Proudhon - Du Principe fédératif/III,7

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Du Principe fédératif
Troisième partie
Chapitre VII.
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CHAPITRE VII.


Questions morales et politiques. — De la Raison
d’État.


M. Fr. Morin m’a reproché, c’est son dernier et principal grief, d’avoir attaqué Mazzini. À ce propos, il s’est cru obligé, pour mon édification, de rassembler les états de service et de faire l’apologie du grand conspirateur.


Je remercie de nouveau M. Fr. Morin de la manière courtoise dont il a fait en cette circonstance appel à mes sentiments en faveur de Mazzini. Ses sympathies ne lui ont point été une occasion de laisser tomber sur moi la moindre parole de dénigrement. Cette modération de langage étant de bon exemple autant que de bon goût, je m’efforcerai de l’imiter, sans que la vérité que de libres penseurs se doivent l’un à l’autre en souffre.


Je ferai d’abord observer à M. Fr. Morin, avec toute la considération que mérite son caractère, que son éloge de Mazzini, très-sincère je n’en doute pas, me semble néanmoins, à la place qu’il occupe, avoir eu quelque peu pour objet de faire passer le reste de l’article. M. Fr. Morin avait besoin de ce parachute pour faire entendre à ses lecteurs lyonnais, sans s’exposer lui-même à perdre leur confiance, qu’un homme pouvait fort bien repousser l’unité italienne et combattre la politique de Mazzini, sans être pour cela un ennemi du peuple et de la liberté. C’est ainsi que M. Pelletan, protestant dans ses deux brochures contre l’unitarisme italien, s’est cru obligé de mêler à ses critiques, d’un côté un éloge pompeux de Garibaldi, bien qu’il soit forcé d’en condamner l’expédition, de l’autre une diatribe contre l’Autriche, bien que naguère il ait dit d’elle : La liberté comme en Autriche ! ce qui lui valut un mois de prison.


Telle est de nos jours la misère intellectuelle et morale de la démocratie, que ses plus dévoués défenseurs ne peuvent hasarder la moindre observation en dehors du préjugé courant sans se rendre aussitôt suspects.


Par quel affreux serment faut-il vous rassurer ?


Un écrivain démocrate doit avoir sans cesse ce vers d’Hippolyte à Thésée présent à la mémoire. Être Fr. Morin, Pelletan, et se résigner aux fourches caudines d’une justifcation perpétuelle !


Eh bien ! parlons encore de Mazzini. Je répète, et ce sera pour la dernière fois, qu’il ne s’agit point ici de l’homme, mais du tribun ; que je crois Mazzini aussi honorable, aussi vertueux dans sa vie privée que feu Savonarole et Garibaldi, et que personne plus que moi n’admire la constance de son caractère. Mais j’ajoute que, cette réserve faite, réserve de droit, qu’il est humiliant pour la Démocratie que l’on doive renouveler sans cesse, je ne conçois pas comment, étant ce que je suis, niant énergiquement le système de l’unité et affirmant la fédération, condamnant en conséquence le principe et toute la politique de Mazzini, je devrais m’incliner ensuite devant sa renommée d’agitateur. Que deviendraient la liberté des opinions, l’indépendance de la critique, les franchises de la tribune et de la presse, si, après avoir renversé par la discussion une doctrine, en avoir montré les erreurs et l’immoralité, on devait, pour conclusion, jeter une couronne à son auteur ? Est-ce ainsi que Mazzini lui-même entend la politique ? Si je ne me suis pas trompé, d’abord dans l’appréciation que j’ai faite des événements qui se sont accomplis dans la Péninsule, puis dans la théorie que j’ai présentée du système fédératif, j’ai eu raison de dire que Mazzini avait été le fléau de la liberté italienne et de la Révolution, et j’ai le droit d’exiger qu’il se retire. Comment l’ascétisme d’un chef de parti servirait-il de couverture aux désastres causés par son système ?


Mazzini est l’homme d’une idée et d’une politique. Ce qui le distingue entre tous, c’est qu’il a la religion de son idée, et que pour la servir il n’hésite pas à en suivre les maximes jusque dans leurs dernières conséquences. Peu d’hommes ont ce courage : c’est par là que se distinguent les novateurs dignes de ce nom, ce qui les fait grands dans l’histoire, lorsque par hasard leur idée répond à la conscience de leurs contemporains. Jugeons donc l’idée et la politique de Mazzini, sans prévention mais sans faiblesse, et laissons l’homme. Si je commets quelque erreur, je serai heureux qu’on me la fasse voir, et je m’empresserai de la rétracter, bien moins encore par considération pour Mazzini, dont la personne doit rester étrangère au débat, que pour la Démocratie elle-même, dont il n’est ici que le représentant.


Mazzini est démocrate, de la même manière que l’était Robespierre et que le sont tous les Jacobins. C’est-à-dire que, si par son point de départ et par les intérêts qu’il représente, la Liberté, en général, est sa dominante, elle se change bientôt en Autorité pure par la substitution de la souveraineté collective à la souveraineté dynastique. Cela résulte de la vie, des écrits et de toute la politique de Mazzini. La liberté individuelle, le droit de l’homme et du citoyen, tiennent peu de place dans ses préoccupations. Le contrat social n’est à ses yeux qu’un contrat tacite, unilatéral, où l’homme disparaît dans la masse, où l’individualité est sacrifiée à l’unité. Sa devise, Dieu et Peuple ; son horreur de l’anarchie et du socialisme, ses efforts pour l’unité italienne, démontrent que ce démocrate n’est, comme Robespierre, qu’un homme d’autorité.


M. Fr. Morin, dont le caractère dogmatique, les préférences unitaires et les mœurs puritaines lui donnent quelque ressemblance avec Robespierre et Mazzini, me ferait d’abord plaisir de me dire si, en ce qui concerne le rapport de l’Autorité et de la Liberté, il est du sentiment des deux célèbres tribuns ? La théorie que j’ai donnée du système fédératif dans la première partie de cet écrit ; les conséquences que j’ai fait ressortir ensuite, pour la pratique, de la théorie unitaire, lui feront comprendre le sens et la portée de ma question. (Voir plus haut IIe partie, chap. iii.)


De la manière de concevoir le rapport de l’Autorité et de la Liberté se déduit immédiatement la maxime politique qui dirige le gouvernement, autrement dite Raison d’État. Si la liberté est prépondérante, cette maxime sera le droit : ce ne peut pas être autre chose. Si c’est l’autorité, ce sera une idée, Dieu, par exemple, la religion, l’Église ou le sacerdoce, l’intérêt de la noblesse, le respect de l’autorité, la dynastie, ou toutes ces choses ensemble. Pour Mazzini, comme pour Robespierre, c’est, avant tout, l’unité.


La conséquence est terrible. Si la maxime politique ou raison d’État est la justice, en vertu du principe incontestable que la fin détermine et justifie le moyen, tout devra être, dans les conseils de la nation, subordonné au droit, droit public, droit civil, droit économique, droit des gens. Le salut même de la nation, si par hypothèse on pouvait concevoir qu’à un moment donné le salut de la nation fût hors le droit, devrait être sacrifié au droit, ce qui signifie que la nation devrait être martyre de la justice. Si au contraire la maxime politique, dérivant du principe d’autorité, est une idée, un dogme, ce dogme primant la justice, tout droit et toute morale pourront être sacrifiés, à l’occasion, à la raison d’État, ainsi que le fait entendre la fameuse devise des jésuites, Ad majorem Dei gloriam, ou cette autre qui n’en est qu’un corollaire, Salus populi suprema lex esto, etc. En sorte qu’il y aura deux morales, une morale d’État, corollaire de la raison d’État, supérieure au droit et à la justice, et une morale vulgaire, ayant force de loi dans tous les cas où il n’y a pas lieu de faire appel à la raison d’État[1].


La souveraineté de la raison d’État a été admise jusqu’à ce jour dans tous les gouvernements sans exception, même dans les gouvernements républicains et démocratiques. Elle a été jusqu’à présent la condition sine quâ non et le sceau de réprobation de la politique. Par cette souveraineté atroce, la Liberté et la Justice, en tant qu’elles peuvent contrarier l’action du Prince ou le gouvernement, sont proscrites systématiquement. L’idéal du gouvernement, sous ce rapport, serait donc celui où la raison d’État ne serait plus que l’égale de toute autre raison ; pour mieux dire, ce serait celui où la Justice et la Liberté seraient elles-mêmes prises pour raison d’État. Or, ce système existe, c’est le système fédératif.


M. Fr. Morin reçoit-il la Justice comme seule raison d’État, ou pense-t-il à l’exemple de Mazzini, de Robespierre et de Machiavel, à l’exemple des Rois, des Empereurs, des Pontifes et de tous les tribuns du peuple, qu’il puisse y en avoir une autre ? Croit-il qu’il est des circonstances où la république et la société seraient en danger si la Justice n’était sacrifiée à un intérêt prétendu supérieur, à un idéal politique, religion, Église, sacerdoce, noblesse, dynastie, démocratie, nationalité, unité, autorité, communauté, etc. ? Est-il résolument, enfin, pour la prérogative du Droit contre toute autre prérogative, ou admet-il, à certains moments sinon toujours, une loi d’ordre plus élevée et qui prime le Droit ?


La question est des plus graves. Bon nombre de démocrates déclinent cette souveraineté de la Justice, qui ne tend à rien de moins, en effet, qu’à éliminer tous les vieux systèmes, la Démocratie unitaire comme les autres. Exclure de la politique toute espèce de raison d’État, en effet, et donner le règne au Droit seul, c’est affirmer la confédération ; c’est comme si le Législateur disait aux masses, en retournant les paroles du Décalogue : Vous n’aurez plus d’autre loi que votre propre statut, d’autre souverain que votre contrat ; c’est abolir l’idolâtrie unitaire.


Une conséquence de tout ceci, selon qu’on se déclarera exclusivement pour la Justice ou qu’on reconnaîtra une raison d’État supérieure à la Justice, est la suivante, qui, en pratique, a son importance.


Suivant Mazzini, le gouvernement n’étant pas fondé sur un contrat positif, mais sur un contrat tacite, unilatéral, analogue à celui qui lie l’enfant à la famille ; ne relevant pas originellement de la liberté, comme principe prépondérant, mais d’une idée antérieure et supérieure à toute convention, telle que l’autorité divine, Dio e popolo, ou toute autre, il s’ensuit qu’au regard de Mazzini république, démocratie, monarchie et empire sont des formules qui peuvent avoir dans le commun usage leur importance, mais qui ne touchent pas au fond des choses et peuvent fort bien permuter ; que l’essentiel est que l’idée antérieure et supérieure soit respectée et la maxime d’État obéie ; qu’en conséquence un homme tel que lui, Mazzini, peut en conscience, à l’occasion, tout en se disant républicain et démocrate, crier et faire crier Vive le roi ! il suffit qu’il serve l’idée supérieure, l’unité. Il n’y a qu’une chose que le républicain démocrate Mazzini et ses adhérents ne peuvent se permettre, ce serait de se dire fédéralistes, puisqu’en affirmant la fédération ils renonceraient à leur idéalisme politique, à leur raison d’État.


Il n’en est pas ainsi de celui qui s’est rattaché de conviction et de cœur à l’idée fédérale. Le système politique et l’ordre social tout entier reposant, pour lui, non plus sur un mythe, un idéal poétique ou toute autre conception, mais sur le droit pur exprimé par le contrat, il ne peut, sous aucun prétexte, reconnaître comme expression de ce principe, ni royauté ni pontificat ; le faisant, il mentirait à sa conscience. Le fédéraliste peut souhaiter santé, prospérité et longue vie au prince, de même qu’à tout individu dont il ne partage pas les opinions : sa bienveillance s’étend à tous les hommes. Pareillement il ne jure point haine à la royauté, ne fait aucun étalage de régicide : il sait que la liberté est progressive, que la royauté est d’institution transitoire, de même que l’adoration et le sacrifice, et il respecte toutes les institutions. Mais, comme le chrétien qui, priant pour César, refusait de sacrifier au Génie et a la Fortune de César, parce que c’eût été un acte d’idolâtrie, de même le fédéraliste, alors même qu’il ferait des vœux pour la personne du monarque, ne criera jamais, avec Mazzini et Garibaldi : Vive le roi !


Ainsi le fédéralisme et le jacobinisme se séparent l’un de l’autre : le premier, indifférent aux questions de personnes, mais intraitable sur les principes ; le second, faible par les idées, puissant seulement par la haine, mais sachant au besoin imposer silence à ses rancunes et se rendre possible.


  1. Les personnes peu au courant de ces matières s’imagineront peut-être que j’exagère, en transformant en système politique les crimes commis de loin en loin par quelques monstres couronnés, au nom de la raison d’État. Une semblable opinion serait aussi fâcheuse qu’elle est erronée ; et je dois protester contre elle, dans l’intérêt de la sûreté publique aussi bien que de la vérité. La pratique de ce que j’appelle raison d’État est de tous les jours dans les choses de la politique et du gouvernement ; elle a passé dans les affaires d’Église, de corporation, de métier ; elle a envahi toutes les couches de la société ; on la rencontre dans les tribunaux aussi bien que dans les sociétés industrielles, et jusqu’au foyer domestique.
    …...Quand Luther, par exemple, pour conserver à la Réforme la protection du landgrave Philippe de Hesse, l’autorisait, par consultation signée de sa main, à posséder deux femmes à la fois, violant ainsi, par motif de religion, la morale religieuse, il suivait la raison d’État. — Quand un médecin, pour sauver l’honneur d’une femme adultère et conserver la paix d’un ménage, lui procure un avortement, se rendant, par horreur du scandale, complice d’un infanticide, il obéit à la raison d’État. — Quand Louis XIV retenait arbitrairement en prison l’inconnu au masque de fer, il suivait la raison d’État. — Les cours prévotales, les tribunaux d’exception, sont des applications de la raison d’État. — Quand Napoléon Ier, après quinze ans de mariage, répudiait Joséphine, il sacrifiait la morale à la raison d’État. Et l’official qui consentait à casser le mariage religieux pour vice de forme, sacrifiait de son côté la religion à la raison d’État. Quand les Jésuites faisaient assassiner Guillaume d’Orange, Henri III et Henri IV, ils agissaient également par raison d’État. Toute la politique romaine, et le gouvernement des Papes, et la discipline des cloîtres, ne sont qu’une suite d’actes accomplis en vertu de la raison d’État. Le système des lettres de cachet, aboli par la Révolution, était une sorte d’organisation de la raison d’État. Les massacres de septembre 1792, les fournées du Tribunal révolutionnaire, les transportations sans jugement, les fusillades du Luxembourg et des Tuileries, tous ces faits atroces, accomplis tantôt par une municipalité, tantôt par un Directoire, tantôt par de simples citoyens, sont des faits imputables à la raison d’État. Lorsque les Girondins demandaient la poursuite des auteurs des massacres de septembre, ils réagissaient contre la raison d’État. Et lorsque Robespierre et consorts combattaient sur ce point la Gironde, ils soutenaient la raison d’État. La vraie révolution serait celle qui, élevant les consciences au-dessus de toute considération humaine, abolirait dans la politique et dans toutes les relations de la société cette affreuse réserve de la raison d’État, qui, sous prétexte d’ordre, d’honneur, de salut public, de morale, tantôt se permet, tantôt innocente les crimes les plus évidents et les mieux qualifiés.