Publicistes modernes : Jacques-Philippe Fallmerayer

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Publicistes modernes : Jacques-Philippe Fallmerayer
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 42 (p. 119-154).
PUBLICISTES MODERNES
DE L’ALLEMAGNE

JACQUES-PHILIPPE FALLMERAYER

Gesammelte Werke von Jacob-Philipp Fallmerayer, herausgegehen von Georg-Martin Thomas ; 3 vol. in-8o Leipsig 1861.

C’est toujours un spectacle intéressant que la lutte de la volonté contre la fortune. En fait, d’émotions salutaires et viriles, rien ne vaut la simple biographie d’un homme issu de la condition la plus humble et atteignant par l’énergie de ses facultés aux premiers rangs de sa génération. Il y a pourtant des degrés en cela comme en toute chose. L’intérêt augmente en raison des obstacles, et s’il s’agit d’obstacles moraux encore plus que de difficultés matérielles, cet intérêt ne s’accroît pas seulement, il s’élève. Qu’on se représente un pauvre enfant né sous le chaume dans une de ces provinces où le fanatisme étouffe tout libre essor, et y déployant dès la jeunesse une merveilleuse activité d’esprit ; qu’on le voie plus tard, devenu écrivain dans un pays où règne une scolastique officielle, et y marchant seul, la tête haute, sans se soucier des écoles, sans reconnaître le joug d’aucun système. Tout cela n’est rien encore. Supposez que ce hardi penseur découvre des vérités, qui blessent tous les principes, tous les préjugés de ses compatriotes, et qu’il les soutienne sans lâcher pied pendant une lutte de vingt-cinq ans ; supposez qu’il ameute contre lui des passions sans nombre, qu’il attire sur sa tête d’inexorables haines, haines politiques, religieuses, littéraires, et que, faisant face de toutes parts à ses ennemis, il repousse leurs assauts avec autant de calme que de vigueur, avec autant de gaîté que de savoir : alors l’intérêt qu’il inspire devient une sympathie douloureuse, car sous ce calme de la force on sent bientôt la blessure intérieure, sous cette gaîté sarcastique et altière on devine la souffrance d’une âme d’élite.

Telle est, ce me semble, l’originalité du docte et vaillant publiciste que l’Allemagne a perdu il y a un an, M. Jacques-Philippe Fallmerayer. Pourquoi faut-il que nous n’ayons pu lui rendre de son vivant l’hommage qu’il méritait à tant de titres ? Il nous eût été doux de reconnaître publiquement la valeur de ce rare esprit, tout en discutant ses erreurs, et de dessiner avec respect cette physionomie si souvent défigurée par la passion. Malheureusement, dans ce procès obscur et compliqué, maintes pièces essentielles nous manquaient. À la fois novateur et critique, M. Fallmerayer a employé une moitié de sa vie à créer de grandes œuvres et l’autre moitié à les défendre ; attaqué avec violence, accablé de calomnies, destitué d’une place qu’il avait conquise à la sueur de son front, il a été obligé de se disperser de mille côtés, soit pour rassembler les preuves des découvertes qu’il venait de faire, soit pour répondre au feu des assaillans. Comment suivre les détails d’une guerre disséminée sur tant de points à la fois ? Et si on ne suivait pas à Vienne, à Belgrade, à Athènes, à Constantinople, à Trébizonde, le voyageur infatigable et le lutteur invincible, si on ne lisait pas ses lettres, ses articles, j’allais dire ses bulletins de bataille, dans tous les lieux où l’entraînait sa curiosité ardente, comment essayer de connaître et de peindre celui qui s’appelait lui-même le fragmentiste ? Un disciple, un ami de l’illustre défunt, M. George-Martin Thomas, s’est chargé de réunir ces feuilles jetées à tous les vents. Les voilà sous nos yeux, ces vives polémiques datées de l’Europe orientale, ces impressions de voyage en Anatolie, ces correspondances byzantines, comme il les intitulait, ces tableaux de la Grèce, de la Turquie, des lieux saints, ces longs monologues en face des ruines du moyen âge et des ruines plus grandes encore du temps présent, ces satires de la diplomatie européenne, ces philippiques contre l’ignorance de la presse occidentale, en un mot ces vingt années d’études exactes et de méditations passionnées sur l’un des plus redoutables problèmes du XIXe siècle. Tout ce que M. Fallmerayer a écrit dans les journaux d’Allemagne, tantôt, à visage découvert, pour défendre ses propres œuvres, tantôt, la visière baissée, sans prétention personnelle et seulement pour répandre ce qu’il croyait juste et vrai, nous le possédons enfin dans ces curieux mélanges. Ajoutons-y les grands travaux historiques qui ont signalé le début de sa vie ; n’oublions pas les deux volumes intitulés Fragmens de l’Orient : éclairées aujourd’hui par la publication des œuvres posthumes, les deux parties de son aventureuse carrière s’offrent à nous sous leur vrai jour, et nous pouvons essayer de les reproduire avec fidélité.

Une autre difficulté fort grave qui ne nous permettait guère jusqu’ici de juger équitablement le rôle de M. Fallmerayer, c’était le sujet même de ses travaux. À quoi se rapportent en effet les principales œuvres signées de son nom ? A la question d’Orient. Or depuis cinquante années la question d’Orient a subi bien des phases ; il y a eu là pour l’Europe, dans une série d’expériences successives, maintes vérités à recueillir et maintes erreurs à rejeter. La France, pour ne parler que de nous seuls, n’a-t-elle pas conçu à propos de tel ou tel épisode les plus dangereuses illusions ? Ces illusions, qui ont trompé en 1840 le ferme esprit de M. Guizot comme elles trompaient alors le pays tout entier, l’éminent homme d’état les a loyalement avouées dans le dernier volume de ses Mémoires et nos lecteurs savent avec quelle finesse cet aveu a été commenté ici même par le brillant défenseur des chrétiens d’Orient[1]. Plus d’une fois en un mot, sans changer de principes sur le fond des choses, nous avons changé notre clientèle et nos alliances. M. Fallmerayer n’avait pas échappé à ces contradictions apparentes, bien qu’il eût des les premiers soulèvemens de la Grèce une opinion très arrêtée sur les affaires d’Orient. Jugeant ces choses non en diplomate, mais en historien philosophe, il ne se faisait pas faute d’exprimer certaines réflexions qui paraissaient absolument opposées au but qu’il poursuivait. L’abondance et l’originalité de ses vues déconcertaient sans cesse le lecteur. Ami de la vérité avant tout, il n’épargnait guère ses cliens, et l’on était obligé de se demander en mainte occasion : Où va-t-il ? que veut-il ? Maintenant que tous ces détails, un peu incohérens naguère, sont coordonnés sous nos yeux, il est plus facile de découvrir le principe auquel ils se rattachent. Les événemens d’ailleurs, depuis un quart de siècle, se sont chargés d’éclairer la pensée de l’éminent publiciste, soit pour la confirmer, soit pour la combattre. Ajoutons que des publications récentes ont jeté aussi une vive lumière sur les luttes que nous voulons retracer. M. Gervinus par exemple, dans son histoire si complète du soulèvement et de la régénération de la Grèce, a été amené à discuter les travaux de M. Fallmerayer, et il l’a fait avec une impartialité supérieure. Le moment est donc venu de retracer fidèlement cette vie aventureuse et de montrer d’une main discrète comment les travaux de ce savant homme peuvent éclairer çà et là quelques-unes des crises politiques de notre âge.

Jacques-Philippe Fallmerayer est né le 10 décembre 1790 dans un hameau du Tyrol, non loin de la petite ville de Brixen, à l’endroit où la rivière de l’Eisach, sortant du creux des rochers, se précipite dans la plaine. Rien de plus pittoresque, rien de plus sauvage aussi que ce pauvre hameau, situé comme un nid d’aigle, et d’où l’œil découvre au loin la vaste forteresse de montagnes qui occupe tout le Bas-Tyrol. Ce furent là les premières impressions de l’enfant pendant qu’il gardait les troupeaux de moutons dans les pâturages alpestres. Plus tard, quand il verra les îles chantées par le vieil Homère, et le Bosphore éblouissant, et les forêts du mont Athos et l’éternel printemps de la Colchide, quand il visitera en tous sens ces magnifiques théâtres de l’histoire, et que, tout occupé de ses recherches archéologiques ou de ses enquêtes sur le présent, il dessinera pourtant ces splendides paysages en quelques traits dignes d’un maître, ce sera le petit berger du Tyrol qui viendra en aide au profond érudit. Les solitudes de l’Orient lui rappelleront les solitudes de ses alpes natales. Arrêté un jour dans une des îles de la Haute-Égypte, il s’écriera : « La sérénité de l’atmosphère, l’azur si beau du ciel, le fleuve, les rochers, les hautes cimes, qui ferment de toutes parts l’horizon de Philoe, réveillèrent au fond de mon âme les impressions que j’avais ressenties à neuf ans, durant les soirs d’été, dans les montagnes de ma patrie. Déjà, tout enfant que j’étais, j’avais connu ces désirs inexplicables d’une âme inquiète, ces vagues aspirations à la fois si mélancoliques et si douces. Oh ! le verger, les rochers garnis de bruyères, la source, le poirier, le murmure du vent dans les feuilles vertes, les ombres qui s’allongeaient à mesure que décroissait le soleil, les fruits empourprés des buissons, le carillon des cloches la veille au soir de la Saint-Jean ou de l’assomption de la Vierge, images ineffaçables d’un passé bienheureux et disparu pour toujours ! Sans rochers, sans montagnes, sans rayon de soleil, il n’est plus pour moi d’heure joyeuse. Ô Philoe, île solitaire et paisible avec tes ruines, avec ton ciel bleu éternellement limpide et doux, comment oublierais-je jamais tes palmiers, ton fleuve, tes sentiers, le silence de tes colonnades et des salles abandonnées de tes temples[2] ! » Ainsi, dans mainte page éclatante ou rêveuse mêlée aux dissertations du savant, on reconnaîtra une imagination candide accoutumée de bonne heure aux plus grandes scènes de la nature.

Des prêtres de la commune, qui recrutaient des serviteurs pour l’église, avaient remarqué les heureuses dispositions de l’enfant ; ils l’emmenèrent bientôt au séminaire de Brixen pour le préparer au ministère ecclésiastique. Il y passa dix années, dix années un peu tristes, un peu sombres, consolées cependant par la joie d’apprendre et de savoir. La science, chez une âme si avide, pouvait seule remplacer les enchantemens de la nature. Le petite pâtre montagnard, devenu séminariste à Brixen, fit de solides études grammaticales dans les langues anciennes. Son maître de grec, Valentin Forer, était un brave et digne homme, instruit, consciencieux, irréprochable en toute chose ; qui sait s’il n’a pas déposé ; dans l’esprit de son élève quelques-uns des germes d’où est sortie une si riche moisson ? Fallmerayer, illustré par tant de recherches, originales sur la Grèce byzantine, a constamment gardé jusqu’au dernier jour le plus reconnaissant souvenir à son vieux maître. Il fallait pourtant autre chose que les modestes révélations de la grammaire pour occuper l’active intelligence de l’étudiant ; le catholicisme est bien défiant, bien ténébreux dans les alpes tyroliennes, et le régime du couvent de Brixen, j’entends le régime spirituel et moral, convenait peu à cette nature impétueuse. Quand le Tyrol. se souleva contre Napoléon, en 1809, Fallmerayer, trouvant l’occasion propice, quitta le cloître en secret et s’enfuit à Salzbourg. Le voilà seul, sans ressources ; que lui importe la misère, pourvu qu’il puisse enrichir son intelligence et son âme ? Il y a une bibliothèque publique à Salzbourg ; l’échappé de Brixen ne demande pas autre chose. Il donnera des leçons pour gagner sa vie, et, ses leçons terminées, il redeviendra le plus studieux des élèves, l’élève des livres qu’on lui interdisait au couvent, l’élève des grands maîtres de l’antiquité, poètes et orateurs, historiens et philosophes, sans oublier les rois de l’esprit moderne. D’ailleurs n’y a-t-il pas là encore d’autres précepteurs que les livres ? Cet ancien colonel au service de Louis XVI, ce petit prince des Deux-Ponts que Napoléon avait fait roi de Bavière, Maximilien Ier, n’avait pas été associé en vain à la France du XVIIIe siècle et de la révolution ; la Bavière se régénérait sous son règne, les, travaux de l’esprit y prenaient un libre essor, et la ville de Salzbourg, qui dépendait encore à cette date du territoire bavarois, participait à ce mouvement de renaissance. Deux savans hommes, le père Albert Nagraun et. le père de Maus, exercèrent une féconde influence sur la destinée du jeune Fallmerayer, le premier en lui ouvrant l’accès des langues sémitiques, le second en développant chez lui le goût le plus vif pour les recherches de l’histoire.

L’ardeur qui dévorait le fugitif du couvent de Brixen s’exerçait encore dans l’ordre des idées auxquelles l’avait habituée sa jeunesse monastique. Ce n’était pas le couvent qu’il fuyait, c’était le séjour des ténèbres et de la peur ; un cloître de bénédictins, une retraite studieuse au milieu des manuscrits et des livres aurait semblé à ce candide jeune homme un paradis sur terre. Il y a précisément aux environs de Salzbourg une célèbre abbaye de bénédictins, et Fallmerayer conçut le dessein d’y enfermer sa vie. Je ne sais quelles formalités, exigées par le gouvernement et auxquelles il ne put satisfaire, ajournèrent ses projets. En pareille matière, et avec un esprit impétueux dont les horizons s’agrandissent de jour en jour, on peut dire infailliblement : projet ajourné, projet abandonné. Le jeune Fallmerayer fit deux ans de théologie à Salzbourg, et renonça pour toujours à l’église. Sentait-il s’affaiblir sa foi, ou bien un enseignement trop scolastique avait-il dégoûté ce noble esprit amoureux de l’art et de la poésie des Hellènes ? Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il avait étudié consciencieusement les leçons de ses maîtres, qu’il connaissait à fond les livres saints, les pères, les canons, l’histoire ecclésiastique, et que plus tard, engagé dans des rangs opposés, il étonnait ses adversaires par son érudition toute spéciale et la précision de sa mémoire.

La jurisprudence, qui l’attira bientôt, le retint moins longtemps encore que la théologie. Il était allé à l’université de Landshut pour étudier le droit germanique et le droit romain ; ce furent les lettres, les hautes lettres, je veux dire la critique renouvelant l’histoire par les langues et la littérature par l’histoire, ce furent ces grandes créations de nos jours qui lui firent oublier tout le reste et décidèrent enfin de sa destinée. L’écho de la science de Gœttingue retentissait dans les universités de la Bavière ; l’illustre philologue Heyne avait des disciples à Landshut. Fallmerayer fut bientôt initié à ces travaux d’une linguistique hardie, berceau et foyer de tant de découvertes immortelles dans le domaine de l’histoire.

Entre cette vive lumière de l’antiquité rajeunie et les ténèbres d’où il sortait, la transition était brusque et dangereuse : s’il y a des ombres mauvaises, il y a aussi des clartés aveuglantes. Fallmerayer ne s’est jamais expliqué bien nettement sur les misères morales du couvent de Brixen et des théologiens de Landshut ; une seule fois seulement il lui est échappé de dire que tout ce monde au milieu duquel s’était écoulée sa première jeunesse était un foyer de superstitions. La bienveillance naturelle qui s’unissait chez lui à une pensée audacieuse, la reconnaissance qu’il gardait à son vieux professeur de grec, arrêtaient les révélations sur ses lèvres. Il suffit cependant d’interroger les témoignages contemporains pour se faire une idée de l’esprit sombre, étroit, abêtissant, qui régnait alors dans le clergé du Tyrol, et pour comprendre l’impression funeste ressentie par ce théologien de vingt ans lorsque du sein des superstitions les plus grossières il passa tout à coup dans le libre monde des Hellènes, sous le soleil de Phidias et de Sophocle. Il en garda maintes rancunes amères contre cette religion si complète, si divine et si humaine tout ensemble, immortel principe de tant de vertus, mais sous laquelle s’abritent si commodément aussi l’ignorance et le fanatisme. « Il n’eut pas le loisir, dit son exécuteur testamentaire, de suivre historiquement ce travail d’épuration que la philosophie chrétienne a réalisé dans le cours des âges et de l’accomplir lui-même sur les croyances qu’il avait reçues de ses maîtres ; qu’importe après tout ? Il en a gardé d’autant plus pure la moelle de la religion, il n’en a défendu qu’avec plus de vigueur et de franchise l’intime esprit du christianisme. » Il est impossible en effet de méconnaître chez Fallmerayer, comme chez beaucoup d’âmes loyales de nos jours, deux inspirations très opposées : d’un côté un esprit de défiance amère et agressive contre l’organisation extérieure de l’église, de l’autre cette force morale, cette élévation religieuse, ce spiritualisme lumineux et tendre que le christianisme inspire encore à ses adversaires, quand c’est le hasard de l’éducation et non l’impiété du cœur qui les a éloignés de ses dogmes.

Les événemens politiques l’arrachèrent bientôt à ses études. C’était en 1813. Les colères du patriotisme allemand venaient d’éclater contre Napoléon avec une irrésistible énergie. La Bavière, qui nous devait tant, ne put se soustraire à cet entraînement général. Après les batailles de Lutzen, de Bautzen, de Dresde, elle se détacha de la confédération du Rhin, en même temps que nos autres alliés, le Wurtemberg et la Saxe, et suivit l’Autriche, comme l’Autriche avait suivi la Prusse, comme la Prusse avait suivi le formidable élan de la nation. Aussi ardent que ses camarades des universités du nord, Fallmerayer s’enrôla sans hésiter, et le général Wrede, qui se connaissait en hommes, fit tout d’abord de l’étudiant de Landshut un lieutenant d’infanterie. Cette confiance du chef fut bientôt justifiée. Le 30 octobre, à la bataille de Hanau, où l’armée bavaroise fut culbutée par l’empereur, le jeune lieutenant fit si vaillamment son devoir qu’il fut mis à l’ordre du jour. Il se distingua encore en 1814 : il était à Brienne, à Bar-sur-Aube, à Arcis-sur-Aube, et, sous les terribles coups que frappait le grand capitaine, son ardeur ne faiblit pas un instant. N’était-ce pas un engagement sacré d’avoir pris part à de telles luttes ? La gloire de nos soldats n’était-elle pas une consécration pour les hommes qui se mesuraient avec eux ? Exalté par ces épreuves, Fallmerayer eut la pensée de se vouer décidément à la carrière des armes. Après la première paix de Paris, il fit partie du corps d’occupation, et passa toute une année sur la rive gauche du Rhin, entre Spire et Landau. À la reprise des hostilités, en 1815, il était capitaine d’état-major ; mais la campagne se termina trop tôt pour qu’il y jouât un rôle actif. Entré en France avec les alliés et attaché comme officier d’ordonnance » à la personne du comte de Spreti, général de brigade, il séjourna plusieurs mois dans une maison de campagne aux environs d’Orléans, fort bien reçu, à ce qu’il paraît, et tout heureux d’apprendre non-seulement les finesses de la langue française, mais aussi les traditions de politesse, d’élégance, de culture sociale, qui se renouent si vite sur notre sol au lendemain même des révolutions. C’est un souvenir dont il se glorifiait volontiers. Au mois de novembre 1815, il suivit son régiment au-delà du Rhin, et fut envoyé à Lindau, sur les bords du lac de Constance. Où devine bien qu’avec son esprit actif et avide, Fallmerayer n’employait pas comme le premier venu les loisirs de la vie de garnison. À la caserne comme au couvent, s’il eût fallu s’en tenir à la règle officielle, cette nature ardente se serait dévorée elle-même. Il travaillait comme un bénédictin. Aussi, lorsqu’il renonça aux armes en 1818, était-il tout prêt à prendre sa place parmi les maîtres de l’enseignement, comme s’il eût été aguerri depuis longtemps aux luttes académiques. Nommé professeur d’abord au gymnase d’Augsbourg, puis au lycée de Landshut, il occupa treize années ces modestes fonctions (1818-1831), et, soit qu’il instruisît des enfans, soit qu’il parlât du haut de la chaire à un public digne de lui, il déployait toujours le même dévouement au progrès de la culture des âmes.

C’est pendant ces treize années d’enseignement que naquirent les deux grandes œuvres historiques auxquelles son nom est demeuré attaché. Une académie danoise, la Société royale des sciences de Copenhague, avait mis au concours en 1824 une des questions les plus ardues de l’histoire byzantine : il s’agissait de retrouver tout un empire, un empire qui a duré plusieurs siècles, qui a eu ses jours d’éclat avant les catastrophes suprêmes où il a disparu, et qui semblait n’avoir laissé d’autre trace que son nom dans les annales du monde. On sait que la famille des Comnènes, chassée du trône de Constantinople en 1185 par une révolution de palais, se retira sur les côtes de l’Anatolie, et y fonda un empiré dont Trébizonde fut la capitale. Trébizonde, l’empire de Trébizonde, les merveilles de Trébizonde, voilà des mots qui reviennent Souvent dans les chansons du moyen âge ; quelle est l’histoire réelle de cette cité que les imaginations peuplaient de légendes chevaleresques ? De 1185 à 1453, quelles furent ses destinées ? A-t-elle été soumise par les Turcs avant ou après Constantinople ? A quelle date, sous quel règne, au milieu de quelles scènes tragiques, a-t-elle été engloutie par l’inondation ottomane ? Personne jusqu’à nos jours n’avait répondu à ces questions. Le grand explorateur des chroniques de Byzance, Ducange lui-même, il y a deux siècles, déclarait qu’il fallait se résigner, et que cette histoire des Grecs de Trébizonde était couverte d’un voile impénétrable. Gibbon, après de nouvelles recherches, de nouveaux labeurs, laisse échapper la même plainte. « Tout espoir est perdu, disait-il, on ne dissipera jamais ces ténèbres. » Fallmerayer, provoqué par l’appel de l’académie de Copenhague, entreprit de découvrir ce qui avait résisté aux recherches de Gibbon et de Ducange. Déjà mis sur la piste par ses travaux personnels et son instinct. d’érudit, il soupçonna que, s’il existait encore quelques vestiges des annales de Trébizonde, on devait les trouver aux archives de Venise et de Vienne. Il visita ces grands dépôts, les remua, les fouilla, bien résolu A leur arracher leur secret. Il y a dans la bibliothèque de Saint-Marc toute une collection de manuscrits byzantins, les uns ayant appartenu au cardinal Bessarion, les autres au sénateur Recanati. Ces richesses, mêlées de beaucoup de fatras et auxquelles on ne songeait guère, lui furent comme un éblouissement. « Mon trésor est là, » se disait-il. Grâce au docte et obligeant abbé Bettio, le vrai génie du lieu, il put scruter à loisir tous les coins et recoins de la nécropole. Savez-vous ce qu’il y trouva ? Le témoin le plus autorisé des choses de Trébizonde, le chroniqueur secret du palais impérial : un certain Michel Panérètos, qui donne exactement toute la suite des souverains, leur âge, la date de leur avènement, la durée de leur règne, etc., de l’année 1204 à l’année 1382. Le cadre général était retrouvé ; on avait le lien, la filière des événemens, il ne restait plus qu’à y rattacher tel épisode dont le sens et la place, incertains jusque-là, étaient subitement révélés. Fallmerayer n’était pas homme à laisser des lacunes dans son œuvre, et les mystères de Trébizonde allaient céder aux évocations de l’enchanteur.

Je dis l’enchanteur et ne crois rien dire de trop ; l’émotion du chercheur était si vive, son espérance si noble, si touchante, qu’il intéressa bientôt à son succès les plus illustres chefs de la science. N’est-ce pas un litre pour Fallmerayer que des maîtres comme M. Hase et M. Sylvestre de Sacy aient consenti à devenir les collaborateurs d’un jeune homme inconnu, à faire pour lui de longues lectures, à lui copier des documens grecs, à lui communiquer des textes orientaux ? Un historien persan, nommé Schefereddin, s’était souvent occupé des Grecs de Trébizonde en racontant l’histoire de son pays ; M. de Sacy, qui avait le manuscrit sous la main, prit la peine de rassembler tous ces passages, et en fit l’envoi à son jeune confrère de Landshut. M. Hase se livra au même travail pour les nombreux manuscrits byzantins de la Bibliothèque royale ; il les relut d’un œil attentif, notant tout ce qui pouvait jeter quelque jour sur l’histoire des Grecs ! d’Anatolie et transcrivant les pages décisives. Il rencontra même une curieuse relation de voyage écrite par un certain Eugenicus, ambassadeur de Constantinople à Trébizonde, et la fit copier avec soin pour le jeune historien. Deux savans allemands, M. le docteur Harter à Munich et M. de Kopidar à Vienne, préposés à l’entretien des plus riches collections orientales de leur pays, lui livrèrent aussi tous les textes qui pouvaient guider ses pas dans ces fouilles gigantesques.

L’ouvrage de Fallmerayer répondit de la manière la plus digne à cette haute sollicitude. Quand ce n’était encore qu’un mémoire, il avait été couronné par la Société des sciences de Copenhague, et de flatteuses paroles de l’illustre Oersted avaient accompagné l’envoi de la médaille d’or décernée au vainqueur (août 1824) ; complété par les secours de M. Hase et de M. de Sacy, enrichi de tout ce que Fallmerayer lui-même avait découvert à Venise, à, Vienne, à Munich, et puisé directement aux sources orientales, ce grand travail fut une révélation pour l’Europe savante. L’Histoire de l’empire de Trébizonde parut à Munich en 1827[3]. Dans le mouvement des études historiques de notre âge, on peut dire que c’est là une date mémorable. Le XIXe siècle avait relevé le défi de Ducange et de Gibbon, et ce n’était pas là seulement une victoire de l’érudition conquérante : le talent de l’écrivain égalait la hardiesse de l’investigateur. « Enfin, s’écriait un critique, voilà un livre qui fait honneur à la science allemande, à la pénétration allemande, et aussi à l’énergie de la libre pensée allemande ! Nous cherchons dans notre littérature historique un homme qui mérite d’être placé à côté de l’auteur, et nous ne le trouvons pas. » Niebuhr était pourtant à cette date le roi de la grande critique et de l’histoire renouvelée ; bien loin d’éprouver le moindre sentiment jaloux, il s’empressa de féliciter le jeune vainqueur, et, comme il préparait alors une édition des historiens byzantins, il lui demanda le concours de sa science. À Londres et à Paris, le succès fut aussi grand qu’à Berlin auprès des hommes qui avaient qualité pour juger.

Nous n’avons pas la prétention de mettre ici en lumière tout ce que l’Histoire de Trébizonde contenait de richesses inattendues. La fuite d’Alexis Comnène, encore enfant, après que son père et ses oncles eurent été massacrés à Constantinople, sa retraite en Colchide, son éducation dans le Caucase, ses luttes héroïques à l’heure où il devient un homme, sa conquête de Trébizonde et des contrées voisines, l’empire qu’il établit sur les côtes de la Mer-Noire, les destinées de cet empire sans cesse menacé au sud et à l’est, son rôle au moment de l’invasion mongole, son alliance avec les sultans asiatiques, les luttes intérieures entre le souverain et les vassaux, le triomphe de l’aristocratie féodale, les menaces de plus en plus pressantes des Osmanlis, les conspirations de palais mêlées aux guerres extérieures, les aventures tragiques ou romanesques éclatant au milieu des calamités publiques, le mariage de la belle Catherine, fille de l’empereur Kalo-Johannès, avec le sultan des Persans, qui ne veut secourir qu’à ce prix les Grecs de Trébizonde, enfin les luttes suprêmes de l’empereur David contre Mahomet II cinq ans après que Byzance est déjà tombée sous les coups de l’Ottoman, ses appels à l’Europe, sa résistance opiniâtre, l’armée turque assiégeant Trébizonde pendant plus de quatre années et ne forçant ses murailles que par la trahison, — tous ces faits, et mille autres absolument inconnus jusqu’ici, exigeraient une étude spéciale. L’empire de Trébizonde n’a-t-il pas duré près de trois siècles ? et vingt empereurs, d’Alexis à David, ne se sont-ils pas succédé sur ce trône ? Qu’il nous suffise d’avoir indiqué aux hommes d’étude cette source si abondante et si neuve. Pour nous, ce que nous cherchons aujourd’hui, c’est le développement des idées de Fallmerayer ; car ce livre de haut savoir, ce livre étranger en apparence aux passions de notre siècle, contenait déjà le germe de toutes les luttes que l’audacieux écrivain allait être appelé à soutenir.

En étudiant les Byzantins, l’historien de Trébizonde était arrivé à des résultats qui intéressent directement le grand procès de l’Europe orientale : il affirmait, par exemple, qu’après la chute de Constantinople, les Grecs, dans leur haine de l’Occident, s’étaient accommodés sans trop de peine au joug des Turcs, et qu’ils le préféraient de beaucoup à la domination latine. Le tableau tracé par Fallmerayer est circonscrit entre deux catastrophes : d’un côté, en 1204, la prise de Constantinople par les Francs ; de l’autre, en 1453, la prise de Constantinople par les Turcs. Or, si nous sommes assez peu émus, nous autres Occidentaux, de la catastrophe de 1204, on ne s’étonnera pas cependant que les Byzantins aient jugé les choses à leur point de vue. Malgré leur abaissement moral, ils sentaient le prix des trésors dont ils étaient les gardiens ; ils avaient comme un sentiment confus de la noblesse intellectuelle qu’ils représentaient dans le monde, étant les héritiers de ces monumens, de ces palais, de ces collections de tableaux et de manuscrits, dépôt unique, incomparable, qui avait échappé à tous les désastres de l’Europe. Quand ils virent l’incendie, sous la main des Francs, dévorer toutes ces richesses, n’étaient-ils pas autorisés à maudire les envahissemens barbares ? Ce n’est pas tout : derrière les Montferrat et les Baudouin, ils apercevaient des ennemis plus redoutables. Fallmerayer, qui a interrogé tous les témoins, est frappé de l’immense impression de terreur et de haine que cette catastrophe de 1204 a laissée dans l’esprit des Byzantins. Aussi, quand il arrive à l’année 1453 et qu’il voit les Grecs se soumettre si promptement au vainqueur, offrir leurs services aux nouveaux maîtres avec un si étrange empressement, demander et obtenir maintes faveurs, continuer leur vie d’autrefois, agir enfin comme s’il y avait eu seulement une révolution de palais à laquelle la nation pouvait demeurer indifférente, le contraste de ces deux événemens lui est un trait de lumière. Pour nous, la catastrophe funeste, la calamité qui pèse sur l’Europe orientale, c’est l’invasion ottomane du XVe siècle ; pour les Grecs, au sentiment de Fallmerayer, le mal odieux, irréparable, dont le souvenir les obsède toujours, c’est l’invasion franque du XIIIe : « nous aimons mieux voir le turban de Mourad au seuil de Sainte-Sophie qu’un chapeau de cardinal, » disait un des hauts dignitaires de Byzance, l’archonte Notaras, quelque temps avant la prise de Constantinople. Le sentiment qui anime ces paroles et qui se retrouve jusque chez les Grecs de nos jours, Fallmerayer le fait remonter aux événemens dont Villehardouin a tracé le récit. « Les peuples, dit-il, ont toujours supporté plus patiemment la servitude politique que la servitude spirituelle. Les cruautés, les déloyautés des chrétiens occidentaux quand ils firent la conquête de l’empire grec, les persécutions qu’ils infligèrent à l’église d’Orient avec un mélange de dérision impie et de rudesse toute bestiale, inspirèrent aux chrétiens de ces contrées une horreur profonde pour le gouvernement spirituel de l’Occident, horreur qu’aucune période, aucun événement ultérieur n’a pu effacer de leur mémoire. Le joug des Turcs mahométans leur parut moins écrasant, moins déshonorant, moins dangereux pour leur salut dans ce monde et dans l’autre que l’esprit de domination, la cupidité, et les détestables institutions de l’église romaine. »

Le jour où ces paroles firent explosion au sein de l’Allemagne catholique, le scandale fut immense. Plus le livre était grave, savant, approuvé et admiré des maîtres, plus les partisans de Rome furent irrités. Dans toutes les feuilles ultramontaines, il y eut un tolle contre l’historien de Trébizonde. Et ce n’étaient pas seulement les passions religieuses qu’avait provoquées son audace ; rappelez-vous la date du livre et l’esprit général de l’Europe. Tout cela se passe en 1827, au moment où la Grèce insurgée vient de faire son dernier effort contre les Turcs, où l’Europe chrétienne se décide à sauver les héros de Missolonghi et de l’Acropole, où la Russie a obtenu de l’Angleterre le protocole du 4 mai en vue d’une action commune, où la France enfin, sous le ministère Martignac, va se réunir aux cabinets de Saint-Pétersbourg et de Londres, tandis que M. de Metternich redouble d’activité pour rompre cette triple alliance et maintenir l’intégrité de l’empire ottoman. Certes, en de telles circonstances, l’espèce de manifeste par lequel se terminait l’Histoire de Trébizonde arrivait bien mal à propos. Était-ce donc à un écrivain généreux d’éveiller des souvenirs favorables aux Turcs et de fournir des argumens à la politique autrichienne ? Cette politique, sage peut-être et prévoyante, puisqu’elle était dirigée contre l’ambition russe, on sait combien elle était odieuse à tout ce qui était libéral en Europe. Fallmerayer, en prenant parti pour les Turcs dans les termes que nous venons de citer, ne blessait pas seulement les catholiques d’Allemagne, il soulevait contre lui du nord au sud, et de l’est à l’ouest, l’immense armée des philhellènes.

Ce fut bien pis encore dans le second ouvrage qu’il publia peu de temps après. Au sortir de ses fouilles dans le sépulcre de Trébizonde, il avait les mains pleines de matériaux de toute sorte ; l’idée lui vint de raconter l’histoire de Morée, c’est-à-dire l’histoire de la Grèce proprement dite, de la vraie race des Hellènes, et de montrer ce qu’était devenue cette race pendant les bouleversemens du moyen âge : grand sujet, mais plein d’embûches pour un homme avide du vrai et résolu à parler sans ménagemens. Qu’on essaie de se représenter l’indignation de la plus nombreuse partie du public, lorsqu’au milieu de tant de sympathies pour les Grecs, au milieu de tant d’efforts pour constituer une Grèce indépendante, ce jeune maître, prenant la parole au nom de la science et déployant toutes ses preuves, prononça l’arrêt que voici : « Il n’y a plus de Grecs. La population hellénique, peu nombreuse de tout temps, avait déjà été absorbée sur bien des points par l’élément romain, lorsqu’eut lieu au VIe siècle une invasion de hordes slaves qui occupèrent la Grèce entière et exterminèrent les Hellènes ; quelques troupeaux de fugitifs échappés à l’horrible boucherie portèrent les derniers débris de la race dans les îles de l’Archipel. Quant à la péninsule, occupée pendant trois siècles par les conquérans slaves, elle devint slave d’un bout à l’autre… Cette occupation de la Morée par les Slaves durait depuis trois cents ans, lorsque les empereurs de Constantinople recouvrèrent enfin cette partie de leur héritage, et mirent les conquérans sous le joug. Les Grecs reprirent alors le dessus, mais étaient-ce bien des Grecs ? Ces insulaires de l’Archipel, ces habitans des côtes de l’Asie-Mineure, qui vinrent s’établir en Morée après la soumission des Slaves au IXe siècle, s’étaient mêlés depuis longtemps à maintes populations étrangères. Ils ne se donnaient plus le nom d’Hellènes, ils s’appelaient chrétiens ou roméens ; ils ne parlaient plus le grec, ils parlaient une langue sans nom où se heurtaient toutes sortes d’élémens disparates. Que devint cette population pseudo-grecque entée sur un fond slave ; lorsqu’après tant de mélanges destructeurs elle eut encore à subir au Xe et au XIe siècle les invasions des Uzes et des Bulgares, au XIIIe l’occupation des Francs, au XIVe les irruptions des Arnautes et des Serbes, sans compter l’immigration perpétuelle des Albanais ? Ce ne sont pas les fils, même dégénérés, des hommes de Sparte et d’Athènes que les Turcs ont subjugués il y a quatre cents ans, c’est un ramassis de tous les peuples qui pullulaient sur les confins de l’Europe et de l’Asie. Des Albanais et des Sarmates, voilà ce qui dominait en ce mélange et ce qui domine encore chez les Grecs de nos jours. »

Ces vues sur la disparition ou du moins sur l’altération très profonde du sang hellénique n’étaient pas absolument nouvelles. Savans et voyageurs avaient déjà soupçonné la vérité. M. Hase en 1829, apprenant que Fallmerayer travaille à une histoire de Morée, lui écrit ces paroles remarquables, — et n’oubliez pas que, dans toutes les questions relatives à l’histoire de la Grèce byzantine, l’homme dont nous invoquons ici le témoignage est l’autorité la plus haute : — « J’apprends avec plaisir, disait l’illustre maître, que vous travaillez à une histoire des révolutions du Péloponèse au moyen âge. C’est un sujet bien choisi dans un temps où les regards de toute l’Europe sont dirigés sur la péninsule, enfin délivrée du joug. Moi aussi, je suis convaincu de la justesse de vos vues. Il est plus commode assurément d’accepter les idées courantes, de n’admettre aucune interruption entre Périclès et Canaris, et de retrouver trait pour trait les anciens Spartiates dans les pirates de Maïna. Quand on étudie la question de plus près, sans parti-pris, sans se laisser étourdir par le cliquetis des mots, sans céder aux séductions de l’enthousiasme, les choses prennent un autre aspect, et les simples assertions de Constantin Porphyrogénète suffisent pour prouver qu’au VIIe, au VIIIe siècle, la population hellénique du Péloponèse avait presque entièrement disparu et avait été remplacée par des Slaves. J’ai déjà eu l’occasion, il y a quelques mois, d’exprimer cette pensée, ayant été chargé, comme secrétaire de la commission de l’Institut, de donner des instructions aux dessinateurs, géographes et philologues envoyés en Morée avec les troupes françaises. J’ai recommandé, entre autres choses, de rassembler tout ce qui concerne cette population slave du Péloponèse, population si nombreuse au moyen âge et maintenant disparue à son tour, car les Albanais qui occupent aujourd’hui l’Achaïe, l’Argolide et l’Arcadie sont une race toute différente. Je me réjouis de voir qu’en suivant chacun notre route, nous sommes arrivés au même but. » Ces lignes sont du 16 mars 1829, l’année même où un voyageur français, parcourant le théâtre de la guerre, adressait au journal le Globe une série de lettres très vives, très enthousiastes, et malgré l’intérêt le plus sincère pour la cause hellénique, affirmait avec l’autorité d’un témoin des opinions conformes à celles de Fallmerayer. Qu’on nous permette de reproduire ici une de ces curieuses pages. Bien des idées, qui deviennent de grands systèmes au-delà du Rhin, ont été aperçues d’abord, et du premier coup d’œil, par nos intelligences françaises. Fallmerayer n’avait pas encore publié le premier volume de son Histoire de Morée lorsque le correspondant du Globe écrivait du fond de la Grèce :

« La race hellénique a presque partout péri. On n’en rencontre les traits que dans le Magne et quelques îles de l’Archipel. Les exemples isolés qu’on en trouverait ailleurs peuvent tenir aux influences toujours constantes de la nature et du climat. Dès longtemps, la force toute-puissante de l’assimilation grecque a agi sur tout le territoire occupé aujourd’hui par les Turcs. La conquête d’Alexandre a préparé cette extension ; l’établissement et la longue durée de L’empire d’Orient l’ont confirmée. Cent peuples de races diverses s’y sont incorporés pour former une masse sans traits distincts que ceux d’une corruption commune. Les Grecs des villes de la Syrie et de l’Égypte, de Constantinople et d’une grande partie de l’Asie-Mineure, ceux par conséquent avec qui la plupart des voyageurs se trouvent en contact, sont le résultat toujours vivant de ce mélange.

« L’ancien territoire hellénique a eu peu de part à ce grand développement. Une seule race s’y est considérablement accrue, à mesure que les autres succombaient sous toute espèce de misères. Sortie en essaim nombreux de l’Épire, sa patrie, elle a successivement absorbé les restes déchus des populations antérieures, et leur a communiqué à la fois son organisation physique, les traits de sa physionomie et sa vigueur morale.

« Quoique ancien dans les forêts de l’Épire, l’Albanais est resté un peuple du nord. Il en a l’apparence extérieure et l’énergie. Je ne sais jusqu’à quel point il est possible de comparer ces migrations silencieuses, qui, à une époque récente, ont renouvelé la face de la Grèce, avec les invasions achéennes et doriennes, qui, dans les temps antiques, ramenèrent l’élément septentrional dans la civilisation hellénique. Je n’oserais dire si ces rameaux successivement détachés de la grande tige thraco-illyrienne portaient aussi clairement empreinte la marque de leur origine ; mais à coup sûr aucune personne réellement familiarisée avec l’étude des monumens antiques n’échapperait à l’étonnement qui saisit en arrivant en Grèce, alors que, cherchant dans les traits des habitans la trace de leur parenté avec les Hellènes, on ne trouve presque partout que matière à contredire une prétention si solidement établie. À Dieu ne plaise que je veuille diminuer en rien par mes paroles l’intérêt si légitime qu’excitent les habitans modernes de la Grèce ! Je crois au contraire que l’appréciation bien nette des titres qu’ils réclament, et qui pourtant provoquent une comparaison défavorable à leur cause, je crois que cette appréciation ramènera beaucoup d’esprits positifs, dégoûtés de cet appel intempestif à des souvenirs de collège. Il en résulterait d’abord cette vérité que, si les Grecs d’aujourd’hui ne sont pas les Hellènes du temps de Thémistocle, ils ne sont pas non plus les Byzantins de l’époque de Copronyme et de Ducas… »


On voit que les idées de Fallmerayer sur la Grèce n’étaient pas toutes des révélations ; ce qui était neuf, c’était l’appareil des preuves, c’était cette série de catastrophes, suivies de siècle en siècle avec une précision magistrale, et dont quelques-unes avaient échappé jusque-là aux regards des historiens. À la place des vagues conjectures, le critique allemand mettait une démonstration invincible. Ce qui était neuf encore, et neuf jusqu’à la témérité, c’étaient les conséquences passionnées que l’auteur tirait de ses prémisses. Ni M. Hase, ni le voyageur que nous venons de citer ne prétendaient opposer aux Grecs une fin de non-recevoir en contestant leur parenté ; ce peuple, quel qu’il pût être, méritait les sympathies de l’Europe, et tous les deux y voyaient le germe d’un état capable de grandir au détriment de la barbarie asiatique. Fallmerayer n’y voit que des hordes confuses, des races abâtardies, bien autrement fatales à l’Europe orientale que ne le furent leurs aïeux du XVe siècle, car l’ennemi qu’il s’agit de combattre aujourd’hui, elles le couvrent, elles le cachent, elles l’amènent avec elles. Quel est-il ? C’est le Russe. Les insurgés du Péloponèse, aux yeux de Fallmerayer, étaient l’avant-garde des Moscovites, et ces Turcs que maudissait toute l’Europe étaient au contraire les seuls hommes qui pussent défendre la liberté de l’Europe sur les rives du Bosphore.

En deux mots, voilà l’ensemble des idées de Fallmerayer. Bien des gens, depuis la bataille de Navarin, ont soutenu ce système, qui était original à cette date, en face de l’enthousiasme excité par les hommes de Missolonghi. Les philhellènes en jetèrent des cris d’horreur. Songez aussi aux haines académiques que soulevaient les découvertes de l’historien. Il y a en Allemagne toute une légion de philologues qui ressemble à un collège de prêtres, et pour qui la Grèce moderne, vivant commentaire de l’ancienne, est véritablement une terre sainte. Les assertions de Fallmerayer, pour ces pontifes de l’hellénisme, étaient tout simplement des blasphèmes. Que de brochures, de dissertations, de gros livres bourrés de citations tombèrent dru comme la grêle sur le novateur impie ! Ce n’est pas tout : au moment où Fallmerayer protestait à sa manière contre l’établissement d’une Grèce indépendante, c’est-à-dire contre le démembrement de la Turquie au profit de l’influence russe, le roi de Bavière avait l’espoir d’obtenir ce royaume pour l’un de ses fils. Parmi les candidats dont les grandes puissances discutaient les titres, et surtout depuis le refus du prince éminent qui devait monter quelques mois plus tard sur le trône de Belgique, le jeune Othon de Bavière, encore mineur, commençait à réunir le plus de suffrages. Les protestations de Fallmerayer n’avaient-elles pas l’air d’une trahison envers sa patrie ?

Ainsi, odieux aux catholiques pour avoir dit, preuves en main, que l’église grecque préférait le joug ottoman à la domination romaine, odieux aux libéraux pour s’être fait le défenseur des Turcs et l’adversaire des Grecs, odieux aux savans de l’Allemagne pour avoir porté atteinte au culte de l’hellénisme et dérangé les traditions de la science officielle, Fallmerayer s’attirait encore l’inimitié des courtisans, qui l’accusaient de lèse-patrie. Soulever tant de colères à la fois et les soutenir tête haute, c’était le signe d’une âme fière, dédaigneuse des préjugés et passionnée pour le vrai. Est-il nécessaire d’ajouter que Fallmerayer, en butte à mille attaques, calomnié, dénoncé, perdit bientôt sa chaire de Landshut ? Le hardi maître qui venait d’agrandir le champ de la critique historique était déclaré indigne de professer dans les universités allemandes.

« Il était plus facile d’insulter un tel homme que de le réfuter victorieusement ; aucune critique n’a pu entamer son système. » C’est M. Gervinus qui parle de la sorte, M. Gervinus, qui, dans son Histoire du dix-neuvième siècle, vient d’arriver à ce grand épisode du soulèvement de la Grèce, et qui, dès le premier pas, a rencontré en face de lui les doctrines de Fallmerayer[4]. Qu’est-ce à dire ? L’historien des nouveaux Hellènes fait-il donc cause commune avec leur adversaire ? Non certes, il y a ici deux questions bien distinctes, la question historique et la question politique. M. Gervinus, avec sa perçante analyse, débrouille immédiatement le procès. Tour à tour, selon l’occurrence, il donne raison et tort à l’écrivain tant de fois maudit : il donne raison à l’historien, qu’il admire ; il donne tort au publiciste, dont il rectifie les généreuses erreurs. Ces opinions du grand érudit qui ont si vivement ému les âmes il y a trente ans, l’historien du XIXe siècle sait bien que ce sont des opinions libérales. Des esprits clairvoyans commençaient alors à se demander si le panslavisme n’était pas caché derrière l’insurrection hellénique, si les Grecs, à leur insu ou non, n’étaient pas les instrumens de la politique russe, si l’empire du monde n’allait point passer de la famille romano-germanique à la famille slave. Cette inquiétude des âmes libérales était l’inspiration de Fallmerayer, et les argumens qu’il empruntait à l’histoire du moyen âge, ces argumens si durs, si pénibles pour les modernes habitans de la Grèce, n’étaient, en dernière analyse, qu’un avertissement donné à leurs sentimens d’honneur, un aiguillon pour les redresser au besoin et leur montrer le péril. Est-il vrai d’ailleurs que le système du célèbre érudit fût si blessant pour les nouveaux Hellènes ? Il suffisait de le compléter pour remettre chaque chose à sa place. Si c’est une loi de la nature que les peuples dégénèrent en vieillissant et que les peuples dégénérés subissent des mélanges de toute sorte, la même loi dans certains cas fait renaître la vie du sein de ces mélanges. Partout où il y a une grande tradition, c’est-à-dire une âme, un génie invisible, qui se soutient au-dessus des générations éphémères, on voit ce phénomène se reproduire. Cette âme, ce souffle pénètre les élémens nouveaux, et, en se les assimilant, il continue son œuvre. Quand ce rajeunissement s’accomplit, y a-t-il donc là un peuple d’une autre race ? On ne saurait vraiment le dire : c’est le même et ce n’est plus le même. La matière a changé, l’esprit a survécu. Voilà ce qui s’est passé en Grèce, ajoute M. Gervinus, malgré toutes les révolutions dont Fallmerayer a retrouvé l’incontestable histoire.

Bien plus, à l’époque même où s’épanouissait la fleur du génie hellénique, on a toujours vu ce merveilleux génie s’assimiler le monde barbare. Les Grecs de race pure étaient une poignée d’hommes ; les Grecs de seconde main, les Grecs façonnés et assimilés, couvraient un immense empire. En Orient comme en Occident, au pied du Vésuve et de l’Etna comme au pied du Taurus, sur l’Adriatique et sur la Mer-Noire, en Macédoine et en Syrie, chez les grossières tribus de l’Europe du nord et chez les sujets amollis du grand roi, l’histoire a présenté pendant bien des siècles ce spectacle admirable : un petit nombre de Grecs superposés en quelque sorte à un vaste fonds de barbarie et le transformant par la civilisation. Condamnés à d’inévitables mélanges, ils absorbaient dans leur vie intellectuelle et morale les peuples au sein desquels se confondait leur existence physique. La race grecque pouvait décroître, le génie grec avançait toujours.

Quand on se représente ce grand fait, on comprend que les Hellènes repoussés dans les îles par les invasions slaves aient soumis peu à peu les vainqueurs, et que les traditions, la langue, l’esprit, les idées, aient continué de vivre à travers toutes les modifications du sang. C’est une nouvelle application du vers d’Horace : Grœcia capta ferum victorem cepit. Si on n’admet pas que les Hellènes de l’Archipel, aidés sans doute des Grecs de Byzance, aient fini par s’assimiler les peuples que les migrations jetaient sur leurs côtes, le miracle de l’influence hellénique est bien plus grand encore ; il faut reconnaître alors que l’esprit grec tout seul, sans le secours d’aucune créature vivante, invisiblement, mystérieusement, aura continué son œuvre d’assimilation sur les Barbares. La seule vertu de ses traditions immortelles, l’irrésistible magie des souvenirs laissés par lui dans le monde aura tout accompli. Le flambeau de sa vie aura été transmis à de nouveaux enfans adoptifs, malgré l’absence des cursores dont parle Lucrèce. Il est incontestable en effet, — je résume encore ici les pages excellentes de M. Gervinus, — que ces Hellènes nouveaux, à part toute question d’origine, sont les vrais héritiers des anciens Grecs, c’est-à-dire l’élément le plus vivace de l’Europe orientale. « Partout où le commerce, l’industrie, les lumières, ont pris quelque essor chez les Ottomans, c’est l’œuvre des Grecs. Eux seuls fournissent à la Turquie des architectes et des ingénieurs, des sculpteurs et des peintres. Ce sont eux qui donnent à l’Albanie des ecclésiastiques, des médecins, des changeurs, des agens d’affaires. Investis en quelque sorte des fonctions de drogmans entre les diverses classes du territoire, ils enlacent l’empire d’un vaste réseau, si bien qu’ils ont en main toutes les affaires, tous les fils des agitations populaires et des intrigues de palais. Ce sont eux encore, qui stimulent, qui réveillent l’esprit national chez les autres populations chrétiennes. » Il faut que cette puissance d’assimilation, signe distinctif des anciens Grecs, se soit bien conservée chez leurs héritiers, puisque les Albanais, après avoir pris une part si énergique à la guerre de l’indépendance, sont aujourd’hui en train d’être complètement absorbés par les habitans de la péninsule hellénique. D’éminens esprits, lord Byron, Douglas, Fallmerayer lui-même, sans parler du correspondant anonyme du Globe que nous citions plus haut, avaient proclamé autrefois la supériorité des Albanais sur les Grecs de Morée ; M. Gervinus soutient l’opinion contraire, et il paraît bien prouvé en effet par les événemens de ces trente dernières années que les Grecs de la péninsule sont les vrais héritiers de la race antique. Cette influence barbare et slave que redoutaient avec raison les intelligences libérales, c’étaient les Albanais surtout qui la représentaient dans le mouvement un peu confus de la révolution grecque ; les Hellènes de la péninsule avaient gardé la haine du Slave comme aux premiers jours où ils eurent à lutter contre les fils de Rurik.

On voit par ce résumé du plus récent, du plus impartial historien de la révolution hellénique, ce que nous avons à prendre et à laisser parmi les théories de Fallmerayer. Il importait d’éclaircir cette question, car elle est le point central des immenses travaux de ce savant homme. Nous avons ici sous les yeux ce mélange de vérités et d’erreurs qui reparaîtra dans toute sa vie, qui lui fournira l’occasion de déployer sa vigueur d’esprit, sa verve de polémiste, mais qui ne doit pas nous donner le change. Fallmerayer a remporté de belles victoires dans le champ de l’érudition : il s’est trompé, tout en exprimant maintes vérités de détail ; il s’est trompé avec talent, avec feu, j’ai presque dit avec génie, dans le grand procès de l’Europe orientale au xix » siècle.

Le premier volume de l’Histoire de la Péninsule de Morée avait paru en 1830 ; le second, qui termine l’ouvrage, ne fut publié que six ans plus tard[5]. Pendant cet intervalle, l’auteur visita ces contrées de l’Orient qu’il ne connaissait encore que par les livres. Il avait voulu voir la Grèce et l’Archipel avant de mettre la dernière main à son œuvre. Pèlerin de la science, il avait considéré comme un devoir de vérifier sur les lieux les résultats de ses recherches, d’interroger les ruines du passé et les témoignages du présent. Il visita aussi l’Égypte et la Nubie, la Syrie et la Palestine, Constantinople et les provinces turques ; il parcourut les côtes de l’Asie-Mineure, les Cyclades, les Sporades, l’île de Rhodes, le pays de Naples. Partout enfin où avait passé le génie hellénique, il suivit ses traces avec une curiosité ardente. Ce grand voyage, où il s’enrichit de tant d’idées neuves et d’observations fécondes, ne dura pas moins de trois années. La récompense qui l’attendait au retour, nous l’avons déjà indiquée plus haut ; revenu en Bavière en 1834, il apprit que sa chaire de Landshut avait été donnée à un maître moins téméraire. De tels hommes ne sont pas faciles à décourager ; Fallmerayer releva le défi d’un gouvernement inepte en achevant pour l’Allemagne cette Histoire de Morée, monument d’une science aussi hardie que profonde, et dont les fautes mêmes, on l’a vu, révèlent la libérale inquiétude du publiciste.

D’autres voyages l’occupèrent dans les années suivantes. Il vit Genève et la France du midi. Les bibliothèques et les musées de Florence, de Pise, de Rome, le retinrent longtemps captif, comme le héros de l’Arioste dans les jardins d’Alcine. En même temps que son imagination goûtait de si vives jouissances, il n’oubliait pas le grand objet de ses travaux. Les vestiges du monde oriental sont partout dans les collections savantes de l’Europe ; c’est encore là ce qui l’attirait à Paris en 1839, au moment même où éclatait un si dramatique épisode de la question d’Orient. Quand l’Europe, émue des victoires de Méhémet-Ali, résolut d’intervenir entre le sultan et le pacha, Fallmerayer ne put se résigner à vivre au milieu des chroniques poudreuses. L’histoire vivante l’appelait sur le Bosphore. Quelle occasion de juger les acteurs du drame, les acteurs chrétiens et les acteurs musulmans, les barbares et les diplomates ! Il partit de Ratisbonne le 8 juillet 1840, descendit le Danube jusqu’à la frontière ottomane, alla passer quelques jours à Constantinople, et, comme la question d’Égypte était aux mains de la diplomatie, profita de ce temps de silence pour aller visiter le pays dont il avait retrouvé les annales. « Trébizonde ! Trébizonde ! c’est le 10 août, au milieu des brumes du matin, que j’entendis retentir ce cri sur le pont du navire. Je sautai à bas de mon lit, je m’élançai sur le pont… Enfin elle était là devant moi, cette cité des Comnènes que mes rêves appelaient depuis tant d’années, et dont le nom seul avait pour moi un attrait si magique, une mélodie si douce ! » Il parcourt ces lieux, et chaque pierre lui parle, chaque débris a pour lui un sens ; il complète son étude, il compare le présent au passé, il s’assied dans la cabane du paysan et dans la cellule du moine, il interroge le raya et le pacha ; rien n’échappe à ses investigations. Que de fraîches couleurs il rassemble pour peindre les prairies toujours embaumées, les forêts toujours vertes du paradis de la Colchide ! Or, tandis qu’il prend possession de son empire en peintre et en poète, tandis qu’il recueille les notes d’un livre qui sera le complément lumineux de son histoire, le traité du 15 juillet 1840 vient d’étonner l’Europe. L’Angleterre, la Russie, l’Autriche et la Prusse ont signé une alliance dont la France est exclue, car cette alliance est dirigée contre Méhémet-Ali, le client de la politique française. Arrêtés quelque temps par le travail secret de la diplomatie, les événemens vont se précipiter. C’est le moment pour Fallmerayer de retourner à Constantinople. Il achèvera plus tard ses merveilleuses peintures de Trébizonde ; il faut reprendre aujourd’hui sa plume de guerre et jeter son cri dans la bataille.

Si Fallmerayer était un publiciste ordinaire, nous serions obligé de le traiter en ennemi, car nous le rencontrons sans cesse dans des rangs opposés à l’intérêt français. Il a détesté en Orient tout ce que nous avons aimé : ce que nous condamnons, il l’absout ; ce que nous voulons réformer, il veut le maintenir. À Constantinople et au Caire, en Grèce et en Syrie, la contradiction qu’il nous oppose est aussi complète qu’opiniâtre. Il est vrai qu’il se contredit lui-même plus d’une fois dans la fièvre qui l’agite. N’oublions pas qu’il est Allemand, et que nul n’a ressenti avec une plus cruelle amertume l’impuissance politique de l’Allemagne. Je veux indiquer tout d’abord l’enchaînement de ses idées sur les affaires d’Orient : il a écrit sur ces périlleux problèmes tant de pages amères, fiévreuses, sarcastiques, incohérentes, qu’il est difficile de le suivre, si l’on ne se rend pas compte de son inspiration première.

Fallmerayer était persuadé que le jour où la question d’Orient entrerait dans sa phase suprême, le jour où l’empire ottoman tomberait en poussière et où l’Europe serait appelée à partager ses dépouilles, l’Allemagne serait déshéritée. Qui sait même si une partie de son territoire ne servirait pas d’appoint dans le partage ? Elle tomberait donc plus bas encore dans l’échelle des nations politiques. L’Autriche et la Prusse pourraient encore tirer leur épingle du jeu ; mais cette Allemagne qui n’est ni prussienne ni autrichienne, la véritable Allemagne serait perdue ! Le grand intérêt des peuples germaniques à l’en croire, c’est donc le maintien de la Turquie. Point de démembrement de l’empire turc, point de Grèce affranchie, point de Syrie indépendante, point de pachalik héréditaire en Égypte, — tel est le programme que Fallmerayer s’est tracé dès le début, et qu’il soutient encore après les démentis que lui ont donnés les événemens. En 1827, il a combattu à sa manière l’établissement du royaume de Grèce ; historien, il se servait alors des argumens de l’histoire. En 1840, ce n’est plus seulement un historien ; c’est un voyageur, un observateur, un publiciste, et il combat avec toutes ses armes les patrons de Méhémet-Ali. Plus tard, il combattra de même les défenseurs des chrétiens d’Orient. Ainsi les trois causes que nous avons soutenues, — la cause de la Grèce revendiquant son indépendance, la cause de Méhémet-Ali s’efforçant de créer un empire et voulant compléter l’Égypte par la Syrie, la cause des chrétiens orientaux appelant l’Europe à leur aide contre la barbarie musulmane, — ces trois causes ont un adversaire inflexible dans le publiciste allemand. Rendre la Morée aux Grecs, donner la Syrie à Méhémet, affranchir d’une servitude odieuse les chrétiens du Liban, c’est affaiblir la monarchie ottomane et travailler pour la Russie. Ses avertissemens ne s’adressent donc pas à l’Allemagne seule ; l’Europe entière, il le dit sans cesse, est menacée par l’invasion moscovite. Pour émouvoir les politiques trop confians, il ne craint pas de jeter l’injure à sa patrie, et d’affirmer que l’Allemagne est déjà conquise par l’ennemi. Déjà, c’est lui qui parle, entre les mains de la politique russe, l’Allemagne est quelque chose comme le royaume de Grèce et les principautés danubiennes, — un agent secret, un instrument docile. L’Allemagne a été affranchie par le tsar en 1813, comme la Grèce en 1827 ; la main du libérateur est sur elles !

Certes, pour qu’un écrivain allemand ose tenir ce langage, il faut qu’il sente bien vivement le besoin de remuer l’Allemagne et d’effrayer l’Europe. Tel est, dans ses traits généraux, le programme de Fallmerayer. Sachez seulement que ce programme est soutenu, non par un avocat opiniâtre, mais par un esprit amoureux du juste, et que, loin de dissimuler la vérité pour le succès de sa cause, il est toujours prêt à proclamer les faits qui nous donnent raison contre lui. L’intérêt moral chez ce vaillant homme passera toujours avant l’intérêt politique. Maintenant voyez-le à l’œuvre ; toutes les bizarreries de sa polémique vont se coordonner logiquement, toutes ses contradictions vont s’expliquer elles-mêmes.

Fallmerayer arrive à Constantinople au moment où le traité de Londres vient d’être signé, c’est-à-dire au moment où la fortune de Méhémet-Ali, le client de la France, est subitement arrêtée par l’alliance de l’Angleterre avec la Russie, l’Autriche et la Prusse. L’ardent publiciste en pousse des cris de joie. Ce traité, auquel la Russie prend part et d’où la France est exclue, lui paraît dirigé contre la Russie plus encore qu’il ne l’est contre nous. Les prétentions de Méhémet-Ali, en menaçant l’empire turc, appelaient sur Constantinople la redoutable protection de la Russie ; le gouvernement anglais a écarté ce péril, il s’est allié avec la Russie pour empêcher la Russie d’agir, il a bombardé Beyrouth et soumis Méhémet pour enlever à la Russie tout prétexte d’intervenir dans le Bosphore. Le tsar Nicolas était si heureux d’exclure la France du concert européen qu’il a donné les yeux fermés dans le piège que lui tendait lord Palmerston. Nous commençons aujourd’hui à démêler toutes ces choses ; on les voyait ainsi en Orient dès l’année 1840, et comme Fallmerayer en ces confuses questions se préoccupe avant tout des projets de l’ambition russe, il n’a que des actions de grâces pour l’Angleterre. Sans l’Angleterre, la grande crise éclatait ; la flotte russe allait défendre le sultan contre Ibrahim-Pacha, et une fois le protecteur établi à Stamboul, que devenait le protégé ?

Mais alors, dirons-nous à Fallmerayer, pourquoi combattre si violemment le pacha d’Égypte et ceux qui soutiennent sa cause ? Au lieu d’avoir à déjouer sans cesse les projets de la Russie, au lieu de monter éternellement la garde au seuil de l’empire ottoman pour en éloigner les protecteurs, ne vaut-il pas mieux favoriser l’établissement d’une puissance musulmane qui soit en état de relever l’empire et de le défendre elle-même ? Voilà ce que la France en 1840 espérait de Méhémet-Ali ; prévoyant la chute de la monarchie ottomane, elle préparait au sultan des héritiers comme devait le désirer l’Europe, assez solidement établis pour décourager les prétentions rivales, assez vigilans et assez forts pour arrêter longtemps l’ambition moscovite. Les lettres que Fallmerayer écrit de Constantinople en 1840 répondent à cet argument et peignent bien la haute inspiration morale du publiciste. Il ne nie pas la puissance de Méhémet, il conteste sa mission civilisatrice ; il ne nie pas les services qu’il pourrait rendre en défendant l’Orient contre les Russes, mais, comme au-dessus de la question russe il y a l’éternelle question de l’humanité, il proteste de toutes les forces de son âme contre le despote égyptien. M. Guizot, dans le cinquième volume de ses Mémoires, a signalé loyalement « les erreurs qui, depuis l’origine de la question égyptienne, avaient jeté et retenu dans de fausses voies la politique de la France. » Il est certain en effet, comme l’a dit M. Saint-Marc Girardin, qu’au commencement de 1840, « tout le monde en France était plus ou moins engoué de la puissance du pacha d’Égypte, et tout le monde voulait sa grandeur. La victoire que son fils Ibrahim avait remportée à Nézib semblait avoir décidé la question, et l’empire arabe allait, disait-on, remplacer l’empire turc. » Or cette illusion, qui paraît singulière aujourd’hui, cette illusion si nettement exposée par M. Guizot, si spirituellement appréciée par M. Saint-Marc Girardin, n’était vraiment pas si coupable, puisque l’Orient même la partageait. Fallmerayer constate, non sans frémir, les espérances que Méhémet-Ali inspire au vieux parti musulman d’un bout de la Turquie à l’autre, si bien que la sauvage grandeur du pacha éclate sous un jour tout nouveau dans ce livre même, où l’insulte lui est prodiguée à pleines mains.

Étrange figure en effet ! L’année même où Napoléon vient au monde, naît dans une province turque un enfant que les Turcs appelleront un jour le Bonaparte oriental. Il appartient à cette race albanaise qu’on a vue tour à tour musulmane ou chrétienne. Orphelin dès l’enfance, il est élevé par le gouverneur de sa ville natale qui a été frappé de son intelligence, et à vingt ans il épouse sa fille. Il fait pendant dix années le commerce du tabac, commerce non pas de pirate sans doute, mais certainement d’homme d’action, car il s’accoutume déjà dans ses courses vagabondes à manier les affaires et à dominer les hommes. Quand le général Bonaparte entreprend la conquête de l’Égypte, Méhémet rassemble un corps d’Albanais et va combattre les giaours. Il est le soldat de l’islamisme, et son rôle sur ce théâtre grandira d’heure en heure. Il est déjà l’ami des ulémas, l’orgueil et l’espoir des croyans. Aussi, quand les Français sont obligés d’abandonner leur conquête et que des divisions éclatent entre le pacha et le sultan, le peuple, qui a besoin d’un chef religieux, tourne vers lui ses regards. Est-ce Méhémet qui a entretenu le fanatisme ? Est-ce le fanatisme qui le soulève et qui le pousse ? Peu importe ! il est le chef des fidèles, il s’empare du gouvernement du Caire, et le sultan est contraint de confirmer ses pouvoirs. Quelques années après, il conquiert la Haute-Égypte par les armes de ses deux fils, Ibrahim et Ismaël, comme il a conquis la Basse-Égypte par sa politique audacieuse et rusée. La Porte lui refusera-t-elle l’investiture de ce nouveau royaume ? Impossible. Voilà un pacha devenu souverain, bien qu’il n’en ait pas le titre ; fidèle ou rebelle, il sera également redoutable à ses maîtres. Pendant la guerre de Morée. il envoie au sultan vingt-quatre mille hommes, soixante navires, cent bâtimens de transport, et obtient l’île de Candie en récompense de ses services. Encore quelques crises du même genre, et à force de défendre l’empire il en aura pris la moitié. Si ces crises tardent trop, il les fera naître. Il réclamera la Syrie comme le boulevard nécessaire de l’Égypte, et alors commencera cette longue lutte marquée par les victoires d’Ibrahim, par les sympathies secrètes des musulmans, par les terreurs de la Porte, cette lutte où l’empire ottoman est deux fois menacé de disparaître, et qui ne se termine qu’en 1840 avec le traité de Londres et la soumission du pacha. N’est-il pas évident qu’un tel homme aurait pu transformer et consolider l’empire d’Orient, si l’Europe ne l’avait pas empêché ? Fallmerayer sait quel était l’immense prestige de Méhémet-Ali sur les populations musulmanes, il publie même à ce sujet les révélations les plus neuves, les plus intéressantes ; pourquoi donc repousse-t-il si violemment cette candidature de Méhémet-Ali, lui qui s’est fait le défenseur des Turcs contre les publicistes occidentaux, et qui voudrait à Constantinople un pouvoir solidement établi contre les Russes ? Il le repousse parce que Méhémet-Ali est le représentant du faux progrès, du progrès honteux, inique, du progrès accompli par la toute-puissance d’un seul et l’abrutissement de tous. Méhémet à ses yeux, c’est le niveleur par excellence, c’est le vrai dictateur du socialisme révolutionnaire. Seul propriétaire du sol, seul agriculteur, seul industriel, seul commerçant, il a relevé la fortune de l’Égypte, mais à quel prix, grand Dieu ! en étouffant un peuple. « J’ai vu, dit Fallmerayer, j’ai vu les fellahs creuser la terre sous le fouet des Turcs de Méhémet ; j’ai vu ces malheureux transformés en bêtes de somme, je les ai vus conduits de l’étable au champ et du champ à l’étable ; je les ai vus nourris, surveillés, surmenés, toujours sous le fouet du gardien, sous les lanières de cuir d’hippopotame. Je les ai vus s’enfuir quand la douleur était trop cruelle et chercher asile dans le désert ; hélas ! au bout de quelques jours, des cavaliers les ramenaient dans ces horribles geôles qui portent le nom de villages, et le travail recommençait plus lourd, plus écrasant, et les coups de lanières pleuvaient sur les épaules déchirées… les Français se sont pris d’enthousiasme pour Méhémet-Ali parce qu’ils ont le goût des dictatures révolutionnaires, parce qu’ils sont disposés à tout pardonner au despotisme civilisateur ; s’ils voyaient ce que j’ai vu, ce spectacle leur donnerait à penser. Il n’est pas mal que les théories abstraites des Français, ces théories qui sacrifient l’individu à l’état sous prétexte de progrès social, produisent en Égypte leurs conséquences dernières et qu’on puisse les juger à l’œuvre. Au lieu de raconter à nos enfans les vieilles histoires de Pisistrate pour leur faire détester la tyrannie, parlons-leur plutôt de Méhémet et de ses fellahs, car ce sont là des maux présens, des maux qui nous touchent, qui nous pressent. Nos erreurs politiques les plus séduisantes sont gravées dans cette histoire en caractères de sang… »

Ces scrupules de Fallmerayer, dont on vient de voir un mémorable exemple, s’appliquent à tous les points de la question d’Orient. S’il plaide avec ardeur la cause de l’empire ottoman, il est trop loyal pour dissimuler les misères morales de la société turque et la profonde corruption du monde officiel. S’il croit que les Ottomans, dans l’état présent des choses, sont plus dignes que les chrétiens orientaux de posséder l’empire, il regrettera pourtant que les ancêtres de ces chrétiens aient perdu par leur faute ces magnifiques contrées et rendu nécessaire l’invasion ottomane. Son impartialité est si grande, sa pensée principale admet tant de correctifs, qu’un lecteur non initié s’y perdrait cent fois pour une. Au milieu de ses contradictions, la fièvre le saisit quand il pense aux dangers de l’Europe. Tantôt il voit les Russes déjà maîtres de Constantinople, tantôt il se rassure à la pensée que le malade est mieux portant qu’on ne suppose, puisqu’il a joué tant de fois la diplomatie européenne. Et pourtant la Russie est toujours là, excitant les Grecs, agitant les chrétiens, entretenant les causes de trouble, et il suffit d’une défaillance du malade pour que tout soit perdu. Que faire ? La diplomatie occidentale a montré assez clairement son impuissance en Orient depuis un demi-siècle, et il est manifeste aujourd’hui qu’elle a fait plus de mal que de bien aux intérêts qu’elle était chargée de défendre. Un seul moyen reste encore d’écarter à jamais la menace suspendue sur le monde : il faut détruire… devinez,… il faut détruire Constantinople et la Mer-Noire ! C’est par la Mer-Noire que les Russes touchent à Constantinople ; ils sont à Sébastopol ; ils s’y fortifient, ils y grandissent ; on sera obligé d’y porter un jour le fer et la flamme (Fallmerayer écrivait cela quinze ans avant la guerre de Crimée), mais ils le rebâtiront toujours. Eh bien ! détruisez la Mer-Noire, enlevez-lui tout ce qui en fait le prix inestimable aux yeux des Moscovites, enlevez-lui la communication avec la Méditerranée, c’est-à-dire la vie et le mouvement ; faites-en une mer Caspienne. Croyez-vous que si la mer Caspienne communiquait avec la Méditerranée, les peuples qui habitent ses rivages ne pourraient pas aussi quelque jour inquiéter l’indépendance de l’Europe ? Reléguez donc la Mer-Noire, la mer de Sébastopol, dans les solitudes inoffensives où est endormie la Caspienne. Comment cela ? En comblant le Bosphore ! Renversez Byzance, la ville fatale, la ville trop belle, trop bien assise entre les mers, la ville qui attire le Russe et qui peut lui donner la clé de l’Europe, renversez-la de fond en comble, et du cap de la Corne-d’Or jetez à la mer ses palais, ses tours et ses murailles. Qu’il soit défendu aux générations à venir d’y reconstruire jamais une ville ou un port ! Qu’elle soit vouée pour toujours, la Rome orientale, aux puissances de l’abîme ! Si ce n’est pas assez de ses ruines pour combler le détroit, nivelez les collines, abaissez les montagnes, arrachez les arbres séculaires de la forêt d’Amycus, et tout cela, forêts, rochers, montagnes, précipitez-le dans le Bosphore comme le Polyphème antique ! — Je sais bien que ces étranges paroles contiennent un défi à la politique européenne ; je sais bien que cela veut, dire : « Choisissez ! vous n’avez que deux partis à prendre : ou bien détruire Constantinople et fermer la Mer-Noire, ou bien sauver l’empire ottoman. » Comment ne pas sentir toutefois sous ce langage sarcastique l’agitation fiévreuse de la pensée ? De telles idées ne viennent pas à un esprit qui se possède. Il y a ici quelque chose des polémiques de Goerres, lorsqu’il voulait en 1814 que Strasbourg fût rasé jusqu’au sol, et que la cathédrale, la vieille cathédrale germanique, restât seule, comme un signe de vengeance, au milieu de la plaine de l’Alsace.

Il est impossible de relever toutes les vérités et toutes les erreurs qui fourmillent dans cette correspondance byzantine ; j’ai signalé du moins les deux caractères principaux du recueil, je veux dire la haute inspiration morale de l’auteur et la fièvre désordonnée qui l’agite. Au reste, quelles que fussent les fautes de ces pages passionnées, Fallmerayer avait atteint son but : il avait réveillé l’esprit des nations, allemandes, il l’avait salutairement harcelé, irrité. Quand ces lettres parurent dans la Gazette d’Augsbourg (1840-1841), elles produisirent une impression extraordinaire, et bien des esprits chez qui l’influence russe entretenait la haine de la France commencèrent à se demander si le grand ennemi de l’Allemagne n’était pas à Saint-Pétersbourg. Lui cependant, pour calmer sa fièvre, il reprenait ses études savantes et allait visiter le mont Athos. Laissons-le un moment parler tout à l’aise.


« Quitte le monde et viens avec nous, disaient les moines ; ton bonheur est ici. Vois cet ermitage si bien bâti, si solitairement caché dans la montagne ; vois là-bas, à l’endroit où le soleil couchant fait étinceler les vitres : comme la petite chapelle nous sourit gracieusement au milieu de ces vignes, de ces lauriers, de ces myrtes, qu’enveloppent les verts ombrages de la forêt de châtaigniers ! Vois-tu la source, brillante comme l’argent, jaillir du creux de cette roche ? L’entends-tu qui murmure sous les arbres ? Tu trouveras ici une atmosphère merveilleusement douce et les plus grands de tous les biens, la liberté et la paix de la conscience. Celui-là seul est libre qui a triomphé du monde et qui a fixé son séjour sur le mont Athos, dans l’officine de toutes les vertus (έργαστήριον πασών άρετών. » Ce langage était sérieux ; les bons moines avaient bien deviné à quel homme ils parlaient ; ils savaient quel charme les solitudes des forêts et les scènes toujours fraîches de la nature exercent sur les âmes fatiguées du monde, comme elles les remplissent de mélancolie, de désirs mystérieux, comme elles leur inspirent le goût de la vie cachée. Je ne serais pas moine, ajoutaient les bons pères, il faut pour cela une vocation spéciale ; allié indépendant, j’aurais mon ermitage dans le district de la sainte communauté, je serais le pensionnaire du cloître, au sein d’une existence bienheureuse, passant mon temps à prier, à méditer, à lire, à cultiver mon jardin, à errer par les forêts, seul ou en compagnie, et toujours calme, toujours en paix, jusqu’à l’heure où serait tranché le fil de ma vie terrestre, et où je verrais s’épanouir l’aurore d’un monde meilleur. Pour le moment, il fallait retourner dans mon pays, vendre tout mon avoir, arracher courageusement de mon cœur les mille attaches qui me liaient à la vie occidentale, puis revenir au plus tôt dans l’île de la béatitude et de la paix. Au prix d’une modique somme (1,200 florins) payée une fois pour toutes au couvent de Saint-Denis, je serais le maître du romantique ermitage pendant ma vie entière, et un contrat en bonne forme établirait combien de pain, devin, de miel, de légumes, de poisson salé, d’olives, de bougies, de bois de chauffage, et cœtera) nous serait dû chaque semaine, à mon domestique et à moi, par l’administration du monastère. L’offre, je l’avoue, était séduisante. Je pensai soudain aux mille ennuis de l’Occident, au paganisme de la jeune Allemagne, au déluge des livres, aux douze énormes volumes de M. L… sur l’histoire primitive des Germains, c’est-à-dire sur un sujet où les documens font défaut, à ces douze volumes, grand Dieu ! pleins de faconde, pleins d’art, et regorgeant d’une érudition absolument inutile ; je pensai à la gigantesque et désolante philosophie de Feuerbach, aux compilateurs d’abrégés, aux mauvaises mœurs du pays littéraire, légèreté, ignorance, arrogance, indélicatesse, insipidité, fléaux toujours plus envahissans d’heure en heure. Que d’autres images encore m’assaillirent tout à coup ! Je pensai au catalogue de la foire de Leipzig, je pensai aux tourmens de l’intelligence, au titanique désir de savoir, à la soif insatiable de vérités nouvelles, à l’inconstance des idées ; je pensai à l’esprit de parti, à l’orgueil des démagogues et à leurs expérimentations politiques ; je pensai aux avocats de Paris, je pensai à l’aveuglement des nations allemandes. Oui, tout cela, en quelques minutes, se représenta confusément et violemment à mon imagination. Je me sentais déjà ébranlé, et contre tant de maux si redoutables je voulais m’assurer un abri dans la solitude alpestre du cloître de Saint-Denis.

« Après une nuit de perplexités, je sortis du couvent aux premières lueurs de l’aube, je descendis par les roches jusqu’à la fontaine des orangers, je traversai le ravin, et, gravissant la pente opposée, je montai vers l’ermitage afin d’examiner de plus près l’asile où je devais oublier tous les soucis de ce monde. Cependant du haut des cimes solitaires du mont Athos le soleil épanchait solennellement des flots de lumière sur les flancs abruptes de la montagne et sur les énormes entassemens de rochers. Peu à peu il gagnait la forêt de sapins, le bois de châtaigniers, la région des platanes, l’ermitage et son jardin, avec ses vignes en espalier, avec sa belle végétation toute dorée par l’automne ; il atteignait ensuite les noyers, les orangers, les masses de verdure pressées au creux du ravin ; il frappait les tours du couvent, le dôme garni de plomb, les coupoles byzantines ; il enveloppait enfin tout le monastère de Saint-Denis. Au-dessous, uni comme un miroir, étincelait le large golfe, et du milieu des bâtimens on entendait retentir le son des cloches, la tendre, la plaintive musique des âmes, la musique si douce du christianisme. Ah ! si l’homme était capable de jouir ici-bas d’une félicité durable, où pourrait-il en goûter le charme céleste, sinon dans les vertes et paisibles forêts de cette Chersonèse bénie ? On comprend que Sertorius, au milieu du tumulte de la guerre civile, fatigué de son temps et pris d’un désir infini de repos, ait eu la pensée de se fuir lui-même, de fuir les tempêtes du monde romain, et d’aller finir ses jours au-delà de la Celtibérie, dans les Iles-Bienheureuses. Mais Sertorius n’est pas allé dans les Iles-Bienheureuses, il voulait conquérir la paix de l’âme sans renoncer aux séductions de la vanité ; il n’avait pas dompté en lui l’orgueil, l’ambition, les élans de la nature sensuelle ; il n’avait pas encore triomphé du monde, comme les vertueux héros de l’église grecque. Oui, les héros ! car les voilà vraiment, les grands athlètes, les libres tourmenteurs d’eux-mêmes, occupés sans cesse à se macérer au milieu des châtaigniers et des lauriers du mont Athos, ce colossal munster byzantin, dont la nature elle-même a construit les tours et les murailles indestructibles ! Ce n’est pas là une image de fantaisie, c’est la réalité même : le mont Athos est vraiment la cathédrale forestière de la chrétienté anatolique. Une île de montagnes, longue de plus de douze lieues, avec deux ou trois lieues de largeur, et rattachée au continent par une langue de terre étroite et basse, s’élève dans sa majesté solitaire au-dessus du golfe de Strymon. C’est le mont Athos. »


Ces pages sont tirées des Fragmente aus dem Orient, un des livres qui ont le plus contribué à étendre la renommée de Fallmerayer. Célèbre déjà comme écrivain par ses lettres à la Gazette d’Augsbourg, il s’empara décidément du grand public par ces larges et poétiques tableaux du monde oriental. L’historien de Trébizonde et de la Morée n’était guère connu que des érudits malgré les polémiques violentes qu’avait provoquées son audace ; le succès des Fragmens éclaira d’une lumière subite toute la carrière déjà parcourue par l’auteur. Passion, ironie, savoir, poésie, tous les tons se mêlaient dans ces pages éclatantes. Tantôt c’était une ironie souriante, inoffensive, comme en ce tableau des moines du mont Athos, tantôt une ironie altière et irritée quand il voulait démasquer la politique russe et harceler ce qu’il appelait l’ignorance occidentale. Là encore se retrouvent les erreurs, les demi-vérités, les contradictions que nous avons signalées tout à l’heure ; mais quelle poésie unie à quel savoir ! quelles peintures tour à tour splendides et mélancoliques ! quel sentiment profond de la couleur orientale ! Comme les images du passé, confrontées avec les choses présentes, produisent une impression grandiose et désolée ! Il a beau répéter que l’empire ottoman possède encore maintes ressources, que l’islamisme est plein de sève ; la vérité, plus forte que son système, lui inspire des peintures où plane la mort armée de sa faux, comme dans la fresque d’Orcagna. Et toujours du fond de cet Orient qui le trouble et le désespère on entend retentir la voix du citoyen criant à ses compatriotes : « Quand serez-vous une nation ? quand vous débarrasserez-vous de la tutelle moscovite ? quand obligerez-vous l’Europe à compter avec vous ? — Contemni turpe est, disait Pétrone lui-même. » En un mot, Fallmerayer irritait le paisible tempérament des Germains à propos de la question d’Orient, comme faisait Louis Boerne vingt-cinq années auparavant au sujet des réactions de 1815. Le fragmentiste eut dès lors sa place parmi les meilleurs écrivains de son pays : « Le peintre du mont Athos, l’auteur de tant de beaux fragmens, disait Schelling, est du petit nombre de ceux qui savent écrire l’allemand avec élégance et vigueur ; ces pages sont des modèles in omne œvum.

Revenu d’Orient à la fin de 1842, Fallmerayer passa quatre années en Europe, partageant sa vie entre les voyages et l’étude. Il revit son cher Tyrol, et la Suisse, et la Lombardie ; il alla encore interroger les archives de Vienne et de Venise. Toujours suspect et attaqué sans trêve, il aimait à emprunter de nouvelles armes aux bibliothèques où il avait fait ses grandes fouilles. Il visita aussi la Hollande et le nord de l’Allemagne, qu’il ne connaissait pas ; il vit Amsterdam, Hambourg, Berlin, et partout il fut accueilli avec hommages comme un des maîtres les plus originaux de la critique allemande. En Bavière même, où tant de sottes haines s’acharnaient centre lui, il recueillait déjà les sympathies les plus précieuses. Si le ministère de l’instruction publique maintenait l’interdit qui l’avait frappé, le jeune prince Maximilien, celui qui règne aujourd’hui, ne voulait pas se priver des leçons d’un tel homme, et il lui donnait une hospitalité toute cordiale dans sa résidence de Hohenschwangau.

Cependant, rêveur studieux et obstiné, l’Orient l’attirait toujours. Muni de nouvelles recherches qu’il veut vérifier sur les lieux, il repart au printemps de 1847. Le voilà en Syrie, en Palestine, et bientôt à Sinope, à Samsoun, à Trébizonde, dans cette Trébizonde merveilleuse dont la magie l’ensorcelle. Il recommence à peindre les spectacles qui l’entourent, tantôt en de simples croquis, tantôt en de vastes toiles, et parmi ces dernières on doit citer ses descriptions de Jérusalem, si précises et si colorées tout ensemble, sa vue générale d’Alep, son expressif tableau de la Mer-Morte. Nous recommandons aussi les notes de voyage sur Athènes et Constantinople. Il faut tout dire pourtant : l’esprit de système et l’imagination semaient parfois un grain de folie dans cette cervelle inquiète. Une des scènes les plus bizarres qu’ait tracées le pinceau de Fallmerayer, c’est le Festin des diplomates à Haider-Pacha. Cette fête vraiment asiatique donnée à tout un peuple par le sultan Abdul-Medjid, cette tente gigantesque dressée sur la rive orientale du Bosphore entre Chalcédoine et Scutari, cette hospitalité grandiose, ces repas homériques, ces largesses sans fin, tout cela produit chez le voyageur comme un féerique éblouissement qui semble lui troubler la raison. À quel propos ces fêtes sans pareilles ? A propos d’un événement de sérail : un fils vient de naître à sa hautesse.

« En Orient, dit Fallmerayer, il n’est pas de bonheur plus envié, pas de titre plus précieux que d’avoir un fils et d’être musulman. Le père du grand Sésostris avait fait nourrir et élever à ses frais tous les enfans mâles venus au monde le même jour que son fils, les destinant à être par la suite les compagnons et les serviteurs du nouveau-né ; Abdul-Medjid a mieux fait encore : il a offert le baptême musulman à tous les enfans de la contrée du Bosphore qui avaient vu le jour dans les dix dernières années et qui n’avaient pas encore reçu la consécration religieuse. Huit mille enfans furent inscrits, et tous les jours, sur un immense théâtre de bois construit tout exprès, neuf cents d’entre eux à la fois furent soumis au rite de l’islam. Chacun des néophytes, outre la taxe accoutumée et la subsistance quotidienne, recevait comme présent de baptême 200 piastres et un vêtement neuf. Cinq navires à vapeur au service du sultan allaient et venaient du matin jusqu’au soir pour transporter le public de l’une à l’autre rive du détroit. Avec une sollicitude dont on n’a aucune idée en Europe, les bateaux faisaient la ronde dans toute la banlieue de Stamboul, de San-Stefano jusqu’à la Mer-Noire, rassemblaient les enfans avec toute leur famille, les conduisaient au lieu de la cérémonie et les ramenaient chez eux chargés des largesses impériales. De longues salves de canon, en signe de joie, éclataient trois fois par jour. Au coucher du soleil commençait une véritable pluie de feu, des milliers de fusées se croisaient dans les airs, tandis que des lampes sans nombre illuminaient les tièdes rivages du Bosphore de Haider-Pacha jusqu’à Bujuk-Déré. Tous les fonctionnaires de l’empire, du grand-vizir au plus humble employé, avec leurs gens de service, habitent ces jours-là les tentes d’Haider-Pacha, et sont les hôtes du grand-seigneur aussi longtemps que se prolonge la fête. Deux fois par jour, il y a repas impérial sous la gigantesque tente, et les dignitaires de l’état, les personnages notables de toute nation en rapport avec la Sublime-Porte y sont tour à tour invités selon l’importance de leur rang. On calcule que, pendant les douze jours de gala, le nombre des hôtes hébergés par sa hautesse, y compris les domestiques, les hallebardiers et les gardes, ne s’élève pas à moins de cent mille hommes… Le jeudi 23 septembre 1847, à deux heures de l’après-midi, l’auguste corps des ambassadeurs étrangers, avec les secrétaires et les interprètes, était invité au dîner impérial, et on n’avait pas oublié de mentionner dans les billets d’invitation que le grand uniforme était de rigueur. Tout ce que la vanité ingénieuse, de Lisbonne à Téhéran, a su inventer dans l’art de la décoration, la splendeur de l’or, la flamme étincelante des diamans, enfin tous les insignes dont les rois de la terre couvrent la misérable humanité de leurs représentans, on pouvait les voir là d’un seul coup d’œil. Trente des plus hauts dignitaires de l’empire, avec leurs habits brodés d’or et constellés de brillans, devaient se joindre aux augustes hôtes. Qu’on se représente la scène, qu’on se figure une telle foule et sa splendide mêlée, tandis que les tièdes brises de Bithynie soufflent légèrement sur la plaine et que les diamans des diplomates étincellent aux rayons du soleil ! »


Il raconte alors tous les incidens de la fête, car il avait reçu, lui aussi, l’invitation du grand-vizir ; il peint l’arrivée des diplomates sur la côte asiatique, les rivalités des nations perçant dans les moindres choses, les navires cherchant à se dépasser les uns les autres, le débarquement, l’orage qui éclate, la brillante assemblée qui se disperse, le dîner remis au lendemain, puis au surlendemain, et les luttes d’amour-propre qui recommencent de plus belle sur ce pacifique champ de bataille. Il met en scène tous les personnages de cette féerie, le jeune sultan de vingt-trois ans, Abdul-Medjid, avec sa dignité impassible, le doyen du corps diplomatique, M. le baron de Bourqueney, ambassadeur de France, portant la parole au nom de ses collègues ; M. le comte Sturmer, internonce d’Autriche ; le vieux Chuschrew-Pacha, le plus haut personnage de l’empire, infirme, impotent, mais toujours fidèle à son poste et jaloux de certains privilèges qui n’appartiennent qu’à lui ; le grand-vizir Reschid-Pacha, élégant, spirituel, affable, représentant accompli de la culture européenne. Il décrit ensuite les magnificences du repas et les spectacles de toute espèce, danses, pantomimes, jongleries, tours de force, concerts à grand orchestre, feux d’artifice miraculeux qui terminent cette soirée orientale. Mais quoi ! l’historien de Trébizonde n’a-t-il cherché ici qu’un exercice de style ? Est-ce par goût des couleurs brillantes qu’il laisse ainsi courir son pinceau ? Je cherche en vain la moralité de ce récit, à moins qu’elle ne soit dans l’étrange réflexion que lui inspirent en passant toutes ces folles dépenses d’Haider-Pacha. Il avoue que le sultan, pendant ces douze jours de fêtes, a dépensé 30 millions de piastres, c’est-à-dire 7,500,000 fr., et il s’écrie aussitôt : « Ad quid perditio hœc ? dira quelque Judas Iscariote de la finance européenne. Pourquoi ces prodigalités ? pourquoi cette fête prolongée douze grands jours ? Est-ce que trois jours ne suffisaient pas ? que d’or on aurait pu économiser pour les années mauvaises ! Oui, c’est ainsi que parlent en Occident les fils de Mammon à la vue de ce luxe impérial et de ces largesses asiatiques. Eh bien ! poursuivez vos lamentations hypocrites, peuples banqueroutiers, mais sachez que l’empire ottoman n’a point de dettes ; bien que le sultan jette souvent l’or à pleines mains, partout cependant ses granges sont pleines, et l’Europe affamée vivra longtemps encore du superflu de la Turquie. » Ah ! pour le coup, c’est trop fort. Décidément le savant est devenu poète, et le poète est devenu fou. L’ivresse de cette nuit d’Orient lui est montée au cerveau.

Pendant qu’il s’abandonne à ce délire, les événemens vont le réveiller. La révolution du 24 février a mis l’Allemagne en feu. Fallmerayer est trop dévoué à sa patrie pour ne pas prendre une part virile aux combats de la liberté ; il arrive, il s’adresse aux électeurs, et, déjà signalé à leur choix par les pages généreuses des Fragmens, il est envoyé au parlement de Francfort. Là, en face de la réalité, son esprit déploie tout ce qu’il a de meilleur et de plus sain. Monarchiste, il veut obliger les rois à se faire peuple ; enfant du peuple, il engage la nation allemande à se défier des démagogues et des songe-creux. Les uns voient en lui un anarchiste, il est pour les autres un réactionnaire timide ; c’est un libéral qui ne demande qu’à la liberté la grandeur matérielle et morale de son pays. La liberté qu’il aime, c’est le respect de tous les droits. Il votera dans cet ordre d’idées tout ce qui peut servir l’unité politique de l’Allemagne, et sa modération sera aussi opiniâtre que la passion des révolutionnaires. Quand l’extrême gauche propose de transférer l’assemblée à Stuttgart, il repousse cet avis ; mais si la majorité l’adopte, il suit à Stuttgart les collègues qu’il a tant de fois combattus. Il veut être fidèle jusqu’au bout à son mandat ; au lieu de renoncer, comme tant d’autres, à une œuvre désespérée, il reste à son banc pour représenter le droit, non-seulement contre la réaction triomphante, mais contre l’assemblée en délire. Sa place est auprès d’Uhland. Tristes souvenirs, hélas ! le jour où le parlement est dispersé par la force, le grand poète et le grand critique, aussi scrupuleux l’un que l’autre dans leur patriotisme, sont poursuivis comme des ennemis de l’état.

Fallmerayer avait trouvé un refuge en Suisse ; l’année suivante (1850), il profita d’une espèce d’amnistie et put revenir à Munich. Fatigué de la lutte, il songeait encore à l’Orient. « Je veux, écrivait-il, achever mon pèlerinage terrestre en voyageur, en Bédouin vagabond ; je veux échanger les luttes, les soucis de la vie allemande contre la paix et le silence de l’Orient. Ce m’est une chose douloureuse sans doute, au déclin de mes jours, de ne pouvoir trouver ici de repos et d’être obligé d’affronter encore une fois les orages de l’Adriatique inhospitalière. » Il resta cependant ; l’âge, les infirmités, et surtout les sympathies de plus en plus nombreuses qui le vengeaient de ses ennemis, lui firent abandonner son projet. Il s’établit à Munich et reprit ardemment ses travaux. Préoccupé comme il était des destinées de l’Europe orientale, il aurait dû applaudir, ce semble, à la guerre de Crimée ; l’Angleterre et la France n’allaient-elles pas protéger l’empire ottoman contre ces Russes qu’il avait tant de fois dénoncés ? N’allait-on pas détruire cette forteresse de Sébastopol qu’il signalait depuis quinze ans comme une perpétuelle menace ? Oui, sans doute, c’était là une partie de son programme ; mais ce programme se modifiait avec les événemens. S’il redoutait l’influence moscovite, il se défiait aussi de l’intervention anglaise, et certes, à voir ce qui se passe aujourd’hui, nous ne sommes plus disposés à le contredire sur ce point. Son dernier mot était celui-ci : « Laissons l’Orient à lui-même. La politique occidentale n’a que faire dans un monde qu’elle connaît si peu ; elle y compromet ce qu’elle veut sauver. Ces médecins trop empressés sont suspects ; éloignez-les, et celui que vous appelez le malade vous prouvera qu’il peut vivre. » Pour appuyer sa thèse, il affirmait avec une vivacité croissante la supériorité des Turcs sur les Grecs. Il disait que les chrétiens d’Orient n’étaient chrétiens que de nom ; il ne voyait chez eux qu’un détritus de peuples, des races corrompues, intrigantes, sans foi ni loi, et il admirait la longanimité du grave musulman en face d’une telle canaille. Je ne sais quel défenseur de la Turquie ayant dit un jour que le sultan Abdul-Medjid était le plus chrétien des souverains de l’Europe, Fallmerayer citait ce jugement avec complaisance, pour le réfuter, il est vrai, mais pour le réfuter du bout des lèvres. Il était persuadé que la religion de Mahomet était une sorte de christianisme arien ; il insinuait enfin, sans l’écrire en toutes lettres, que les véritables chrétiens parmi les sujets de la Porte étaient les musulmans. Que pensait-il donc des lâches atrocités de Djeddah ? Qu’aurait-il dit hier encore des massacres de Damas et du Taurus cilicien ? Les premiers écrits du fragmentiste, plus décousus, plus incohérens, étaient bien autrement impartiaux. Il est triste de voir un tel maître s’attacher avec un entêtement sénile à un système renversé par les faits ; il est triste de voir une âme si libérale rester indifférente à des crimes qui ont fait bondir d’indignation le cœur d’Abd-el-Kader. Celui-là du moins connaît l’esprit de l’Orient ; l’accusation d’ignorance que Fallmerayer nous jette si lestement à la figure s’adresse-t-elle aussi au généreux émir ?

Chose étrange, cet esprit, obstinément fermé sur un point, demeurait ouvert à toutes les vérités, à toutes les lumières, à toutes les fécondes innovations de la science moderne. L’accueil injurieux fait par la vieille routine à ses grandes découvertes historiques contribua, j’en suis sûr, plus que tout autre motif, à produire l’entêtement bizarre dont je viens de parler. Ses vues sur l’Europe orientale du XIXe siècle lui parurent le corollaire de son Histoire de Trébizonde, de son Histoire de Morée, et de là toutes les erreurs opiniâtres du publiciste. La même cause, en revanche, entretint chez lui jusqu’au dernier jour l’enthousiasme de la grande critique, de la critique aventureuse et conquérante. Toujours en butte aux attaques de la science officielle, l’illustre vieillard devint le patron des novateurs. Quand M. Édouard-Maximilien Roeth prétendit retrouver en Égypte tous les fondemens de la philosophie des Hellènes, quand il suivit Thalès et Pythagore dans les sanctuaires de Memphis, quand il restitua ces grandes scènes avec un étonnant mélange de divination et de savoir, enfin quand il combattit si vivement et scandalisa si fort l’école d’Ottfried Müller, qui fut le premier sur la brèche pour le défendre ? Fallmerayer. Quand M. Julius Braun accomplit sur l’art athénien un travail d’exégèse assez semblable à celui des théologiens sur la Bible, quand il mit à nu les racines de cette floraison merveilleuse, quand il abaissa la barrière élevée par la vieille critique entre la Grèce et l’Asie, et qu’il replaça le génie hellénique au milieu du monde oriental d’où il sortait, qui protégea les doctrines, excessives peut-être, mais lumineuses et fécondes, du jeune savant ? Fallmerayer. Quand M. de Hammer-Purgstall faisait ses fouilles gigantesques dans les catacombes de l’Orient et que l’Allemagne semblait inattentive ou défiante, qui était son compagnon, son héraut d’armes ? qui le soutenait du cœur et de la voix ? Toujours Fallmerayer. Nulle œuvre hardie ne s’est produite sans qu’il ait poussé un cri de joie. Nuit et jour, il était à son poste sur la vigie de la libre science, jaloux de saluer le premier toute voile nouvelle à l’horizon. Chez l’écrivain le plus obscur, dans le livre le plus modeste, un détail, une idée neuve, une trouvaille inattendue attirait aussitôt son regard ; il détachait le fruit d’or, et le faisait briller devant la foule. Un jour un savant anglais, M. George Finlay, s’empare de ses recherches sur Trébizonde et la Morée, les coordonne, les développe, les complète, en fait un livre où sont confrontés les deux empires de la Grèce du moyen âge[6]. Un autre eût réclamé, eût crié au plagiat ; Fallmerayer est heureux de voir sa pensée comprise et son œuvre réalisée. Il n’avait rédigé que des mémoires, il n’avait fait que rassembler les pierres du monument : le voilà, l’ouvrage qu’il avait conçu, et par la hardiesse de la pensée comme par la netteté du langage il est digne d’un Gibbon. « Pourquoi donc ne pas l’avoir fait ? dira quelque railleur. Vous qui prétendez avoir découvert tant de choses inconnues à Trébizonde et en Morée, pourquoi ne pas avoir donné ce livre à votre pays ? — Je réponds : parce que certaines choses sont advenues qui m’ont obligé à réfléchir, parce que j’avais déjà payé d’une grande partie de mon bonheur et de mon repos ici-bas l’audace de mes premières tentatives, parce que c’eût été folie d’en hasarder le peu qui me restait pour une œuvre condamnée d’avance. Il est dangereux d’avoir des idées en Allemagne quand on n’a pas une armée pour les soutenir. Combattre seul, sans lâcher pied, sans courber la tête, au milieu d’un troupeau d’esprits serviles ; défendre la liberté de la pensée quand on est environné de lâches qui ne songent qu’à servir l’opinion régnante et à ne pas se compromettre, encore une fois, ce serait folie ! Il y a des choses que le siècle présent ne peut pas supporter. Mes luttes contre les préjugés scientifiques, la loyauté de mes écrits et de mes actes ne m’ont fait que trop de mal, hélas ! sans faire aucun bien à personne. Je ne regretterais pas ce que j’ai souffert, si j’avais pu délivrer les intelligences asservies et rendre aux âmes un libre essor par la vertu de l’exemple ; mais non, Tacite l’a dit : Thrasea Pœtus sibi causam periculi fecit, cœteris libertatis initium non prœbuit. » Douloureuse plainte, paroles injustes ! Certes nous ne pensions pas que le pays de Lessing, de Kant, de Goethe, pût être accusé de lâcheté dans l’ordre des travaux de l’esprit. Je sais bien que tout est relatif, et que, là comme ailleurs, le téméraire qui touche aux traditions doit expier son audace ; je sais bien que cela est vrai surtout en Bavière, où tant d’influences ténébreuses corrompaient alors le sentiment religieux du pays. Est-il permis de dire cependant que Fallmerayer soit resté seul, qu’il ait été environné de lâches, que la sympathie des cœurs d’élite lui ait manqué ? Il a démenti plus tard ce cruel langage, lorsqu’il a formé si noblement autour de lui la généreuse légion dont je viens de citer les chefs.

Fallmerayer poursuivait toujours ses travaux consacrés à l’Orient ; il venait de terminer un mémoire sur l’élément albanais dans la Grèce moderne ; il voulait refaire en compagnie de Xénophon le voyage du Taurus et de Trébizonde ; il méditait un commentaire de l’Anabase, où ses souvenirs personnels auraient éclairé le texte du général athénien ; il était plein de vie, plein de projets, malgré ses soixante et onze ans, quand la mort l’emporta tout à coup dans la nuit du 26 avril 1861. La veille il travaillait encore, le lendemain il n’était plus. C’est à peine s’il fut averti des approches de l’heure suprême. Avant de s’éteindre ici-bas pour se ranimer ailleurs, l’ardente lumière n’avait point vacillé.

Tel fut ce rare esprit, savant profond, écrivain original, nature fière et candide. Nous n’avons pas dissimulé ses erreurs, et l’on a vu de quelle source pure elles découlaient. Rien d’étroit, rien de vulgaire ne ternit jamais son âme. Souvent sarcastique et amer dans les luttes de la parole écrite, il avait dans la conversation de chaque jour une sorte d’humilité charmante. Il était simple, indulgent, cordial, attentif au moindre mérite et heureux de le mettre en relief. Il se vengeait des injustices de son pays en tendant une main secourable à tout confrère de bonne volonté. Tous ceux qui se sont approchés de lui, et je manquerais à un devoir sacré si je ne lui rendais aussi ce témoignage, tous ceux qui ont eu le bonheur de le voir dans sa demeure de Munich ont emporté de ses entretiens les impressions les plus touchantes et les plus salutaires. Quelquefois, au souvenir des persécutions, son œil bleu jetait une flamme sombre, et il fallait l’entendre, comme dans la préface des Fragmens, stigmatiser les tartufes qui avaient empoisonné sa vie ; mais ces explosions duraient peu, le ressentiment s’éteignait bientôt dans un sourire. Si on s’apercevait que la blessure était profonde, on voyait aussi qu’il voulait la dérober aux regards avec la sérénité d’une âme poétique ; alta mente repostum. Ses travaux érudits et ses paysages d’Orient assurent l’immortalité de son nom. L’historien de Trébizonde et de la Morée, le peintre du mont Athos, le prince de la critique conquérante s’est placé à côté des Boeckh, des Lachmann, des Bopp, des Hammer-Purgstall, des Niebuhr, des Humboldt, à côté des plus illustres maîtres de la science germanique. Bien plus, quand je songe à l’humour, à la poésie, à la passion enfin qui fut sa joie et son supplice, j’ose dire qu’il tient un rang à part dans ce groupe vénérable ; au milieu de tant de figures sereines, l’avenir distinguera toujours ce front haut et pur sillonné par l’orage.


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Voyez, dans la livraison du 15 septembre 1862, l’excellente étude de M. Saint-Marc Girardin.
  2. On aime à rapprocher de ces lignes les réflexions éloquentes qu’inspirait à M. Ampère le souvenir de ses « journées de solitude, de travail et de rêveries dans cette île inhabitée et peuplée de merveilles. » — Voyez la Revue du 1er avril 1848.
  3. Geschichte des Kaiserthums von Trapezunt, verfasset von Jac.-Ph. Fallmerayer ; 1 vol. in-4o, Munich 1827.
  4. Geschichte des neunzehnten Jahrhunderts seit den Wiener Verträgen, von G.-G. Gervinus. Voyez les cinquième et sixième volumes publiés sous ce titre : Geschichte des Aufstandes und der Wiedergeburt von Griechenland, Leipzig 1861 ; première partie, pages 104-120.
  5. Geschichte des Halbinsel Morea, von J.-Ph. Fallmerayer ; 2 vol., Munich 1830-1836.
  6. Médieval Greece and Trebisond, Londres 1851.