Prostitués/Maurice Barrès

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(p. 18-24).

Maurice Barrès débuta par je ne sais quel individualisme bas, raffiné et onanique, quelque chose qui ressemble aux noblesses simples du stoïcisme ou de l’épicurisme comme les fantaisies d’un Baudelaire ressemblent à une religion directement sincère. Malgré ses recherches vaniteuses et ses perversités naïves, ce Charlot intellectuel ne réussit pas longtemps à se satisfaire lui-même. Bientôt il sortit de sa tour de sperme pour aller à l’agitation incohérente qu’il nommait l’Action. Le hasard des dates et des rencontres l’enrégimenta dans le boulangisme. Il demandera plus tard au nationalisme de sang et de boue la chère « petite secousse ».

Son cas est intéressant comme tous les cas — bien communs d’ailleurs — faits d’une contradiction apparente ; comme toutes les attractions de vertige. Des vieillards frémissent d’amour depuis qu’ils se sentent impuissants. Barrès aime l’action, ou plutôt le rêve de l’action, parce qu’au moment du geste — il en est trop sûr — la peur le serrera comme une paralysie. Barrès, c’est quelquefois Sosie qui chante. C’est plus souvent quelqu’un qui se force à de lointaines et peu dangereuses bravoures, pour se donner la joie des lâches raffinés, la joie de trembler et de conchier son pantalon.

Cette intelligence valétudinaire, préoccupée uniquement de ses petits malaises et des petits plaisirs paradoxaux que lui procurera son mal, est exactement, dans sa sécheresse, dans l’étriqué de ses gestes courts, pauvres, rapaces et frileux, le contraire de la large et généreuse intelligence créatrice. Il mendie partout des toniques. Il emprunte à tous un peu de pensée incertaine et de branlante énergie. Il est bien loin de pouvoir dresser avec sa force et animer avec son souffle des êtres étrangers. Il n’est pas de ceux qui enrichissent l’état civil. Il est de ceux qui l’appauvrissent.

Ses personnages inventés ne vivent pas. Les héros de sa taille qu’il embrasse ou combat dans la boue politique ne vivent plus en nous que grâce à des souvenirs anciens et tenaces. Qu’il veuille chanter « le culte du moi » ou « l’énergie nationale », il jette toujours, en des romans mal faits et exsangues, quelques pages d’autobiographie ou d’histoire où ne frémit plus, passionnante, la vie multiforme. Ici comme là, on ne trouve que l’auteur, ses basses passions grossières, ses basses passions raffinées. Le coassement de l’écœurante grenouille, avant de demander un roi, réclamait qu’un peu de plaisir lui grattât le ventre. Aujourd’hui Barrès précocement vieilli ne paraît plus pouvoir goûter que la vengeance. Mais quelle grossièreté jusque dans ses derniers raffinements ! Cet Arlequin fait de bile verte et de jalousie jaune ne trouve, pour crier sa haine, que des mots abstraits et gris. Ou bien ce sont quelques laides métaphores culinaires, beaucoup de lâches métaphores pathologiques. Voyez-vous ses lèvres de sale cruauté et de sale gourmandise, toutes dégoûtantes d’une sauce infâme, quand il vante « le bon plat de vengeance qui se mange froid » ?

Il n’est pas seulement un vaincu sournois et rancunier qui se venge après dix ans. Il est surtout un mercenaire amoureux de bénéfice. Il veut, à n’importe quel prix, quelle que soit sa nature, trempé dans n’importe quels excréments, le succès. Ce vantard de raffinements pense, devant la réussite, aussi grossièrement que feu Sarcey et — selon le mot que je citais tout à l’heure, mais qu’on ne saurait trop répéter — il se garde bien de « méconnaître que, sous un succès, il y a toujours une vertu. »

Eh ! bien, non, M. Barrès, sous un succès il y a rarement une vertu. Je défie un lecteur sincère et intelligent d’expliquer, d’après votre maxime, votre succès à vous. Des imbéciles incapables de saisir directement une pensée originale ; des imbéciles dont l’oreille fermée aux hommes est faite pour recueillir avec joie les échos, les bavardages des perroquets, les bafouillements des phonographes, vous appellent penseur, comme ils appellent astronome M. Camille Flammarion. Mais vous savez bien, vous, élève de tous les Renan, de tous les Taine, de tous les Maurras et de tous les Amouretti rencontrés, que votre pensée est empruntée ; vous n’avez d’autre esprit que « l’esprit de suite » et votre seule vertu intellectuelle se nomme docilité.

D’autres disent que vous écrivez bien. En effet, Monsieur, vous écrivez, d’ordinaire, comme un excellent élève de philosophie, en phrases soignées, lentes, grises : des platitudes bien rabotées. Quelquefois aussi vous décalquez, ouvrier patient, un rythme de Michelet et vous faites d’un mouvement de torrent je ne sais quelle stagnation décevante. On cherche la « petite secousse, » n’est-ce pas, partout où on espère la trouver. Il vous arrive pourtant de travailler sans conscience et de déclarer, étourdi : « Nous sommes nés originairement… » Il vous arrive aussi, stendhalien infidèle, de vous égarer vers des métaphores où nul guide ne vous conduit. Vos indépendances sont heureuses et vous font découvrir des choses bien imprévues, ces « bagatelles », par exemple, qui vous paraissent « fades auprès des alcools d’une conspiration. » À la prochaine foire électorale de Neuilly ou du Quatrième, j’espère vous admirer, à côté de quelque avaleur de sabres, dans vos intéressants exercices de buveur de bagatelles.

Volontiers, comme tous les lâches cruels, vous empruntez vos comparaisons au plus cruel et au plus lâche des jeux, à la chasse. Vous nous montrez des gens qui courent. « Leurs Arrêtez-le ! leurs cannes levées, leur expression épouvantable de fureur donnaient évidemment la chasse à un gibier. » M’attarderai-je, hilare, à cette étourdissante expression qui donne la chasse ? Non, monsieur. Je suis autant que vous « un amateur d’âmes » et vos métaphores coutumières m’intéressent parce qu’elles m’apportent, intolérable mais si révélatrice, l’odeur de votre pourriture intérieure.

Lâche tremblant, toujours préoccupé de sa chère guenille et qui aime sa santé et sa maladie comme on aimerait deux filles, vous êtes entraîné, pour vous rendre les faits extérieurs intéressants, à les traduire, sadique inconscient, en phénomènes pathologiques. Vous saurez trouver vous-même dans chacune de vos pages quelques-uns de ces réflexes de style qui grincent la couardise. J’en prends deux, au hasard, dans Leurs figures : « Dans cette plaie panamiste, si mal soignée par des médecins en querelle, les sanies accumulées mettaient de l’inflammation. » L’autre phrase est particulièrement basse et, joyeux d’une joie de latrines, vous avez souligné vous-même deux fois le mot qui en aggrave l’ignominie : « Resté seul, cet homme de valeur, subitement chassé de son cadre, fit de la poésie sentimentale, tel un influenzé eût fait de l’albumine. »

Je vous souhaite, Monsieur, de ne jamais faire de poésie sentimentale et d’albumine. Si j’osais — mais votre fumier se vend et il serait indiscret de vous demander du désintéressement — je vous supplierais même, le nez bouché, de ne plus rien faire en public.