Prostitués/IV/Henry Bordeaux

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(p. 65-73).

Henry Bordeaux est un garçon qui réussira. En même temps que des romans qui ne choquent personne, des romans dont les vieilles revues proclament l’élégance, il fait de la critique, de cette bonne critique « courtoise » qui conquiert successivement les éloges des gens influents, la légion d’honneur, les prix à l’Académie et, un beau jour, l’Académie elle-même. De la critique à plat ventre devant les puissances d’aujourd’hui ; de la critique diplomatique qui, devant les puissances possibles de demain, sourit, s’incline et se réserve. Ses dissertations et ses politesses sont « bien écrites », comme on dit. Leur banalité à la dernière mode révèle un de ces écoliers obstinés qui ont fait, au lycée puis ailleurs, cinq ou six rhétoriques au lieu d’une et qui restent toute leur vie « élèves de l’École Normale ».

Ils ont bien, je crois, la fatuité de dire « anciens élèves », sous prétexte qu’ils sont devenus externes ; mais la vanité excessive de cette restriction ne trompe plus personne.

Un aveu : j’ignore le « curriculum vitae » de M. Bordeaux, et un de ces imbéciles qui ne voient que les faits extérieurs m’objectera peut-être que celui-ci n’a point passé par l’École. Mais il est des esprits si avidement passifs qu’ils adorent je ne sais quels échos des professeurs, et tout enseignement a sur ces heureux somnambules une influence à distance.

Le Pays Natal et La peur de vivre sont de jolis petits articles très adroitement fabriqués. Divers camelots bonisseurs furent peut-être sincères, ou presque, dans leurs éloges. L’auteur sait admirablement tout ce qui peut s’apprendre. Dès aujourd’hui, comme un ânon précocement docile mérite le bât, cet élève est digne d’entrer dans la docte toge. Il atteint toute la perfection vulgaire dont il sera jamais capable et peu de gens sont plus habiles à mettre en œuvre les idées d’autrui. On a quelque peine à distinguer en quoi ce « nouveau » du lycée Hippolyte Taine reste inférieur à ses condisciples les plus brillants : le gentil petit Barrès Maurice et le laborieux Adam Paul.

Le gentil petit Barrès Maurice nous a dit les malheurs des déracinés — avec quel succès, Henry Bordeaux s’en souvient. Henry Bordeaux, qui veut sa part de l'aubaine, nous conte, au Pays Natal, la « rare aventure d’un déraciné qui reprend racine. » Fi ! quel vilain sceptique Paris avait fait de Lucien Halande. La petite patrie lui redonne des croyances et de l’énergie — oh ! de l’énergie sans brutalité, rassurez-vous, Madame, et des croyances, rassurez-vous, Monsieur, qui ne blesseront jamais le voisin. Elle lui restitue, cette bienfaisante terre patriale, la sève bien sage et raisonnablement coulante et le rend tout à fait digne du riche mariage qui récompense les conversions durables non moins généreusement que les innocences. Et les gens fidèles à leur village sont aussi délicieusement vertueux ici que dans le salon d’Octave Feuillet, ma chère. Et les déracinés sont d’affreux bandits qui font un peu peur et qui font beaucoup rire, comme ceux que dessine le petit Barrès quand son fusain aligne tout un monôme de petits Barrès.

Les personnages antipathiques ont d’ailleurs chez Henry Bordeaux quelque diversité et les degrés de leur laideur disent avec précision depuis quel temps ils sont déracinés. Lucien Halande n’a que dix ans d’exil et il reviendra pour toujours à la terre maternelle : aussi n’est-il, avant son heureuse conversion, qu’un sceptique un peu agaçant. Le père de Jacques Alvard s’étant installé dans une autre province que la sienne, Jacques Alvard est une canaille énergique, un dominateur sans conscience. Il fait horreur. De plus anciens déracinés feront pitié « par leurs pensées violentes et leur faiblesse pour agir ». M. Henry Bordeaux nous explique gravement : « C’est la fin d’une race de déracinés ». Et je suppose qu’avant d’écrire cette phrase péremptoire, il avait longuement songé aux Américains du Nord, pauvre race transplantée qui se meurt d’impuissance et d’anémie.

Ne croyez pas que M. Henry Bordeaux ne connaisse et n’imite que les œuvres récentes de Barrès et les œuvres demi récentes d’Octave Feuillet. Son érudition pillarde fait de plus lointaines excursions dans le passé et en rapporte de précieuses épaves légitimement recueillies puisqu’elles viennent de livres « tombés dans le domaine public. » Un éditeur peut prendre tout Balzac et le livrer au plus ridicule des illustrateurs : pourquoi M. Henry Bordeaux aurait-il scrupule à se parer de quelques pages du Médecin de campagne ? Balzac nous fait entendre dans une grange la légende de Napoléon contée par un vieux soldat. Dans une grange du Pays natal un vieil ouvrier nous dira la légende de Victor Hugo. Le Victor Hugo des paysans, puisqu’il y a le Napoléon des paysans. Je n’aurai pas la naïveté de vous avertir que l’ampleur balzacienne manque un peu à M. Henry Bordeaux et que sa réduction de la grande statue est un petit bibelot aussi joli et aussi ridicule que le petit Barrès lui-même.

Un livre de Maurice Barrès, d’Henry Bordeaux ou de Paul Adam est une collection de bibelots. Ces industriels volent des modèles d’idées partout où il y en a ; mais ils en font de très petites réductions qui puissent tenir dans le petit appartement moderne qu’est leur cerveau et dont le poids ne fasse pas crouler le volume, tablette quelquefois élégante, toujours encombrée. Les systèmes, ces dieux hostiles et vaillants, dont le moindre briserait et la tablette frêle et l’étroite cage, n’entrent naturellement au capharnaüm que sous les espèces et apparences de statuettes. Petite fille qui joue avec ses poupées et qui leur donne sa propre nature, Paule, Mauricette ou Henriette range gentiment les idoles et leur prête des phrases jolies. Ces icônes représentent des êtres farouches et qui élargissent autour d’eux la solitude ; mais les enfants qui s’en amusent les transforment en petits bavards polis et qui se font des grâces. Seulement, par instants, la petite fille tremble un peu : si les poupées étaient vraiment vivantes ; si elles allaient se révolter… Et elle leur recommande, d’une voix mal assurée, de rester bien sages. « Il avait fait un effort immense pour donner une grâce tranquille à cette tirade » dit Henry Bordeaux d’un de ses personnages. Voilà une des caractéristiques du style de Paul Adam, de Barrès ou de Bordeaux, du « style bibelot » : l’effort immense et ridicule pour maintenir en une grâce tranquille les reflets d’idées brutales ; pour parer d’un calme philosophique le souvenir microscopique des plus orageuses doctrines ; pour identifier dans la mort les vivants les plus contradictoires.

Les cerveaux de ces gens-là apparaissent d’abord comme des lieux d’asile et on voit tout de suite qu’il n’y a pas en ces pays falots de population indigène. Mais on se demande pourquoi des habitants si divers, si nécessairement hostiles, sont rangés immobiles, au lieu de s’entretuer en un magnifique combat hurlant. On finit par reconnaître que l’atmosphère est empoisonnée et que les vivants, aussitôt entrés ici, meurent. Alors on rit de voir le propriétaire passer en recommandant aux ombres, avec de grands gestes un peu grinçants, de ne pas crier et de se montrer de bonne compagnie.

Un des procédés les plus commodes et les plus rapides pour parer d’une grâce tranquille les phrases mortes de ces livres morts, c’est la symétrie. Le Pays natal est disposé en deux étagères dont les bibelots se font agréablement pendant. Et voici comment écrit Henry Bordeaux. « La mer bleue qui assainit et élargit nos sentiments humains. » Voyez-vous l’adroite fabrication de la phrase : deux verbes au milieu et, de chaque côté, harmonieusement équilibrés, un substantif et son épithète. Harmonieusement équilibrés ! le crois-tu bien, nigaud ? Il était déjà assez inutile de nous dire que la mer est bleue. Si tu nous apprends en outre que les sentiments des hommes sont humains, c’est uniquement, je suppose, pour la régularité extérieure. Malheureusement une épithète est d’ordre physique, l’autre d’ordre moral et Pascal trouverait que tes fenêtres, fausses toutes deux, sont, ridicule inattendu ! peinturlurées à des niveaux différents.

L’adjectif est d’ailleurs plus banal ici que chez Barrès ou Paul Adam et seul, je crois, un naturiste oserait dire : « Il admira la moisson féconde, la substance magnifique du pain nécessaire. » Or c’est tout le temps comme ça. Non, pas tout le temps. Quand l’épithète serait absolument indispensable à un artiste, alors, mais alors seulement, Henry Bordeaux n’en a pas besoin. Voici une de ses meilleures phrases, une des vingt qui paraîtront belles à la lecture sommeillante d’un voyageur de sleeping-car : « Comme les conquérants qui agrandissent leurs conquêtes par l’imagination, il faisait du présent victorieux le piédestal d’un avenir de gloire. » Il n’est pas besoin d’un psychologue profond (Paul Bourget lui-même suffirait à la tâche) pour remarquer qu’aux yeux d’un jeune ambitieux l’avenir n’est pas une statue précise, mais une succession de degrés qu’une lumière de féerie soulève l’un après l’autre et où monte un vertige joyeux. Et cette faute de pensée (on est bien obligé d’accorder aux quantités négatives les noms des quantités positives) est aggravée d’une faute d’imagination. Le « piédestal » de cet avenir ne saurait être un piédestal ordinaire. Un véritable artiste, un de ceux qui voient ce dont ils parlent, l’eût, selon son tempérament, précisé d’une épithète de forme, éclairé d’une épithète de couleur ou auréolé d’une épithète de lumière. Mais ne suis-je pas vraiment trop naïf de remarquer qu’un marchand de bibelots, même lorsqu’il donne à son étalage un ordre heureux, n’est pas un artiste ?…