Psyché/Notes de P. Louÿs

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Slatkine reprints (p. 193-208).

NOTES
DE
PIERRE LOUŸS
à propos de
PSYCHÉ


On sait que, parmi les inédits de Pierre Louÿs, se trouvent un grand nombre de lettres inachevées, dont on ignore à qui elles étaient destinées. Elles n’en restent pas moins précieuses pour nous aider à connaître la pensée de leur auteur, ainsi qu’en témoignent les importants fragments qui suivent.
(Note des éditeurs.)

I


J’écris un roman qui est d’une difficulté extrême… Tu vas me dire que ma machine s’est rouillée depuis quatre ans ; je ne crois pas. Cela tient au plan.

L’héroïne interpelle le héros dès la première ligne et le dialogue continuera pendant cinquante pages avec moins d’indications de scènes qu’il n’y en aurait dans un drame. Il n’est pas possible de réduire davantage le hors-d’œuvre, le remplissage et toutes les facilités du roman. Ce premier dialogue est un roman complet à lui tout seul.

En outre, au début d’un livre qui sera très curieux, il commence par dix pages de pure blague ; plaisanterie ne serait pas assez dire. Et brusquement, sans transition, sans prétexte, sans que rien se soit passé dans l’action, il saute dans le lyrisme le plus exalté. Imagine un chapitre de Willy qui aurait été achevé par un élève de Chateaubriand.

J’ai cru que je n’en sortirais pas. Hier, je me suis rappelé à temps pour me remonter, qu’il y avait un précédent à cela : On ne badine pas. Et encore non ; là, le procédé est purement shakespearien ; le Baron et Bridaine ont un style, Perdican et Camille en ont un autre. La difficulté presque insurmontable, c’est de donner ces deux styles successifs aux mêmes personnages dans le même dialogue et de telle façon que les caractères conservent leur unité.

Enfin, après bien des inquiétudes, je crois que les passages dangereux sont franchis et que je n’ai plus à craindre d’être arrêté en route.

L’héroïne (une sentimentale personne bien différente de mes héroïnes habituelles) se nomme Psyché Vannetty et sans doute le roman s’appellera Psyché. N’en dis rien pour qu’on ne me prenne pas ce titre, qui est « dans l’air ».

II


Cette question de la personne invisible est vraiment bien étrange. J’écris tellement sous sa dictée qu’il y a des moments où j’entends mal, et comme elle ne répète jamais, je ne perçois que la sonorité du mot sans savoir ce qu’il signifie.

Prends par exemple la page que voici :

« Ce bleu du printemps était uni dans sa mémoire à d’inoubliables joies. Toutes, une à une, revenaient du fond du passé, renaissaient aussi vives, aussi fraîches que jadis, rouvraient leurs ailes, se mêlaient éclatantes à la grande clarté céleste qui élargissait jusqu’à l’infini la coupe altérée du bonheur futur.

Lorsqu’ils furent arrivés au faîte, le ciel tout entier les entoura, et, comme un voyageur qui découvre la mer, Aimery s’arrêta et dressa la taille, dans l’ivresse de l’azur (renaquis). »

« Renaquis » ? Qu’est-ce que cela voulait dire ? C’était ce que j’avais entendu. Et il me fallait une épithète. Mais laquelle ?

L’embarrassant, c’est que je ne savais pas du tout si Elle voulait me faire écrire une épithète de couleur, de forme, de sentiment, de qualité, de lumière… Je ne savais rien, que le son du mot. Par conséquent, impossible de chercher dans Boissière.

J’ai eu la patience de prendre un dictionnaire français ordinaire, et de voir tous les mots commençant par t C’est ainsi que j’ai trouvé reconquis, le mot que j’avais mal entendu.

Et c’était la bonne épithète. Peu nous importe que cet azur soit profond, léger, immense, clair, éblouissant, liquide ou pur. Ces adjectifs-là ne sont pas dans le sujet. Je viens de dire qu’après six mois d’hiver on voit le ciel bleu pour la première fois. L’impression de mon personnage est que le bleu du printemps lui est rendu, qu’il l’a enfin retrouvé ; et comme la page est écrite à grand orchestre, si nous ne voulons pas avoir une chute, une faiblesse sur le dernier mot, reconquis est le seul synonyme qui soit assez râblé pour porter la phrase.

Est-ce curieux ?

Ce petit incident que je te raconte tout au long se reproduit constamment. Ce n’est pas l’exception, c’est la règle. Et voilà la grande différence qu’il y a entre la rédaction d’un travail logique, pour laquelle on est maître de sa réflexion et de sa pensée, et l’écriture d’un ouvrage d’imagination, où il faut, avant tout, savoir bien comprendre ce que dit la Dame invisible.

Bien entendu, c’est une façon de parler. Ne crois pas que je sois toqué. Cela signifie simplement que l’imagination travaille toute seule comme elle sait si bien le faire dans les rêves ; que la volonté est impuissante à la diriger et que la conscience a toutes les peines du monde à la comprendre.

Travailler, pour moi, c’est donc prendre conscience du travail spontané qui se fait dans mon imagination. Mais j’ai bien le sentiment que cette imagination est étrangère à moi ; qu’elle est très supérieure à moi ; beaucoup plus intelligente que je ne le suis.

Les écrivains qui ne sont pas consacrés aux choses d’imagination croient que la Muse est une allégorie, comme le Commerce et l’Industrie qu’on voit sur les billets de banque. Pas le moins du monde. C’est une illusion de notre esprit, mais cette illusion ressemble à une personne réelle comme le mirage ressemble à l’eau ; c’est-à-dire qu’on s’y tromperait.

Seulement, pour réussir ces phénomènes de télégraphie sans fil entre le pôle imagination et le pôle conscience, il faut que l’appareil soit placé dans un équilibre de laboratoire. Un bruit, une douleur physique, une inquiétude, une scène avec la bonne, une mauvaise plume, un col trop étroit, une chatte qui miaule ou une mouche qui passe : la transmission s’interrompt et c’est le diable pour la rétablir.

Garde cette lettre pour la lire quand tu en auras le temps. Je voudrais que tu la trouves claire, et qu’elle t’expliquât bien ce qui se passe dans ma tête quand tu te dis que je suis au travail.

III


Je suis absolument éreinté. Chaque nuit, je dors huit heures comme une masse ; il faut ensuite à Louise trois quarts d’heure d’efforts pour me réveiller ; et tout le reste du jour je suis dans l’état de quelqu’un qui aurait passé deux nuits blanches !

Depuis sept ans, le travail d’imagination ne m’est plus possible. Quand je m’y mets je ne dis pas que « je crois prendre une rame à la main » mais le bateau tout entier avec ses douze galériens.

Cela m’épuise cérébralement et physiquement. Je veux continuer, quoique depuis huit jours, plus je me fatigue et moins cela avance ; et je sens très bien ce que je me réserve : c’est une nouvelle période de neurasthénie comme celle qui a suivi l’effort de Pausole et qui m’a duré des années. Seulement celle-là sera plus sérieuse. On m’a prévenu médicalement. De cela on se guérit une fois mais pas deux.

Dès maintenant, je me sens la tête trouble et instable comme aux plus mauvais jours de mon roman précédent. Terminerai-je celui-là ? Je n’en sais plus rien. En tout cas, ce sera bien le dernier. Je t’en prie, quand tu seras de retour, fais ce que tu pourras pour que j’obtienne une autre direction de vie. Je voudrais te faire comprendre combien c’est sérieux. Je sens que je me fais le plus grand mal en forçant mon cerveau à ce qu’il ne peut pas accomplir. Et dans six mois il sera peut-être trop tard pour prendre une résolution. Si je redeviens après Psyché dans l’état où j’ai été après Pausole, en 1902-1903, je ne pourrai exercer alors aucune profession, pas même celle de copiste.


Dimanche matin.

Toujours de même. Maintenant je ne peux plus avoir terminé avant le 20 octobre, si je termine. Et à quoi me servira cet effort pour l’hiver vient ? Je ne toucherai rien avant mars ou avril prochain. F…, chez je n’ai pas eu un centime depuis un an (11 octobre 1906), n’a pas même répondu à la lettre que je lui ai écrite il y a huit jours, de sorte que je ne me vois pas en mesure de quitter l’hôtel, ni à plus forte raison de vivre à Paris d’octobre à mars, avec Psyché. Si je me rends malade ce sera en vain. Je continue tout de même, mais vraiment sans savoir pourquoi.


29 novembre 1898




Ce qui s’est dit en prose était prononcé tout bas, sans intonation ni accent. Je l’ai écrit le soit même, textuellement, puis en vers, ne comprenant pas bien ce qui s’était passé ni pourquoi cette heure là…

L’heure éternelle…

était venue tout à coup entre deux amants qui en avaient connu tant d’autres ; mais comprenant que jamais plus ce miracle — éprouver au-delà du désir — ne se réaliserait ; que c’était :


L’heure unique où les dieux accordent un instant à la tête qui penche, à l’épaule qui tremble. L’esprit de la vie en fuite avec le temps
J’avais 27 ans, j’avais fait trois séjours en Algérie, deux à Séville et un en Égypte, — j’avais écrit Bilitis, Aphrodite et Concha Perez (etc.). Je croyais vraiment tout savoir sur l’inaccessibilité du désir par son objet.

Et tout à coup : la plénitude.

Les véritables paroles échangées sont singulières. Elles montrent que cette heure là fut pour tous deux un phénomène extraordinaire. Et ces paroles vraies, si simples qu’elles soient, prouvent mieux que les vers ce que disent les vers. J’ai remarqué ce sort que pas une seule ne dit « je » ni « tu ». Invariablement : Nous.

Donc cette quadrature impossible — l’union — s’était faite.

J’avais trouvé depuis cinq ans… (et c’est une plus belles découvertes de la pensée)… que fort au dessus de « Je t’aime » et combien plus riche de puissance et d’attraction, il y a : « Tu m’aimes », mais « Nous nous adorons » est invraisemblable. C’est là qu’est l’apogée. Phrases courtes, lentes, monotones, tranquilles et toutes alternées : distiques.

 « Nous sommes heureux
— Nous nous adorons
— Tous les deux
— Tous les deux
— Nous sommes jeunes
— Nous sommes… etc. »

Au milieu ce mot capital

« Nous ne désirons rien. »

J’en passe. Voici les dernières

« Personne n’est plus heureux que nous ce soir

— Personne. »

Les voix restaient lentes et basses. Les certitudes sont calmes.