Protée (NRF)

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La Nouvelle Revue FrançaiseTome XI (p. 598-644).

598

��PROTÉE

DRAME SATYRIQUE EN DEUX ACTES

��A la suite de VOrestie^ Eschyle avait composé un drame satyrique dont il ne nous reste que le titre : PROTÉE, Cest en rêvant sur ce titre que je me trouve avoir écrit la pièce suivante,

P, C,

��PERSONNAGES :

PROTÉE

MÉNÉLAS

HÉLÈNE

LA NYMPHE BRINDOSIER

LE SATYRE-MAJOR

SATYRES

PHOQUES

�� � pROTie 599

ACTE I

��Vîle de Naxos que pour la commodité de P action on supposera placée entre la Crète et V Egypte. On la voit tout entière au milieu de la scène comme un grand gâteau de mariage anglais en sucre blanc ou comme le couvercle d^une soupière rococo. Cest un assemblage assez prétentieux de rocailles pittoresques péniblement terminé au sommet par une espèce de boucle ou de volute. Le rivage est représenté par des toiles d^ emballage bordées pour écume d^une ruche blanche froncée et la mer par une grande étendue de linoléum.

Le fond de la scène est caché par des bandes d"* étoffe grise.

SCÈNE I

LA NYMPHE BRINDOSIER

Satyres chèvre-pieds, triste brigade, écoutez- moi ! de ceux que Protée, le vieillard absurde de dessous la vague,

A ramassés un par un comme on pique les grains mûrs d'une grappe.

Quand ils riboulaient de Tun de nos bateaux, car ces bêtes n'ont pas le pied marin, et vous pensez si nous nous amusions à les ramasser !

Et ce n'est pas une fois ni deux que le Fils de Zeus a traversé et retraversé avec furie d'un bord à l'autre cette mer si bleue qu'il n'y a que le sang qui soit plus rouge 1

Soit qu'il se porte vers l'Inde, soit qu'il ait envie

�� � 600 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

de la Thessalie, car ce n'est pas la raison ni aucun ordre qui conduit le dieu du vin î

Et quand le chef même titube,

A quel fil voulez-vous que se rattache un pauvre Satyre, quand la mer et le bateau dansent à qui mieux mieux.

Et que tout au hasard monte et descend, et vous direz que c'est nous qui sommes ivres !

Et que la voilà quand elle s'apaise toute paon- nante au soleil de grandes fleurs de pive dans le grésillement de l'écume !

— M'entendez-vous, petits frères ?

LES SATYRES, faiblement derrière la scène (Chœur polyphonique,)

Méééé!

BRINDOSIER

Quelle triste voix ! Mais je vous le dis, bientôt vos douleurs prennent fin,

Et l'étroite prison de cette œuvre d'art que Protée appelle son île, et le régime absurde, et l'esclavage du Vieillard î

Bientôt le vaste monde à nouveau nous est ouvert ! Ah, qu'il y fait bon mener son train alors que tout est désert encore.

Et qui reprocherait à un dieu dans sa joie de prendre la forme d'une bête, s'il ne peut s'en empêcher.

�� � Une fois qu’il a pris l'odeur de la terre, plus forte que celle d’un lion ou de troupeaux fumants,

Alors que c’est le matin, et que tout est libre encore, et qu’il n’y a pas une Face-pâle à voir, et que le monde est à nous !

Sus, durs paysans ! que d’autres de vos frères partent à la recherche des métaux sous la terre ! mais nous, c’est de son sang vivant que nous voulons tâter !

A nous de reconnaître la longue et brûlante colline sous les prunelliers pour y mettre la vigne comme un fausset tortueux et le pépin de feu entre les durs silex !

Ce soir nous serons partis, mes compagnons !

LES SATYRES

(Chœur polyphonique.)

Méééé ! Méééé ! Méééé !

BRINDOSIER

Méé ! Méé ! Oui, vous pouvez bêler ! bêtes à laine ! bêtes à chagrin ! demi-bêtes et demi-dieux ! Notre salut est proche !

Nous pillerons la grappe encore ! Frais vallon, nous couperons d’un jus rouge encore l’eau rapide et glacée de ton artère !

Et je déterrerai pour vous ce pot que j’ai enfoui jadis entre les pieds du dieu Chronos, empli d’un dur nectar qui est aussi brun que la giroflée ! 6o2 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

A la fête des vendanges quand on flambe les vieilles queues avec une mèche de soufre,

Vous me verrez danser encore pour vous sur la tonne roulante, une torche dans chaque main !

Aussi vrai que mon nom est Brindosier, et la chèvre montagnarde qui m'a conçue

M'a nommée ainsi à cause de la manière dont je sais prendre le poignet d'un homme et le ficeler tout à coup comme une couleuvre.

Comme ces longs rubans que le vigneron porte au cordon de son tablier I

Et seul le vieillard Protée a su un jour me prendre et me capturer, avec ses perles idiotes ! (mais je lui revaudrai ce tour.)

Car j'ai regardé dans ses phylactères prophé- tiques où lui-même ne comprend rien, archives du Futur, et j'y ai vu des choses qu'il ne sait pas.

Notre délivrance approche !

Voici que le divin Ménélas, le fils d'Atrée, le gendre de Jupiter,

Approche sur un navire aussi fou que son maître,

Et à chaque vague le fier cheval à la crinière de chevilles comme une contrebasse qui sans voile et sans gouvernail entraîne la nef cabriolante

Pique du nez dans la plume et le relève incon- tinent vers le ciel comme une cocotte qui boit.

Il arrive l II débarque !

�� �

LES SATYRES

(Chœur polyphonique — interrompu.)

Méé! Méé!

(Une flèche^ puis une autre vole au travers de la scène^ fuite éperdue des Satyres,)

MENÉLAS, derrière la scène

Maintenant j’ai les deux pieds à terre^et je défie les dieux !

BRINDOSIER

Il est sauf et, bien sûr, la première chose à faire est de blasphémer.

Elle se retire à l'écart.

Entre MÉNÉLAS, l'arc au dos, tenant de la main droite une épée et de la main gauche la main d'une une femme voilée, HÉLÈNE.

SCÈNE II
MÉNÉLAS

Dieux ! ce n'est donc pas assez d’avoir déchaîné tous les éléments ensemble contre moi,

Et si ce coup de foudre par le travers de Syra, qui a fait de mon mât une écharde ne nous a pas coupés en deux, c’est pas la faute de celui qui l'a ajusté !

Il faut encore vous moquer de moi !

Ce matin voilà le bateau contre le vent sans 604 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

rames ni gouvernail qui se met à marcher tout seul comme quelqu'un qui sait où il va.

Et voilà la terre, c'est bien. Mais la première chose que je vois sur un rocher qui me regarde avec ses gros yeux,

C'est un sauvage avec de grandes cornes de bélier qui lui sortaient de la tête, qui me regardait en me tirant la langue.

J'ajuste le monstre, je tire, il fuit.

Et fuyant à petits sauts il me montre des cuisses et un derrière tout couverts de long poils comme celui d'un bouc !

Que me veut cet être biscornu ? Alors, ce n'est pas assez de me poursuivre, il faut encore m'in- sulter 1

Car les choses que je ne comprends pas sont pour moi comme une insulte personnelle.

Un homme avec un cul de bouc, j'en ai le rouge au front !

C'est bien, je vous défie tous, là-haut, toute la séquelle dans l'Ouranos î

Et toi-même, le beau-père ! Qu'est-ce que tu faisais pendant que Paris m'enlevait ta fille ?

C'est alors qu'il fallait brandir tes pétards et ta machine à tonner !

Mais c'est bien. Sans toi je suis allé la reprendre où elle était.

Et je ramènerai à Sparte avec moi celle-ci que j'ai épousée et qui est ma propriété.

�� � PROT^E 605

Que tu le veuilles ou non, malgré le vent et la tempête, et toutes ces choses que Ton ne com- prend pas.

L'épée du moins est une chose que Ton com- prend et le bel Alexandre, là-bas, en a tâté, ce cher Paris !

Viens, Hélène, tiens bien ma main, je ne te l lâcherai pas.

■ Et je ne puis dire que je tire de toi grand r plaisir.

Mais enfin, telle quelle, c'est toi, et je te tiens, et tous te reconnaîtront, et je te ramènerai dans Sparte.

Entre BRIND OSIER,

��Qui va l�

��Salut, héros !

��// la met enjoué.

BRINDOSIER

��SCENE III

MÉNÉLAS

��Qui es-tu }

��BRINDOSIER

Salut, fils d'Atrée et gendre de Jupiter !

MÉNÉLAS

Comment me connais-tu }

�� � 6o6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

BRINDOSIER

Qui ne connaît Ménélas et la vengeance qu'il a tirée de Priam ?

Toute la mer, bleu-sur-bleu, est emplie de ta gloire !

Abats cet arc.

MÉNÉLAS

Es-tu de la bande aussi de ces sauvages ?

BRINDOSIER

Je ne suis qu'une pauvre Nymphe, et ma mère m'appelait Brindosier,

A cause de mes mœurs rustiques et de mon simple langage.

MÉNÉLAS

Allons, une Nymphe à présent ! Et ce sont des cornes que je vois sous tes cheveux .?

BRINDOSIER

A peine. De tout petits cornichons d'écaillé blonde, un simple ornement.

Et vous ne me ferez pas croire qu'un homme comme vous

N'ait jamais rencontré de nymphe dans sa vie ?

Abats cet arc, héros, qui me fait frémir !

MÉNÉLAS, abaissant son arc et la main sur son èpée Tout cela n'est pas clair.

�� � PROTÉE 607

Mais je n'ai peur de rien. Il n'est pas né, celui qui m'enlèvera celle que je tiens par la main î

BRINDOSIER

Qui est-ce ?

MÉNÉLAS

Ecoute. Elle te le dira elle-même.

HÉLÈNE

Je suis Hélène.

Elle se tait,

BRINDOSIER

Eh quoi, c'est la fameuse Hélène que vous tenez par la main ?

MÉNÉLAS, avec orgueil Elle-même.

BRINDOSIER

Salut, Hélène.

MÉNÉLAS

Elle ne répondra pas. Depuis ce qui est arrivé. Elle est si tellement pleine d'orgueil qu'on ne peut rien en tirer

Hors " Je suis Hélène " !

BRINDOSIER

Salut, fille de Jupiter !

�� � 6o8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

MÉNÉLAS

Quel est cet air de doute et d'étonnement ?

BRiNDosiER, h tirant h part Monsieur, c*est que nous avons ici une autre Hélène.

MÉNÉLAS

Une autre Hélène ?

BRINDOSIER

Il y a juste dix ans et le jour où tu ne la vis plus dans ta maison.

MÉNÉLAS

J'ai entendu déjà cette bonne histoire D'une autre Hélène qui vit entre la Crète et l'Egypte.

BRINDOSIER

Veux-tu la voir }

MÉNÉLAS

Je n'y tiens pas le moins du monde.

BRINDOSIER

Laisse-moi voir celle-ci.

MÉNÉLAS

A quoi bon }

BRINDOSIER

As-tu peur }

�� � PROTÉE 609

MÉNÉLAS, levant le voile d' HELENE

Voilà comme j'ai peur.

BRINDOSIER regarde HÉLÈNE et ne dit rien.

Eh bien ? Naturellement c'est le même visage ?

BRINDOSIER

Oui.

MÉNi:LAS

J'attendais cela ! c'est encore un tour pour me vexer î

Mais je suis un vieux chien dont on ne brouille pas les voies si aisément.

BRINDOSIER

Qui donc, si pas elle, t'aurait décrit à moi si justement que je te reconnus aussitôt }

Ce teint coloré, ce front bas, ces petits yeux défiants, et cet air de taureau ?

Et cette mèche blanche qui le jour de ton ma- riage déjà se mêlait à tes boucles d'hyacinthe ?

Allons, lève ce casque.

MÉNÉLAS, se démasquant C'est vrai.

BRINDOSIER

Veux-tu d'autres détails ? Qui d'autre te con- naîtrait ainsi ?

S

�� � 6 10 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

MÉNÉLAS

Je sais que la véritable Hélène est celle que je tiens par la main.

BRINDOSIER

Tu le sais ?

MÉNÉLAS, déclamant Je le sais, je le vois, et j'en suis convaincu.

BRINDOSIER, de même

Mais on n'est convaincu que quand on n'est pas sûr.

MÉNÉLAS

C'est Hélène.

BRINDOSIER

Quelles preuves en as-tu .

MÉNÉLAS

Quelles preuves } Je n'en veux d'autres que Troie en cendre et deux cent mille hommes égorgés !

Et ces dix ans de patience forcenée, l'un après ' autre, faits de jours que j'ai tous comptés.

Et ma nièce Iphigénie mise à mal, et l'attente suprême dans le ventre du Cheval de bois !

Et tu dis que ce n'est pas Hélène !

�� � PROTÉE 6ll

BRINDOSIER

L'appât des dieux qui voulaient détruire Priam a été bon.

MÉNÉLAS

Ne me mets pas en colère, tais-toi ! et dis-moi quelle est cette île. •

BRINDOSIER

Naxos.

MÉNÉLAS

Naxos ? D'après la carte elle est bien plus au nord.

BRINDOSIER

Elle est ici pour le moment.

MÉNÉLAS

Très bien. Et quel est le maître de Naxos .?

BRINDOSIER

Le vieillard Protée, roi des Phoques et de tous les monstres amphibies.

MÉNÉLAS

Peut-il me donner un grand morceau de chêne de 20 coudées pour faire un mât ? et un autre de lo coudées pour faire une antenne ? et 60 brasses de funin, et 100 pieds carrés de bonne voile de

�� � 6l2 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

lin, et 40 paires d'avirons, et de Tétoupe, et trois chaudières de goudron, et un peu de peinture ?

BRINDOSIER

Tout cela, il peut te le donner. Mais il est avare.

MÉNÉLAS

Je n'ai rien du tout pour le payer.

BRINDOSIER

Tu peux te faire donner tout cela sans argent.

MÉNÉLAS

Comment ?

BRINDOSIER

Par art et ruse, que moi, Brindosier, t'ensei- gnerai.

MÉNÉLAS

Mais toi-même que fais-tu ici ?

BRINDOSIER

Bacchus notre maitre

M'oublia derrière lui quand il vint quérir Ariane ici.

(Baissant les yeux,) Le vieillard Protée m'avait séduite.

• MÉNÉLAS

Est-il si beau ?

�� � PROTÉE 613

BRINDOSIER

Il est poisson jusqu'à la ceinture.

MÉNÉLAS

Tout est donc à moitié dans ce pays ! S'il y avait des canaris je parie qu'ils seraient à moitié goujons !

BRINDOSIER

I Tout de même un homme-poisson, c'est rare !

MÉNÉLAS

Est-ce tout ce qui te plaisait en lui ?

BRINDOSIER

I m'avait promis des perles.

MÉNÉLAS

Et moi, je n'ai pas de perles à vous promettre. Mademoiselle, et je ne vous donnerai rien du tout.

BRINDOSIER

Tu me ramèneras avec toi ?

MÉNÉLAS

Cela, oui, ça peut se faire.

BRINDOSIER

Jure î

MÉNÉLAS

Je le jure ! par Zeus, par la terre, par le ciel.

�� � 6 14 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

par le Chaos, par le Styx, par tous les dieux, par tout ce que tu voudras !

BRINDOSIER

Moi, et ces tristes animaux ?

MÉNÉLAS

Quels animaux ?

BRINDOSIER

Ces Satyres, mes compagnons.

MÉNÉLAS

Non, ils empoisonneraient le bâtiment.

BRINDOSIER

Tu as besoin d'un équipage.

MÉNÉLAS

C'est vrai. Mais qui donc a parqué ce troupeau de chèvres ici ?

BRINDOSIER

N'as-tu jamais vu ces longs poissons noirs, qui se jouent autour des navires et ne les quittent pas ? I Ce sont les coupants marsouins, ennemis des pê- cheurs, terribles aux filets.

MÉNÉLAS

Ce sont les amis du marin. Ils dansent et lui donnent la comédie. Eux et les mouettes, leurs commères criardes.

�� � PROTÉE 615

On est sûr de les trouver, quand le coq appa- raît à Tarrière avec ses seaux d'épluchures.

BRINDOSIER

Tout ce qui tombe à la mer appartient à Protée.

MÉNÉLAS

Ouais ! il doit avoir des magasins bien garnis !

BRINDOSIER

Tout cela est rangé et classé dans les profondes soutes qui sont au dessous de cette île avec un ordre superbe.

Les avirons, les ancres perdues,

Les mâts suivant leur taille, et je ne sais com- bien de rouleaux de cordages et de voiles avec toutes les marques de la Méditerranée,

Marmites craquées, vieux couteaux, fanaux, accordéons, astrolabes, épissoires, figures de proue.

Tout lui est bon, de tout cela il est amateur.

MÉNÉLAS

Bien, très bien ! tout cela va me servir.

BRINDOSIER

Et le voilà, profitant du travail de Bacchus notre maître, qui a incessamment à courir d'un bout du monde à l'autre,

Et du Caucase jusqu'à Madère là-bas dans la houle Atlantique,

�� � 6l6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Pour enguirlander toute l'Europe des doigts entrelacés de ses sarments,

— Qui s'est mis à faire collection de Satyres !

MÉNÉLAS

Idée digne d'un phoque !

BRINDOSIER

C'est que tu ne les as jamais vu s'envoler et traverser la fumée comme des projectiles à vingt pieds en l'air au-dessus d'un grand feu de bois sec !

L'antilope de Syrie qui des quatre pieds sans aucun poids vient se poser sur la tête de son pâtre,

Qu'est-ce qu'elle est à côté de nos grands sauteurs ?

C'est pourquoi Protée afin d'animer ces rocailles,

A commencé cette collection de demi-dieux.

MÉNÉLAS

J'ai failli en casser un tout-à-l'heure.

��BRINDOSIER

Ah, extermine-les tous de tes flèches !

Ah, cela vaudra mieux que de béquiller miséra- blement à cloche-pied sur ce vilain petit tas de pierrailles.

Où le vieillard marin nous entretient de mets absurdes.

�� � protée 617

MÉNÉLAS

Quels ?

BRINDOSIER

D'eau minérale et de lait concentré !

Ou de fromage de cachalot, quand on peut s'en procurer de temps en temps.

Et Teau de pluie que nous ramassons,

Il faut que nous en arrosions six plants de tabac dont il est fier et qui ne paient rien à la Douane.

^Ah, nous serions tous morts sans cette amphore arfumée de vin de Crète Dont il nous reste un tesson. Et nous nous le passons à respirer de temps en temps.

MÉNÉLAS

Triste régime !

BRINDOSIER

Et pas un bon bourbier sentant fort la forêt, pour s'y vautrer de temps en temps comme les Satyres en ont besoin à la manière des sangliers et des autres bêtes !

Etonne-toi qu'ils aient le poil pendant et déco- loré comme la barbe d'un philosophe.

Tout est sec et propre dans cet horrible endroit incessamment lavé et brossé et rebrossé par la mer et par le vent.

�� � 6l8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

L'ail sauvage même, et les œillets de sable, et les farigoulettes,

N'y peuvent prendre racine.

MÉNÉLAS

Eh bien, je jure par Zeus de vous faire sortir d'ici.

Dis-moi ce qu'il faut faire.

BRINDOSIER

Es-tu fort ?

MEisiELAS fait jouer ses mains et ses bras

Ce sont de terribles pinces. Quand je le tiendrai dedans, il saura quels athlètes on fait à Sparte.

BRINDOSIER

Est-il vrai que tu as étouffé Paris dans tes bras }

MÉNÉLAS

Il les a trouvés moins frais que ceux de ma femme, ho, ho !

Il n'y a pas de quoi me vanter.

Il était gras et sans aucunes vertèbres comme un haricot vert.

BRINDOSIER

Eh bien, dans ce cas, ceinture-arrière!

�� � ^

��PROTÉE

MÉ^NÉLASy faisant le geste Comme cela ?

��619

��BRINDOSIER

Ceinture-le par derrière et tiens bon ! et prends garde à ses coups de queue, le vieux requin 1

MÉNÉLAS

N*aye pas peur, ma fille !

BRINDOSIER

Ne le lâche pas quoi qu'il fasse !

MÉNÉLAS

Le bon vieux ne me fera rien du tout.

BRINDOSIER

Et même si tout-à-coup tu tiens un lion rugis- sant entre tes bras, ...

��MÉNÉLAS

��Un lion }

��BRINDOSIER

��N*as-tu jamais ouï parler des tours du Vieux-de- la-Mer } et qu'il devient à volonté un lion ? Du feu ? De l'eau } Un dragon ? Et un arbre fruitier ?

�� � 620 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

MÉNÉLAS

Pourquoi un arbre fruitier ?

BRINDOSIER

Je ne sais, c'est comme ça. Ne te laisse pas étonner. C'est Tordre invariable. Il n'a aucune imagination. Rappelle-toi bien.

(Elle compte sur ses doigts.)

Un lion d'abord, puis un dragon, puis du feu, puis de l'eau, puis un arbre fruitier. Quand tu verras l'arbre fruitier, c'est fini, et tu auras le bonhomme à ta merci.

MÉNÉLAS

Un arbre fruitier, très bien ! Que de choses on apprend quand on se met à naviguer !

BRINDOSIER

N'oublie pas de lui prendre ses lunettes, c'est d'elles qu'il tient son pouvoir surnaturel.

MÉNÉLAS

Ses lunettes, très bien !

BRINDOSIER

Ne laisse pas le vieux phoque t'échapper car il est glissant et tout huileux.

MÉNÉLAS

N'aie pas peur, j'ai déjà vu un phoque qui parlait.

�� � PROTÉE 621

C'est un batelier de Chersonèse qui nous Tavait amené.

Il chantait en langage scythique et appelait à grands cris son cher père et toute sa famille.

BRINDOSIER

Quand il aura fini de faire Farbre fruitier et que tu lui auras pris ses lunettes.

Tu pourras lui demander tout ce que tu vou- dras.

MÉNÉLAS

Un mât, des voiles, du goudron .

BRINDOSIER

Tu peux tout lui demander, ce qui se passe sur la terre et sur la mer. Il sait tout, il a un abonne- ment.

MÉNÉLAS

Un abonnement.

BRINDOSIER

Ne sais-tu pas qu'à tous les dieux de la mer et de la terre suivant leur grade Jupiter sert un abonnement ?

De temps en temps il leur envoie Un ruban étroit de papier transparent.

MÉNÉLAS

Eh bien ?

�� � 622 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE]

BRINDOSIER

Il suffit de le dérouler devant une lanterne et Ton voit tout à la fois.

Le passé, le présent, et l'avenir.

Moi, je n'y comprends rien. Mais tu peux avoir confiance en Protée.

MÉNÉLAS

Alors je ne serais pas fâché de savoir ce qu'est devenu mon frère et ce que fait ma belle-sœur | Clotilde à Argos.

BRINDOSIER

Clytemnestre, veux-tu dire ?

MÉNÉLAS

Clytemnestre. Les pays chauds vous brouillent la mémoire.

Il revenait de mauvais bruits de là-bas.

BRINDOSIER

Tu peux tout lui demander.

MÉNÉLAS

Allons ! où est le vieux ?

BRINDOSIER

Tous les jours à midi il vient ici pour donner à manger à son troupeau.

Laisse-moi causer un peu avec lui et quand je lèverai la main,

�� � PROTiE 623

Approche-toi sans qu'il t'entende, et zou ! presto ! ceinture-le par derrière ! — Qu'est-ce qui t'ennuie ?

MÉNÉLAS

Brindosier !

J'aimerais bien, ah, j'aimerais bien avoir un peu plus de confiance en toi !

BRINDOSIER

Mon intérêt n'est-il pas le tien ?

MÉNÉLAS

Ce sont ces cornicules sur ta tête qui m'ennuient.

BRINDOSIER

Crois-tu que je ne puisse te donner un bon conseil ?

MÉNÉLAS

Quel bon conseil peut-il y avoir dans une tête cornue ?

BRINDOSIER

Sais-tu seulement pourquoi ton bateau allait au hasard sans que tu puisses le diriger ?

MÉNÉLAS

Pourquoi ?

BRINDOSIER

Regarde à la proue.

�� � 624 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

MÉNÉLAS

Eh bien ?

BRINDOSIER

Ne vois-tu pas que le pauvre gros bon œil est tout effacé !

MÉNÉLAS

C'est vrai, par Zeus !

BRINDOSIER

Comment donc veux-tu que le bateau puisse se diriger sans son œil ?

MÉNÉLAS

Tu as raison. Je n'y avais pas pensé. Par Fane ! par le chien ! tu es une fille de bon sens et j'ai confiance en toi.

BRINDOSIER

Cache-toi là-bas sous ces pierres et quand je lèverai la main...

MÉNÉLAS

Entendu ! Viens, Hélène !

// sort par le fond ^ emmenant HELENE,

BRINDOSIER

Parle-lui donc de notre Hélène aussi !

Elle sort par la droite.

�� � PJ^OTÉE 625

SCENE IV

LE REPAS DES PHOQUES

(Musique)

Le plateau tourne apportant un autre site de Vile, On voit Protée tout nu dans une bai- gnoire à fond convexe dans laquelle il se balance et dont le robinet est remplacé par un bouchon. Il est très gros et poilu. Barbe blanche assez maigre^ oreilles pointues. Crâne luisant avec quelques rares cheveux. Sur les yeux des lunettes d'automo- biliste. Près de lui sont rangés six plants de tabac dans des pots.

Il y a devant lui une corbeille de joncs remplie de poissons qu'il jette à ses phoques, ^

PROTÉE

Cot', cot'j cot', cot', cot'5 ! Ici mes moutons ! Ici mes petits poulets 1 Cot', cot', cot', !

Des têtes rondes de phoques apparaissent ça et là dans la mer.

Nous y sommes tous ? Un, deux, trois, quatre, six, huit, onze, douze. Treize ! Le compte y est !

^ A la scène poissons et phoques peuvent être remplacés par rimagination des spectateurs et par la musique.

6

�� � 626 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

A qui le cabillaud, à qui le congre, à qui les rougets ? à qui le filet de flétan ? Cot', cot', cot*, I à qui la belle alose ?

Tumulte^ bataille^ cirque^ écume^ bonds des phoques qui se précipitent du haut des rochers dans Veau neige et turquoise^ braie- ments, trompettes, coups de queues et de nageoires, (Tout cela est exprimé par la musique.)

Ici, Moustache 1 hâle-toi sur tes défenses ! nous ne sommes plus jeunes, mon gros. Tiens, prends ce diable, tu n'en as pas peur 1

Et toi, Otarys, ma mignonne, viens prendre cette belle limande, marche voir un peu sur tes nageoires de devant, comme sur de petits panta- lons !

Elle lui prend le poisson dans la main,

A qui la friture ?

// semé a pleines mains de petits poissons. Cirque.

A toi. Rhésus ! à toi, Gorgô ! et toi, le petit, qu'est-ce que tu as à braire là-bas comme un âne ? ■ Attrape, mon petit tonneau 1

Nouvelle distribution de poissons. Cirque.

lou, le panier est vide.

Et maintenant, aux choses sérieuses ! au travail ! au travail 1 >,

�� � PROTÉE 627

Moustache, quel est le quotient de 0,00005 divisé par 123 ?

Tu n'en sais rien ? Tu me diras cela tout à l'heure.

Et toi, Tambour, tu vas m'additionner 3.977 et 7.896.

Et toi, Gorgô, s'il te plaît, tu m'extrairas la racine cubique de 27.

Allez, vous avez de quoi vous amuser.

// souffle dans une conque. Brindosier ! Brindosier !

SCÈNE IV

Entre BRINDOSIER.

On voit MENELAS qui se glisse derrière les rocherSy tenant toujours HELENE par la main. Il l'attache avec une corde à un rocher derrière lequel lui-même se dissimule.

BRINDOSIER

Que désire Monseigneur ^

PROTÉE

Oh, quelle politesse aujourd'hui ! c'est le lan- gage des cours !

Apporte-moi ma cuvette pour me laver les mains.

�� � 628 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Ma cuvette de Chine, famille rose, celle qui a des mao-pings !

Et que Feau soit bien chaude.

Elle sort et revient rapportant une moitié de

cuvette^ qu'elle lui met sous le menton, Protée soufflant et barbotant dans la cuvette, Bou ! Bou ! Bou !

Musique, L'ennui, c'est que Ton ne peut avoir que des serviettes dépareillées. Une par-ci, une autre par- là, jamais un service complet.

// s"* essuie,

BRINDOSIER

Une bonne femme de ménage vous serait plus utile qu'une pauvre Satyresse.

Elle vous rebroderait tout cela à votre chiffre.

PROTÉE, s"* examinant dans un miroir ébréché quelle lui tient Oui-dà ! Oui-dà ! Oui-dà !

BRINDOSIER

Vous m'avez promis de me laisser aller un jour si je suis gentille.

PROTÉE

Oui-dà ! — Ote la brique.

Elle tte la brique qui cale la baignoire. Il se balance avec satisfaction.

�� � PROTÉE 629

BRINDOSIER

Moi et les autres animaux à deux pieds, mes compagnons.

pRoxiE, clignant de Vceil Et que devient Ménélas ?

BRINDOSIER

Quel Ménélas ?

PROTEE cligne de F œil et désigne d'un petit mouvement le rocher derrière lequel MÈNÈLAS est caché,

BRINDOSIER

Je ne sais ce que vous voulez dire.

pROTÉEj à mi-voix Il est là qui nous guette derrière ce rocher.

BRINDOSIER, se jetant à ses pieds

Seigneur, vous savez tout et Ton ne peut rien vous cacher.

PROxifi

Prends garde de casser ma cuvette. Elle a une fente qui m'inquiète beaucoup.

BRINDOSIER

Oui, je veux tout vous dire 1

MENELAS sort la tête^ elle lui fait signe de se cacher.

�� � 630 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Mais tout d'abord...

Elle tire un peigne de sa ceinture et lui peigne les boucles.

Laissez-moi vous passer le peigne un peu, car vous êtes à faire peur avec cette barbe emmêlée et sablonneuse !

Oh, vieux naufrageur !

Dites, il n'y a pas moyen de vous tenir à la maison quand la mer est en folie,

Et qu'elle danse empanachée dans le vent Thrace avec toutes ses lanternes allumées !

(Ah, cela fait du bien après ces souffles étouf- fants du khamsin et l'on respire à pleins pou- mons !)

11 faut que ce soit vous, n'est-ce pas, que les pauvres diables qui vont au fond

Voient le dernier à la crête d'une vague, vieux baigneur !

Dansant au milieu des épaves et des corposants, aussi insubmersible qu'une bouteille !

PROTÉE

Coupe-moi les cheveux.

BRINDOSIER

Mais il n'y a pas de cheveux ! à peine cinq ou six filaments impalpables ! Ce sont des ciseaux de brodeuse qu'il me faudrait !

�� � PROTÉE 631

PROTÉE

Ça ne fait rien ! Ce bruit de fer autour de ma. tête me procure d'agréables illusions.

Tel, au mois de juin, le colporteur qui s'assou- pit en écoutant le coup de la faux dans les prairies épaisses.

BRIND0SIER5 agitant les ciseaux autour de sa tête

Mon petit Protée, je vous aime beaucoup.

PROTÉE

Moi aussi.

BRiNDosiERj de même Vous ne me croyez pas, cela me fait de la peine,

PROTÉE

Je te crois, Brindosier.

BRINDOSIER

Ah, vous êtes si bon, si simple, si délicat !

PROTÉE

C'est vrai.

BRINDOSIER

Si curieux, si original ! Cette queue de poisson, <]uelle idée I

�� � 632 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

PROTÉE

N'est-ce pas ?

BRINDOSIER

Si riche !

PROTÉE

Oui.

BRINDOSIER

Vous aimez tellement les beaux-arts ! Cette collection que vous avez, il ny en a pas deux dans toute la mer Egée !

PROTÉE

Et c'est sur elle que compte Ménélas, n'est-ce pas, pour réparer son petit bateau ?

BRINDOSIER

Voulez-vous le garder ici ? Il mettrait tout en désordre dans cette petite île si bien soignée.

Déjà il voulait ravager votre plantation. Depuis qu'il a pris Troie il ne se connaît plus. C'est un sauvage, un vrai dévorant !

PROTÉE

Ah, rusée ! pas vrai, c'est toi qui l'as en- doctriné .?

Il n'arrive jamais ici un frère-la-côte sans que tu lui indiques le moyen de venir à bout du vieux Protée !

�� � PROTÉE 633

J'ai beau me transformer en lion et en dragon, en eau, en feu et en arbre fruitier,

Aucun d'eux n'a peur et ne lâche prise et il me faut lui donner ce qu'il demande.

Et c'est extrêmement lassant pour moi.

Sans parler de la perte de respectabilité pour un homme de mon âge.

BRINDOSIER

Laisse-moi donc partir.

PROTÉE

Bah, tu vois que ces malices ne t'ont pas réussi.

Aucun d'eux encore n'a tenu sa promesse avec toi. Hi ! Hi ! Hi !

On ne me prend pas ainsi, je suis un trop vieux poisson.

BRINDOSIER

Et savez-vous qui Ménélas amenait avec lui, la tenant par la main ?

PROTÉE

Qui .?

BRINDOSIER

Vous savez tout, Monseigneur, et je ne puis rien vous apprendre.

�� � 634 i-A NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

PROTÉE

Tu sais bien que je ne suis qu'un pauvre dieu de sixième classe, et mon abonnement à la Destinée est de la dernière main.

Rien que des petits tableaux ridiculement rognés sur le ruban !

Aux endroits les plus intéressants, allons ! voilà des gens dont il ne reste plus que la main, ou la chaussure, ou bien c'est la tête qui manque, et tout à coup plusieurs brasses vous font défaut. Allez^ vous y reconnaître !

Aussi ayez donc confiance et prenez une ser- vante qui s'appelle Brindosier et qui a des cornes sur la tête !

BRINDOSIER

Vous en êtes fier !

PROTEE

Hé ! Hé ! Je ne dis pas ! On irait loin pour voir une de ces Nymphes dont on parle tant !

BRINDOSIER

Et de votre troupeau de Satyres aussi, n'est-ce pas ? Ce n'est pas tout le monde qui a un pareil cheptel ?

PROTÉE

C'est dans leur intérêt que je les conserve. Je veux leur apprendre l'hygiène et la morale.

�� � PROTÉE 62s

Et puis cela m'amuse aussi de les voir sauter de roc en roc. C'est pittoresque. Il me semble que cela anime la localité ! Quel dommage de ne pas avoir un jet d'eau !

Ah ! je suis un fameux original et il ny en a pas deux comme moi.

BRINDOSIER

Alors vous ne saurez pas qui est avec Ménélas.

PROTÉE

Alors il pourra se passer de mon bon filin de Phénicie, et de mon bois de teck.

Quelle pitié ! Cela se dit matelot ! ça veut naviguer, et ça n'est pas capable de traverser l'Eurotas un jour de pluie dans un cuveau à lessive 1

BRINDOSIER, à mt-voix Hélène...

PROTÉE

Hélène est avec lui ?

BRINDOSIER fait signe que oui. Tu Tas vue ?

BRINDOSIER

Je l'ai vue.

PROTÉE

Aussi belle qu'on le dit }

�� � 636 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

BRINDOSIER

Aussi belle. Ce sauvage l'entraîne par la main.

PROTÉE, rêveusement

Dix ans se sont passés depuis qu'à l'arrière du bateau qui l'amenait vers Troie

J'ai vu flotter son voile couleur d'or.

BRINDOSIER

C'est toujours la même Hélène.

PROTÉE

Et ce grand feu d'où on l'a retirée ne l'a point roussie ni endommagée ?

BRINDOSIER

C'est toujours la même Hélène.

PROTÉE

Ahj je voudrais la voir.

BRINDOSIER

Vous voudriez l'avoir ?

PROTÉE

Je dis que je voudrais la regarder.

BRINDOSIER

Mais il ne tient qu'à vous, Seigneur, de l'avoir et de la regarder tous les jours de votre vie.

��� � PROTÉE 637

PROTÉE

Ah, ne me conseille pas de violence ! Je suis trop vieux. Mon île est petite,

Mais il n'y a pas une cabine de vieux pilote où tout soit mieux arrimé et arrangé.

Que les grands dieux en fassent donc autant à qui est toute la terre !

Je n'ai pas envie que ce bougre de sans-soin aille foutre tout en Tair !

BRINDOSIER

C'est une bien belle chose qu'Hélène.

PROTÉE

Elle t'a parlé ?

BRINDOSIER

Elle est tellement remplie d'orgueil depuis ce qui lui est arrivé

Qu'elle ne dit pas un mot hors : Je suis Hélène.

PROTÉE

Tranquille comme une statue et vivante par- dessus le marché ! Juste ce qu'il me faudrait.

Pas de scènes à craindre avec elle comme tu m'en fais tout le temps, petite !

BRINDOSIER

J'ai touché un mot à notre Ménélas de cette histoire idiote

�� � 638 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Qu'on raconte dans toutes les Echelles depuis Marseille jusqu'à Gallipoli :

Qu'il y a deux Hélènes et que celle de Troie n'était pas la vraie.

PROTÉE

Ce n'est pas une histoire idiote, c'est moi qui l'ai inventée, jamais je n'ai trouvé une meilleure blague.

Elle vaut son pesant de sel marin.

BRINDOSIER

J'ai dit à notre Ménélas

Que cette Hélène qu'il a retirée de Troie par la main était fausse.

Et que la vraie était en notre possession.

PROTÉE

Bravo ! Excellent 1 allons tu deviens une vraie fille de la mer.

BRINDOSIER

Mais il ne tient qu'à vous de faire de ce men- songe une vérité.

PROTÉE

Comment .

BRINDOSIER

Il ne tient qu'à vous de garder la vraie, l'unique Hélène.

�� � PROTÉE 639

PROTEE

Je ne t'entends pas.

BRINDOSIER

Je n'ai pas tout dit à ce brutal, et que non seulement vous pouvez vous couvrir de pommes à cuire entre ses bras,

Mais que si vous le regardez sans vos lunettes, vous 2 pouvez lui faire croire ce que vous voudrez.

PROTÉE

C'est vrai.

BRINDOSIER

Laissez-lui prendre vos lunettes. Faites-lui voir que je suis Hélène.

PROTÉE

Lui faire voir que tu es Hélène ? Hou ! Hou 1

BRINDOSIER

Il m'emmènera avec lui.

PROTÉE

Ho ! Ho !

BRINDOSIER

Et il VOUS laissera la véritable Hélène.

PROTEE

Hé ! Hé !

�� � 640 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

BRINDOSIER

Et j'emmènerai tous les Satyres, mes frères, avec moi !

PROTÉE

Diable ! Comme tu y vas 1

BRINDOSIER

Donnez-moi seulement sa figure. Vous verrez si je ne suis pas plus Hélène qu'Hélène.

PROTÉE

Mais il a déjà dû te promettre quelque chose ^

BRINDOSIER

Promesses de marin ! Il jure trop facilement.

Croyez-vous qu'un marin se soucie beaucoup de prendre une bouche inutile

Par reconnaissance ? Ariane et Médée, je connais leurs histoires.

La caisse à eau n'est pas grande.

— Et mes cornes ne lui disent rien.

PROTEE

Crois-tu donc qu'il s'en va prendre avec lui toute cette potée de Satyres à son bord ?

BRINDOSIER

Tu lui feras croire que ce sont mes suivantesi chaste escadron.

�� � PROTÉE 641

PROTÉE

Les Satyres tes chastes suivantes ! Hou ! Hou ! Et pourquoi pas mes phoques ?

BRINDOSIER

Dis que c'est au-dessus de ton pouvoir.

PROTÉE

Rien n'est au-dessus de mon pouvoir Ni de la crédulité d'un imbécile.

BRINDOSIER

Soyez gentil, Monsieur l'Empereur-de-la-Mer et Roi de tous les Menteurs !

PROTÉE

Mais je ne veux pas du tout perdre mes Satyres! Jamais je ne pourrai plus former une pareille collection I

Tous les dieux de la mer m'envient mon cabinet !

Il n'y a que Phorcus qui a ramassé quelques méchants marins d'Ulysse,

Et ils se promènent toute la journée sur son sable hyperboréen.

Avec leur longue-vue sous le bras et leur petit chapeau de toile cirée.

Cela ne vaut pas un ensemble comme le mien ! Ils sont connus partout, de vrais fils de l'air !

7

�� � 642 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

BRINDOSIER

De vieux moutons puants ! de vieux boucs ataxiques !

Si vous les laissez encore un mois à boire de Teau minérale, ils ne seront plus bons que pour TEcole des Beaux-Arts.

PROTÉE

��Ta ! Ta ! Ta !

��BRINDOSIER

��Mais Hélène, en revanche, quelle pièce unique! Quel honneur pour ta vieillesse !

Un pareil numéro, ça vaut bien tout un trou- peau de mérinos à demi rogneux !

protée Tu m'ennuies !

BRINDOSIER, avec enthousiasme Hélène, dirait-on, la vraie, la seule Hélène...

PROTÉE

Tais-toi, tu m'ennuies.

BRINDOSIER

La vraie, la seule Hélène ! celle que les hommes et les dieux se disputent ! celle dont on parle partout !

Celle pour laquelle deux cent mille hommes viennent de se couper la gorge...

�� � PROTEE 643

PROTÉE

Deux cent mille hommes, dis-tu ?

BRINDOSIER

C'est le chiffre officiel.

PROTÉE

Deux cent mille hommes !

Tais-toi ! tu me mets Feau à la bouche.

BRINDOSIER

Quelle perle pour ta collection ! Je sais que Jupiter la désire et qu'il y a une place pour elle au ciel entre les étoiles Dioscures.

PROTÉE

Il ne Taura pas !

BRINDOSIER, hrundissant les ciseaux Non, il ne Taura pas ! C'est Protée tout de même, c'est ce petit dieu de sixième classe qui sera le plus malin !

PROTÉE

Tu me fais rire ! Eh bien, il en sera comme tu voudras !

BRINDOSIER, kvant la main C'est promis.

MÈNELAS sort de la cachette et s'avance en rampant

�� � 644 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

PROTÉE

C'est promis !

Tout de même il m'en coûte de te perdre, Brindosier.

BRINDOSIER

Moi aussi, mon pauvre vieux.

Elle fait signe h MÈNÈLAS.

On s'entendait bien tout de même. On avait ses habitudes, ensemble, quoi !

MÈNÈLAS se précipite et saisit Protée par derrière. La baignoire se renverse. Tumulte.

En avant ! hardi ! c'est bien ! comme ça, cein- ture-le au-dessus des coudes ! Bon ! tiens bon ! tiens bon ! que je dis ! Ne le lâche pas, le vieux brigand ! Attention au numéro i ! N'oublie pas ! C'est le lion qui va commencer !

(L^ ombre d*un lion se dessine sur la toile de fond.)

RIDEAU

��{A suivre.) Paul Claudel.

�� �

La Nouvelle Revue FrançaiseTome XI (p. 795-852).

795

��PROTEE'

DRAME SATVRIQUE EN DEUX ACTES

��ACTE II

Même tableau qu!a Pacte précédent. Quand le rideau se lève, on voit MÉNÈLAS étendu sur le rivage et dormant, tenant dans sa main la main d^ HÉLÈNE voilée et assise. A gauche sur le pros- cenium appuyé sur une canne à bout de caoutchouc, se tient le SATTRE-MAjOR, écoutant P orchestre. — J l'orchestre

BACCHANALE NOCTURNE

pianissimo.

LE SATYRE-MAJOR à Vorchestre

Tout beau, Messieurs î tout doux ! Plus bas ! Plus bas ! Plus bas !

S'il s'agissait de faire du bruit, nous n'aurions pas besoin de musique.

C'est le silence qu'il s'agit de faire entendre. Chhhl

// bat la mesure, La musique^ déjà faible^ de- vient presque imperceptible.

  • Voir la Nouvelle Revue Française du i" Avril.

�� � 79^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Ça va mieux ! Sss ! plus bas encore ! que diable ! ce n'est pas pour des chaudronniers que vous jouezl

Mais pour des demi-dieux dont Foreille farouchej se termine en une pointe aussi fine qu'un seul poil.

Et vous allez réveiller ce brave homme qui a pris Troie et terrassé un phoque et qui est bien fatigué.

Et Hélène même peut-être. Plus bas !

U orchestre joue h vide^ les violons retournés^ les cymbales disjointes^ les cuivres bouchés.

Très bien ! Vous m'avez compris ! voilà la mu- sique comme je Taime.

Le ronflement des tambours, le claquement des mains, la grêle des crotales, nous

Parviennent comme de l'autre côté de la lune.

Le torrent des sabots et des pieds nus qui suivent Bacchus

N'arrive pas plus à l'oreille que le grouillement au fond d'un fleuve des écrevisses cuirassées.

Ces cris désespérés

Ne sont pas plus pour nous que la froide ar- cherie de Diane,

Quand par un radieux minuit dans les campa- gnes du Rhône elle prend un large mûrier pour cible !

Et la trompette elle-même quand elle sonne, aussi faible qu'un sifflet de verre.

Faible musique.

�� �

La nuit est aux dieux.

Coups très doucement sur la grosse caisse.

N’est-ce pas ! Elle est trop belle ! c’est trop beau, ce milieu de l’année !

C’est pour cela que Bacchus est venu.

Afin de délivrer les campagnes et les déserts et les énormes replis de la terre tout remplis de forêts

De cette marche en triomphe et de ce pas irrésistible au milieu des cris de désespoir, imposant le délice et la terreur !

Malheur à celui qui sur les feuilles mouillées à minuit

Verra le reflet du dieu blanc, pareil à un soleil de lait !

Malheur au cerf qui parmi ses biches inquiètes exhaussant sa tête arborescente.

Regarde l’étrange armée cependant qu’elle passe le gué montagnard en tumulte parmi les pierres roulantes.

Et le dieu déjà n’est plus là et les précède, et l’on ne voit qu’un gros homme ivre sur son âne !

Nul à cet appel n’est plus un homme tout-à-fait !

Car l’homme pour bondir prend les jarrets d’une chèvre.

Et la chèvre pour happer l’aigre poignée de vigne qu’on lui tend 79^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Se met debout et devient une fille au front cornu ! Silence !

La musique cesse peu à peu. Salut, Ménélas !

Silence, Il dort ! ce n'est pas en vain qu'il a regardé dans les prunelles du dieu de la Mer !

Tout pour lui est changé et je vais lui appa- raître comme la plus adorable des Nymphes. Salut, libérateur !

MÉNÉLAS ouvre les yeux sans se réveiller, — Le SATYRE-MAJOR lui fait d'horribles grimaces, — MÉNÉLAS le regarde aveâ hébétement et imite ses grimaces. — Puisl d'un bond il se relève et saute sur son\ arc y mais peu à peu comme frappé d'éton- nement il le laisse se débander.

SCÈNE I

LE SATYRE-MAJOR

Salut, Ménélas !

MÉNÉLAS

Qui me parle ?

LE SATYRE-MAJOR

C'est moi, Seigneur, qui vous parle.

�� � pRoxiE 799

MÉNÉLAS

Quoi, n'y avait-il pas ici tout à l'heure. Un de ces vilains Satyres encore qui me tirait la langue ?

LE SATYRE-MAJOR

Il n'y a que moi ici, Seigneur, pour vous servir.

MÉNÈLASj se passe la main sur le front.

Qu'y a-t-il ? Monseigneur semble inquiet et troublé.

ménélas

Ah, je suis las de toutes ces diableries !

LE SATYRE-MAJOR, minaudant Ce n'est pas moi au moins qui vous fais peur }

MÉN^LAS

Toi, ça va bien. Je t'aime. Tu es jolie. Ah, cela fait plaisir de regarder une gentille figure.

LE SATYRE-MAJOR, avec Une révérence Monseigneur !

MiNÉLAS

Qu'une longue boucle blonde fait bien le long de la délicieuse amande d'un jeune visage !

Et quel teint éclatant, aussi pur qu'une fleur de bégonia 1

Qui es-tu }

�� � 800 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

LE SATYRE-MAJOR

La servante du seigneur Protée.

MÉNÉLAS

Tu as un bien vilain maître.

LE SATYRE-MAJOR

Naxos (le plus souvent).

Est une île au milieu de cette mer qui se trouve! entre les trois Continents,

Et c'est elle qui recueille toutes les épaves des tempêtes et des courants.

MÉNÉLAS

Tu es une de ces épaves toi-même ?

LE SATYRE-MAJOR

J'étais abandonnée sur la mer dans un petitj bateau,

Et c'est le vieillard Protée qui recueillit ma | faiblesse et mon innocence.

MÉNÉLAS

Comme elle a bien dit ça ! Ecoute, tu es adorable !

LE SATYRE-MAJOR

Tout beau. Seigneur !

N'est-ce pas là votre dame qui est avec vous ? I

�� � PROTÉE 80 I

MÉNÉLAS

Ça ne fait rien ! ça lui est tellement égal ! " Je suis Hélène ".

Veux-tu ! je t'emmène ! ie te donnerai une place à la lingerie.

Mais dis moi d'abord comment ton maître se ressent de la friction que je lui ai administrée.

LE SATYRE-MAJOR

Merci, il va bien et vous demande ses lunettes.

MÉNÉLAS

Un moment ! qu'il vienne les chercher.

LE SATYRE-MAJOR

Il n'ose vous affronter de nouveau.

MÉNÉLAS

J'ai bien cru que j'allais lâcher prise !

Le lion et tout le reste, ça m'est égal ! Mais c'est le numéro de l'octopode que je n'attendais pas !

Quand je me suis vu tout-à-coup au milieu de ces lanières flottantes.

Face à face avec ce bec de perroquet et ce crâne cylindrique, pareil à un énorme cornichon déco- loré, plein d'une épouvantable sagesse.

Et ces yeux sans prunelles où flotte une lumière, comme une lampe derrière une boule pleine d'eau,

�� � 802 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

J'ai pensé rendre l'âme de dégoût ! Heureuse- ment que la vision n'a pas duré.

Et qu'aussitôt j'ai tenu entre mes mains cet arbre gluant qui produit des pots de confiture,

Tout mangé par le milieu d'un cancer rose, pareil à un pis de vache.

Pouah !

LE SATYRE-MA]OR, Joignani les mains Vous êtes un héros !

• MÉNÉLAS

Eh bien ! Qu'est-ce qu'il demande encore, le vieux collectionneur ?

LE SATYRE-MAJOR

Il demande ses lunettes.

MÉNÉLAS {il les met sur son nez.) On ne voit rien avec.

LE SATYRE-MAJOR

Naturellement ; elles ne sont pas faites pour voinj

MéNÉLAS

Alors }

LE SATYRE-MAJOR

C'est le signe de son autorité.

�� � Quand les phoques voient ses lunettes, ils sont frappés de respect et de terreur.

C’est ainsi qu’il les oblige à quêter pour lui et à apprendre l'arithmétique.

MÉNÉLAS

En voilà encore une invention ! C’est comme ces rubans qu’il m’a montrés !

Je voulais savoir un peu ce qui se passe à Argos, car il court de mauvais bruits sur la famille.

Bon ! La première chose que je vois, c’est ma belle-sœur Clotilde à qui un jeune homme inconnu se mettait en devoir de retirer de son ventre une grande épée à deux tranchants.

LE SATYRE-MAJOR

Ciel !

MÉNÉLAS

Eh bien ! Elle ne soufirait aucunement de cette familiarité. On la voyait se relever et sortir à reculons en arrangeant sa coiiFure.

LE SATYRE-MAJOR

Prodige !

MÉNÉLAS

Aussitôt se présentait un homme, le crâne fendu en deux, et Clotilde, — Clytemnestre, veux-je dire, — qui se tenait à côté de lui, la hache à la main. 804 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

LE SATYRE-MAJOR

Grands dieux ! vous me faites peur !

MÉNÉLAS

Le crâne se recollait et mon frère Agamemnon sortait de la baignoire parfaitement intact et sec.

Et ainsi de suite. Et cela a fini confusément par une épouvantable fricassée où tout était con- fondu, le sacrifice de ma nièce et la cuisine qu'on a faite de mes petits cousins !

J'en ai mal aux yeux.

Si au moins je reconnaissais les gens ! Mais tout tremble et ondule comme les figures qu'on voit au-dessus d'un feu ! et aux endroits les plus intéressants il y a des grands trous blancs. Car ces rubans ne sont pas de première main.

LE SATYRE-MAJOR

Les oracles sont toujours obscurs.

MÉNÉLAS

En somme tous ces massacrés qui se raccommo- dent, c'est un symbole, quoi ! et le sens est plutôt consolant.

J'en conclus que tout s'arrange,

Comme le prouve ma propre histoire.

— Mais si j'avais seulement cent brasses de ces rubans, quelle concurrence pour Delphes !

�� � PROTÉE 805

— Là dessus je nen pouvais plus et je me suis endormi,

Tenant ferme la main de cette femme et dans l'autre les lunettes.

LE SATYRE-MAJOR

Rendez-les moi !

MÉNÉLAS

Minute ! est-ce que ma barque est réparée ?

LE SATYRE-MAJOR

Elle est prête et vous attend.

MÉNÉLAS

L'œil du bateau est repeint ?

LE SATYRE-MAJOR

Il est repeint. Vous n'avez plus que la prunelle à y poser.

Vous avez une voile de lin et une autre de jute, quinze avirons de la première bordée et vingt-huit de la seconde.

Et un beau gouvernail presque neuf qui a été fait pour l'Administration des Pompes funèbres Egyptiennes.

MÉNÉLAS

Je lui rendrai les lunettes quand je partirai.

�� � 8o6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

LE SATYRE-MAJOR

Ecoutez donc ! Vous pouvez lui demander autre chose !

MÉNÉLAS

Quoi ?

LE SATYRE-MAJOR

Ne savez-vous pas que la fameuse Hélène habite depuis dix ans cette île ?

MÉNÉLAS, prenant son arc File, ou je te tue !

LE SATYRE-MAJOR, /^Jt?;//

Regardez derrière vous !

SCÈNE II

Entre brindosier^ voilée.

BRINDOSIER

Salut, ô mon époux, je te retrouve enfin.

MÉNÉLAS, se retournant Quoi ?

BRINDOSIER

Salut, Ô mon époux, je te retrouve enfin.

��I

�� � PROTÉE 807

ménélas Qui êtes-vous ?

BRîNDOSiER lève son voile. MÉNÉLAS la regarde en silence.

MÉNÉLAS

Regarde, Hélène î

HÉLÈNE, se dévoilant indolemment Qui êtes vous, Madame ?

BRINDOSIER

Réponds-lui, Ménélas. Dis-lui qui je suis. Cette voix, ce visage qui se tourne vers le tien, cette femme devant toi qui t'accueille, cela, ne les recon- nais-tu pas .

MÉNÉLAS, à voix basse Hélène, c'est Hélène.

HÉLÈNE

Il n'y a ici d'autre Hélène que moi.

MÉNÉLAS

Ah, le cœur me bat étrangement ! Voici avec moi deux Hélènes, celle du passé et l'autre que Paris m'a rendue.

Si je ne tenais ta main, ah, je dirais que celle-ci

�� � 8o8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE^

est la vraie. C'est la voix, c'est la taille, c'est le visage,

Plus jeune seulement, plus pur peut-être.

Regarde toi-même.

HELENE

Je n'ai pas besoin de regarder.

MÉNÉLAS

Regarde, te dis-je !

HELENE, tournant lentement les yeux vers lui

Cette femme me ressemble comme je ressemble à Andromaque.

MÉNÉLAS

Tais-toi, tu n'y entends rien ! je me souviensl mieux que toi !

��Il n'y a ici d'autre Hélène qu'Hélène de Troie,

Qui fut enlevée par Alexandre autrement Paris.

Comme on le sait dans le monde entier depuis] Gadès jusqu'à la Colchide,

Et comme en témoignent ces grands tas dej briques noircies, qu'on voit en face de Ténédos.

BRINDOSIER

Je ne sais. Quant à moi, je suis Hélène dèj Sparte.

�� � PROTÉE 809

HÉLÈNE

Tu ne Tes mie.

BRINDOSIER

Toujours fidèle, toujours aimante, la même, Et qui n'ai pas d'autre époux que le mien.

MÉNÉLAS

Comment êtes-vous ici. Madame, en cette pré- sente île de Naxos ?

BRINDOSIER

Je dormais.

MÉNÉLAS

Vous dormiez ?

BRINDOSIER

Hermès,

Hermès m'avait flagellé le visage

De ce rameau trempé dans le fleuve Léthéon.

MÉNÉLAS

Vous dormiez ! et moi pendant ce temps, casque en tête et Tépée au poing.

J'assiégeais Troie là-bas où vous étiez.

��j BRINDOSIER

Non pas moi.

�� � 8lO LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

MÉNÉLAS

Non pas vous ?

BRINDOSIER

Celle-ci, non pas moi !

MÉNÉLAS

Vous dites bien, car celle-ci est Hélène.

BRINDOSIER

Salut donc, Hélène.

MÉNÉLAS

La reconnaissez-vous ?

BRINDOSIER

Salut, Hélène.

MÉNÉLAS

Cest Hélène que je tiens par la main ?

BRINDOSIER

Qui d'autre ?

N'est-ce point mon visage ? N'est-ce point mon corps ? N'est-ce point mon sein que soulève ce souffle indigné ?

Qu'as-tu fait, pendant que je dormais, ô image de moi-même ! et quel usage les dieux ont-ils fait de mon sommeil ?

C'est moi pour qui Troie a brûlé pendant que

�� � PROTéE 8 I I

je dormais, c'est moi qui Tai rasée comme avec la faux, pendant que je n'étais troublée d'aucun songe !

Mon corps est-il si puissant que sa seule image suffise à la volonté d'un dieu ?

Mon âme est-elle si puissante qu'elle suffise à faire vivre deux corps ?

Ce sont des paroles qu'il est difficile de sup- porter.

BRINDOSIER

Maintenant, sœur Hélène, ô mon image. Maintenant que votre tâche est faite, Maintenant que je suis éveillée et qu'il fait jour, Il est temps que vous me cédiez ma place et mon époux !

Ayez la bonté de disparaître, je vous en prie.

MéNÉLAS

Souffle dessus un peu pour voir si elle va dis- paraître

Comme la vapeur de l'eau qui commence à bouillir.

BRINDOSIER

Mais toi, Ménélas, qu'attends-tu pour m'ouvrir tes bras après ces dix années. Et ce cœur qui m'appartient ?

��I

�� � 8 12 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

M^NÉLAS

Quelle preuve as-tu que tu es Hélène ?

BRINDOSIER

Nulle que la vérité.

MÉN^LAS

Je sens je ne sais quel doute en moi.

HÉLÈNE

MénélaSj j'ai déjà supporté de vous beaucoup de choses et j'ai beaucoup souffert par vous : toutefois ne me poussez pas à bout.

Et il est bien vrai que je suis une femme et en votre possession : non point tant cependant que vous le croyez.

Mais je proteste que si vous avez le malheurj de me faire cette injure et de lâcher seulement mi main,

Vous ne ramènerez plus Hélène une second< fois,

Et ni dans cette vie ni dans Fautre

Vous ne retrouverez ces doigts si longtemps] des vôtres disjoints.

ménélas

Je suis le maître de tout ce qu'il y a d'Hélènesî au monde.

�� � PROTiE 813

BRINDOSIER

Une seule suffit.

MÉNÉLAS

Tu dis bien ! Il n'y a qu'une Hélène pour moi.

BRINDOSIER

Une seule, la même.

MÉNÉLAS

Tu dis bien, la même pour moi à jamais.

BRINDOSIER

Une seule Hélène, celle qui te fut donnée jadis.

M^NÉLAS

Je me souviens !

BRINDOSIER

La fille de Léda et de Jupiter...

MÉNÉLAS

... La femme du Roi de Sparte.

BRINDOSIER

... Jupiter qui tonne dans les nuées. Quand les nuages pareils à de grandes monta- gnes blanches accumulées

S'accroissent peu à peu dans le ciel pur.

�� � 8 14 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Au-dessus de ce petit temple rouge bien connu des bergers dont le fronton n'a pas plus de trois colonnes.

MÉNÉLAS

Tu te souviens ?

BRINDOSIER

Là est une prairie ombragée de peupliers.

HELENE

Mais il n'y avait pas de peupliers !

MÉNÉLAS

Si, tais-toi, il y en avait !

BRINDOSIER

Là est une prairie ombragée de peupliers.

MÉNÉLAS

Il y avait des peupliers, je me souviens à mesui qu'elle parle.

BRINDOSIER

Là où le ruisseau rapide... Il fuit !

MÉNÉLAS

Là où le ruisseau rapide...

BRINDOSIER

Que ses eaux étaient claires !

�� � PROTÉE 8 I 5

MÉNÉLAS

Que ses eaux étaient claires et quel bruit triste elles faisaient parmi les pierres roulantes !

BRINDOSIER

Avant qu'elles n'entrent dans la vaste conque de Juin.

MÉNÉLAS

... Avant que par mille vannes et coupures, elles ne soient distribuées à tout le riche herbage.

BRINDOSIER

Là sont trois chênes consacrés à mon père.

HÉLÈNE

Bon, voilà que ce sont des chênes à présent !

MÉNÉLAS

Elle a raison, je me souviens, ce sont des chênes.

BRINDOSIER

Ce grand arbre dont la feuille est la plus tardive.

MÈNÉLAS

En ce mois de juin où tu me dis que tu m'ai- mais, à ces hauteurs où nous étions montés. C'est à peine si elles étaient encore poussées.

BRINDOSIER

Leur couleur est celle de l'or.

�� � 8l6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

MÉNÉLAS

Non point For de la vieillesse, mais le jeune

rameau qui commence !

Avant que Jupiter ne leur ait donné

Cette puissante couleur de vert où ses yeux se

complaisent.

BRINDOSIER

Leur couleur est celle de l'or !

MÉNilLAS

Non point du temps qui passe, mais de celui qui vient de commencer.

BRINDOSIER

Leur couleur est celle de l'or.

MÉNELAS

Non point leur couleur, ô bien aimée !

Mais celle de ce grand feu que j'avais allumé' un peu plus bas et dont l'éclat les enveloppait tout entiers.

BRINDOSIER

N'est-il point convenable que l'on se purifie j par le silence et par le jeûne...

MÉNÉLAS

Oui, cela est convenable.

�� � »

��PROTÉE 817

BRINDOSIER

... N'est-il pas convenable qu'on se purifie comme pour les Mystères,

Quand on va épouser la fille d'un dieu ?

MENÉLAS

Quant on tient entre ses bras l'enfant divin •dont les yeux immobiles entre les paupières

Vous regardent avec indiiFérence.

Et tu étais vierge entre mes bras comme la Victoire, et la harpe pour l'aveugle.

Et comme ce jeune fût de marbre blanc au seuil «de la patrie que l'exilé saisit religieusement de ses deux mains !

BRINDOSIER

Au-dessus de nous s'élevaient ces longs rubans de murs l'un sur l'autre, et cette citadelle dans le ciel avec ses tours déchiquetées.

Et ces longues forêts de chênes toutes plates sur les terrasses, pareilles à la mousse qui pousse entre les interstices.

Et ces cascades silencieuses et immobiles,

Et ce lieu d'avance aménagé par la main des Titans sur l'ordre de mon père.

Pour être son temple avec nous.

MÉNÉLAS

Je me souviens.

�� � 8l8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

BRINDOSIER

Et que tu étais beau alors, Ménélas, le plus fort entre tous ceux de ton âge et le plus habile aux jeux 1

MÉNÉLAS

Tu es la même toujours.

BRINDOSIER

La même, c'est toi qui le dis, tu en es sûr ?

MÉNÉLAS

Hélène : il n'y a pas d'autre femme au monde.

BRINDOSIER

Dis, t'ai-je bien fait souffrir ?

MÉNÉLAS

Pas à la mesure de mon amour.

BRINDOSIER

t

Etait-ce dur d'être séparé de moi ?

MÉNÉLAS

Mon désir ne t'a point quittée.

\ BRINDOSIER

Ni moi je ne t'ai quitté.

MÉNÉLAS

Tu ne m'as point quittée ?

�� � PROTÉE 819

BRINDOSIER

Je dormais entre tes bras.

MÉNÉLAS

Dis seulement une chose, fille de Zeus i

BRINDOSIER

Oui, je veux te la dire.

MÉNÉLAS

Comment moi qui entre les chefs grecs n'étais pas ni le premier ni le second, Ai-je trouvé faveur à tes yeux ?

BRINDOSIER

W' N'avais-tu rien pour la mériter ?

MÉNÉLAS

Rien quand je te regarde et que je me souviens !

BRINDOSIER

Et qui donc m'aurait tenue ainsi entre ses bras et ne m'aurait point lâchée ?

Ces dix ans qui ne furent qu'une seule heure de nuit,

Pendant que je dormais.

MÉNÉLAS

La nuit est finie.

�� � 820 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

BRINDOSIER

Elle est finie et je suis réveillée !

MÉNÉLAS

Elle est finie et je vois de nouveau ces yeux pleins d'indifférence qui me regardent.

BRINDOSIER

Qu'attends-tu donc pour venir entre mes bras ? Il fait le geste d^ aller vers elle,

HÉLÈNE

��Ménélas.

��Hélène !

��MENÉ

��LAS

��HÉLÈNE

Que fais-tu ? Vas-tu me laisser, une fois encore ?

BRINDOSIER

N'écoute point ce qu'elle dit ! N'écoute pas cette ombre façonnée par les pouvoirs envieux à mon image et qui veut te décevoir encore !

HÉLÈNE

Te décevoir ! Réponds lui ! Est-ce en songe | que tu as souffert ?

��I

�� � PROTÉE 821

Est-ce en songe que tu as pris Troie ? Est-ce en songe que tu m'as retirée du sombre Gynécée asiatique.

Cette nuit où Ton voyait clair, bien qu'il ny ait aucune lampe allumée ?

Est-ce qu'il est trompeur, le visage que tu as reconnu à la flamme d'une telle lumière ?

��BRINDOSIER

��IP Tout est un songe, excepté ces jours de jadis qui n'ont pas cessé.

HÉLÈNE

Et dis si c'était un songe aussi à cette heure de midi cet énorme dos de la mer entre l'Europe et l'Asie qui s'est levé pour nous prendre comme l'échiné d'un taureau.

Et qui, d'un seul coup m'emportant avec le Ravisseur en un seul jour

Nous a laissés à sec là-bas ! près d'un phare fumant dans le point du jour qui s'éteignait.

BRINDOSIER

Tout est un songe excepté ce visage vers toi et ces yeux pleins d'ignorance vers les tiens comme ceux des animaux.

HÉLÈNE

Tout est un songe, excepté cette main de nou-

�� � 822 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

veau dans la tienne et ce corps de nouveau solide entre tes bras.

BRINDOSIER

Ahj les fleuves de la terre au mois de Juin, quand les troupeaux épars remontent l'herbe difficile et que le pâtre écarte du genou ce torrent qui descend vers lui de la vie verte et rose et toute luisante, pleine de fleurs, d'abeilles et de papillons !

Ah, le miel que je fus à tes lèvres et cette tête tout-à-coup que j'ai versée sur ton épaule !

HÉLÈNE

Tu caresses et j'ai frappé.

BRINDOSIER

J'ai gagné ton cœur.

HÉLÈNE

Tu ne l'as point percé.

BRINDOSIER

Souviens-toi de ces nuits de ma jeunesse où j( dormais à ton côté !

HELENE

Souviens-toi de ces nuits où tu étais seule, et moi entre les bras du Ravisseur.

�� � PROTÉE 823

BRINDOSIER

Je fus fidèle.

HELENE

Fidélité dormante.

BRINDOSIER

Fidèle cependant.

HÉLÈNE

Joyau de peu de prix qui ne fut pas perdu et qui n'est pas disputé !

BRINDOSIER

Toujours la même.

HÉLÈNE

Et moi aussi, ne suis-je pas toujours la même ? Et de plus une autre.

BRINDOSIER

Femme d'un seul.

HÉLÈNE

Et moi donc, n'étais-je pas ta femme entre les bras du Ravisseur ?

Quand du haut de la grande tour de Troie Je voyais autour de cette ville bien défendue Au Nord, au Sud, au Levant, au Couchant,

�� � 824 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Ta patience et ton désir chaque soir autour de moi

Se rallumer avec les cent mille feux de ton armée campante !

BRINDOSIER

Tais-toi, illusion !

HÉLÈNE

Tais-toi, imposture !

MÉNÉLAS

Que faire ?

BRINDOSIER

Me croiras-tu si cette création d'un dieu malin Avoue son imposture et que c'est moi Hélène ?

HÉLÈNE

Certes en ce cas il faudra toutes deux nous? croire.

BRINDOSIER

Laisse-moi donc seule avec elle.

Sort MÉNÉLAS.

�� � PROTÉE 825

SCÈNE III

Silence.

BRINDOSIER

Naturellement, c'est vrai, je Tavoue, c'est vous qui êtes Hélène.

HÉLÈNE

Je vous rends grâces.

BRINDOSIER

Avouez que Ton pourrait s y tromper.

HÉLÈNE

Je ne sais. Je ne vous ai pas regardée.

BRINDOSIER

Regardez-moi donc.

HÉLÈNE, la regardant

Il faut que Ménélas soit encore plus fou que je ne croyais.

BRINDOSIER

C'est Protée qui a fait ce prestige.

Silence,

C'est le seigneur Protée qui a fait ce prestige étonnant.

Silence,

6

�� � 826 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

C'est lui qui a mis l'illusion dans ses yeux. N'êtes-vous pas curieuse de savoir qui est le seigneur Protée ?

HÉLÈNE

Non.

BRINDOSIER

C'est l'intendant de cette mer ivre et folle où Médée dispersa les membres de son grand-père,

Dont le fond est troublé par des soupirs sul- fureux,

Et dont la surface incessamment est battue et barattée par les rames d'expéditions extravagantes,

Argô, Troïa,

Tous ces aventuriers au grand nez, au petit front stupide, glabres comme des acteurs, ramant de bon courage !

Et là-bas cet anneau d'écume, est-ce un phoqi qui respire ?

Nullement c'est une vache.

C'est Jupiter à la nage sous la forme d'ui bête à cornes couronnée de marguerites qui amu! une petite fille !

HÉLÈNE

Dois-je comprendre que vous considérez comme une démence

Cet honorable effort de toute la Grèce pour récupérer ?

�� � PROTÉE 827

BRINDOSIER

Certes et bien digne de Protée.

HÉLÈNE

Vous m'excuserez de ne pas être de votre avis.

BRINDOSIER

Que VOUS êtes belle, Hélène, et que j'aime ces beaux yeux, dépourvus de toute expression, Que vous tordez lentement vers moi !

HÉLÈNE

Oui, c'est moi qui suis la belle Hélène.

BRINDOSIER

Ah, il ny a pas de Protée qui tienne ! Je le jure, Ménélas est un sot de ne pas faire la différence entre nous deux !

HÉLÈNE

Il est vrai.

BRINDOSIER

C'est un balourd et un sot.

HÉLÈNE

Il est vrai.

BRINDOSIER

Un brutal, un méchant !

�� � 828 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Ah, j'en suis sûre 1 ce n'est pas une fois seule- ment qu'il vous a caressé l'échiné avec le bois de son arc.

HÉLèNE

Tous les hommes sont de même.

BRINDOSIER

Eh quoi, Paris aussi...

HÉLÈNE

Non. C'était un homme agréable et qui savait faire avec les femmes.

BRINDOSIER

Mais il est mort, n'est-ce pas ?

HÉLÈNE

Il ne faut plus y penser.

BRINDOSIER

N'y pensons donc plus et évitons cette ride di front verticale qui est la plus difficile à efiàcer. Il faut se la masser chaque soir avec le pouce.

HÉLÈNE

Avec le pouce et un peu de suint de moutoi raffiné.

�� � PRoxifi 829

BRINDOSIER

On ne peut rien vous apprendre.

Laissez-moi vous regarder encore, non pas comme font les hommes qui n'y connaissent rien, mais avec Toeil d'une femme.

Grands dieux ! (Soupir.)

Ah, dieux, que vous êtes belle ! il n'y a rien à reprendre en vous.

Ariane même, à qui cette île doit sa gloire,

N'était qu'une grasse Cretoise auprès de vous.

HéLÈNE

Quelque fraîcheur, dit-on ?

BRINDOSIER

Oui. — Mais d'où vient cette robe ?

��Vous ne l'aimez pas ? C'était Ja dernière mode de Troie pourtant.

BRINDOSIER

Oui.

Et Troie était séparée du reste de la terre depuis dix ans.

HÉLÈNE, la voix tremblante.

Qu'y puis-je faire } C'est la faute de ce vilain Ménélas.

�� � • 30 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

BRINDOSIER

Ce vert si curieux... Ah, je ne l'avais pas revu depuis longtemps. Ma grand-mère aimait telle- ment cette couleur !

Et ces grands animaux brodés, que c'est étrange ! cette chaussure Phrygienne, cette agrafe vraiment Cimmérique...

HéLENE

Ce n'est pas ma faute !

Elle pleure,

BRINDOSIER

Qu'ai-je fait, ma chérie } ne pleurez pas, ne *H gâtez pas ces beaux yeux !

Ecoutez 1 Savez-vous ce que je pense ? C'est vous qui êtes à la mode et moi qui ne le suis plus déjà.

Ce butin qui se disperse de tous côtés...

Tout, cet hiver, va se porter à la Troyenne.

HELENE, larmoyant Ah, ah !

BRINDOSIER

N'êtes vous pas contente }

HÉLÈNE

Ah, vous me percez le cœur 1

Quand ce vilain Ménélas est arrivé, tout de

�� � PROTÉE 831

suite je lui ai dit d'aller piller chez mes belles- -sœurs.

Il y en avait cinquante et je connaissais leurs armoires.

Nous sommes partis avec cinq bateaux remplis de malles.

Tout cela a péri dans la tourmente !

��BRINDOSIER

Ah, c'est un coup bien dur !

��Elle r enlace.

��HÉLÈNE, palpant r étoffe de sa robe

Ma chère, quelle est TétoiFe dont votre robe est faite } Je n'en ai jamais vu de pareille.

BRINDOSIER

C'est du pongé de Chine qui est fait avec de la soie de chêne.

HÉLÈNE

Et cela peut se laver ?

BRINDOSIER

Le navire qui nous l'a apporté était sous la mer depuis trois semaines. C'était la première consigna- tion pour l'Europe.

HÉLÈNE

Que vous êtes heureuse 1

�� � 832

��LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE BRINDOSIER

��Et que diriez-vous de cette étoffe plus brillante que la soie, plus fraîche que le lin, Qui est faite avec de l'ortie ?

HELENE

Vous en avez beaucoup ?

BRINDOSIER

Quarante caisses bien repérées au large de Pharos. Ah, je n'ai jamais rien qui me manque !

Pas une tempête d'équinoxe qui ne nous apporte les dernières nouveautés.

Pas une maison de Tyr ou de Thèbes Héca- tompyles,

Qui ne nous soit bien introduite.

Et quelle pourpre nous avons !

Aussi fraîche que le sang ! Regardez ! c'est le dernier genre de Tyr. On l'appelle " La Troyenne". Et cette autre est " l'Hélénide ".

Vous rougissez ? avouez que c'est flatteur.

HELENE

Ah, que Ton est heureux d'avoir tant de fré- quentations.

BRINDOSIER

Oui. C'est l'avantage de ce petit port de mer.

�� � PROTÉE

HÉLÈNE

Moi, je m'en vais à Sparte.

��833

��BRINDOSIER

C'est une ville bien honorable et les mœurs j sont bonnes.

HÉLÈNE

Simples, mais bonnes.

BRINDOSIER

Quelles orgies de fidélité vous pourrez y faire avec Ménélas !

HÉLÈNE

La forme des chapeaux y est réglée par la loi >us la peine capitale.

BRINDOSIER

Mais la nature y est belle.

Que c'est solennel le milieu de ces longs jours ['été,

Quand parmi l'aboiement des cigales interrom- pues dans la lumière qui fait tout disparaître,

On entend comme le bruit d'un dieu qui aiguise >n épée !

Et que le Taygète au soir après l'orage rôtit en 'uisselant devant le soleil

�� � 834 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Comme une pièce de bœuf devant un grand feu de bois !

HÉLÈNE

Ce qu'il y a de mieux à faire à Sparte est de dormir. Je déteste la campagne.

BRINDOSIER

Les femmes y sont belles.

HÉLÈNE

Elles font le pain, elles traient les vaches et dansent comme des bêtes.

BRINDOSIER

Les hommes sont de bons compagnons.

HÉLÈNE

On ne me permet que les pères de famille au- dessus de quarante ans et je ne suis invitée qu'au dessert.

Alors on craque ensemble des noix et Ton s'exerce à parler d'une manière Laconique.

BRINDOSIER

Pauvre Hélène ! ah, que vous allez souffirir,| TOUS qui avez eu des expériences si intéressantes !

HÉLÈNE

J'aime mieux ne pas y penser.

�� � FROTTE 835

BRINDOSIER

OÙ est cette fameuse Hélène ? dira-t-on.

Elle est à Sparte et elle coud des poches à sel pour des pâtres.

C'est elle avec ses femmes qui fabrique ces biscuits locaux si renommés,

Que Ton casse avec une masse de plomb et où Ton trouve de noires momies de raisins secs.

HÉLÈNE

Vous aussi, votre vie doit être bien monotone.

BRINDOSIER

Ma chère, que dites-vous ? Tout passe ici ! C'est le centre des trois mondes,

Sans parler de ce ciel au-dessus de nous qui est le quatrième.

Pas de jour qu'un dieu n'en descende. Ah, votre père m'est bien connu !

Pas un héros dont nous n'ayons la visite.

Rien ne tombe à l'eau que je n'en aie aussitôt le meilleur.

HÉLÈNE

Eh bien, vous êtes heureuse !

BRINDOSIER

Non. Je suis une femme de foyer. Tranquille, modeste.

�� � 836 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Une vie simple et tout unie, voilà ce qu'il me faut.

Ah, ce serait une position pour vous !

HÉLÈNE

Ne me tentez pas.

BRINDOSIER

Hélène de Naxos après Hélène de Troie 1 Hélène-du-milieu-des-mers !

On armerait de tous les ports du monde pour venir vous voir,

Comme on s'en va à Délos vers Tautel d'Apol- lon et de Latone !

HÉLÈNE

Et si Ménélas vient me prendre ?

BRINDOSIER

Fiez-vous à moi. Fiez-vous au seigneur Protée. ^

HÉLÈNE

Qui est Protée ?

BRINDOSIER

Le plus riche de tous les demi-dieux. Il a le contrat pour toute la mer jusqu'à Tarente. J Parlez-moi dé votre Priam !

HÉLÈNE

Personnellement ?

�� � PROTÉE

��B37

��BRINDOSIER

Vous en ferez ce que vous voudrez. C'est un original qui à deux jambes préfère une grande queue de poisson.

Il est aussi inoffensif qu'un cul-de-jatte.

HÉLÈNE

Bien sûr, ce n'est pas un peu mort à Naxos ?

BRINDOSIER

Mort ? La mer est comme un grand journal où tout ce qui se passe vient s'inscrire.

Et si Naxos vous ennuie ici,

Rien n'empêche de la mettre ailleurs.

C'est une roche légère et qui flotte comme un échaudé et comme un blanc d'œuf battu.

Et si vous voulez vous en aller, vous êtes libre.

Allons, votre carrière n'est pas finie ! Il n'y a pas qu'une Troie au monde.

HÉLÈNE

En quoi est ce bracelet à votre bras gauche ?

BRINDOSIER

Il est d'une matière merveilleuse et sans prix [qui s'appelle Celluloïde.

HELENE

On dirait de l'ivoire mais c'est cent fois plus beau !

�� � 838 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Comment lui a-t-on donné cette couleur rose ? Il semble un ruban de soie et Ton voit la boucle et les trois trous pour l'ardillon imités avec un art merveilleux.

Ah, quel goût exquis !

BRINDOSIER

Je vous le donne.

Elle le lui donne,

HÉLÈNE

Et vous dites qu'il vous reste encore trois pièces de ce pongé }

BRINDOSIER

Trois pièces, je compte les prendre avec moi.

HÉLÈNE

Hélène,... pardon, ma chère, je ne sais comment vous appeler.... Laissez-les moi.

BRINDOSIER

C'est un grand sacrifice.

HÉLÈNE

Et comment fixez-vous votre corsage ?

BRINDOSIER

Par derrière, naturellement.

�� � PROTÉE

��839

��HELENE

��Par derrière ! par la Bonne Déesse ! un corsage qui se ferme par derrière !

��BRINDOSIER

Voyez-vous ces boutons ? Il n'y a qu'à pousser I dessus, et clac 1

HÉLÈNE

Que c'est ingénieux ! laissez-moi essayer moi- même. Clic je tire. Clac je pousse. Clic, clac, clic, clac !

BRINDOSIER

On appelle cela des boutons à pression.

HÉLÈNE

Que vous êtes heureuse ! je rougis de mes agrafes scythiques.

BRINDOSIER

C'est un voyageur de Jérusalem, la tête en bas, qui nous les a apportés l'autre jour, en route vers le fond de la mer.

Nous en avons trois cartons.

��HÉLÈhiE

��Hélène, ma petite Hélène !

�� � I4O LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

BRINDOSIER

Eh bien, Hélène ?

HÉLÈNE

Laisse-moi avoir ces boutons !

BRINDOSIER

Et vous resterez à Naxos ?

HÉLÈNE

J'y consens.

BRINDOSIER

Merci, Hélène. il

HÉLÈNE '

Adieu, Hélène.

BRINDOSIER

Adieu 1

HÉLÈNE s'en va.

SCÈNE IV

Rentre ménélas.

MÉNÉLAS

Hélène, où est cette autre Hélène qui est venue m'inquiéter }

��Û

�� � PROT^E 841

BRINDOSIER

Il ny a qu'une Hélène, qui te fut toujours fidèle.

L'autre s'est dissipée comme un songe.

Musique à F orchestre exprimant la solitude de la mer,

MÉNÉLAS

Je te crois. Pour moi seul tu seras l'Hélène que j'ai aimée. La même, toujours fidèle.

BRINDOSIER

I L'autre s'est dissipée comme un songe.

MÉNÉLAS

Mais, grands dieux î que personne autre ne le îache !

BRINDOSIER

Que personne autre ne le sache }

MÀNÉLAS

Il faut que tout chacun te croie cette Hélène lue le Ravisseur entraîna.

BRINDOSIER

Pourquoi }

MÉNÉLAS

Mon honneur y est intéressé.

�� � 842 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Quelle gloire serait la mienne ? Et que diraient les mères de tant de braves qui sont tombés sur les rives du Scamandre ?

SCÈNE V

Le navire approche. Il est garni de Satyres qui le poussent avec leurs rames. Et pour plus de commodité il est monté sur des roulettes.

MÉNÉLAS

Et quelles sont ces belles nymphes aux bras blancs qui conduisent notre esquif ?

BRINDOSIER

Les servantes qui dormaient avec moi. Ce sont elles qui nous serviront de mariniers. Le favorable Auster souffle et le jour nous fera voir les rivages blanchissants de la Grèce.

On pose une planche pour V embarquement.

MÉNÉLAS

Monte, Hélène.

BRINDOSIER

Mais, dis-moi, n*as-tu pas promis à cette Nymphe

Brindosier et à ses Satyres de les emmener avec toi ?

��1

�� � PROTÉE 843

MÉNÉLAS

C'est vrai, je Tai juré, mais le bateau n'est pas assez grand.

BRINDOSIER

Il faut tenir son serment.

MÉNÉLAS

J'ai juré par Zeus, mon beau-père. Cela n'a pas d'importance. Entre parents on n*y regarde pas de si près.

Mais il me reste le dernier rite à accomplir.

On lui apporte un pot de peinture et du bout du pinceau il pose la prunelle au milieu de Vœil du bateau.

Reste ouvert, œil vigilant ! Jour et nuit, soir et matin,

Vers les feux, vers les étoiles, vers les amers.

Guide-nous, gros œil patient de la nef surchar- gée qui nous contient.

Submergée jusqu'aux épaules au sein nerveux de ces mers que notre éperon laboure.

Tous deux montent h bord; on retire laplanche,

CHŒUR DES SATYRES Mssant la voile.

Hé — hho !

Hé — hhé — hé éhhé — hé hho !

Hé hho !

�� � 844 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Hé hho 1 Hé hho !

MÉNÉLAS I

Nous ne bougeons pas.

LE SATYRE-MAJOR, au gouvemaîl Nous sommes ensablés !

HÉLÈNE

Ménélas, rends les lunettes à Protée.

MÉNÉLAS

Jamais ! Ce que j'ai pris par la force, je ne le rends que par la force.

LE SATYRE-MAJOR

Faites la souille.

On fait la souille inutilement.

MÉNÉLAS

A l'aide, Jupiter !

Coup de tonnerre, iris, toute garnie de plaques d'or et de clochettes, en un costume qui rappelle assez celui des danseuses Siamoises, tombe du ciel au bout d'une Hcelle. Elle attache le crochet auquel elle est suspendue au crochet correspondant de Vile, et le tout monte au ciel en tourbillonnant au milieu

�� � PROTÀE 845

de r admiration générale. L'île en s* enlevant découvre protÉe qui est assis sur une chaise^ en proie à un grand abattement. La nef reste seule au milieu d'une vaste éten- due de linoléum.

BRINDOSIER

Merveille !

MÉNÉLAS

Merci, Jupiter !

LE SATYRE-MAJOR

La mer est libre !

AUTRES SATYRES

Libre ! Libre ! Libre ! Libre !

ménélas, se portant à F avant Barre à bâbord, cinq points 1

LE satyre-major

Barre à bâbord, cinq points !

LES SATYRES

On bouge ! On bouge ! On part ! On part I

MÉNÉLAS

La brise n'est pas assez forte ! Toutes les rames à la mer !

�� � 846 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

LE SATYRE-MAJOR

Toutes les rames à la mer ! {Coup de sifflet^

Attention !

Souquez !

Une, deux ! Une, deux !

LES SATYRES chantant à gorge déployée

Marguerite^ elle est malade !

Il lui faut le médecin !

Marguerite^ elle est mala a de^

Il lui faut aut aut^ il lui faut aut aut^

Il lui faut le médecin !

Il

MÉNÉLAS '

O Nymphes, quelles voix célestes ! quelle déli- cieuse mélodie !

LE SATYRE-MAJOR

Sciez, les enfants !

��I bis.

��LES SATYRES de même

Le médecin qui la visite Lui a défendu le vin.

Médecin^ va-t-en au diable^ | , .

Si tu me défends le vin, ]

J'en ai bu toute ma vie, ) , .

J'en boirai jusqu'à la fin, J

Si je meurs, quon m'enterre, \ ..

Dans la cave où est le vin, j

�� � PROTÉE 847

Les pieds contre la muraille | , .

Et le bec sous le robin. J

S'il en tombe quelques gouttes^ \ , .

Ça sera pour me rafraîchir. j

Et si le tonneau défonce : ) . .

,,;.., 7 . • ■ bis.

J en boirai a mon plaisir, )

MÉNÉLAS lève la main.

��LE SATYRE-MAJOR

Rentrez les rames !

Où allons-nous, les enfants ?

UN SATYRE

En France !

UN AUTRE

A Bordeaux !

LE SATYRE-MAJOR

En Bourgogne ! Une fois que nous nous serons débarrassés de cet imbécile.

Entendez le vent qui ronfle dans la toile ! C'est Bacchus lui-même qui nous reprend et nous fait signe !

CHŒUR DES SATYRES

En Bourgogne ! En Bourgogne ! Vive le vin Bourguignon !

�� � 848 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISl

LE SATYRE-MAJOR

Allons planter le vin de Beau ne !

��MÉNÉLAS

��Barre à bâbord, deux points !

LE SATYRE-MAJOR

Barre à bâbord, deux points.

UN SATYRE

Je ne m'arrête pas avant Châlons 1

UN AUTRE

J*ai soif à mettre la mer à sec î

LE SATYRE-MAJOR

Quel est le vin le meilleur, les enfants ?

LE CHŒUR

C'est celui de la Côte qui est entre Beaune et Dijon !

LE SATYRE-MAJOR

Quelle est la terre la meilleure, les enfants? La plus noire, la plus grasse, la mieux fumée ?

MÉNÉLAS

La brise faiblit.

�� � PROxéE 849

LE SATYRE-MAJOR

Sifflez pour la brise.

Ils sifflent,

LE CHŒUR

Une terre sèche et grumeleuse comme du lait lillé, et pleine de petits cailloux calcaires Qui gardent la chaleur comme des briques Afin que la grappe lourde et dormante cuise les deux côtés.

LE SATYRE-MAJOR

Quelle est la terre la meilleure, les enfants }

LE CHŒUR

Une terre maigre dont Tos saillit Comme les vaches qui sont bonnes laitières dont saillit Tos de la hanche.

MÉNÉLAS

Le vent mollit.

CHŒUR DES PHOQUES, surgîssaftt autour delà nef

Floue ! floue !

L'île de Naxos a été enlevée au ciel, il y a du bon pour des phoques !

Floue ! floue !

Une de moins ! moins y a d*îles, mieux cela vaut pour les phoques. Hourra !

Floue ! floue !

�� � 850 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Le vieux Protée a perdu ses lunettes, hourra ! nous n'extrairons plus de racines carrées, hourra !

Floue ! floue !

La mer est libre ! la mer est libre ! Elle est libre et nous sommes dedans !

La sentez-vous frémir et frissonner ? Sentez- vous ce coup de reins qui nous envoie à huit pieds dans Tair !

Hourra ! Hourra !

Quel bond ! quelle détente !

Elle est libre et nous sommes dedans ! elle est infinie et nous sommes dedans ! il y a plus ici à boire qu'un coup de vin ! Youp, youp, youp, hourra 1 Youp, youp, youp, hourra !

La nef disparaît suivie des Phoques,

PROTÉE seul au milieu de la scène

Et vous trouvez cela raisonnable ?

Quelle folie dans tout cela ! quelle dérision d< choses sérieuses ! quelle farce stupide !

Voilà Jupiter qui a besoin de son Hélène pour en faire une étoile.

Et c'est vrai qu'il y a une place vide au ciel qui ne fait pas bien entre les Dioscures.

Est-ce qu'il pense une seconde à mes droits sacrés de propriétaire ?

Ou du moins est-ce qu'il va se donner la peine de piquer la pécore au milieu de mon petit jardin, où elle est cependant bien visible ?

��1

�� � PROTÉE 851

Point. Comme une servante sans attention, comme une hirondelle sans souci qui pour une mouche enlève toute la toile d'araignée,

Voilà Iris, on lui a 'dit Hélène, et c'est toute ma propriété au ciel qu'elle emporte !

Elle est au ciel maintenant, ma jolie petite île de Naxos, avec toutes ses collections et ses six plants de tabac !

Allez donc l'y chercher !

Elle est au ciel et les vagues de l'azur blan- chissent contre ses récifs.

Pour moi me voilà seul, ruiné et sans lunettes.

C'est bien je m'en vais, je quitte la surface, on ne me verra plus !

Je plonge, nunc est hihendum !

Je prends ma retraite à l'étage au-dessous ! dans un monde plus tranquille, j'habite un grand palais de bulles d'air au milieu des coraux, des éponges et des holoturies !

Adieu, Ménélas, bon vent ! bon voyage, navi- gateur !

C'est pour cela qu'il a pris Troie !

Pour débarquer sur la rive de Laconie cette chèvre camuse et ce plein chargement de bêtes à cornes 1

Où est le bon sens dans tout cela } Je vous le demande. Où est la justice } Où est le bon ordre et le bon tempérament ^

Et dire qu'il en sera toujours ainsi tant que le

�� � 852 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

monde sera gouverné par les poètes ! Ah, ça n*est pas près de finir !

Quel malheur ! Quel malheur !

// s'abîme, RIDEAU

ET

FIN

Paul Claudel.

��En Allemagne, 1913-

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