Propos du soir

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Propos du soir
Revue des Deux Mondes3e période, tome 112 (p. 301-337).
PROPOS DU SOIR

Le temps s’en va, le temps s’en va, madame ;
Las ! le temps, non ; mais nous nous en allons !
(RONSARD).


I. — VESPER.

Il est une heure de la journée que je trouve douce entre toutes. Le ciel répand assez de clarté pour que l’on hésite à faire allumer les lampes, et cependant le soleil, disparu à l’horizon, l’ombre qui déjà se fait pressentir, invitent à cesser le travail. Le moment du repas n’est point venu, et il n’est pas temps de reprendre les occupations du soir. On se repose en cette heure indécise qui n’est plus le jour et qui n’est pas la nuit. Elle est propice aux rêveries sur soi-même, aux évocations des faits que l’on a vécus, des pensées qui ont agité l’âme, des aspirations qui ont gonflé le cœur, des amis qui nous ont précédés sur le chemin des existences futures. On se revoit tel que l’on était, on se voit tel que l’on est, et l’on a grand’peine à se reconnaître. — Qui vive ? — Celui qui fut et qui n’est plus, celui qui est et qui s’étonne d’avoir été.

Cette heure où tout se calme dans la nature, où le tumulte de l’esprit semble s’apaiser, c’est le crépuscule. Bien souvent, enfoui dans mon fauteuil, immobile comme si je dormais, éveillé, mais silencieux, soustrait au monde extérieur, le regard fixe et les mains inertes, bien souvent je suis resté si profondément absorbé par mes rêvasseries que je n’en sortais qu’avec un effort douloureux, comme s’il m’avait fallu rompre un charme qui m’eût enchaîné. Que de chères voix parlent alors ; qu’elles sont harmonieuses, malgré l’accent de tristesse dont elles sont voilées ; qu’elles sont ingénieuses à faire vibrer l’écho du souvenir ! Elles émeuvent, elles enchantent ; on voudrait les écouter toujours. Elles ont la douceur des airs qui ont bercé le sommeil de notre petite enfance et que l’on ne peut entendre sans attendrissement.

Cette heure « de lumière douteuse, » comme le dit si bien l’étymologie de son nom, qui chaque jour se reproduit, apparaît aussi et se prolonge plus ou moins au cours de l’existence ; elle sonne entre la vieillesse et la caducité ; elle conserve encore quelque reflet des lumières d’autrefois, mais elle annonce la nuit définitive que souvent elle précède de bien peu. Bientôt il conviendra d’allumer la dernière lampe, la petite lampe sépulcrale qui doit éclairer l’obscurité permanente, sans astre, sans aurore et où peut-être elle s’éteindra. C’est le crépuscule de l’âge qui, lui aussi, a sa douceur, car il est fait d’apaisement, d’indulgence et de résignation.

La vigueur fait défaut ; mais la débilité venue graduellement est enveloppée d’une sorte de somnolence qui endort les forces corporelles et les maintient dans un état indécis que j’appellerais volontiers la rêverie de la matière. Une à une les joies physiques ont disparu et l’on se souvient, non sans regret, de l’activité autrefois dépensée. Rien ne fatiguait alors et tout lasse aujourd’hui. Une nuit passée en wagon éreinte ceux qui, aux heures de la primevère, restaient juchés pendant des mois, sans défaillir, sur le dromadaire des caravanes. Au cours des années, les forces se sont épuisées par le seul fait du long usage ; l’élément vital qui les animait n’a plus l’énergie de les réparer ; tout effort leur est pénible, si pénible qu’il reste vain. « As-tu remarqué, me disait un de mes vieux camarades, que les architectes font maintenant les escaliers beaucoup plus raides qu’autrefois ? — Oui, mon ami, je l’ai remarqué. »

La guenille, chère au bonhomme Chrysale, a fait son temps ; elle ne rend plus que de faibles services, tout juste assez pour démontrer qu’elle n’est pas entièrement détruite ; d’elle on n’exige plus rien, par prudence autant que par commisération ; on ne la contraint pas, on se contente de ce qu’elle donne d’elle-même, en vertu de l’impulsion originelle dont les vibrations ondulent encore par habitude plus que par volonté. Dans cette matière devenue incomplète et trop souvent souffreteuse, l’esprit a conservé son acuité, du moins il le croit. Quand même ce serait une illusion, cette illusion est si bienfaisante, qu’il serait cruel de la contredire ; vieille lanterne, mais vive lumière, que l’on ne saurait entretenir avec trop de soin. Du reste elle s’entretient d’elle-même et si parfois, dans des heures de malaise, elle semble pâlir, elle se rallume promptement et reprend son éclat.

Dans les vieux cerveaux la bataille des idées ne prend jamais fin ; les armes sont plus courtoises et moins acérées qu’au début de la virilité, mais elles sont solides encore et de bonne trempe. Les aspirations sont ardentes, la foi aux grands principes de justice et de liberté est intacte, malgré les déceptions inhérentes à la vie ; l’horreur des prévarications ne s’est point attiédie, le mépris des ambitions vulgaires et des intrigues souterraines n’a rien perdu de sa probité. Si l’esprit garde le silence et se complaît en ses propres conceptions, s’il ne les émet pas et les soustrait aux curiosités d’autrui, c’est qu’il n’ignore pas que les discussions sont rarement fécondes. Les idées se sont simplifiées et par conséquent fortifiées. L’élimination s’est faite d’elle-même ; on dirait que l’âme s’est blutée au souffle des années ; elle a rejeté les scories, les parasites, les accessoires, les inutilités, les inconsistances : frivolités où se plaît la jeunesse et qu’emporte le vent de l’âge mûr. Reste un petit nombre d’idées primordiales, très nettes, très fermes, débarrassées de tout hors-d’œuvre : cela suffit à la vie intellectuelle.

Cette lueur qui brille dans l’homme intérieur se projette avec prédilection vers le passé. C’est la lampe des vierges sages qui ne dépensent pas inutilement leur huile. A quoi bon en effet regarder vers l’avenir, se hausser pour voir les années qui se préparent ? L’expérience ne nous a-t-elle pas enseigné que, pour le vieillard, comme pour l’adolescent, les ténèbres futures ne se déchirent jamais. Cette vérité est inscrite à toute page de l’histoire, car les événemens les plus savamment combinés pour parvenir à un résultat déterminé conduisent infailliblement à un but opposé. L’homme n’est pas doué de prévision : nul n’est prophète, ni pour son pays, ni pour soi-même. Aujourd’hui serait horrible si l’on savait ce que demain tient en réserve ; on l’ignore et c’est un bienfait de l’ignorer. L’espérance seule donne la force de vivre. Qu’elle est vraie, qu’elle est bonne conseillère, la devise des souffleurs du grand œuvre : dum spiro, spero ! Sous ce rapport l’humanité entière appartient à Hermès : tant qu’elle respire, elle espère. Elle a droit au bonheur puisqu’elle en a conçu l’idée ; ne pouvant le rencontrer en cette vie mortelle, tout au moins ne pouvant l’y fixer, elle l’a placé au-delà, dans les régions célestes des compensations et de la justice. Ces régions, l’avenir les promet, mais le passé les a décrites en ses légendes sacrées ; elles ont été le berceau des premières créatures humaines ; elles rayonnent d’un tel charme que l’on en a fait le séjour divin où seront admises les âmes sans tache ; c’est une sorte de patrie idéale qui sera rendue aux descendans du premier couple après le long exil de la terre.

Tous, à des degrés divers, nous avons un paradis perdu ; pour les uns, c’est l’enfance ; pour les autres, c’est la jeunesse ; pour tous, c’est une période éloignée qu’embellissent les illusions du souvenir, où disparaissent les imperfections, les souffrances et les lassitudes. C’est comme un point lumineux d’où toute ombre serait écartée. Vu de loin et du haut des montagnes, le paysage est admirable : tout y est pondération des lignes, harmonie des couleurs, splendeur des formes, grâce et beauté. On s’extasie et l’on s’écrie : qu’il ferait bon vivre là ! Que de fois cette exclamation m’est échappée en ma vie de voyageur ! Je me hâtais pour aller regarder de près la merveille qui m’avait ébloui de loin. A mesure que j’approchais, la fantasmagorie s’évanouissait : marécages, sables, landes arides, arbres rabougris, rochers rongés par la lèpre des lichens, tristesse et stérilité. Qui donc a tout changé ? Est-ce une fée perverse ? Non pas ; la coupable, c’est la fée des lointains, la fée bienfaisante qui transmue les cailloux en pierres précieuses, les broussailles desséchées en buissons bordés d’azur pour la délectation du sage resté à distance, jouissant de l’apparence et ne se souciant point de pénétrer dans la réalité.

C’était le bon temps, dit l’homme ; c’était le bon vieux temps, dit l’histoire ; lieux-communs que l’on répète parce qu’on les a reçus des ancêtres qui les tenaient de leurs aïeux. Ce n’est pas hier que Nestor, assis au milieu des chefs de l’armée grecque, raconte que de son temps, du bon temps de sa jeunesse, on était plus sagace, plus courageux, plus agile ; tout a dégénéré : les pierres sont lancées moins loin, les flèches frappent moins vigoureusement, la force humaine n’est plus ce qu’elle a été. C’est la manie des vieillards, c’est leur consolation peut-être de dénigrer le présent au détriment du passé qu’ils glorifient :


Et les fils de nos fils qui sont moins grands que nous !


dit le vieux Job dans les Burgraves. Notre enfance personnelle a pu être heureuse, mais le temps de notre enfance n’a pas été plus heureux que le temps de notre vieillesse. C’est l’a ce qu’il faut savoir, car partout et toujours, les misères, les déboires, les erreurs, ont été le lot de l’humanité. Apprendre à souffrir, c’est apprendre à vivre. Si par le caprice d’une divinité moraliste et railleuse nous étions tout à coup reportés à soixante-dix ans en arrière, au milieu des rues boueuses, mal pavées, sans trottoirs et sans becs de gaz ; dans une ville sans omnibus, sans tramways, parcourue par un nombre insuffisant de fiacres sordides ; dans un pays que ne traverse aucun chemin de fer et où les diligences se traînent paresseusement sur des routes effondrées ; si la censure comprimait la pensée, si une part infime de la population était seule appelée à désigner les mandataires législatifs qui votent le budget, approuvent les emprunts et participent au gouvernement du pays ; si les théâtres, les journaux n’existaient qu’en vertu de privilèges toujours révocables ; si le transport des lettres était onéreux, si le système des communications télégraphiques n’était même pas soupçonné, si le chloroforme n’avait point émoussé le bistouri, si Pasteur n’avait point muselé la rage, si l’hélice de nos navires ne tournait point sur les océans, si l’isthme de Suez était toujours le désert que les saint-simoniens voulaient percer dès 1832 ; si la police de sûreté était entre les mains d’un forçat libéré, si la chaîne des galériens voyageait en France à petites journées, nous serions en droit de nous écrier : Quelle horreur ! Qu’est-ce que cela ? — Cela, c’est le bon temps ! celui d’hier ; jugez de celui des siècles passés. L’homme est injuste envers lui-même et semble s’ingénier à méconnaître les progrès qu’il accomplit.

Ce regret des jours que nous avons vécus est sans inconvénient et ne peut rien aujourd’hui sur la marche ascensionnelle de l’esprit humain ; mais autrefois il n’en était point ainsi, et cet amour immodéré d’un temps que l’on n’a pas connu a été de conséquence grave, car il en est résulté que des doctrines sans valeur ont été affublées, en vertu de leur caducité même, d’une autorité qui paraissait indiscutable et avait force de loi. « En tout les anciens sont nos maîtres : » c’est là un axiome par lequel, pendant longtemps, l’initiative a été vaincue. Pour s’y être fortement attaché, le moyen âge a failli éteindre toute clarté et plonger le monde dans la nuit. Le progrès n’a pas été arrêté, — rien ne l’arrête, — mais il en a été ralenti. En matières scientifiques, tout ce qui ne se trouvait pas, au moins en germe, chez les anciens, était frappé d’exclusion ; eux seuls avaient découvert la vérité et l’avaient proclamée. C’était être imprudent et parfois hérétique que de la chercher ailleurs que chez eux : médecine, astronomie, géométrie, mathématiques, ils avaient tout approfondi avec une telle perspicacité que, pour si peu que l’on s’en éloignât, on sombrait dans l’erreur : aux jours mêmes où un souffle de vitalité a passé sur l’Europe, où elle secoue sa torpeur, où l’Amérique est découverte, où l’imprimerie apporte à la réforme de Luther une force d’expansion extraordinaire, à l’heure où tant de voiles sont déjà déchirés, cette passion du « jadis » subsiste avec énergie ; elle est le support de l’iniquité et provoque des niaiseries criminelles ; c’est sur la parole d’un ancien que Galilée est condamné. Ce qui n’a pas empêché la cosmologie de faire les progrès que l’on sait, car, elle aussi, elle se meut.

Le regret du passé, à tous les degrés, est instinctif à l’homme ; je n’ai point la prétention d’échapper au sort commun, moi aussi je regarde avec émotion vers les jours écoulés ; j’écoute leur murmure qui berce le crépuscule de ma vie, car je suis en plein cours de vieillesse ; j’espère que l’arrêt sera subit et que je n’aurai point à descendre, échelon par échelon, jusqu’aux ténèbres de la caducité ; j’en ai assez de mon enfance, je n’y voudrais pas retourner. La mort enviable, c’est celle qui, en passant, a touché le général Chanzy, que j’aimais d’une si haute affection et qui portait au cœur un prodigieux amour de la France. Un matin, on l’a retrouvé souriant, la tête sur l’oreiller : déjà il était froid. Il n’a eu ni le déclin, ni l’angoisse, ni les affres. On dirait que cette fin subite et calme a été la récompense de son admirable existence ! Elle est odieuse, la mort, lorsqu’elle frappe certains êtres d’élite que leurs qualités auraient dû rendre immortels ; mais en elle-même, elle n’a rien de redoutable. Elle m’apparaît sous forme d’une horizontalité blanche qui est la détente des efforts accumulés, le repos sans rêve, la sérénité que rien ne troublera, ni le regret de la veille, ni l’inquiétude du lendemain. Les anciens ne semblent guère s’en être effrayés, eux qui ont dit : « Celui qui meurt jeune est aimé de Dieu. » On ne saurait trop se répéter la parole du Tasse mourant : « Si la mort n’était pas, il n’y aurait, au monde, rien de plus misérable que l’homme. »

Ce qu’il y a de laid dans la mort, ce qu’il y a de malpropre, c’est l’appareil dont elle s’entoure, c’est le cortège qui l’accompagne. Ce n’est pas la fin qui est pour faire reculer, c’est ce qui la précède, c’est la lente décomposition de la matière, c’est la souffrance agissant comme un tortionnaire qui prolongerait le supplice pour se divertir ; c’est l’agonie qui dure non-seulement pendant des heures, mais pendant des jours, parfois pendant des semaines. Là est l’iniquité suprême : la physiologie l’explique, la science la commente, la raison se refuse à la comprendre et plus d’un cœur en est révolté. Rien n’est resté intact dans le pauvre moribond, les sentimens eux-mêmes ont été décomposés : de toutes les facultés qui avaient fait de lui un être complet et pondéré, la sensibilité de la chair seule subsiste ; la douleur physique s’en empare et en abuse jusqu’à l’exaspération. Pour les témoins de ces luttes sans merci, où l’immoralité de la nature se montre dans sa lâcheté supérieure, un soupir de soulagement se mêle au dernier soupir de la victime ; enfin, il ne souffre plus ! Certaines sectes annoncent le décès d’un des leurs par une phrase consacrée : notre frère est entré dans le repos. Cela rappelle l’exclamation de Luther dans le cimetière de Worms : Invideo quia quiescunt ! je les envie parce qu’ils reposent.

Nous avons la manie de chercher des causes morales à toute chose, même à des accidens exclusivement physiques. Combien de malades, de femmes dévorées par un cancer, d’hommes désarticulés par l’arthrite disent avec une conviction qui est touchante à force d’être naïve : — « Je ne sais pas pourquoi je souffre tant, car je n’ai jamais fait de mal à personne. » — En somme, ils ont raison de ne pas comprendre l’incompréhensible, de s’indigner contre l’injustice de la douleur, et de s’étonner de l’inaction de la Providence qu’on leur a enseigné à invoquer. Cesser de vivre devrait suffire : le reste est superflu, et, par conséquent, cruel. Cette souffrance de surcroît, qui semble l’œuvre d’une divinité malfaisante, explique les mulochs dévorateurs altérés de sang, éclatant de joie aux supplices et que la crédulité enfantine des superstitions s’imaginait apaiser en les gorgeant de victimes humaines : — « Puisque tu ne te plais qu’aux gémissemens, aux sanglots, aux maux incurables, accepte en sacrifice les meilleurs, les plus purs, les plus innocens d’entre nous et que cela nous mérite d’être épargnés par Toi, ô Dieu de haine que rien n’apaise, maître de la guerre, générateur des pestes, protecteur des lentes agonies ! O Seigneur du meurtre, des ulcères et de la lèpre, détourne ton souffle de nous et laisse-nous mourir en paix ! »

Les cultes sanguinaires ont fait leur temps et ne reviendront plus ; mais est-on bien certain que les créatures simples, lorsqu’elles souffrent, ne se tournent pas vers Dieu en l’accusant, en lui disant : — « Que t’ai-je donc fait pour tant souffrir ? » — C’est le cri de la douleur, comme le cri du bonheur est : — « O mon Dieu ! je te remercie ! » — Cela prouve qu’en notre pauvre race les erreurs ont la vie dure, car faire remonter à la divinité, quelle qu’elle soit, la responsabilité des incidens de la vie humaine, c’est accepter la pensée qui semble naître avec le monde historique et que l’on trouve inscrite en tout chapitre des premiers livres de la Bible : l’homme est ici-bas récompensé ou puni selon ses mérites ou ses fautes, non point par le groupe au milieu duquel il vit, mais par Celui auquel un mot a suffi pour créer le ciel et la terre. Cette conviction s’est emparée des esprits. Les croyans les plus convaincus d’une vie future et rémunératrice la subissent, s’y soumettent et font des actes de contrition et de charité, afin d’éloigner un malheur qu’ils redoutent ou de recevoir une faveur qui leur sera précieuse. Encore à cette heure, comme au temps de Jérémie, les plaies dont sont frappés les peuples ne sont que l’expiation de leurs péchés. Je me rappelle qu’en 1849, pendant que le choléra multipliait ses meurtres à Paris, on a prêché que l’épidémie était la punition de la révolution de février. Couramment on disait : C’est la main de la Providence !

Pour ce qui lui paraît inexplicable, l’homme fait intervenir la puissance mystérieuse d’où tout émane, c’est pourquoi il a sans cesse le nom de Dieu sur les lèvres et c’est pourquoi de toute région, en tout idiome, à tout instant, un flot de prières monte vers le ciel. Prières vaines, a-t-on dit ; il se peut ; la question est redoutable et je ne me permettrai point de la traiter. Il m’est indifférent de passer pour un esprit faible, mais j’estime que si la prière n’atteint pas celui à qui elle s’adresse, elle n’en est pas moins bienfaisante pour celui qui prie ; ne serait-elle que le moteur de l’espérance, elle est respectable et c’est être cruel que d’en démontrer l’inefficacité. La bonne femme qui fait brûler un cierge et s’agenouille devant l’autel se relève plus vaillante et rassérénée. L’existence est si fertile en infortunes qu’il faut conserver à l’homme tout ce qui peut l’aider à la supporter, fût-ce une insoutenable superstition. Les simagrées des derviches à Constantinople et au Caire ne m’ont point fait sourire ; à Jérusalem, les lamentations des Juifs pleurant la tête appuyée sur les substructions du temple m’ont attendri, et, dans le désert, je cessais de fumer lorsque mes chameliers priaient, prosternés dans la direction de la Caaba.

Tout ce qui fait du bien à la créature humaine, tout ce qui la soulage en ses misères, tout ce qui est comme une étape de repos sur son dur chemin est digne de respect et ne doit jamais être raillé. Il est facile de nier Dieu, mais on ne l’a pas encore remplacé dans les cœurs de ceux qui ont besoin d’y croire ; la raison ne satisfait que le raisonnement et le raisonnement est impuissant contre la souffrance et le désespoir. De telles opinions ne sont point celles d’un philosophe, je m’en doute bien et ne saurais m’en affliger, car la philosophie n’est peut-être qu’un exercice agréable à ceux qui en ont le goût. Apprend-elle à vivre, apprend-elle à mourir ? Je ne sais ; à coup sûr elle apprend à discuter, ce qui est une bonne ressource le soir, en hiver, au coin du feu.

Ne sachant pas pourquoi il naît, pourquoi il existe, pourquoi il meurt, l’homme a inventé des hypothèses qui satisfont plus ou moins sa tendance au surnaturel et son besoin de croyance, mais qui n’expliquent rien. À voir la quantité prodigieuse de dieux qui ont régné depuis que le monde est sorti du chaos, on est étonné de la fécondité des imaginations, mais on peut reconnaître que chacune de ces divinités a été, en son heure, un stimulant et un point d’appui pour l’âme humaine. Il est possible que tout ce que l’on nous a enseigné n’existe pas, il n’en faut pas moins conduire sa vie comme si tout cela existait. Dans la crainte d’un châtiment, dans l’attente d’une rémunération ? Non pas ; dans le seul intérêt de sa conscience, par devoir envers soi-même ; je dirai le mot brutal : par propreté. Cette pensée est irréductible en moi ; elle me vaudra, j’espère, l’indulgence des « esprits forts » qui professent ce que Montaigne appelait « l’opinion si rare et incivile de la mortalité des âmes, » opinion qu’il m’est impossible d’admettre. Sans essayer de discuter des théories et des dogmes, je m’en tiens à la formule d’Épicure que Lucrèce a interprétée, disant :

Ex nihilo nihil, in nihilum nil posse reverti,

mot pour mot, on peut traduire le vers latin en un vers français :

Rien ne vient du néant, rien n’y peut retourner.

Quand même la race humaine, rejetant toute doctrine spiritualiste, s’abîmerait dans les bestialités du matérialisme, l’homme individuel, en toute circonstance grave de sa vie, ne pourrait s’empêcher de prier, ne serait-ce que par une involontaire exclamation. Une parole, une seule, est souvent une oraison complète, une invocation à une puissance supérieure et infaillible. Où vont-elles, ces prières qui, comme l’encens des souffrances et des félicités de la terre, s’élancent vers les régions espérées par la ferveur et entrevues par la foi ? Voilà bien des années que j’ai reçu réponse à cette question en des termes qui sont plus d’un poète mystique que d’un savant, mais que je n’ai pas oubliés. J’étais à bord d’un bateau à vapeur faisant le trajet de Malte à Syra. Nous avions doublé le cap Matapan, la nuit était venue, une nuit claire et douce, éclatante d’étoiles qui se reflétaient dans les eaux tranquilles. J’étais assis sur le pont à côté d’un jeune prêtre missionnaire, né à Venise, à la fois enthousiaste et ascète, qui rêvait le martyre et allait le chercher dans le Béloutchistan. Nous restions silencieux, la tête renversée, absorbés dans la contemplation du ciel où la voie lactée se répandait comme un fleuve de lumière. Je la montrai à mon compagnon de hasard et je lui dis : « Qu’est-ce que cela peut être ? — Il me répondit : ce sont les limbes célestes ; c’est le séjour que Dieu a réservé dans l’immensité aux espérances déçues et aux prières inexaucées ; il y en a tant que nul calculateur n’a pu les dénombrer, elles sont si haut que nul télescope ne les peut apercevoir ; elles sont hors de la portée des hommes ; heureusement, car il en sort de telles lamentations que si la terre les entendait, elle mourrait de tristesse ; si elles tombaient des profondeurs de l’empyrée, où elles sont recueillies sous forme d’étoiles imperceptibles, le monde serait écrasé sous leur masse ! » — Je lui dis : « Êtes-vous astronome ? » Il se mit à rire et répondit : non ! je ripostai : « Ni moi non plus ! » — C’est ce qui me permet de reproduire son opinion qui, malgré mon ignorance, ne me paraît pas avoir une base scientifique sérieuse.


II. — LA VANITÉ.

Lorsqu’un vieillard a failli être appelé aux destinées d’outre-tombe, lorsqu’il a traversé une crise que l’on avait cru mortelle et que, revenu à la santé, il parle des images qui s’évoquaient spontanément en lui, on constate presque toujours le même phénomène : ce qu’il a revu dans les heures où il avait perdu sa propre direction, c’est son enfance, c’est sa prime jeunesse, celle de l’initiation, de l’entrée impétueuse dans le tumulte de la vie. Est-ce donc là ce qui a laissé dans l’âme l’empreinte ineffaçable puisque l’homme, dès qu’il n’est plus en possession de soi-même, est hanté par les visions des exubérances de la vingtième année. On dirait que la maladie en exaspère l’impression ; mais plus d’un sexagénaire solide encore et bien portant s’y reporte avec une sorte d’attendrissement et seul, au coin du feu, souriant et soupirant, se raconte ses anciennes aventures. Peut-être ces plaisirs ne valent-ils que par le souvenir amplifié que l’on en conserve ; et cependant, il faut bien admettre qu’à une heure donnée, ils aient une importance en quelque sorte vitale, car on leur a fait plus d’un sacrifice, car on les a célébrés sur tous les tons. Pour les avoir mis en vers, des poètes ont été illustres. Aux jours de mon enfance, ces fredaines juvéniles ont eu leur chantre attitré qui les a exaltées sans rien leur enlever de leur médiocrité. Comme elle passe la gloire de ce monde et comme l’âge mûr dédaigne les enthousiasmes de sa jeunesse ! Je suis étonné, et depuis longtemps déjà, de la hauteur du piédestal sur lequel on avait juché l’idole que nul autrefois n’eût osé ne pas encenser.

Pindare, Anacréon, Horace, Tibulle : il ne fallait alors rien de moins pour symboliser Béranger. J’imagine qu’aujourd’hui les comparaisons sont moins pharamineuses et que l’auteur du Dieu des bonnes gens, de la Cantharide et de la Bacchante n’est plus en si glorieuse compagnie. Parmi tant de choses qu’il a flonflonnées sur son luth, qui parfois sonnait un peu comme une guimbarde, il a placé en vedette « les plaisirs de son jeune âge, que d’un coup d’aile a fustigé le temps. » Il regrette le grenier où il a vécu en son avril, car c’est là que l’on est bien « pour rêver gloire, amour, plaisir, folie ; » en y songeant, « sa raison s’enivre » et <c il donnerait ce qui lui reste à vivre pour un des mois du temps où, leste et joyeux, il grimpait six étages. » Effet d’optique. C’est encore la fée des lointains, celle-là même qui embellit les paysages, qui pare aussi les mansardes, en les cachant si bien sous les brumes de l’imagination qu’on ne les reconnaît plus.

Effet d’optique, effet de crépuscule, souvent c’est tout un ; c’est peut-être plaisant en couplets avec refrain, mais dans la réalité c’est abominable. J’ai connu des hommes aujourd’hui célèbres qui, à la sortie du collège, ont connu les heures du dénûment et du jeûne. Ils n’estimaient pas que « dans un grenier l’on est bien à vingt ans ; » ils ne parlaient qu’avec indignation de cette époque de leur vie, et quelques-uns en ont conservé je ne sais quoi de morose qui a pesé sur leur existence. L’un d’eux, dont le nom est retentissant, me disait : « Là, j’ai eu une variole morale dont je suis resté marqué. » Je dois ajouter que ses visées étaient hautes et qu’il n’en était détourné ni par la grisette près de qui l’amour est un Dieu, ni par la gaudriole, ni par le bruit des verres, ni même par l’archet de la folie.

Ils sont respectables, entre tous, ceux qui ont traversé l’enfer de la jeunesse, de la misère, de la déception quotidienne et qui en sont sortis entiers, n’ayant rien sacrifié de leur foi en eux-mêmes, n’écoutant que la parole du Dieu intérieur et marchant par-dessus tout obstacle vers le but où leur vocation les guidait. Pour ne point mourir de faim, je parle sans hyperbole, ils ont accepté l’humiliation des métiers infimes, des métiers qui répugnaient le plus à leur nature d’artiste. Ils ont été expéditionnaires dans des administrations, ils ont copié les adresses sur des bandes destinées à des prospectus ; bien plus, ils ont couru le cachet et donné des leçons à des enfans rétifs ; j’en ai connu un qui surveillait le travail nocturne des ouvriers de la salubrité et qui faisait des vers en escortant, par fonction, les lourds tonneaux qui s’en allaient du côté de Pantin ou de MontFaucon. Il faut avoir une âme singulièrement énergique et une robuste conviction pour résister à de telles épreuves.

Nous savons ceux qui ont triomphé des avanies du sort, nous avons entendu proclamer leur nom au milieu des applaudissemens, nous avons joui de leur gloire qui accroît celle de la France ; nous les saluons parce qu’ils sont illustres et que leur illustration rejaillit sur le pays ; mais ceux qui ont succombé en route, ceux que leur débilité physique, aggravée par les privations, a vaincus, ceux qui sont morts à la peine en disant, comme André Chénier : « J’avais quelque chose là ; » ceux qui ont été détruits avant de pouvoir se manifester et qui ont emporté, dans leur tombe ignorée, le secret de leur talent, peut-être même de leur génie, nous ne les connaissons pas. Ils ont disparu avant l’heure propice, tombés dans la bataille inhumaine, faits pour la lumière, ensevelis dans l’obscurité, semblables à ces soldats du premier empire aptes à devenir des maréchaux de France, des dompteurs de nations, des improvisateurs de victoires, et qu’une balle perdue a tués alors qu’ils étaient lieutenans ou capitaines. A plus d’un l’on pourrait appliquer la vieille citation :


……… et si fata aspera rumpas
Tu Marcellus eris !


Ils n’ont pu briser les destins contraires et n’ont pas été. Qui doit-on accuser de la déconvenue ? L’homme lui-même, ou l’état social dans lequel il a vécu ? En vérité, je ne sais que répondre.

Ces jours d’angoisse, où l’on vit au hasard des heures et à la fortune des minutes, ces jours de délabrement m’ont été épargnés. Je doute fort que je les eusse supportés ; la misère et ce qu’elle comporte m’a toujours fait horreur. Les fatigues et la vie brutale n’étaient point pour m’effrayer lorsque j’étais jeune. Je serais probablement parti pour l’Algérie, j’aurais endossé le burnous rouge des spahis et j’aurais fait les chevauchées de la guerre. Plus d’un de mes camarades de collège, dégoûtés de la médiocrité de leur existence ou de la fonction qu’on voulait leur imposer, en ont fait autant, et, malgré quelques coups de sabre ou quelques coups de feu, n’ont pas eu à s’en plaindre, c’est le revenant bon du métier. Aujourd’hui, lorsque je les rencontre, je puis leur dire, en leur serrant la main : « Bonjour, mon général, comment vas-tu ? » Plusieurs sont tombés en Crimée, en Italie, en Lorraine, et n’ont point vécu sans gloire. Ma jeunesse n’a point connu la gêne : dès que je fus majeur, j’ai vécu à ma guise, car j’étais orphelin et de situation indépendante. J’ai toujours aimé passionnément les lettres ; mais, si dès le début il m’avait fallu en exiger le pain quotidien, je suis persuadé que j’y aurais renoncé sans esprit de retour. Il m’a été donné de pouvoir attendre, c’est là une bonne fortune dont j’ai gardé une gratitude inaltérable envers la destinée. Je n’ai pas hésité à refaire mon instruction, sur laquelle je ne me faisais aucune illusion, malgré le diplôme de bachelier que j’avais enlevé d’emblée, mais qui ne me rassurait pas sur mon ignorance. Que de choses on pourrait dire à cet égard, si ce n’était peine perdue ! Je me contenterai de rappeler que Beaumarchais retrouvant, dans sa vieillesse, une lettre, prose et vers, écrite par lui lorsqu’il était jeune, a dit : « Il a toujours fallu refaire son éducation en sortant des mains des pédans. » J’ai pu lire Virgile en Italie, Homère en Troade, Pausanias en Grèce, Champollion en Égypte et la Bible en Palestine ; c’est là un bon complément pour les humanités ; je le recommande à ceux qui seront de loisir, qui auront un peu de curiosité dans l’esprit et quelques écus en poche.

Ce n’est pas la seule grâce dont je suis redevable envers le pouvoir mystérieux qui distribue les dons au jour de la naissance. J’ai été naturellement exempt des deux passions qui, entre toutes, dépriment l’homme, le poussent à l’abîme et l’abrutissent. J’ai eu ce bonheur que le jeu m’ennuie ; il en résulte que je n’ai jamais joué, si ce n’est à la bataille, quand j’avais six ans, avec « ma bonne, » qui me trichait. Je n’y ai aucun mérite, car je n’ai pas eu à lutter contre de mauvaises suggestions. Que de fois, recevant les confidences, écoutant les lamentations de quelque camarade effaré, j’ai eu pitié des pauvres gens qui ne savaient point se résister et succombaient à des tentations plus fortes que leur volonté ! On m’a dit souvent : « Je vous plains de ne point connaître ces émotions qui centuplent la vie. » Si elles centuplent la vie, elles l’empoisonnent, et je n’en avais que faire. Par une double bonne fortune, je n’ai pas plus de goût pour la boisson que d’attrait pour le jeu.

Que l’on ne se récrie pas et qu’on ne vienne pas hypocritement dire : fi donc ! c’est là un vice populacier. C’est un vice humain. Nulle classe sociale n’y a échappé d’une façon absolue ; la qualité des boissons peut différer, mais le résultat est le même : vin d’Argenteuil, nectar olympien retour des Indes, c’est tout un quant à l’effet, c’est tout un quant à la cause. La science commence à reconnaître que c’est une maladie : l’alcoolisme. Je crois que la science a raison. Quelle maladie digne de commisération et quel homme de génie que celui qui en découvrira le remède ! Si jusqu’à un certain point on l’excuse chez le malheureux qui n’a d’autre joie que de « s’étourdir » en buvant une gaîté factice ; que penser des gens bien nés, instruits, auxquels nul honnête plaisir n’est interdit et qui trouvent là je ne sais quelle jouissance suprême qu’ils recherchent au lieu de la rejeter avec dégoût ?

Ni le rang, ni la fortune, ni l’éducation n’y échappent et de hautes intelligentes y ont sombré. J’ai connu le descendant d’une de nos grandes familles historiques qui roulait volontiers sous la table ; je pourrais nommer un millionnaire qui se grise, — pour être exact, — qui se soûle avec ses palefreniers ; il est telle femme du monde, correcte d’allures et distinguée, qui s’enferme et boit jusqu’à ce que sa femme de chambre la ramasse et la couche. O vous qui jamais n’avez bu plus que de raison, bénissez les Dieux immortels, ils ont tourné vers vous des yeux bienveillans ! J’ai toujours eu un dédain peu déguisé peur les chansonniers dont la muse titubante célèbre le jus divin, le sang de la treille, les dons de Bacchus et les hoquets de Silène. Ils sont nombreux, en toute langue, les couplets rimes à la gloire de ceux que Rabelais nommait : les humeurs de piots ; ce n’est point à l’honneur de la poésie cosmopolite. Il serait mieux de reconnaître que toute ivrognerie est crapuleuse et qu’elle met l’homme de plain-pied avec la brute. Des races entières périssent du mal d’eau-de-vie : regardez du côté des Peaux-Rouges, bientôt ils ne seront plus.

Dans un couvent situé non loin d’Agré-Dagh qui est le mont Ararat, un moine arménien m’a raconté une légende qui peut n’être pas déplacée ici. Lorsqu’Eve et Adam eurent détaché et mangé la pomme, ils furent subitement doués de connaissances qu’ils n’avaient point soupçonnées et dont le Seigneur Dieu fut inquiet. Au vingt-deuxième verset du troisième chapitre, la Genèse nous enseigne qu’il a dit : « L’homme est devenu comme l’un de nous, sachant le bien et le mal. » Craignant que l’homme ne fût semblable aux Dieux, ainsi que le serpent l’avait promis, l’Éternel créa la vigne afin qu’il devînt semblable aux bêtes. Le bon moine, caressant sa longue barbe noire et faisant ronfler son narghilé, me regarda avec malice et ajouta : « Dieu était en cas de légitime défense, je le reconnais, mais je crains qu’il n’ait dépassé le but, car, malgré sa prescience, il n’a pu deviner que l’on mettrait la fureur et la folie en bouteille. » Ayant dit cela, il avala un verre de raki et fit claquer sa langue.

Ces deux vices, ces deux maladies dont le remède pourrait bien être simplement un effort de volonté persistant, n’ont point enlaidi « les plaisirs de mon jeune âge » qui se sont traînés entre la médiocrité des choses et la banalité des relations. Ce qui a été plaisirs proprement dits, aux heures de mon printemps, ne m’a point laissé de bons souvenirs et ma mémoire n’aime pas à les évoquer, car je sais aujourd’hui ce que j’ignorais alors. Dans ma bonne foi encore imberbe, j’étais persuadé que je ne cherchais qu’à me divertir ; mais à cette heure où l’ensemble de ma vie m’apparaît, où j’en puis relever les étapes et compter les relais, je reconnais que, pendant l’époque qui suivit la fin de mes classes et précéda mon entrée dans l’existence réelle, mes plaisirs, ou ce que l’on appelait ainsi, eurent surtout pour mobile un sentiment peu recommandable : la vanité. La vanité irraisonnée du jeune homme qui ne s’est pas encore complètement débarrassé des gangues de l’enfance, qui ne sait rien de la vie, n’en apprécie que la surface et se prend aux apparences où il voit des modèles qu’il brûle d’imiter.

L’écueil est périlleux ; je n’y ai pas sombré, mais je m’y suis heurté et j’en ai conservé quelque rancœur contre moi-même. S’afficher en certaines compagnies, non point parce que l’on s’y plaît, mais parce qu’elles sont suffisamment mauvaises pour flatter l’amour-propre des novices et des niais ; rivaliser de sottises avec les plus futiles et d’extravagances avec les plus frivoles ; outrer les modes, par conséquent, les ridicules de son temps ; s’astreindre à des lieux de promenade, à des spectacles, à des façons d’être réglés, déterminés par un engouement inexplicable ; ne vouloir dîner qu’en tel endroit, parce que c’est de bon ton ; ne consentir à occuper que telle place au théâtre, parce que « c’est bien porté ; » en vérité, ce n’est pas là « s’amuser, » comme il convient à la franche jeunesse ; c’est jouer un personnage, c’est faire l’important au détriment de sa propre satisfaction, c’est exciter les quolibets de ceux dont on cherche à se faire admirer, c’est être un sot. Je l’ai été, pas bien longtemps, mais assez pour m’en vitupérer lorsque j’y pense.

Plus d’une fois je me suis senti subitement rougir, lorsqu’un soubresaut de ma mémoire me rappelle quelque sottise de ma vingtième année. Il m’arrive d’en sourire, le plus souvent j’en reste confus et mal à l’aise : est-il possible que j’aie été aussi nigaud ? Toute cette période m’apparaît alors comme une sorte de bal masqué que j’aurais traversé avec un faux costume, un faux nez, de faux sentimens et surtout de fausses sensations. A cet âge l’équilibre mental est-il complet ? Pour beaucoup Ton en peut douter. Dans l’exubérance même de la jeunesse il y a souvent plus qu’un grain de déraison. Et cependant est-il donc si digne de blâmer le bachelier qui, son diplôme en poche, s’imagine qu’il en a fini avec tout apprentissage, qu’il a droit à la vie et que le monde va lui faire place. Il a passé huit ou neuf ans au collège, dans un milieu qui, de 1830 à 1840, participait de la caserne et du couvent ; il a vécu forclos de l’existence sociale ; on lui a enseigné beaucoup de belles choses qui ne lui seront d’aucune utilité pratique au cours de sa vie, mais il n’a rien appris des usages du monde et pour cause ; il ne saura point se protéger, car on ne lui a pas indiqué les périls : non-seulement on ne l’a pas armé pour le combat, mais on ne l’a même pas averti qu’il aurait à combattre. Il est sans défense et sans défiance.

Tout le monde, pédagogues et parens, semble s’être donné le mot pour lui cacher la vie. Le plus souvent à ses questions on a répondu : tu sauras cela plus tard. Non-seulement il ignore la vie, mais, — et ceci est plus grave, — il se la figure, pour mieux dire, il la défigure, car celle qu’il imagine ne ressemble en rien à celle qui est. Lecteurs, souvenez-vous de vos dernières années de classes et dites si la vie a répondu à l’image que vous vous en étiez faite et que l’on s’était complu à vous en faire, sous prétexte qu’il ne faut pas porter atteinte aux illusions de la jeunesse. C’est charmant, la voix des illusions ; mais déjà au temps d’Homère, c’était le chant des Syrènes. Donc le garçon, frotté de grec, bourré de latin, badigeonné de philosophie, orné de rhétorique, muni d’histoire et verni de quelque science arrive en Sorbonne, le cœur battant. Ému jusqu’à l’angoisse, il s’assoit devant quatre honnêtes gens qui n’ont jamais causé préjudice à personne et qui cependant ont fait bien des malheureux. On l’interroge ; il traduit trois vers de Sophocle, six lignes de Tacite, il ne confond pas Molière et Corneille, il reconnaît, avec bonne foi, que Louis XIV est mort en 1715, il fait une règle de trois et démontre qu’une sécante est une ligne droite qui coupe une circonférence en deux points. Il n’a commis qu’un nombre toléré d’erreurs ; il est reçu : dignus, dignus est entrare ! on lui délivre un parchemin embelli de sceaux et de signatures : coût : cent francs !

Il est libre. De l’obscurité scolaire, il passe subitement au plein soleil et reste ébloui. S’il fait quelques écoles, ce n’est peut-être pas lui qu’il convient d’en accuser, mais le système d’enseignement, c’est-à-dire l’absence d’éducation qu’il a dû subir. En une seule année, en moins d’une année souvent, il la fait, cette éducation, dont on s’était ingénié à lui cacher les ressorts ; mais toute expérience se paie, il l’apprend à ses dépens et constate qu’Emile Augier a eu raison de dire dans les Lionnes pauvres : « On fait ses classes au collège, on ne fait ses humanités que dans le monde. » Et il en sera ainsi tant que la paternité et la maternité, pour mieux sauvegarder la liberté de leurs allures, procéderont par délégation : ça commence par la nourrice, ça continue par la bonne, ça se prolonge par l’institutrice, ça se termine par l’internat ; en somme, ça ne dure guère que dix-neuf ans. Ai-je besoin de dire que ce reproche ne s’adresse qu’aux gens dont la fortune et la situation permettent les sacrifices en faveur et pour le plus grand bien de l’enfant. Il ne manque pas de jeunes hommes instruits et vaillans dont on ferait d’excellens répétiteurs pour l’écolier qui, suivant en externe les cours d’un lycée, resterait en contact permanent avec la famille où il prendrait des habitudes correctes et épellerait au moins la préface de la vie. Je crois que de cette façon bien des sottises et bien des déceptions pourraient être évitées.

Ces sottises, j’en ai commis quelques-unes et j’en ai vu commettre beaucoup ; je me hâte de dire qu’elles ne tiraient point à conséquence et que plus d’un viveur en aurait ri de pitié. Elles n’en sont pas moins restées désagréables à mon souvenir, parce qu’elles étaient bêtes et, je le répète, entachées de vanité. Ce sont, en quelque sorte, de petites maladies morales auxquelles on n’échappe que bien rarement et qui sont à la jeunesse ce que la rougeole est à l’enfance. Une locution vulgaire exprime bien cet état de l’éphèbe longtemps comprimé par la claustration scolaire et tout à coup délivré ; on dit : il jette ses gourmes. S’il les jette, c’est au mieux, à la condition qu’elles ne reparaîtront plus ; mais s’il les garde, quelle misère et quelle dérision ! Lorsque, par malheur, il a pris le goût de ces plaisirs médiocres où les sens et un amour-propre peu exigeant trouvent leur pâture, si l’habitude dégénère en besoin, il est perdu ou bien près de l’être. S’il n’est qu’inutile, ce sera demi-mal ; en tout cas, et c’est déjà trop, l’exemple qu’il donne sera nuisible.

Il restera prisonnier des futilités qui constituent le fond même de ce qu’un singulier euphémisme appelle la vie élégante, et s’il veut par hasard s’en échapper pour regarder vers une chose sérieuse, il s’apercevra que ses facultés atrophiées n’ont plus la compréhension. A défaut de la jeunesse promptement disparue, car elle ne s’attarde pas près de ceux qui ont abusé d’elle, il en voudra simuler les apparences et se vieillira d’autant plus qu’il fera son visage, teindra sa barbe et exagérera la juvénilité de son costumé. Qui de nous n’a pas réprimé un sourire en voyant les fioritures dont un vieux beau peut orner son visage ! Le type même de ces Jézabels mâles a réjoui Paris pendant la durée du second empire : mes contemporains n’ont point oublié ce duc de Brunswick, ses perruques, son fard et le trait d’antimoine dont il bordait ses yeux. Il ressemblait à un des convives du festin de Trimalcion. Aucun des jeunes hommes que j’ai côtoyés à l’heure des plaisirs faciles n’est descendu à ce degré de ridicule ; ceux qui résistent encore, et que je rencontre aujourd’hui, s’appuient volontiers sur une canne qui n’est point une badine, ils ont de belles barbes blanches et ne cherchent point à dissimuler leur calvitie ; ils ont compris qu’il était sage d’aller au-devant de la vieillesse et de lui faire bon accueil. C’étaient des garçons d’entrain, mais ils n’étaient ni vicieux, ni bêtes, tant s’en faut, et la plupart avaient des qualités maîtresses qui leur ont permis de faire bon chemin dans la vie par la diplomatie, par la politique, par le ministère des finances et par l’épaulette. En traversant le ruisselet de la première jeunesse, ils n’ont jamais perdu pied et le terrain sur lequel ils ont marché a été un terrain solide fait pour porter des gens d’esprit droit et de cœur honnête. Lorsque le hasard nous met en présence, nous causons volontiers des choses du passé ; nous sourions avec quelque indulgence au souvenir des vieilles fredaines, mais je remarque que ceux qui ont des enfans sont plus sévères pour leurs fils qu’ils ne l’ont été pour eux-mêmes.

Il est un de nos anciens compagnons, qui n’est plus de ce monde, dont nous parlons avec regret, car il était digne d’affection, et avec d’inévitables éclats de rire, car il était doué d’une vanité qu’il éleva jusqu’au comique, quoiqu’il ait joué souvent sa vie pour la défendre ou pour la faire respecter. Je ne le nommerai pas, mais comme pour en parler, je dois lui donner un nom, je le baptiserai à l’aide du calendrier de la Nouvelle Héloïse ; je dirai donc qu’il se faisait appeler Saint-Preux. Il était d’extraction fort ordinaire, issu d’honorable petite bourgeoisie, mi-partie négoce, mi-partie robe et devait à son acte de naissance un nom d’une rare vulgarité. Dès qu’il fut hors du collège, il rejeta avec humeur ce nom qui lui déplaisait, quoiqu’il l’eût entendu proclamer à la distribution des prix du concours général et il en changea. Il n’y mit point de mystère et un soir que nous descendions de cheval, en revenant du bois de Boulogne, il nous dit : « Je vous préviens que dorénavant je m’appelle M. Saint-Preux. » Six semaines après il était M. de Saint-Preux. En goguenardant, nous le félicitâmes de sa promotion ; il fut bon prince et nous répondit : « La particule est plus convenable ; » ce n’était que pour se mettre en goût, car il ne devait pas s’arrêter là.

Quelques mois plus tard, il arriva chez moi un matin avec l’air d’un homme préoccupé d’une idée grave. Comme il était assez prompt de l’épée, je crus qu’il avait eu quelque querelle et qu’il venait me demander de lui servir de témoin. Je me trompais : qui ne se serait trompé ? Il s’assit et sans sourciller, il me dit : « Vous êtes de bon conseil et je désire vous consulter sur une résolution que je vais adopter et sur la forme que je dois lui donner, car je suis encore indécis. Veuillez m’écouter, la chose en vaut la peine. Je suis M. de Saint-Preux, mais cela ne me suffit pas. Il n’est aujourd’hui si mince croquant qui n’ajoute un de à son nom ; il m’est désagréable d’être confondu avec ces espèces. Je vais prendre un titre, mais lequel ? Je vous avouerai que mon embarras est extrême, j’hésite, conseillez-moi. Le marquis de Saint-Preux, c’est bien ; le comte de Saint-Preux, ce n’est pas mal ; je vous prie, tirez-moi de perplexité, à ma place que feriez-vous ? » Je répondis : « L’un et l’autre sont de résonance sérieuse et l’on peut en être satisfait ; mais tous deux offrent un inconvénient qui n’est pas sans gravité : la restauration a fait des marquis, l’empire a créé des comtes : ne craignez-vous pas que, si vous choisissez un de ces deux titres, on ne s’imagine que vous êtes de noblesse récente ? — Eh ! parbleu ! s’écria-t-il, je sais bien que c’est là l’objection ; mais on peut l’adresser à presque tous les titres ; il est certain que je préfèrerais être sénéchal, mais il n’y a pas à y songer. Voyons, faisons une répétition, cela nous aidera peut-être à bien choisir. » Il sortit, ferma la porte, la rouvrit et annonça : « M. le marquis de Saint-Preux ! » Je dis : « L’impression est favorable. » Il recommença le même manège : « M. le comte de Saint-Preux. » Je dis : « Ma foi, j’opine pour le comte, c’est du reste un titre de noblesse d’épée et que le théâtre a moins raillé que celui de marquis. — Vous avez raison, me répondit-il, adieu et merci ; je vais commander mes cartes de visite. »

Il vivait dans un milieu ironique et batailleur, on se moqua de lui, il se fâcha ; après son troisième duel on le laissa tranquille et le titre lui fut acquis, si bien qu’il le porta pendant la durée de son existence et qu’on le peut lire sur son tombeau. J’ajouterai que c’était un homme de courage, d’esprit et d’un grand talent. Est-il le seul, dans le monde parisien, qui ait reçu des lettres de noblesse de sa propre chancellerie ? De ces vanités de la jeunesse en son aurore subsiste-t-il quelque chose aux heures du crépuscule ? J’espère que non, mais je n’en répondrais pas.


III. — L’ANTAGONISME.

Lorsque j’avais vingt ans, les vieillards étaient unanimes à reconnaître que les hommes de mon âge étaient fous ; à l’heure qu’il est, mes contemporains proclament que les jeunes gens n’ont pas le sens commun. Refrain suranné que chaque génération entend chanter sur le même air ; cela ne change rien à l’ordre des choses, surtout dans notre pays de France où le paradoxe du matin est souvent le lieu-commun de la soirée. Je crois que les vieillards d’aujourd’hui ne sont pas plus clairvoyans que les vieillards d’autrefois et que les regrets du temps passé ne justifient pas le dénigrement du temps présent. Je me souviens d’un ami de ma famille, excellent homme, pris en Russie avec la division Partouneaux dont il commandait une brigade, grand ergoteur, détestant l’odeur du tabac et déclarant que s’il était « gouvernement, » il enverrait les jeunes fumeurs aux compagnies de discipline. Il parlait de tout avec autorité, comme s’il eût commandé une marche en échelon pour enlever une position. En matière d’art, de littérature et même d’histoire, il lâchait des hérésies contre lesquelles je me hérissais, car alors je n’avais point la riposte lente. Il me regardait, levait doucement les épaules, souriait avec quelque commisération et me répondait : « Mon garçon, attends que tu aies lait la guerre pendant vingt ans, avant de te permettre d’avoir une opinion. » Je n’ai pu en tirer d’autre argument. Ce vieux brave, — je n’ose dire cette vieille culotte, — se satisfaisait de peu, car bien souvent il m’a dit : « Si je redresse tes idées, c’est parce que je t’aime beaucoup : quand tu auras fait vingt ans la guerre… » Vide supra.

Les hommes d’intelligence supérieure n’échappent point à ce travers qui semble être le produit même de l’âge. « Je meurs avec l’Europe, » écrivait Joseph de Maistre, en 1821. Bah ! petit bonhomme vit encore ; Joseph de Maistre ignorait-il donc que décès et transformation sont choses différentes. Croire que tout meurt parce que l’on va mourir, c’est vraiment s’attribuer trop d’importance et c’est se diviniser plus qu’il ne convient. Faire de son De profundis individuel un De profundis général est peut-être excessif, quelles que soient les illusions que l’on se soit faites sur soi-même ; nul n’est la clé de voûte d’un monde, et le monument n’est point compromis parce qu’une pierre s’en détache. Il y a quelque chose de maladif dans ce besoin de rapporter tout à soi-même et d’absorber la destinée. Ce fut la manie de Chateaubriand. Il sonne le glas de son temps et de son pays : il prophétise les destructions ; sur tous les murs il écrit Mane, Thecel, Pharès ; du haut de ses déceptions, il hulule, il se lamente, il se cantonne dans les ruines du petit coin de l’histoire à laquelle il a été mêlé et s’imagine que tout est détruit, que tout est pulvérisé parce que sa tête branle de vieillesse et qu’il a des rhumatismes. La note lugubre de ces nénies assombrit son œuvre ; elle donne à son talent quelque chose de monotone et d’emphatique qui en atténue la valeur. Il a écrit : « A l’époque actuelle tout est décrépit en un jour ; qui vit trop meurt vivant. » Oui, certes, mais pour celui-là seul qui ne vit que de soi-même, qui compte les pulsations de son cœur en se figurant que c’est celui de l’humanité ; qui, semblable aux solitaires de l’Hindoustan, s’hypnotise dans la contemplation de son nombril ; qui s’adore et ne daigne pas abaisser les yeux sur le reste des mortels. Cette maladie de la sénilité, on peut la guérir. Comme la Voie Appienne la route de la vie est bordée de tombeaux, je le sais autant que personne ; mais jetez les yeux plus loin, sur les terrains qui vont être cultivés, et comptez les berceaux où vagit l’avenir. Il faut avoir le courage de rompre le charme qui retient attaché à la préoccupation de soi-même ; au lieu de n’avoir pour souci que de se regarder mourir, il faut regarder vivre les autres. Le spectacle en vaut la peine ; il est d’enseignement fécond, car il constate la marche incessante du progrès, — ô pessimistes, ne me lapidez pas ! — et de l’amélioration. Je prends pour point de départ la date de ma naissance : 1822. Énumérez les découvertes, les grandes œuvres, les grands hommes ; calculez le prodigieux effort accompli ; la face et le cœur du monde en ont été renouvelés, tellement que si un homme, mort le jour où je suis né, revenait tout à coup sur terre, il mourrait de surprise ou deviendrait fou en présence du spectacle qu’il aurait sous les yeux. Nous y sommes accoutumés et n’y faisons pas attention ; nous vivons au milieu de notre propre histoire et nous la dédaignons ; mais cette histoire, si nous en lisions un récit d’ensemble au lieu de la voir se composer devant nous, détail par détail, cette histoire nous arracherait un cri d’enthousiasme. Nous admirons le XVIe siècle, nous célébrons la grandeur du siècle de Louis XIV ; ce sont deux siècles enfantins si, sans opinions préconçues et sans esprit rétrograde, nous les comparons au nôtre.

Je sais bien que j’ai vieilli, pendant qu’éclataient toutes ces merveilles dont je profiterai jusqu’à mon heure dernière. Eh bien ! qu’est-ce que cela lait ? Le jour où je disparaîtrai, il y aura un vieil homme de moins, voilà tout ; ce n’est pas le cas de se lamenter, de prendre les dieux à témoin et de s’imaginer que « tout est décrépit en un jour, » ni que je meure avec ou sans l’Europe. Phraséologie de Narcisses littéraires, éperdus d’amour pour eux-mêmes et qui ne s’aperçoivent pas qu’en croyant faire l’oraison funèbre d’une société, d’une civilisation, d’un monde, c’est la leur qu’ils prononcent. Ils invectivent leur époque, parce qu’ils sont désespérés d’en être éliminés par l’âge, parce qu’ils ont horreur des ténèbres où ils vont entrer et où ils n’apercevront plus le rayonnement de leur amour-propre. Si, au lieu de ne songer qu’à eux, ils avaient pu s’oublier et penser aux autres, ils auraient moins souffert et auraient compris la grandeur de leur temps ; ils n’auraient point douté des jeunes générations et auraient envisagé avec sécurité l’avenir dont ils ne feront point partie.

Ce n’est pas une des moindres infirmités de la vieillesse que cette myopie égoïste qui empêche de voir autour de soi ; on en souffre et l’on en fait souffrir les autres. Comme tout ce qui est injuste, la négation systématique est douloureuse et lorsque, sous prétexte de regrets, elle englobe toute une période, elle devient absurde. Les bonnes gens qui, ayant outrepassé la soixantaine, ferment résolument les yeux aux œuvres d’aujourd’hui, se voilent la face, lèvent les bras au ciel et crient o tempora, o mores ! ces bonnes gens, à force de se tourner vers les choses d’autrefois, en ont contracté je ne sais quelle raideur qui les empêche de se pencher vers les spectacles immédiats : c’est le torticolis du souvenir. Ils sont sincères dans leur erreur, et c’est de bonne foi qu’ils accusent la jeune race encore grandissante d’être dégénérée, pour ne pas dire déjà décrépite. Ils oublient, ces prophètes de la désespérance, qu’aux environs de leur majorité, alors qu’ils étaient joyeux et tout en éclosion de leurs passions nouvelles, à table, au dessert, à côté de camarades trop désaltérés et de jeunes personnes peu farouches, ils oublient qu’ils ont chanté la vieille chanson :


Les enfans de nos enfans
Auront de fichus grands-pères ;


ils oublient surtout que ces grands-pères ne sont autres qu’eux-mêmes. On peut conclure qu’il convient, lorsque l’on est vieux, de se rappeler que l’on a été jeune ; pour plus d’un cela n’est pas facile.

Chaque époque a sa grandeur, sa gloire et ses joies ; il ne suffit pas de ne pouvoir en jouir pour s’arroger le droit de les nier. J’imagine qu’ils étaient succulens, les raisins que le renard trouvait trop verts. Les dyspeptiques ont coutume de prêcher la sobriété. Quelle est la vieille femme qui n’ait dit, qui n’ait cru que les jeunes gens ont perdu toute habitude de galanterie. S’accommoder du temps où l’on vit, c’est un grand art ; s’accommoder de son âge, c’est preuve de sagesse. Il n’est période si terne qui n’ait sa lumière ; il n’est vieillesse si lourde que ne puisse soulever quelque contentement qui ranime l’esprit et réchauffe le cœur. Plus que les jeunes gens, les vieillards tiennent à l’existence ; ils ne la trouvent donc point trop stérile ; pourquoi donc essaient-ils souvent de le laisser croire ? Qu’ils déplorent d’avoir vu fuir leurs jours d’énergie et d’amour-propre satisfait, cela se conçoit et je n’y trouve pas à redire ; mais se figurer que l’on ne sait plus vivre, aimer, combattre et travailler, comme jadis ils ont travaillé, combattu, aimé, vécu, c’est une aberration qui démontre simplement qu’ils sont devenus incapables de faire ce qu’ils faisaient dans « le bon temps. » S’ils peuvent s’abstraire de leurs réflexions grognonnes, ils reconnaîtront que le parfum des roses est toujours exquis, que le soleil est toujours le bienfait de la nature et que toujours il est bon d’aimer. Ils reconnaîtront également que le déclin d’un individu ne touche en rien à la vitalité d’une époque. Au lieu de morigéner les jeunes gens et de leur dire : « de mon temps ça n’était pas comme ça ! » ils leur diront : « courage à la vie et, si vous le pouvez, faites mieux que nous n’avons fait. »

Qu’ils écartent le bandeau que l’âge rancunier a mis sur leurs yeux, et l’éloge leur viendra naturellement aux lèvres, car jamais on n’a plus, on n’a mieux travaillé que maintenant ; jamais l’émulation n’a été plus active, jamais la haute ambition de bien faire n’a été plus puissante. Comptez les élèves qui se pressent dans l’amphithéâtre des écoles spéciales, vous serez étonné de leur nombre et de leur assiduité. C’est une foule. Sous peine d’encombrement, il faut la tenir à distance, et c’est pourquoi les programmes d’examen se chargent tous les jours de matières nouvelles, de façon à former obstacle devant des carrières que l’on ne peut laisser envahir et auxquelles on est contraint de parvenir par la plus sévère des sélections. Cours libres et cours obligatoires sont aussi suivis les uns que les autres ; les étudians s’associent pour multiplier leurs moyens de travail ; les bibliothèques publiques sont assaillies ; les journées ne suffisant plus aux lecteurs, on a été contraint d’y ajouter les soirées.

Non, il n’est pas juste de médire de la jeune génération ; elle semble ne rien répudier des tâches de la vie, elle ne boude pas devant le devoir de la culture intellectuelle et, sans défaillance, elle accepte la lourde charge du service militaire qui recule de plusieurs années l’instant où le labeur rémunéré pourvoira aux besoins de l’existence ; d’un cœur vaillant elle s’offre aux sacrifices, et se tient prête à répondre : Me voilà ! lorsqu’elle sera appelée. Les grands-pères se sont acheté un homme, jadis, lorsqu’ils ont été pris par la conscription, j’en sais quelque chose, ce qui ne les empêche pas de trouver que la jeunesse est molle au travail et trop encline au plaisir. La jeunesse s’amuse et elle a raison de s’amuser ; elle se trémousse dans certains bals, comme on se trémoussait à la Grande-Chaumière, au bal Mabille, au Ranelagh ; elle fait des monômes, nous en faisions ; elle est tapageuse, turbulente, parfois agressive, nous l’étions tout autant ; elle turlupine ses maîtres, nous respections bien peu les nôtres ; si je citais le nom des professeurs que l’on a fait « sauter » en Sorbonne, au Collège de France, à l’École de médecine, je n’en finirais pas. Quelques-uns, comme Hippolyte Royer-Collard, prenaient leur mésaventure avec esprit ; d’autres, comme Sainte-Beuve, ne s’en sont point consolés. Un des meneurs du « boucan » qui força l’auteur des Rayons jaunes à descendre de sa chaire est en ce moment l’un de nos plus laborieux députés et l’un de nos plus alertes écrivains. Non, la jeunesse qui fleurit aujourd’hui ne fait rien que nous n’ayons fait autrefois, car pas plus qu’elle nous n’étions nés podagres, sourds et rhumatisans. Elle est souvent excentrique, baroque, dévergondée dans ses allures : laissez faire, les années suffiront à la dépouiller de toute originalité et à lui infliger l’aspect uniforme qui réjouit les âmes bien pensantes. N’ayez souci, elle ne durera pas, elle se modifiera, elle aussi elle vieillira et alors elle aura tout loisir, à son tour, pour vitupérer les jeunes gens.

Vieillesse et jeunesse n’ont, du reste, rien à s’envier, elles peuvent, sans compromettre leur dignité, se donner la main ; elles se valent et sont aussi injustes l’une que l’autre. Si les aînés doutent de la valeur des cadets, les cadets ne se gênent point pour faire des gorges chaudes de leurs aînés : — « Jeunes infatués, disent les premiers ; vieilles perruques, répondent les seconds. » — Les sous-lieutenans estiment que le colonel est « une baderne » et les aspirans de marine affirment que l’amiral est « un pot à tabac. » — Ainsi va le monde, ainsi il a été, ainsi il ira, et, en vérité, il n’en va pas plus mal. Si le travers des vieillards est de dédaigner les jeunes gens, le travers des jeunes gens est de nier les vieillards ; chacun semble s’imaginer que le monde a été créé pour lui et peut-être par lui.

Lorsque nous avions vingt ans et que nous venions de sauter sur la croupe déjà fatiguée du Pégase romantique, tout ce qui avait précédé l’avènement de la nouvelle école nous paraissait à peine digne d’être cité ; quelques rares exceptions admises avec réserve en faveur de Ronsard, de Philippe Desportes, n’étaient point pour nous faire accuser de trop d’indulgence ; depuis lors, nous en avons appelé, et cependant j’ai connu des fanatiques impénitens qui sont morts avant d’avoir pu pardonner à Racine et à Boileau. Nous étions fort ridicules, j’en conviens, mais nous n’y regardions pas de si près et nos convictions ne nous permettaient point d’être miséricordieux. L’intolérance dont nous étions animés pour tout ce qui touchait aux choses de l’art quel qu’il fût, je la retrouve chez les jeunes gens de nos jours. Les vers qui nous ont fait pleurer les font sourire et ils haussent les épaules devant des tableaux que nous avons acclamés : « C’est bien poncif ! » disions-nous en parlant des œuvres que nos pères avaient admirées ; c’est ainsi qu’aujourd’hui on qualifie les œuvres que nous admirions. Hodie mihi, crus, tibi ; c’est la loi, et cela se renouvelle jusqu’à ce que la postérité désigne les places et donne un numéro d’ordre dans son impartial Panthéon.

Bien des fois, en écoutant les jeunes gens discuter, en constatant la raideur, on peut dire l’intransigeance de leurs opinions, en voyant avec quelle cruauté jacobine ils décapitent les réputations que notre enthousiasme avait saluées, bien des fois je me suis rappelé les controverses de nos vingt ans, alors que l’on rugissait en entendant prononcer certains noms illustres, alors que l’on renvoyait au musée Curtius les grands hommes célébrés avant notre naissance et que nous les traitions de bonshommes de cire. Ars longa, vîta brevis ; celui qui a prononcé cette parole a dompté le temps et reste immortel ; j’ajouterai : Fuma brevis. La réputation a peu de durée et pour beaucoup la trompette de la renommée a l’haleine courte. Le terrain de l’Olympe est glissant, il faut le croire, car on en tombe fréquemment. Que de chutes j’ai déjà vues ! que de Phaétons précipités ! Je ne parle point des hommes politiques pour qui le jeu de la bascule est le jeu même de la vie.

J’ai connu des triomphateurs dont le nom est maintenant ignoré ; j’ai assisté à des succès éclatans qui présagèrent un renom universel et qui n’ont pas eu de lendemain. Aux heures de mon enfance, un homme fut célèbre, il mettait les foules en rumeur, son nom était sur toutes les lèvres, tout applaudissement l’accueillait, on s’effaçait pour le laisser passer et l’on souriait d’aise rien qu’à l’apercevoir. Il vécut très vieux, persistant plus que sa notoriété. Il disparut de la mémoire des hommes et rentra dans l’ombre. Je le rencontrai voilà une vingtaine d’années ; il marchait comme un revenant qui a peur de la lumière. Je l’accostai avec le respect que l’on doit aux fantômes. Il s’arrêta, parut étonné d’être reconnu et me dit : « Comment, vous savez que je suis encore de ce monde ? c’est d’un bon cœur et je vous en remercie, mais vous êtes le seul ! » Le pauvre homme m’affligea. Je pensai à ceux qui font un peu de bruit de leur vivant et je conclus qu’ils n’auraient pas tort d’être modestes.

Cette déchéance de renommée qui n’attend pas le départ définitif pour se manifester est souvent proclamée prématurément par la jeunesse que son insouciance naturelle ne rend pas discrète et qu’éclaire, en certains cas, une intuition qu’il n’est pas facile de définir. L’homme que nous avons juché trop haut, elle le place généralement trop bas, par esprit de réaction ; le niveau se fait de lui-même et semble établir une transaction justifiée entre deux opinions extrêmes. En fait de réputation, la moyenne est encore ce qu’il y a de plus prudent et, dans cette œuvre d’équité, la jeunesse a une part considérable. Pour ne citer qu’un exemple et répéter un nom que j’ai déjà prononcé, c’est la jeunesse de mon temps qui a mis en place Béranger que la jeunesse de la Restauration avait installé précisément au milieu du soleil : à vouloir le regarder, on était aveuglé. La jeunesse actuelle est sévère pour des hommes auxquels nous n’avons rien ménagé, ni la gloire, ni les promesses d’immortalité : je crains que l’avenir ne ratifie quelques-uns de ses jugemens.

Entre des hommes éloignés les uns des autres par un grand nombre d’années, l’entente est souvent difficile, car nul malentendu ne les sépare. Ils appartiennent à des ordres d’idées différens ; ils ne parlent point le même langage ou, du moins, les mots n’ont pas toujours la même signification. Cela tient à ce que la culture de l’esprit n’a pas été, n’a pu être analogue. Lorsque se produisent des œuvres nouvelles, contradictoires aux œuvres passées, le cerveau vierge de la jeunesse les reçoit avec curiosité, les cultive avec plaisir et les fait fleurir par son enthousiasme. Le cerveau de la vieillesse y reste réfractaire, car il est saturé : par habitude, par sélection, peut-être par tendresse du souvenir, les œuvres anciennes y tiennent toute la place. Où caser des admirations supplémentaires lorsque déjà l’esprit est encombré des admirations d’autrefois. Je suis d’âge à l’avoir souvent constaté ; on dirait que la réplétion intellectuelle est telle que nul aliment ne peut plus être accepté. Un aliéniste, physiologiste et psychologue, m’a dit : — « Vers la cinquante-cinquième année, le cerveau de l’homme devient ruminant. » — Ce qui tendrait à prouver qu’il y a quelque vérité en cet aphorisme, c’est que le goût pour les productions de l’art se modifie d’une façon très sensible selon les générations qui se succèdent. J’ai vu cela pour la musique et j’ai assisté à des transformations qui ont renversé une à une les statues dressées autrefois. Au plus vieux qu’il me souvienne, je retrouve Spontini et Weber ; Rossini apparaît et tout semble rentrer dans le silence pour mieux permettre de l’écouter ; Boïeldieu, Auber gravitent autour de lui comme les satellites d’une planète ; l’engouement est aux Italiens ; il faut l’énergie, l’entêtement de Habeneck pour faire accepter Beethoven : musique savante ; on veut donner bonne opinion de soi et l’on applaudit, mais le cœur n’y est pas et l’on court se pâmer aux accens de Bellini, de Donizetti qui se taisent à leur tour aux éclats de Verdi. Les Italiens, qui ont soulevé tant d’émotion, baissent la voix devant Meyerbeer, que ma génération a déifié et auquel, pour ma part, je suis resté fidèle. Arrive Wagner ; on le discute ; des questions étrangères à l’art interviennent sottement et retardent, chez nous, l’heure de l’apothéose qui va sonner.

Les jeunes gens s’éprennent de ces formes nouvelles où l’art, dit-on, va se régénérer. Tout ce que les hommes de mon âge ont aimé est conspué, on ne veut plus rien entendre des mélodies qui nous ont charmé ; nos dieux sont détrônés et on les remplace par un Jupiter dont le langage est certainement admirable, mais ce langage, nous n’en avons qu’une intelligence incomplète, car nous ne l’avons jamais appris. Lorsqu’il se fit entendre pour la première fois, au milieu des éclats de tonnerre, afin de mieux promulguer la loi des sonorités, nous étions déjà saturés. Faut-il donc nier ? Nullement, nous ne pouvons que confesser notre impuissance. Après la soirée du 16 avril 1849, j’ai failli me brouiller avec un de mes amis, qui avait une trentaine d’années de plus que moi, parce qu’il refusait de reconnaître que le Prophète est un chef-d’œuvre. Au cours de l’hiver dernier, j’ai été sévèrement admonesté par un jeune homme qui estimait que j’avais parlé du Tannhäuser avec trop de réserve. Juste retour des choses d’ici-bas. J’ai fait la part de la différence des âges, je me suis rappelé mon indignation parce que l’on contestait un opéra de Meyerbeer et je n’ai soufflé mot.

Cette divergence d’opinions entre ceux que l’on pourrait appeler : les pères et les enfans, est une forme de regret et c’est aussi une manifestation de l’antagonisme qui semble être un besoin, sinon une fonction de la créature humaine. On dirait qu’il est dans sa nature d’inventer toujours quelque chose qui lui permette d’être l’adversaire de quelqu’un. La religion, la politique, la philosophie, l’art, la littérature, tout en un mot semble créé pour engendrer des conflits où les hommes trouvent incessamment prétexte à leur esprit de discorde et satisfaction à leur goût des querelles. Diderot a dit : — « Dans la nature, les espèces se dévorent, dans la société, les conditions s’entre-détruisent. » — Je n’affirme que l’esprit et non la lettre, je cite de mémoire. Cela est tristement vrai. Dans l’animalité, depuis le ciron jusqu’à l’homme, tout être paraît né pour le combat. Dans le monde civilisé, la lutte entre les âges comme entre les conditions est permanente. Le mot de Hernani, de Hernani qui a vingt ans, n’a rien d’excessif :


Vieillard, va-t’en donner mesure au fossoyeur.

Le vieillard regimbe, on ne peut l’en blâmer. Bien souvent la clameur est venue jusqu’à nous : « Place aux jeunes ! » Et l’on entend des voix affaiblies qui répondent : a Ayez quelque patience, et laissez-nous mourir en paix, ça ne va pas tarder. » C’est par politesse que les impatiens ne répliquent pas : « Soit ! mais dépêchez-vous ! » On doit croire qu’il en a toujours été ainsi, car ce n’est pas hier qu’Hésiode a dit : « Le potier porte envie au potier, le poète porte envie au poète. »

Cet antagonisme, il est partout, inoffensif dans notre sujet, terrible et vraiment diabolique dans l’ensemble des faits qui constituent la vie de l’humanité. Il existe et parfois fait rage, de continent à continent, de nations à nations, de villes à villes, de villages à villages, de familles à familles. Si l’on regarde dans celles-ci, on sera parfois effrayé de ce que l’on y peut découvrir ; j’en vois de race et de prétentions souveraines, qui ont donné de lamentables exemples. Tout sert de prétexte à l’acharnement des compétitions et des violences. La religion, qui aurait dû être la pacificatrice des âmes et la tutrice des cœurs, n’a pas échappé à la loi commune ; quelle est la secte qui peut lever les mains et dire : « Elles sont vierges de sang. » Les annales humaines ne sont qu’un long gémissement poussé à travers les incendies, les massacres et les ruines. Si l’homme vieilli, rendu sage par l’expérience, devenu juste à force d’avoir vu souffrir, monte sur la plate-forme de l’histoire, jusqu’au sommet d’où l’on peut contempler les siècles, il est désespéré et recule d’épouvante.

Il assiste au défilé des nations ; il ne voit que guerre, il ne voit qu’antagonisme. Depuis le barbare vêtu de peaux de bêtes qui lance des pierres jusqu’au soldat pimpant qui marche en bon ordre et tue à distance, il n’aperçoit que des combattans. L’outillage est modifié, mais non pas le mobile ; l’action est identique. Le fusil a remplacé la fronde, la catapulte a disparu devant la dynamite ; c’est là tout le progrès : on extermine mieux, plus rapidement, en plus grand nombre. Dans cette danse macabre, que sa cruauté empêche d’être grotesque, et qui se renouvelle partout et toujours, les masques sont différens, l’acteur est le même : c’est l’homme, homo homini lupus. Ne dirait-on pas qu’il obéit à une force d’impulsion supérieure qu’il ne peut dompter et qu’il subit comme une fatalité de l’espèce. Voilà longtemps qu’il dure, cet antagonisme que rien n’a pu lasser ; il date de la naissance du monde ; il se dresse au seuil de la Genèse. Après chaque bataille, — et il n’en a point manqué dans notre siècle, — on peut croire que la voix qui parle dans la nuée va se faire entendre encore, comme au jour où le premier meurtre ensanglanta le monde : « Qu’as-tu fait de ton frère ? »

IV. — LES PAYSAGES.

Cet antagonisme existe chez l’homme, en chaque individu. La cervelle est un champ clos où se heurtent des idées contraires ; lorsque les pensées ne se combattent pas, elles se boudent, et souvent il est malaisé de les mettre d’accord. L’homme n’est pas maître de ses pensées ; ce sont ses pensées qui sont maîtresses de lui ; de là tant de sottises, tant de fautes, tout au moins tant d’inconséquences dont on porte la peine sans l’avoir toujours méritée. Le présent est pénible, sinon odieux ; il opprime les idées qui font effort pour lui échapper en s’élançant vers l’avenir ou en se réfugiant dans le passé ; c’est pourquoi il est dans la destinée de l’homme d’être la proie des regrets et le jouet de l’espérance. Question d’âge : le jeune homme aspire à son propre futur, qui lui apparaît tout brillant de lumière ; le vieillard s’enivre de ses souvenirs, qui ont oublié les mécomptes d’autrefois.

Si le vieillard est sage, il bannira de son cœur tout regret général, le regret « en bloc, » qui est injurieux et qui est aveugle ; tandis que le regret individuel, le regret spécialisé, pour ainsi dire, le regret enseveli dans les cryptes de la mémoire, me paraît légitime et sacré. Qui donc ne conserve pas avec dévotion la relique du jour, de l’instant, de la minute où il fut heureux ? Qui donc n’a pas tressailli, n’a pas eu un choc au cœur en entendant tout à coup un air, en sentant un parfum par lequel un cher souvenir secoue sa torpeur et vous rend, ne fût-ce que pendant une seconde, la caresse d’une impression dont l’âme a été remuée autrefois ? Un flot de sang rajeuni gonfle les veines, on se sent triste alors, mais d’une tristesse si tendre et si douce que l’on voudrait ne s’en séparer jamais.

Vous souvient-il d’une admirable estampe de Daumier ? Dans une chambrette de médiocre aspect, un vieil homme, — quelque vieux célibataire, — vient de sortir du lit ; le bonnet de coton à la tête, les pantoufles aux pieds, les cordons du caleçon flottant sur les maigres mollets, il est devant la croisée ouverte et respire une bouffée de la brise matinale. Sur le rebord de la fenêtre, un petit pot de fleur est posé, car le pauvre homme est sentimental et aime les choses de la nature. Au loin, on aperçoit la campagne, où seule, cambrant sa taille, serrant son châle contre sa poitrine, une petite femme marche rapidement. Où va-t-elle de si bonne heure et si vite ? On s’en doute. Le vieil homme la suit des yeux, la contemple avec une sorte d’anxiété qu’accusent la désolation du regard et l’affaissement des traits. Il a le cœur gros, et le soupir qu’il exhale ressemble à une plainte. On dirait qu’il comprime un sanglot et qu’il murmure l’air du Tableau parlant :


Ils sont passés, ces jours de fête,
Ils sont passés et ne reviendront plus.


Cela est intitulé : Regrets. Cette lithographie est une des plus fortes de l’œuvre de Daumier, et je n’ai jamais pu la voir sans quelque émotion, car elle exprime, sous une forme concrète, les chagrins qui rendent les vieillards moroses pour leurs années séniles, et parfois peu équitables envers les jeunes gens.

Les années de ma première jeunesse ne m’ont point légué de tels regrets ; j’ai dit pourquoi : lorsque la vanité a pris la plus grosse part, le souvenir s’en détourne avec déplaisance. Sur quoi s’appuierait-il, là où n’existe rien de solide ? En revanche, ma mémoire n’a rien oublié des courses que j’ai faites à travers le monde entre ma vingt-deuxième et ma vingt-neuvième année. Là furent mes années d’apprentissage les meilleures, peut-être les plus fécondes, à coup sûr les plus regrettées. Je ne sais quel oiseau voyageur battait de l’aile en moi, mais le besoin des migrations me tourmentait jusqu’à la souffrance. Lorsque le vent du Sud soufflait, je tombais en langueur, semblable à un exilé qui se désespère en pensant à la patrie absente ; car ce n’est jamais qu’aux pays d’Orient que ma rêverie m’emportait. On eût dit que je ne sais quelle nostalgie me tirait vers la contrée des palmiers. Dès l’heure même de ma majorité, j’avais failli tourner résolument le dos à la civilisation, comme si j’eusse été appelé par la vie sauvage.

J’avais lu et relu les voyages de Levaillant, j’en avais eu le cœur soulevé. Le jargon du temps : « les âmes sensibles, les lambris dorés de l’opulence et de l’oisiveté, » la niaiserie de certains épisodes de galanterie n’avaient point diminué le charme dont j’étais saisi. J’en avais l’imagination éperdue, je ne rêvais que de Namaquas et de Gonaquas ; leur pays m’apparaissait comme une patrie idéale où toute aspiration serait satisfaite. Par suite d’un hasard, que ma mémoire ne peut plus préciser, je fis la connaissance d’un petit-neveu de Levaillant. C’était un homme de trente-cinq à quarante ans qui, si je ne me trompe, avait été officier d’infanterie. Tourmenté, lui aussi, par la passion qui avait entraîné son oncle, il avait donné sa démission et s’était fait chasseur naturaliste. Il prenait les commandes des principaux musées d’histoire naturelle d’Europe pour ce qui concernait la faune, la flore et la géologie des contrées situées au nord du cap de Bonne-Espérance ; puis il partait, accomplissait sa mission en conscience, tuant, empaillant, alcoolisant, herborisant, minéralisant ; revenait, recevait de nouvelles instructions et retournait vers les régions que les géographes appelaient encore terrœ incognitœ.

Il avait déjà fait deux voyages ; il préparait le troisième, qui devait durer sept ans. Il me parlait de ses chariots traînés par des bœufs, de ses armes, de ses munitions, de ses campemens, de ses chasses, de son existence errante à travers des tribus empressées à l’accueillir, du retour à la vie primitive, qui est une sorte d’enivrement et développe une surabondance d’énergie inconnue aux sociétés de la vieille Europe ; il me rendait fou et me proposa de l’accompagner. Quelle tentation ! La lutte que j’ai soutenue contre moi-même, sans la laisser soupçonner, fut violente, mais j’eus la force de résister à une des impulsions les plus impérieuses que j’aie jamais subies. Sept années d’absence, c’était trop long ; j’adorais ma grand’mère, près de laquelle je vivais, je ne me résignai pas à l’idée que je pourrais ne plus la retrouver au retour. Ce n’est que lorsqu’elle m’eut quitté pour toujours que j’entrepris mes longs voyages.

« Nous parlons souvent dans notre âme avec la populace des passions, » écrivait Mme de Montespan dans une de ses lettres familières. Il m’a semblé que cette populace se taisait lorsque j’étais en voyage, du moins elle m’a parlé si bas que je ne l’ai guère entendue. Cela tient peut-être à ce que, pendant la période de mes pérégrinations, j’ai moins cherché le séjour des villes, dont les distractions me laissaient indifférent, que les aspects de la nature, qui me causaient une véritable ivresse. J’ai été littéralement amoureux de certains paysages ; aucune ville ne m’a retenu ; de toutes celles où j’ai fait halte, je suis parti avec plaisir, avec une sensation d’allégement qui me faisait la respiration plus large et l’esprit plus alerte. Ce qui est resté cher à mon souvenir, ce que j’enveloppe de mon regret, ce n’est ni Le Caire, ni Damas, ni Constantinople, ni Smyrne, où les jeunes filles ont tant de beauté ; ni Athènes, dont l’Acropole est la joie des yeux ; ni la Rome de Grégoire XVI, où j’ai vécu, ni même Venise, qui est le plus émouvant des débris de l’histoire. Non, ce n’est pas là ce que j’évoque lorsque, m’attardant à mon propre passé, je me reporte aux époques heureuses de mon existence.

Dans ces souvenirs qui me hantent, comme la vision d’un monde merveilleux que j’ai traversé jadis et où jamais plus je ne retournerai, l’homme et les agglomérations humaines tiennent peu de place, les œuvres d’art même, devant lesquelles je suis si souvent, si longtemps resté en contemplation, reculent à l’arrière-plan et semblent s’effacer de ma mémoire pour laisser toute ampleur à des images qui la charment encore après tant d’années écoulées. Est-ce à dire que je voudrais, si j’en avais la force, chausser de nouveau la sandale du voyageur et refaire les routes où ma jeunesse a savouré tant de jouissances ? Non pas ; les impressions ne seraient plus les mêmes, les yeux qui ont regardé autrefois ne sont plus ceux qui regarderaient aujourd’hui ; le cerveau si rapide aux impressions s’est induré au choc multiplié des jours et s’étonnerait peut-être de ses émotions d’antan. Il est cependant des tableaux que je voudrais voir surgir sous mes yeux, pour éprouver cette sensation à la fois exquise et douloureuse que produisent certains rêves, en nous transportant au milieu des plus précieux incidens de la jeunesse. Oui, je serais heureux de pouvoir contempler, ainsi que dans un diorama dont les images se succèdent, certains spectacles dont je fus attendri au temps de mes grandes courses.

L’île de Chio éblouissante dans les rayons du soleil levant, avec ses forêts d’orangers et ses petits palais génois suspendus aux flancs roses de la montagne ; la plaine de Cœlé-Syrie où paissent les troupeaux de dromadaires mêlés aux bandes de cigognes ; les cimes blanches du Liban apparaissent au-dessus des cèdres et à l’horizon l’on aperçoit les ruines de Baalbeck noyées dans les brumes nacrées. De mon long voyage sur le Nil, dont j’ai gardé tant de chers souvenirs, ce qui s’évoque de soi-même le plus fréquemment, c’est un petit coin de la rive arabique, au-delà de Cheikh-Abadeh, qui fut la ville d’Antinoé bâtie par Hadrien, en commémoration de son Antinoüs. Sous bon vent, toutes voiles déployées, ma cange remonte le fleuve, les matelots sont joyeux et chantent en s’accompagnant du darabouck ; au fond d’une anse creusée sur la grève, au pied d’une montagne qui semble être de miel, à l’ombre d’un mimosa, s’arrondit une basse coupole lavée au lait de chaux, autour de laquelle volent les blanches hirondelles de mer : c’est Cheick-Saïd, le tombeau de quelque derviche mendiant. Certes, le paysage n’a rien de grandiose, mais il est si doux qu’il m’a été impossible de ne le pas aimer et que j’y pense toujours avec tendresse.

Le 18 août 1850, fête de Sainte-Hélène, je ne l’ai pas oublié, je suis resté assis, du matin jusqu’au soir, sur une des collines lépreuses qui bordent le lac Asphaltite, au-dessus du ravin par où l’on va vers le couvent de Mar-Sabah. A mes pieds, dans la coupe qui n’est peut-être qu’un immense cratère envahi par les eaux, la Mer-Morte, lourde et luisante, ressemblait à un lac d’étain en fusion ; au-delà s’élevait le pays du Hauran où furent les villes maudites, la terre de Moab et la tribu de Ruben. Les montagnes découpent sur le ciel des lignes si belles et si pures qu’elles en ont quelque chose de féminin. Là seulement, par une chaleur torride et une impitoyable clarté, j’ai compris la puissance de la lumière. En quoi est-il, le paysage qui se déroulait sous mes yeux émerveillés ? A coup sûr en pierres précieuses transparentes qui, selon les heures de la journée, se superposent les unes aux autres, mais sans détruire leurs teintes particulières, sans en atténuer la vigueur et en se faisant valoir mutuellement : coteaux de rubis, anfractuosités d’améthyste, ciel de saphir, grève de topaze ; jamais écrin plus splendide ne fut étalé aux regards de l’homme. J’en fus et j’en suis resté ébloui. C’est le chef-d’œuvre de la fée des Lointains ; n’en approchez pas ! La vieille malédiction du Dieu de la Genèse pèse toujours sur ce sol de prévarication. Comme à l’époque légendaire, alors que Loth s’enfuyait vers la caverne du double inceste, elle est encore stérile, desséchée, faite de pierres sans verdure, de sables sans eau, inhospitalière et repoussante. Je le sais, car j’y ai mis le pied. A distance, elle est incomparable ; c’est ainsi que je la vois dans mon souvenir et c’est ainsi que je la voudrais revoir.

Par un singulier caprice de mon esprit, je pense rarement à deux endroits où j’eus la tentation de m’arrêter pour toujours, renonçant à la vie civilisée, acceptant l’existence d’un moine laïque perdu dans la contemplation de la nature. Le désir fut violent et je ne pourrais dire quels motifs m’y firent renoncer, car ces motifs furent confus, plus semblables à une intuition qu’à un raisonnement. Rien, du reste, alors ne me rappelait dans mon pays ; la mort avait fait son œuvre autour de moi, et lorsque je dînais en famille, j’étais seul à ma table. Il est possible que ce soit cet isolement qui m’ait poussé vers la solitude ; il est également possible que ce soit l’idée vague d’un devoir à remplir qui m’en ait éloigné. Il s’en fallut de peu que je n’achetasse l’île d’Éléphantine, ce qui n’eût pas été ruineux. C’est un bouquet de palmiers sur le Nil, aux confins de la haute Égypte et de la Nubie inférieure, à l’entrée de la première cataracte. J’ai rêvé pendant plus d’un jour d’y planter ma tente pour jamais, et d’arrêter brusquement le pèlerinage de ce bas monde. Pendant le temps que j’employai à descendre et à remonter le fleuve, cette pensée m’obséda. Une triste nouvelle qui m’attendait au Caire m’en détourna et me prouva que je n’étais pas encore assez désintéressé de la vie pour me résigner à l’exil définitif. Il faut tant de choses à notre cœur pour l’assouvir, qu’il n’est jamais satisfait ni paisible. Ce rêve de tout quitter et de m’ensevelir dans une retraite de choix me saisit de nouveau à Beyrouth, avec intensité. J’y cherchai l’emplacement de ma future maison, et je le trouvai sans peine. Sur les collines, au milieu des verdures, à l’ombre des pins parasols, j’ai vu là de petites villas blanches qui m’invitaient au repos et qui me faisaient des promesses, que sans doute elles n’auraient point tenues. Rien n’est menteur comme un paysage, car il n’est fait que pour le plaisir des yeux et ne se soucie guère des besoins de l’intelligence. Contemplation, paresse, abrutissement : j’ai peur que cela ne se ressemble beaucoup. Jamais, malgré des incidens, qui parfois ont été douloureux, jamais je n’ai regretté d’avoir vaincu la tentation et d’être venu prendre ma part, ma toute petite part aux luttes de la vie moderne. Je comprends maintenant que si j’avais déserté l’activité de l’existence pour m’enfouir aux pays d’Orient, dans quelque nid de prédilection, j’y serais mort de désœuvrement et d’ennui, dévoré par l’oisiveté, qui est le plus grand ennemi individuel et social que l’homme ait ici-bas.

Chercher à faire renaître des sensations qui semblent devoir être d’autant plus belles qu’elles apparaissent à travers les mirages du regret, c’est s’exposer aux déconvenues, car on trouve les choses telles qu’elles sont et non telles qu’on se les figurait. Deux fois, sur le point de commettre l’imprudence de retourner vers des impressions dont mon souvenir faisait un enchantement, je me suis arrêté et je crois que je n’ai pas à m’en repentir. J’avoue qu’il y avait plus qu’un aspect de paysage qui me sollicitait. Au mois de juin 1844, revenant de Magnésie, et me dirigeant sur Smyrne, je fis halte pour passer la nuit au village d’Iakakeui, triste hameau dont le cimetière est un admirable fouillis de myrtes, de jasmins et de grenadiers. J’avais pris logement chez une femme veuve ; la seule pièce habitable de la maison était la terrasse, je m’y installai sous la voûte du ciel éclairé par la lune. La fille de mon hôtesse avait environ quatorze ans, elle s’empressait à me servir, sans obséquiosité, avec cette sorte de dignité extérieure qui semble un don de la race orientale, même dans ses conditions les plus humbles. Pieds nus, vêtue d’une robe qui n’était plus neuve depuis longtemps, le front couvert de cheveux noirs crespelés, elle marchait par ondulations, élégante sans le soupçonner, avec des attitudes de déesse ; elle se tenait debout devant moi, les mains placées sur les bras ; elle n’était plus enfant, elle n’était pas encore jeune fille ; en la regardant je pensais à la Mignon de Goethe. L’expression naturellement triste de son visage était augmentée par une cicatrice que la peste avait tracée au-dessous d’un de ses yeux et qui tirait un peu la paupière, comme on le remarque chez la Vierge de Jean Belin, provenant de la galerie Contarini, et que l’on voit au musée de Venise.

Le lendemain matin lorsque je montai à cheval, elle m’apporta le verre d’eau du départ, je lui remis un foulard que je portais au cou et qu’elle avait admiré ; selon l’usage, elle me baisa la main. Je partis, plusieurs fois je me retournai, elle était restée immobile au seuil de sa maison, et, de la main, me faisait un signe d’adieu. J’étais fort ému. Je retrouve la note écrite à l’heure même : « Qu’est-ce donc que cette mélancolie, qui parfois nous saisit en quittant des êtres à peine entrevus ? Est-ce un mystérieux avertissement que nous touchons au bonheur de notre existence ? Est-ce la réminiscence d’une création antérieure ; est-ce une promesse pour la vie future ? » Six ans après, en 1850, je passai de nouveau à Smyrne. Le lendemain de mon arrivée, j’étais en selle et je traversai la plaine, où les troncs des oliviers séculaires semblent avoir été tordus par les mains de quelque Briarée. Le cœur me battait un peu. Je n’étais plus l’éphèbe à peine majeur, soumis aux impressions subites, mais je n’avais que vingt-huit ans et tout en chevauchant vers le point que je connaissais bien, je récitais les strophes de la Tristesse d’Olympio. Lorsque j’aperçus le village d’Iakakeui, disséminé sur le coteau où ses maisons grises se confondent avec les terrains gris, je m’arrêtai ; longtemps je le contemplai, triste, hésitant, n’étouffant point un soupir de regret ; puis brusquement je tournai bride ; je franchis l’ancienne voie romaine qui va vers Magnésie, je cherchai, je retrouvai un caroubier à l’ombre duquel j’avais dormi lors de mon premier voyage, et j’eus plaisir à le revoir. Lorsque je revins à Smyrne, mon compagnon m’interrogea : « Comment est-elle ? » Il écouta mon récit, et s’écria : « Es-tu fou ? » — Non pas ; je crois avoir été sage.

L’autre pays, — l’autre maison, — que je voulus aller revoir n’est point aux environs du Mélèze et du mont Pagus ; nul champ des morts ne l’ombrage de ses cyprès. Il est situé en plein cœur de France, dans le Maine, dans la vieille contrée de chouannerie, où les bleus et les blancs ne se ménagèrent, ni les embuscades, ni les assassinats. C’est là, dans une ancienne commanderie de templiers, qui avait apparence d’un repaire de malandrins perdu au milieu des bois que, jusqu’à l’année 1836, je passais mes vacances d’écolier. Il était moins ample qu’aujourd’hui, le congé d’automne qui coupait en deux l’année scolaire ; mes cinq semaines de libération étaient rapidement écoulées. J’en jouissais avec frénésie, me levant tôt, me couchant tard pour tâcher d’en augmenter la durée. Comme ils fuyaient, ces jours heureux, et avec quelle amertume je les effaçais chaque soir de mon calendrier ! J’avais beau les compter et les recompter, leur nombre allait en diminuant et semblait se hâter de ramener le 1er octobre où la « rentrée » refermerait sur moi des portes détestées. De ces vacances, si courtes pour une si longue claustration, je puis vraiment dire comme Martial de Paris : « Hélas ! le bon temps que j’avoye ! »

Était-ce parce que là je trouvais abondance de plaisirs, de jeux, d’amis et l’entrain des joies partagées ? Non pas, j’y étais seul, je veux dire sans compagnon de mon âge pour faire partie avec moi. Je m’en accommodais sans peine, car à défaut de camarades, j’avais les champs, les bois où je m’étais construit une hutte de feuillage, les prés où je faisais la chasse aux capricornes musqués ; j’avais mon poney que je coiffais de grappes de sorbier et sur lequel je faisais des galopades jusqu’aux étangs de la forêt de Sillé. J’avais la liberté sans limite ; le monde m’appartenait ; à trois lieues à la ronde, les paysans me connaissaient. Si, au cours de mes excursions, j’avais faim, j’entrais dans la première ferme qui se rencontrait sur ma route ; on m’y servait une « miettée » de lait et de pain de seigle que j’avalais avec délice et qu’aujourd’hui sans doute je trouverais exécrable. C’était mon domaine, j’en connaissais tous les coins, tous les sentiers, tous les arbres. « Hélas ! hélas ! le bon temps que j’avoye ! »

Certes j’aimais tout cela, mais bien plus encore j’aimais Jeannette, la fille d’un des fermiers, plus âgée que moi de trois ou quatre ans, paysanne avisée, éprise de cadeaux, sachant les provoquer, très déférente envers le « jeune maître, » et s’en moquant avec sérénité. Le « jeune maître, » c’était moi, romantique, troubadour et rêvant aux étoiles. Ah ! qu’elle était jolie avec ses yeux bleus qui s’efforçaient d’avoir un regard modeste, avec ses cheveux blonds échappés de la coiffe empesée, avec son air futé qui ne parvenait pas à paraître innocent ; qu’elle était jolie malgré ses mains noirâtres, ses sabots cassés et les jurons qu’elle lâchait contre les vaches qui entraient dans le jardin pour marauder les choux. J’étais amoureux d’elle, en tout bien tout honneur : je multipliais les gages de ma tendresse : fichus, croix d’or, anneaux d’oreilles, robe de drap ; c’est à cela que mon amour bornait ses témoignages qui n’étaient point découragés : « Jeannette, je suis décidé à t’épouser ! — Ça, notre jeune maître, c’est une bonne idée, mais vous êtes encore trop mièvre, il faut attendre que vous soyez assez robuste pour enjouguer une paire de bœufs. — Oui, Jeannette, j’aurai le courage d’attendre, mais je veux dès à présent te faire le cadeau des fiançailles. — Ça, je veux bien, j’ai justement besoin d’une couverte pour l’hiver, sauf votre respect, la mienne est si tellement confondue par l’usé, que mes pieds passent à travers. » Je donnais la couverture et je n’en étais pas plus fiancé pour cela. Je faisais office de paravent ; comment aurais-je pu m’en douter ? Les niaiseries platoniques d’un enfant de quatorze ans servaient à masquer les prétentions plus sérieuses d’un solide gars de la terme. Il fut vainqueur. Un beau jour, pendant que j’étais au collège ânonnant la grammaire grecque de Burnouf, il conduisit sa victime à l’autel et immédiatement après aux fonts baptismaux, ce qui fut une économie de temps. À cette époque et sans qu’il y eût aucune corrélation entre les faits, je cessai d’aller dans le pays de mes belles vacances.

Les années s’accumulèrent si bien que déjà elles avaient fait de moi un vieil homme, lorsque je ressentis le désir d’aller revoir ces témoins de mon enfance, et les arbres et la mare aux Bleus et le manoir et même Jeannette qui vit toujours. Pendant une semaine je ruminai ce projet, j’étudiai avec soin l’itinéraire que je comptais suivre, car je voulais procéder méthodiquement et visiter les uns après les autres tous les endroits où quelques-uns de mes meilleurs regrets étaient restés attachés. J’écrivis à Alençon afin d’y retenir une voiture qui pendant deux ou trois journées me promènerait là où mes souvenirs me conduiraient. Un matin, muni de mon sac de voyage, je montai en fiacre ; le chemin est long de chez moi à la gare de l’Ouest, rive gauche, où je devais prendre le train de retour vers les jeunes années. Entre la coupe et les lèvres, il y a place pour un malheur : entre le boulevard Haussmann et le boulevard Montparnasse, il y a place pour la réflexion.

Au lieu du pays charmant qui rayonne dans ma mémoire abusée par la perspective du temps écoulé, que vais-je trouver ? La platitude des champs en culture, le coteau rocailleux où s’étiolent les maigres taillis ; la maison avec ses fortes murailles et sa tourelle ? La maison est à d’autres, on ne m’y connaît plus. Et Jeannette, elle est plus âgée que moi ; le soleil, la pluie, les travaux de la ferme ne l’ont point épargnée ; elle est aujourd’hui une de ces vieilles sempiterneuses dont a parlé Rabelais. Je me répétais une phrase de Voltaire : « Candide, en voyant sa belle Cunégonde rembrunie, les yeux éraillés, la gorge sèche, les joues ridées, les bras rouges et écaillés, recula de trois pas, saisi d’horreur, et avança ensuite par bon procédé. » Gardons la chère image et ne la détruisons pas. Comme autrefois près d’Iakakeui, je tournai bride et je rentrai chez moi. C’est chose si heureuse et si rare de posséder un bon souvenir qu’il convient de ne le point exposer à des mésaventures.

Vieilles amours, vieilles demeures, il n’y faut point retourner.


MAXIME DU CAMP.