dont les dépouilles presque imperceptibles ont formé des montagnes. En véritable Américain, qui cherche a tout faire par lui-même, M. Riddell a construit son microscope de ses propres mains, sauf les verres, qui sont de M. Spencer de New-York. Encore en cela fidèle au caractère national, M. Riddell m’a assuré que, si les savans français étaient supérieurs aux savans anglais et américains, M. Spencer l’emportait sur tous les fabricans d’instrumens d’optique, soit de la France, soit de l’Angleterre ; j’ai quelque peine à le croire. Chez M. Riddell se trouvait un botaniste qui habite les bords de la Rivière Rouge, à l’ouest du Mississipi. Hier il n’y avait là que des sauvages, aujourd’hui il y a des botanistes. J’ai assisté à un cours de chimie que fait M. Riddell. Le sujet de la leçon était le chlore. Ce hasard m’était heureux, car j’avais là encore un intérêt de famille, mon père ayant le premier reconnu un corps simple dans ce gaz qu’on regardait comme un corps composé et qu’on appelait acide muriatique oxygéné. À la détermination de la vraie nature du chlore se rattachait, comme on sait, toute une révolution dans la théorie chimique fondée par Lavoisier. J’ai entendu plusieurs fois mon père me raconter que sa conviction sur ce point avait précédé toutes les autres, et combien il avait fait d’efforts on peut le dire, avec un désintéressement d’amour-propre vraiment admirable pour engager plusieurs savans français à adopter cette vérité nouvelle. Tous ceux qui l’ont connu rendront témoignage à cet amour de la vérité pour elle-même qui était chez lui une passion : peu lui importait d’attacher son nom à une découverte ; ce qui lui importait, c’était que la découverte fût faite.

M. Riddell a mis à notre disposition avec beaucoup d’obligeance une voiture pour aller visiter un point intéressant, le Schell-road, route dont les matériaux sont fournis par une coquille fossile qui se trouve là dans une prodigieuse abondance. Après avoir vu le Schell-road, nous avons suivi le bayou Saint-John, On appelle bayou des canaux qui coupent en tous sens le pays. Les environs du bayou Saint-John offrent un aspect singulier. Le canal se prolonge à travers des roseaux jaunâtres ; derrière des groupes de palmettos s’élèvent des arbres toujours verts ; sur le premier plan sont d’autres arbres dépouillés de leurs feuilles ; des voiles glissent sur le canal. C’est un peu la Hollande, mais près du tropique. Les marais pontins, quand Horace les traversait en bateau, devaient assez ressembler à cela. L’effet général du paysage est triste, mais ce paysage a un certain charme ; de jolies maisons apparaissent parmi les pins, les cyprès, les orangers et les magnolias ; le ciel est doux et pâle. Arrivés au bord du lac Pontchartrain, nous sommes dans la solitude et comme au bout du monde, mais on voit à quelque distance plusieurs steamers dont les cheminées fument et qui sont prêts à s’éloigner.

Je ne m’attendais pas à trouver l’Égypte à la Nouvelle-Orléans. Presque au moment de partir, j’ai appris que M. Gliddon venait d’arriver, et j’ai pu assister à l’ouverture de son cours sur les antiquités égyptiennes. M. Gliddon a résidé longtemps au Caire, et après s’être mis au courant des travaux qu’a créés en Europe l’impulsion donnée par le génie de Champollion, il a entrepris de faire connaître ces travaux à ses compatriotes. M. Gliddon a parcouru toutes les grandes villes des États-Unis en enseignant les principes de la lecture des hiéroglyphes, et en exposant les résultats de la science à un auditoire qui se renouvelait partout où le professeur portait son enseignement nomade. On ne croirait pas que la curiosité des Américains à l’endroit des hiéroglyphes et des momies ait pu faire une existence honorable à M. Gliddon. C’est pourtant ce qui est arrivé. J’ai assisté ici à la première leçon de ce propagateur zélé d’une science qui m’intéresse, et j’ai eu un vrai plaisir à le connaître personnellement. La salle du cours était tapissée de dessins et de peintures qui représentaient les principaux objets sur lesquels roulera l’enseignement de M. Gliddon. L’assemblée était nombreuse ; beaucoup de dames y figuraient. Le professeur a exposé devant cet auditoire, très attentif les premiers élémens de la lecture des hiéroglyphes. Cette exposition a été très favorablement accueillie. J’ai eu moi-même, grâce à M. Gliddon, à me louer de la bienveillance de ses auditeurs. Le professeur ayant bien voulu me nommer parmi ceux qui s’étaient occupés de ces études à propos de l’inscription de l’île de Philé, découverte par M. Lepsius, et dont j’ai rapporté une empreinte, le public a applaudi. Quand je prenais avec M. Durand l’empreinte d’une inscription égyptienne dans l’île de Philé, je ne m’imaginais guère qu’un jour il en serait question devant moi sur les rives du Mississipi.


26 janvier, en route vers la Havane.

Rien ne peut égaler la confusion du départ. Tout le monde, selon l’usage, attend le dernier moment pour s’embarquer. Hommes, femmes, enfans, porteurs chargés de bagages, se pressent sur la planche étroite qui conduit au bateau. Les effets des voyageurs sont entassés pêle-mêle. Il m’a été impossible de découvrir mon sac de nuit, et je pars sans l’avoir vu transporter à bord ; mais je commence à me faire aux habitudes américaines, et j’ai la confiance qu’il se retrouvera, ce qui en effet est arrivé.

Me voilà donc de nouveau sur le Mississipi, que je vais descendre jusqu’à la mer. Les bords du fleuve sont plats ; son eau limoneuse forme des tourbillons qui le rendent très dangereux pour ceux qui y tournent On dit qu’il ne rend jamais ce qu’on jette dans ses flots. Il a en quelques endroits plus de deux cents pieds de profondeur. On compte quatre cents affluens qui viennent se verser dans son sein. C’est une des masses d’eau les plus respectables de l’univers. La Tamise, la Loire, le Pô, l’Elbe, la Vistule, le Danube, le Dnieper, le Don, le Volga, le Rhin, ne forment pas le tiers du volume des eaux du Mississipi. Ce fleuve mérite son nom, qui veut dire père des eaux.

La vallée du Mississipi est une région immense. On a calculé que, si elle était peuplée proportionnellement à l’Angleterre, elle contiendrait les deux tiers de la population entière du globe terrestre, et on ne voit pas pourquoi il n’en serait pas ainsi avec le temps. Alors la Nouvelle-Orléans sera peut-être la plus grande cité qu’ait jamais vue le soleil. Déjà le commerce du Mississipi a été évalué en 1850 à près de 1 milliard et demi. On estime qu’il s’élèvera à une somme double, environ 3 milliards, en 1860. Ces perspectives de l’avenir sont imposantes ; elles frappent l’imagination et peuvent l’inspirer de diverses manières. Tandis qu’un Américain, M. Ruggles, exprime son admiration à sa manière en appelant le Mississipi une immense machine qui épargne le travail (a labour saving machine working one a scale so vast), le capitaine, Maury, dans une lettre adressée à un journal américain, saluant l’avenir du commerce qui réunira un jour le Mississipi et les grands fleuves de l’Amérique méridionale, s’écrie avec enthousiasme : « Le golfe du Mexique n’est qu’une expansion du Mississipi, comme la mer des Caraïbes n’est que l’expansion en une vaste nappe d’eau de l’Amazone, de l’Orénoque, de la Madeleine. Ces deux bras de l’Océan sont la source du grand courant marin (gulf stream). Les habitans de la vallée du Mississipi n’ont qu’à repousser du pied la pierre dont les lois commerciales ont scellé cette source, et eux et leurs enfans et les enfans de leurs enfans savoureront les douceurs et s’enivreront des richesses qui leur sont réservées, et il n’y aura personne pour se mettre entre ces biens et eux. » Telle est aujourd’hui la poésie du Mississipi, dans lequel on chercherait vainement ce vieux Meschacebée roulant à travers le silence des forêts primitives. L’Amérique d’Atala et des Natchez ne se retrouve plus guère ; mais au milieu de cette Amérique nouvelle qui l’a remplacée, l’imagination est comme hantée par les visions grandioses et brillantes dont elle a été nourrie. Ces souvenirs doivent m’être présens plus qu’à personne, à moi, qui ai eu pendant trente ans l’honneur d’approcher chaque jour le grand peintre du Nouveau-Monde, et qui me fais un devoir, puisque l’occasion s’en présente, de protester contre les attaques injustes que l’on n’a pas épargnées à cette noble mémoire.

À mesure qu’on avance à travers le delta du Mississipi, on voit le fleuve jaunâtre couler à pleins bords entre des rives basses, sous un ciel gris. Sur ces terres à fleur d’eau croissent confusément des arbres dont les branches se tordent en tous sens, et qui semblent faire des contorsions bizarres. En avant se montrent quelques touffes de palmiers nains ; au loin devant nous, le fleuve apparaît des deux côtés comme une corde noire tendue à l’horizon. Ce paysage n’est pas beau, ni laid non plus, mais grand et triste.

Le delta fait comme une pointe dans le golfe du Mexique, de sorte qu’on voit la mer à droite et à gauche par-delà une mince langue de terre, et qu’avant d’y être entré on en est comme environné. Sur les derniers prolongemens du sol américain ; il y a encore quelques maisons qui s’élèvent entre les roseaux ; le fil aérien du télégraphe électrique court à travers les airs, suspendu au-dessus des solitudes et apportant des nouvelles de la civilisation à ces régions perdues où la terre confine et se mêle à l’Océan. En contemplant le delta du Mississipi, je pense au Nil : même couleur des eaux, même horizon. Nés de causes analogues, tous les deltas se ressemblent. Si le temps était plus chaud, je verrais des caïmans dormir au soleil sur les bancs de sable, comme je le voyais faire aux crocodiles dans la Haute-Égypte. Aspect semblable et destinée contraire : là toute la grandeur du passe, ici toute la puissance de l’avenir. L’imagination est accablée, quand en présence des pyramides elle s’interroge sur ce qui existait il y a cinq mille ans ; elle est écrasée quand aux rives du Mississipi elle se demande ce qui sera dans cinq mille ans.

Elle peut aussi se plonger dans un passé auprès duquel les œuvres les plus antiques de l’homme sont bien jeunes. M. Lyell a conclu, d’un calcul fondé sur la quantité de matière solide charriée annuellement par les eaux, qu’il a fallu soixante-sept mille ans pour former le delta du Mississipi, et d’après M. Élie de Beaumont, ce delta est entre tous ceux des grands fleuves celui qui se forme le plus rapidement. Quelle antiquité cela donne au delta du Nil, dont les progrès sont beaucoup moins rapides[11], et combien se sont abusés ceux qui voulaient que l’origine de ce dernier fût postérieure au commencement des temps historiques ! Quand on fouille dans le delta du Mississipi, on trouve plusieurs étages de forêts souterraines, entassés par lits successifs les unes au-dessus des autres. Dans une de ces fouilles, on a découvert, dit-on, un crâne humain. D’après la profondeur de son gisement, un auteur américain affirme que ce delta était habité par l’homme il y a cinquante-sept mille ans, fait qu’il faudrait vérifier et conclusion que la science ne peut admettre ; car s’il est quelque chose de démontré en géologie, c’est le peu d’ancienneté de la race humaine sur la terre.

Le moment où l’on s’apprête à passer la barre est toujours un peu solennel : on fait silence. Des remorqueurs passent très près de nous : il semble qu’on va se heurter : c’est que personne ne veut sortir du chenal. Enfin nous avons passé ; nous sommes en mer : on le sent déjà au balancement d’abord presque insensible des vagues. Longtemps l’œil suit le cours du Mississipi se prolongeant au sein du golfe, et formant une traînée blanchâtre qui finit par se perdre à l’horizon.

J’ai vu le Canada, je vais voir l’île de Cuba, et, j’espère, le Mexique. Ces trois pays sont appelés à faire tôt ou tard partie de l’Union américaine. Le Canada, qui est en ce moment bien gouverné, s’y adjoindra le dernier ; mais que ce soit pour elle un avantage ou un danger, Cuba et le Mexique ne tarderont pas beaucoup, par la force des choses, à tomber sous les lois de l’envahissante république. Ainsi cette seconde partie de mon voyage se lie à celle que je viens d’achever : visiter Cuba et le Mexique, c’est encore voyager dans les États-Unis, dans les États-Unis de l’avenir.


J.-J. AMPERE.

  1. Voyez les livraisons des 1er et 15 janvier, des 1er et 15 février, des 15 mars et du 1er et du 1er mai et 1er juin.
  2. Graham, History of the United-States, t. III, p. 52.
  3. Ce chiffre a été établi par le représentant qui a présenté au congrès un bill pour la sûreté de la vie des voyageurs sur les bateaux à vapeur. Le bill a été adopté.
  4. Le sucre lui-même est produit sans esclaves au Mexique, dans les colonies anglaises et françaises depuis l’abolition de l’esclavage. Quand je serai à la Havane, j’examinerai si cette abolition a été aussi funeste à ces colonies qu’on le dit souvent.
  5. Annales Maritimes, Revue Coloniale, 3e série, XXXIIe année, t. IV, p. 275.
  6. Annales Maritimes, Revue Coloniale, 3e série, XXXIe année, t. III, p. 616.
  7. Péligot, Rapport adressé à M. l’amiral Duperré sur des expériences relatives à la fabrication du sucre de canne, 1848, p. 91.
  8. Les fabricans de sucre obtiennent tout au plus de la canne 8 ou 6 pour 100 de sucre brut, et 2 ou 3 de mélasse, tandis que cette plante contient 18 pour 100 de matière sucrée. Péligot, sur la Composition chimique de la canne à sucre de la Martinique, 1840, p. 25.
  9. Ce préjugé commence à diminuer quoique peu. On m’a parlé d’un homme de couleur fort habile en certaines parties de l’industrie sucrière. On avait besoin de lui dans une plantation : il a mis pour condition à ses services qu’il dînerait avec ceux qui les réclamaient. Grand embarras à ce sujet. Enfin voici, après mûre délibération, le parti qu’on a pris. Les vieux parens n’ont voulu entendre à rien et ont préféré dîner dans leur chambre ; les jeunes gens, plus esprits forts, se sont mis à table avec l’homme de couleur. Ce petit fait indique un progrès.
  10. Du reste, la classe des Aspasies quatreronnes diminue, nous assure-t-on, à la Nouvelle-Orléans. En même temps que les Irlandais dépossèdent à coups de poings les noirs libres de leurs fonctions de portefaix, les Irlandaises font une concurrence victorieuse aux belles de sang mêlé.
  11. Selon M. Élie de Beaumont, les branches du Nil ne s’allongent pas en moyenne de plus de 4 mètres par an. [Leçons de Géologie pratique, t. Ier, p. 471.)