Quatorze mois de captivité chez les Turcomans/04

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III

LA CAPTIVITÉ


Ma captivité chez les Tekkés. — Tentatives inutiles pour mon rachat. — Départ des prisonniers pour Boukhara. — Ma misère. — Condition plus tolérable.

À mon arrivée dans la tente de l’aga tekké dont j’étais le prisonnier, je trouvai cinq ou six Persans qu’on venait aussi d’y conduire.

On nous fouilla minutieusement. Les boutons de nacre de ma veste de chasse furent enlevés par les femmes, qui en ornèrent les coiffures de leurs enfants.

Une partie des hommes de la famille resta pour nous


Intérieur de l’enceinte de Marv. — Dessin de A. de Bar d’après un croquis de M. de Blocqueville.


garder ; les autres retournèrent à la poursuite des Persans.

Les femmes ajoutèrent un peu d’eau à leur soupe, et on nous fit manger ; après quoi nous restâmes, livrés à nos réflexions, jusqu’au soir. Alors nous fûmes enchaînés de manière que trois pieds d’individus différents étaient réunis dans la même entrave ; une menotte servait pour deux, et une longue chaîne tenant par chaque bout l’un des prisonniers liés aux autres fut fixée à travers le treillage de la tente, à un pieu éloigné.

Attachés de cette façon incommode, nous n’eûmes pour matelas que quelques morceaux de feutre. Mes camarades sanglotaient. Je ne dormis pas.

Pendant le jour, nous restâmes liés deux par deux ; il n’y avait pas assez de chaînes pour tout le monde.

Le soir on voulut me mettre la chaîne au cou : je protestai que je ne me laisserais pas traiter ainsi, préférant mille fois, m’écriai-je, avoir la tête tranchée ou recevoir une balle.

Cette résolution fit sourire les Turcomans qui s’avancèrent vers moi ; exaspéré comme je l’étais, je me jetai sur le premier venu, que je frappai et terrassai d’un seul coup. Mais les autres tombèrent sur moi, et je fus assommé, puis étroitement lié.

Le matin, on me laissa encore plusieurs heures enchaîné. Un des anciens de la famille vint près de moi et me fit comprendre, en persan, que je devais prendre patience ; que, dans quelques jours, on me laisserait libre ; mais que jusque-là on était obligé, vu la grande quantité de prisonniers, de prendre des précautions, surtout pendant la nuit ou une révolte aurait pu réussir, car une grande partie des Tekkés étaient encore à la poursuite des Persans ; il ajouta que si je voulais m’apaiser on me détacherait bientôt.

La première quinzaine terminée, on fit des préparatifs de départ pour Boukhara et Khiva, où l’on avait hâte de vendre les prisonniers qui, si peu nourris qu’ils fussent, devenaient une charge.

Le plus grand nombre des prisonniers furent attachés deux par deux, trois par trois, ou même quatre par quatre ; d’autres eurent le cou fixé dans un demi-cercle en fer rivé à un morceau de bois long d’un mètre et demi environ. Tout ce que ces malheureux pouvaient avoir de vêtements d’un peu de valeur leur fut enlevé : on les couvrit de haillons dégoûtants.

Après ce départ, on m’enleva mes entraves pendant le jour : on me les remit encore pendant quelques nuits ; puis, grâces à Dieu, on ne m’enchaîna plus.

Il m’aurait peut-être été facile de traiter de ma délivrance, si je n’avais eu contre moi les Persans qui n’avaient pas été emmenés et qui, pour se faire bien venir des Turcomans, disaient : « Cet Européen a de l’argent. De plus, nous savons que d’après un contrat passé avec notre gouvernement on doit le racheter à. n’importe quel prix ; ne terminez pas tout de suite avec lui, attendez ; il sera toujours temps. »

J’étais allé déjà chez plusieurs chefs persans, prisonniers comme moi, mais qu’on traitait avec égard parce qu’on était sûr de leur rançon. Je les priai de vouloir bien me racheter comme un de leurs soldats, m’engageant à rembourser le prix à mon arrivée à Méched ; je n’obtins d’eux que des paroles évasives.

Des marchands de Boukhara vinrent aussi me demander si je pouvais me racheter. Ils m’assuraient qu’ils se chargeraient de me ramener à Méched moyennant une rétribution raisonnable : mais je n’ignorais pas


Campement des Tekkés. — Dessin de A. de Bar d’après un croquis de M. de Blocqueville.


qu’ils m’auraient conduit à Boukhara, ce qui n’aurait fait qu’augmenter les difficultés. Du reste d’après mon costume moitié européen, moitié oriental, et mon état pitoyable, ils jugèrent que je ne devais pas avoir grand-chose, et ma figure encore souffrante et fatiguée, mes mains qui ne paraissaient habituées à aucun travail manuel, leur donnèrent à penser que j’aurais été pour eux de peu de profit. Ils offrirent cependant la même somme que pour un soldat. Les Turcomans ne l’acceptèrent pas, espérant en avoir au moins le double, c’est-à-dire quelque chose comme quatre cent soixante-quatre francs de notre monnaie.

J’avais beau dire aux Persans : « Terminez mon affaire, je puis m’en tirer à peu de chose ; du reste, c’est dans l’intérêt aussi de votre gouvernement qui, plus tard, sera obligé de payer ma rançon, car elle deviendra considérable lorsque les Turcomans seront mieux renseignés. » À tous ces raisonnements on me répondait : « Prenez patience, votre affaire s’arrangera et le prix diminuera aussi. »

Je ne fatiguerai pas le lecteur de toutes les tentatives inutiles que je fis pour me délivrer. On verra plus tard comment je fus rendu à la liberté.

Le plus triste de notre situation était que les Turcomans ne nous donnaient presque rien à manger. Outre l’économie, il espéraient ainsi nous forcer à nous racheter ou à leur avouer que nous possédions de l’argent.

J’étais souffrant : le morceau de pain du matin et du soir, auquel on ajoutait un oignon, les jours de gala, ne pouvait me suffire. Aussi toutes les fois que je pouvais mettre la main dans l’espèce de serviette crasseuse ou l’on enveloppait le pain et que l’on cachait dans une tente voisine, j’en emportais un morceau que je mangeais à la dérobée. La viande crue ou séchée au soleil pour laquelle je témoignais un dégoût prononcé devant les Turcomans, était pour moi une sorte de friandise que je dévorais toutes les fois qu’il m’en tombait sous la main.

J’arrivai à trouver un moyen de me procurer plus de pain. De la tente j’observais les femmes qui allaient cuire leur pain au four du voisinage. Quand je jugeais venu le moment de retirer le pain, je mettais du tabac dans ma pipe et je m’avançais avec le plus de dignité possible près de ces femmes en les interpellant à la manière du pays :

« Oh Atïché ! oh bir oth varmi (ce qui signifie dans notre langue : Oh ! la bourgeoise ! oh ! y a-t-il un morceau de feu ?).

Or, chez ces nomades, toutes les fois que le pain est en évidence on croirait manquer aux usages si l’on n’en offrait pas ; ordinairement on en accepte une miette, par politesse et, comme toujours, on se passe les mains sur la barbe, en disant : Allah akber.

Inévitablement donc on m’offrait le pain. Moi aussi j’en acceptais par politesse, mais au lieu d’une miette je prenais presque la moitié d’une tourte.

Comme je venais chercher du feu très-souvent, les Turcomanes mes voisines finirent par déserter le four et allèrent cuire leur pain beaucoup plus loin ; ce qui m’obligea d’aller allumer ma pipe à une plus grande distance.

Mes vêtements printaniers en lambeaux devinrent insuffisants. Je couchais sur la terre nue, n’ayant pour couverture que quelques lambeaux de feutre.

L’état de misère ou je me trouvais n’était plus supportable. Je fis comprendre aux Turcomans que puisqu’ils ne me nourrissaient pas et qu’ils ne me donnaient pas de quoi me vêtir, ils devaient au moins m’aider à chercher les moyens d’améliorer ma condition en me conduisant chez le général de l’artillerie persane Abdoul-Ali-Khan, toujours retenu captif par suite de sa blessure.

Il était presque guéri et confortablement installé, car tous ceux dont la position était connue continuaient à être considérés par les Turcomans comme des objets de valeur qu’il fallait entretenir avec soin, relativement bien entendu.

Abdoul-Ali-Khan me fit un bon accueil et m’offrit de partager son repas qui, bien que très-frugal, me parut un vrai festin.

Je le priai de me prêter un peu d’argent que je lui ferais rembourser à Méched.

Quelques jours après j’étais équipé de façon à pouvoir braver l’hiver. J’avais une paire de bottes fourrée, doublée d’une botte en feutre que je ne quittai plus ; mes douleurs étaient telles que je ne pouvais pas plier les jambes. De plus, j’étais pourvu de deux caleçons et de deux chemises, d’une grande robe, d’un pardessus en peau de mouton, et d’un bonnet ou talbak également en peau de mouton. Je pouvais donc me passer de couverture et de matelas, et je n’avais plus à redouter autant l’humidité de la terre, ni la pluie, ni la neige qui passait à travers les trous de la tente et dont j’étais quelquefois couvert le matin. J’eus soin de me raser la tête comme tous les habitants, à cause de la malpropreté du pays, et je pris la précaution de faire bouillir ou plutôt cuire ma chemise et mon pantalon, dont la toile était d’un coton très-grossier, afin d’avoir un costume presque propre et moins habité. Les Turcomans trouvaient ce procédé incroyable sans cependant s’y opposer, et ils riaient fort de cette manière de laver le linge, qu’ils traitaient de folie ou d’excentricité d’Européen, car lorsqu’ils ont par trop de vermine ils se contentent de secouer leur chemise et leur pantalon au-dessus du feu ou dans le four.

Je vécus de la sorte jusqu’au milieu du printemps, sans qu’il survînt aucun changement dans ma position.

Je n’eus donc que trop le loisir d’étudier les mœurs et les coutumes des Turcomans.


Physionomie des Turcomans. — Hommes, femmes, enfants. — Costumes.

Le Turcoman est de race mogole selon les uns, ou indo-tartare selon les autres. C’est une chose assez difficile à préciser, car, bien que toutes ces tribus turcomanes aient le même type, encore existe-t-il entre les individus qui les composent des différences remarquables soit dans la forme de la tête, soit dans les traits. Ainsi ces nomades ne ressemblent pas aux Boukhariens ; de même qu’il existe une différence notable entre ces derniers et les Khivaiens.

Le type que j’ai été le plus à même de connaître et auquel on ne peut se méprendre, se résume comme il suit.

La taille du Turcoman dépasse généralement ce que nous appelons la moyenne. Il est assez bien proportionné. Sans avoir les muscles très-développés, il a de la force et jouit généralement d’une robuste constitution, qui lui permet de supporter beaucoup de privations et de fatigues. Il a la peau blanche. Sa physionomie est ronde, les pommettes sont saillantes, le front est large, la boîte osseuse, développée, forme à son sommet comme une crête. Son œil, bridé, fendu en amande et pour ainsi dire sans paupières, est petit, vif et intelligent ; le nez est généralement petit et retroussé, le bas de la figure un peu voyant, les lèvres sont assez grosses. Sur tout cela, ajoutez un peu de moustache et une barbe clair-semée au menton ainsi qu’aux joues. Les oreilles sont très-développées et détachées de la tête ; l’habitude d’enfoncer leur coiffure sous les oreilles augmente encore cette difformité, au point qu’en les regardant de face, l’oreille est aussi visible que quand on regarde un autre homme de profil.

Le costume se compose d’un large pantalon, tombant sur le pied et serré sur les hanches au moyen d’une coulisse, et d’une chemise sans col et ouverte sur le côté droit jusqu’à la ceinture ; elle tombe par-dessus le pantalon jusqu’à moitié cuisse. Par-dessus, une ou plusieurs grandes robes, ouvertes par devant et croisant légèrement sur la poitrine, sont serrées à la taille par une ceinture en étoffe de coton ou de laine. Les manches, très-longues et très-larges, ressemblent assez à ce qu’on appelait chez nous autrefois manches à gigot ; sur la tête une petite calotte remplace les cheveux et est recouverte d’une sorte de coiffure, appelée Talbak, ayant la forme d’un cône dont on enfoncerait tant soit peu le sommet, soit en peau d’agneau (que nous appelons astrakhan, mais, qui ne vient réellement que de la Boukharie), soit en peau de mouton ordinaire. La chaussure habituelle est une sorte de babouches, ou simplement une semelle de cuir de chameau ou de cheval, fixée sous le pied au moyen d’une corde en laine.

En hiver et pour monter à cheval, les Turcomans portent la botte ainsi que les femmes ; le pied est d’abord entouré d’une sorte de flanelle que l’on fait monter jusqu’à moitié jambe et dans laquelle le pantalon est fixé. On met par-dessus une botte en feutre souple mais très-épais, et par-dessus encore une grande botte en cuir de russie, montant au-dessus du genou. Ces bottes ont la couture en dedans, le talon très-élevé et étroit, et la base protégée par un fer rivé dans le talon de la botte, ne dépassant pas la largeur d’une pièce d’un franc ; lorsqu’elles sont préalablement graissées, elles deviennent imperméables. En outre, le Turcoman porte toujours un couteau et un briquet, suspendus sur le côté de la taille au moyen d’une corde ou d’une lanière.

Chez les femmes turcormanes le type est plus marqué que chez les hommes. Leurs pommettes sont plus saillantes, leur peau est très-blanche, malgré leur malpropreté. Leurs cheveux sont généralement épais, mais très-courts, aussi sont-elles obligées d’allonger leurs tresses au moyen de ganses en poil de chèvre (on ne connaît pas les faux cheveux dans ce pays) et de cordons, auxquels sont attachés des verroteries et des perles d’argent.

Le costume des femmes se compose d’un pantalon qui descend jusqu’à la cheville, où il devient étroit, de façon à né laisser que le passage du pied ; d’une chemise ample, mais droite, arrivant jusqu’à la cheville : sur toute la partie de la chemise couvrant la poitrine, sont attachées des pièces d’argent, aplaties et de forme ovale ; des cornalines sont enchâssées sur quelques-unes de ces pièces, dont les femmes mettent jusqu’à six rangées. Elles ont de plus un pardessus dans le genre de celui que portent les hommes, mais qui ne descend que jusqu’à mi-jambe : les femmes mariées seulement portent quelquefois une ceinture sur la chemise.

Des deux côtés des tempes, les Turcomanes laissent passer une mèche de cheveux, tombant jusqu’au-dessous du menton ; le reste de la chevelure se partage en deux tresses qui descendent sur les reins. La tête est coiffée d’une toque ronde, par-dessus laquelle on met un voile de soie ou de cotonnade, tombant par derrière jusqu’aux talons. Le tout est maintenu par une sorte de turban de la largeur de trois doigts, sur lequel sont cousues de petites plaques en argent ; un simple nœud derrière la tête sert à fixer ce bandeau. Un des coins du voile est ramené sous le menton de droite à gauche et vient se fixer, au moyen d’une chaînette d’argent, terminée par un crochet, sur le côté gauche de la tête. Selon les circonstances, ce bout de voile est passé par-dessus le menton jusqu’à la lèvre inférieure, comme chez les Arméniennes.

Les boucles d’oreilles sont en argent massif, de la forme d’un triangle : on y voit dessinées des arabesques en or, au milieu desquelles est une cornaline enchâssée ; de la base du triangle pendent de petites chaînettes de la longueur de cinq centimètres terminées par une petite lame en argent, ayant la forme d’un losange ; une chaîne en argent est fixée au crochet en forme d’hameçon placé au sommet du triangle et qui passe dans l’oreille ; cette chaîne vient s’attacher sur le haut de la tête et sert à soulager l’oreille qui ne pourrait porter un poids aussi considérable, car une paire de ces boucles ne pèse pas moins de deux cents grammes.

Les bracelets, généralement de forme ovale et d’une seule pièce, sont d’une largeur qui varie de deux à trois doigts. Une ouverture laissée sur un côté de l’ovale permet d’y passer le poignet en forçant un peu et en le mouillant avec la salive. Le poids d’un bracelet varie de deux cent cinquante à trois cents grammes, et, de même que toutes les autres pièces de parure, il est en argent avec arabesques en or et cornalines montées.

Le collier a aussi une forme consacrée, mais qui varie selon sa valeur. Il se compose ordinairement d’une lame flexible, faisant le tour du cou, et se fixant sur le côté au moyen d’une charnière ; à ce cercle se trouve suspendue sur la poitrine une sorte de losange, grand comme la main, travaillé à jour et divisé en cases, dans chacune desquelles est enchâssée une cornaline, ronde ou carrée. Des chaînettes, terminées aussi par des lames d’argent, prolongent encore cette parure du poids de sept cent cinquante grammes ou plus.

À un baudrier en cuir, couvert de petites plaques d’argent, est suspendue une sorte d’étui, destiné à recevoir des amulettes, talismans ou versets du Khoran. Cette pièce, de la forme d’un triangle, est dentelée, la pointe du triangle en bas, et l’étui en formant la base. Comme le reste il est en argent, avec ornements d’or et de cornalines, et du poids de cinq cents grammes.

Enfin une plaque, ronde, dentelée, et semblable à un soleil, est suspendue à la taille, son poids étant de deux cent cinquante grammes.

La tiare que les matrones portent dans les grandes cérémonies, celle du mariage par exemple, est une coiffure d’environ quarante centimètres de hauteur, composée d’une forme en cuir très-large du haut, plate, recouverte d’un drap ou d’une étoffe rouge, où sont attachées par rang des chaînettes en or et en argent, terminées par de petites plaques en losange. Sur le haut de la coiffure sont rangées des pointes et des boules qui la font ressembler à une couronne. Aux deux extrémités est fixé, en manière de voile, un pardessus en soie jaune ou vert, brodé en soie de couleurs voyantes et tombant sur le dos. La broderie en est faite à l’aiguille. Deux femmes mettent trois mois pour confectionner un pardessus de ce genre. Toutes les fois que les femmes sortent, elles mettent ce voile ou un autre moins travaillé, de façon à ce que leur tête se trouve engagée dans l’entrée de la manche du vêtement formant capuchon, le tout rejeté en arrière.

Dans tous ces costumes le rouge, le jaune et l’amarante dominent.

Lorsqu’une douzaine de femmes vont ensemble chercher de l’eau, le cliquetis produit par les bijoux qui se heurtent, ressemble assez au bruit des sonnettes d’une caravane de mulets.

Souvent on voit des femmes dégoûtantes de malpropreté, en guenilles, ne possédant qu’un petit sac de blé pour subvenir aux besoins de leur famille, n’ayant pas de quoi se couvrir la nuit, mais chargées de parures, dont elles ne se séparent pas même pour dormir, et qu’elles ne mettent en gage qu’à la dernière extrémité, lorsque leur mari les y contraint.

Les hommes ne portent pas le moindre ornement, sauf les jeunes gens qui se parent quelquefois d’une cornaline, montée en manière de broche et servant à fermer le col de la chemise.

Les enfants, en hiver comme en été, ne sont vêtus que d’une chemise en soie ou en coton, couverte aussi de plaques d’argent ou d’autres objets, selon la fortune des parents. Les garçons sont rasés ; on ne leur laisse que deux mèches sur les côtés, une troisième sur le haut de la tête, et au-dessus et derrière les oreilles une mèche


Campement des Salors (voy. p. 242). — Dessin de A. de Bar d’après un croquis de M. de Blocqueville.


de cheveux quelquefois tressée. Leur coiffure se compose d’une toque brodée, au sommet de laquelle est une plaque en argent, surmontée d’un cylindre destiné à maintenir une aigrette de plumes ; autour de la plaque sont suspendues des chaînettes d’argent, terminées par des plaques de même métal. Les garçons portent cette coiffure jusqu’à dix ans environ.

Les filles ont un costume à peu près semblables à celui des garçons, mais leur chemise descend jusqu’aux pieds. Elles sont aussi rasées : on leur laisse deux mèches sur les tempes et une troisième qui, du haut de la tête, tombe sur le cou ; à l’âge de douze ans, on laisse pousser tous leurs cheveux. Leur coiffure ne diffère de celle des garçons que par des cordons et des glands en laine ou soie noire, fixés à la toque et tombant sur les épaules et le dos ; elles gardent cette coiffure jusqu’à quinze ou dix-sept ans, ainsi que quelques bijoux ou ornements.

La race est très-mêlée. Des prisonniers de différents pays voisins, tels qu’Afghans, Persans, etc., ont fini par se faire naturaliser et se sont mariés dans le pays ; puis on introduit sans cesse dans la population des femmes prises à l’étranger, soit dans la Boukharie, soit en maraudant sur le territoire persan ou de Hérat.

Quoi qu’il en soit, le type turcoman est si marqué qu’il est facile, à première vue, de distinguer si un individu a du sang mêlé.


Population des Tekkés. — Tribus. — Les Kedkoudas.

On peut compter en moyenne trente mille tentes chez les Tekkés ; chaque tente contient une famille, c’est-à-dire un homme, une femme, quelquefois deux et des enfants. Il arrive aussi qu’une tente sert à plusieurs hommes non mariés. Comme ces peuplades sont toujours en guerre, et la mortalité y étant grande, la population n’augmente pas d’une façon sensible.

Les Akhals, près de la frontière du Khorassan et aussi nombreux que les Tekkés de Marv, les Tédjens sur le cours d’eau qui porte ce nom, et les Tekkés, sont de même race. Ces peuplades ne peuvent, à cause de l’éloignement où elles sont les unes des autres, faire leurs excursions ensemble, mais elles se prêtent Campement Lnmoman. - Dessin de Émile Bayard : faprès un croquis de M. dg Blacqueville. quelquefois assistance en s’envoyant quelques centaines de cavaliers.

La population des Tekkés de Marv est divisée en vingt-quatre tribus, dont voici les noms : Barhchi, Bourkhasse, Soultan-Asis, Dachayah, Thèl-Teck, Mirich, Kara-Rhemet, Topoze, Pèreng, Aleye-Djevvez, Keur-Saghry, Hadji-Sophi, Gueuktché, Amanchah, Kongour, Khar, Yousouf, Kara, Arekh, Khalil, Beukeuri, Khareun, Yezdi et Kara-Dja.

Ces tribus sont fixées chacune sur le terrain qui lui est échu en partage ; elles ne se réunissent dans une même grande enceinte qu’aux jours de danger. Toute tribu nomme elle-même son chef ou maire (Kedkouda, appelé aussi Riché-Séfid, barbe blanche). Quoique dans ces tribus il se trouve des Khans, appartenant à d’anciennes familles et qui exercent une certaine influence, ils ne sont nommés chefs de tribu que s’ils ont les qualités nécessaires.

On choisit pour Kedkouda un homme intelligent, aussi probe que possible et capable de défendre les intérêts de la tribu. Ces Kedkoudas se réunissent souvent et délibèrent sur les mesures à prendre en cas de guerre, d’excursions, etc., sur le partage des eaux d’irrigation, sur la construction des digues et des canaux, enfin sur tout ce qui peut être d’une utilité générale.

L’un de ces Kedkoudas, Khonchid-Khan, est en possession d’une certaine suprématie qu’il doit à son intelligence astucieuse et, au besoin, plus politique que celle des autres. Quoiqu’il soit reconnu comme le descendant de la plus ancienne ou plus considérable famille de la race tekké, il ne peut cependant agir contre la volonté générale ; car les Turcomans, tout en reconnaissant tel ou tel d’entre eux pour chef, n’en conservent pas moins une égalité et une liberté entières.

Chez ces nomades, qui ont si peu de pitié pour leurs ennemis, il existe une cordialité et une entente que l’on ne rencontre guère ailleurs.

Entre le berger et le chef il n’y a point de différence ; tout individu a le droit de donner son opinion dans le conseil qui se tient en public. Le domestique quoique agissant selon les ordres du maître, reste sur le pied de l’égalité et est regardé presque comme faisant partie de la famille.


Habitation. — Inauguration de la tente. — Nourriture. — Travaux.

L’habitation du riche comme celle du pauvre est disposée et meublée de la même manière ; seulement chez le premier elle est mieux entretenue[1].

L’installation d’une tente neuve est l’objet d’une cérémonie ou fête. La charpente ou treillage en bois neuf est toujours d’un prix qui varie entre dix et quinze tomans tekkés. Quelques jours avant l’inauguration on prévient les amis, les voisins, qui se présentent au jour fixé.

La tente a été montée sans être recouverte par les feutres. On y a disposé une partie du mobilier consistant en tapis, objets divers et sacs aux provisions ; quelques morceaux d’étoffe de coton ou de soie de diverses couleurs sur lesquels sont fixées des plumes, servent à la décoration de la charpente et sont attachés à une hauteur qu’on ne peut atteindre sans prendre un élan.

Une fois tout le monde réuni, on visite la nouvelle habitation ; chacun fait ses remarques sur les avantages ou les défectuosités de la tente, et les hommes les plus agiles se livrent à l’exercice d’arracher ou d’enlever les morceaux d’étoffes suspendus à la partie supérieure. Puis on commence les luttes, les courses à cheval, on fait usage de fusils et de pistolets en tirant sur un but devant lequel on passe au galop.

Vient ensuite l’heure du repas, car, dans une semblable circonstance, on tue des moutons ou l’on prépare du riz pour tous les invités ; on termine la soirée en buvant du thé, en fumant et en écoutant les musiciens que le propriétaire de la nouvelle habitation a fait venir.

Le maître de la tente se tient habituellement dans le milieu du fond, devant le feu et en face de l’entrée. La femme ou les femmes tiennent le côté de droite en entrant ; les hommes ou visiteurs se placent a gauche, c’est-à-dire à la droite du maître de la tente. Une sangle assez solide, passant dans le treillage du cercle qui forme clef de voûte et tombant dans l’intérieur à hauteur d’homme, sert à donner de la solidité à la couverture qui parfois est ébranlée par l’orage. Un sac de blé ou quelque autre poids est attaché à la sangle, car le vent souffle aussi quelquefois avec une telle violence qu’on est obligé d’enlever les feutres de la couverture.

Ceux des Turcomans qui ont des lances, les placent verticalement dehors et près de l’entrée de la tente. Les animaux vivent près et devant l’entrée de la tente, été comme hiver. Dans cette dernière saison on creuse une fosse, quelquefois recouverte et assez profonde, pour les garantir du vent.

La nourriture des Turcomans est à peu près la même pour tous. Le repas du matin se compose de pain sec et, d’oignons ou de soupe, selon les moyens de la famille. Presque tous les Turcomans ont près de leur tente un mouton ou une chèvre qu’ils engraissent et qu’ils tuent dans les grandes circonstances. La viande est désossée, coupée par morceaux et salée ; une partie est desséchée et prend un goût faisandé dont les Turcomans sont très-friands ; l’autre portion, coupée en morceaux plus petits et placée dans la panse de l’animal, est destinée de temps à autre à faire le bouillon. On réunit tous les os et débris et on les fait cuire dans une ou plusieurs marmites, de façon à pouvoir donner, le jour d’un grand repas, du bouillon à tous les voisins et amis. Les intestins sont le partage des enfants, qui les font griller sur les charbons et passent des journées entières à traîner et à sucer ces boyaux à peine lavés.

Le chourouè (soupe) se fait ainsi : la femme met une poignée de viande fraîche ou salée dans le fond de la marmite. Bientôt l’odeur se répand et quelques voisines, le fuseau à la main, viennent sous un prétexte quelconque entamer la conversation et s’asseoir. Chacune à son tour prend la cuiller en bois et, après avoir remué la viande en train de roussir, lèche toute la graisse restée sur la cuiller. Dès que la viande a rendu assez de graisse pour donner une teinte luisante à la marmite, la maîtresse de la maison en prend une certaine quantité avec les mains et en offre aux personnes présentes, tout en gardant, bien entendu, le meilleur morceau pour elle ; après quoi elle verse une ou deux cruches d’eau sur ce que la rapacité du cercle a bien voulu laisser dans la marmite, et elle y ajoute du sel, du piment et quelques morceaux de potiron. Après quelques instants d’ébullition on verse cette espèce de consommé dans de grands plats en bois où l’on a préalablement brisé du pain.

Avant le repas, on est tenu de se laver les mains ; il semble que ce soit pour la forme seulement, car il faudrait autre chose que de l’eau pour les nettoyer.

Dès que l’on juge que la soupe est suffisamment trempée, le maître de la famille donne le signal de prendre place autour des gamelles en prononçant le Beom Allah (ou nom de Dieu). Les hommes mangent de leur côté, à part des femmes et des enfants. On savoure d’abord quelques cuillerées du bouillon presque totalement absorbé par le pain, ensuite on pêche avec les mains, chacun à son tour et à sa place, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien. Alors on reprend la cuiller que l’on se passe mutuellement et au moyen de laquelle on absorbe le restant du liquide. Il s’agit surtout de saisir avec les mains le plus d’aliment possible et de ne pas chercher à égayer le repas par une conversation intéressante ou autrement, car l’habitude est de manger très-vite.

Le repas terminé, on se lèche les doigts et on se frotte


Meule turcomane. — Dessin de Thérond d’après un croquis de M. de Blocqueville.


les deux mains jusqu’aux poignets de manière à ce qu’elles soient également graissées ; ensuite on les passe sur la figure, afin de donner du luisant et de la souplesse à la peau ; une troisième opération consiste à faire la même chose sur les pieds ou sur les bottes quand on les a aux pieds ; aussi est-il facile, à l’inspection des bottes d’un Turcoman, de savoir s’il fait grasse ou maigre cuisine.

Après avoir laissé le temps à chacun d’oindre son individu de la graisse restée sur ses mains, le plus ancien de la réunion lève les siennes qu’il tient étendues à hauteur de sa figure, et prononce le « Beom Allah, alrahman alrahim, Allah ekber (Dieu est grand), » après quoi tous les convives passent leurs mains à plusieurs reprises sur le bas de la figure, les hommes prolongeant la passe jusqu’à l’extrémité de la barbe.

Plus tard, lorsque j’eus une tente pour moi seul et que, le soir, j’allumais un lampion chez moi, chose assez rare, mes voisines venaient successivement tremper leurs doigts dans mon huile ou faisaient fondre un petit morceau de graisse de mouton à la flamme, et avec cette graisse noircie soignaient la figure ainsi que celle de leurs enfants : c’est ainsi qu’elles remplacent la poudre de riz.

L’espèce de serviette sur laquelle on a mangé et qui renferme le pain est repliée après le repas. Souvent on porte à la place où l’on va faire la sieste, un os, si l’on a eu le bonheur d’en trouver un dans sa part, et on l’y ronge pour se distraire ; si c’est le maître de la maison, il se contente de le grignoter un peu et le passe à sa femme qui le repasse ensuite à l’enfant : à son tour le chien, qui guette d’un œil inquiet le passage de l’os d’une main à une autre, finit par s’en emparer et fait ce qu’il peut pour en tirer encore quelque chose.

Après le repas on fume le tchélèm (pipe d’eau), qui ressemble au narguilé. La carafe, au lieu d’être en verre, est en bois, et à la forme d’une gourde, ou même est simplement une gourde. À la partie supérieure, où devrait se trouver le tuyau, deux trous se font face ; sur le premier, on pose les lèvres pour aspirer ; sur le second on appuie un des doigts de la main qui tient l’appareil, afin de boucher ou d’ouvrir ce trou, selon que l’on veut avoir plus ou moins de fumée. Le Turcoman aspire avec précipitation trois ou quatre bouffées ; puis, prolongeant la dernière aspiration autant que ses poumons le lui permettent, il laisse échapper une grande bouffée en passant la pipe à un voisin. Il conserve alors un air absorbé ou d’extase pendant qu’il se tient penché en avant, laisse la salive glisser naturellement entre ses lèvres, et ne reprend qu’ensuite sa position ordinaire.

Le tabac vient de Boukhara ; il est très-fort ; pour le fumer, on le froisse dans la main, on le met dans le fourneau de la pipe et on l’allume, soit avec de l’amadou, soit avec des charbons ardents.

Les femmes, à quelques exceptions près, ne fument pas, tandis que les hommes fument tant qu’ils peuvent et ont toujours sur le côté de leur chemise une poche pleine de tabac. Même la nuit, si le Turcoman est tourmenté par l’insomnie, il se lève et se met à la recherche de tout ce qu’il lui faut pour fumer. Il va dans les tentes où il croit trouver du feu, sans que personne y fasse attention : quelquefois le propriétaire de la tente demande seulement « qui est là », et laisse le visiteur fouiller dans les cendres et fumer sa pipe.

Les Turcomans font aussi une grande consommation de thé, soit après ou entre les repas ; on le boit avec ou sans sucre ; il est de deux sortes : le thé noir ou commun, en brique, que l’on fait bouillir après l’avoir cassé par morceaux, et le thé vert perlé, parfumé et très-fort ; on le fait également bouillir. L’abus de cette boisson occasionne des tremblements à un certain âge.

Beaucoup d’hommes prisent une sorte de tabac fait avec une herbe séchée et pulvérisée que l’on mêle à du tabac ; on y ajoute aussi un peu d’huile de sésame, ce qui lui donne une couleur verdâtre et lie le mélange.

Je reviens aux repas. Souvent on remplace la soupe par une bouillie de haricots, petits, ronds et durs, auxquels on ajoute de la farine, du lait aigre, du sel et du piment, et dont on se sert aussi pour la chasse du menu gibier. Quelquefois encore c’est une bouillie de blé ou de la pâte découpée comme le vermicelle et assaisonnée comme il est dit plus haut.

Lorsque le temps est trop mauvais pour permettre de chauffer le four, on partage la pâte de pain en deux galettes entre lesquelles on met une couche de viande plus ou moins hachée avec des oignons ; on active le feu sous lequel chauffe une certaine quantité de sable où l’on introduit cette espèce de tourte.

Le riz aussi passe pour une friandise. On y ajoute de la viande, de l’huile de sésame, des carottes coupées menu ; du piment, du sel et de l’eau. La pâte frite dans l’huile est aussi très-estimée.

En temps ordinaire, le pain, l’oignon, le lait aigre, le potiron, la pastèque, le melon, forment la base de la nourriture.

On fait fermenter le lait de chamelle dans des outres ou dans des cruches, opération après laquelle il devient limpide, bleuâtre, aigre comme le citron, d’une odeur et d’un goût vraiment désagréables ; ce liquide peut enivrer. C’est la seule boisson fermentée dont les Turcomans fassent usage.

La peau de mouton, lorsqu’elle n’est pas destinée à un usage quelconque, sert aussi d’aliment. On laisse la peau quelques Jours dans un coin pour lui donner le temps de prendre un goût faisandé ; le poil alors s’en arrache facilement et, sans p us de préparation, on la coupe par lanières et on la jette sur les charbons. Dès qu’elle est un peu grillée, car trop cuite elle perdrait sa graisse, on la mange, non sans efforts.

Les femmes sont traitées avec plus d’égards par les Turkomans que par les autres musulmans. Toutefois elles travaillent beaucoup ; chaque jour elles ont à moudre le blé destiné à nourrir la famille. De plus, elles filent la soie, la laine, le coton ; elles tissent, cousent, foulent les feutres, montent et démontent la tente, vont chercher l’eau, lavent quelquefois, teignent les laines ou la soie et font les tapis. Elles installent dehors, dans la belle saison, un métier très-primitif composé de quatre piquets solidement fixés dans le sol et, au moyen de deux grosses traverses sur lesquelles elles disposent la trame, elles commencent le tissage qui est serré avec un instrument en fer formé de cinq ou six lames disposées en peigne. Ces tapis Cauda-yoli ou festin religieux. -ADGSSÎIJ de A. de Bår d’après un croquis de M. de Blocqueville. généralement de trois mètres de long sur un mètre et demi de large, sont bien faits et solides. Chaque tribu ou famille à son dessin particulier qui se transmet de mère en fille et ainsi de suite. Il faut vraiment que ces Turcomanes soient constituées vigoureusement pour résister à tout ce travail pendant lequel parfois elles allaitent leurs enfants et ne mangent que du pain sec ou une sorte de bouillie peu substantielle. C’est surtout le travail de la meule qui les fatigue et leur affaiblit la poitrine.

Dans leurs rares moments de loisir, elles ont toujours un paquet de laine, de poil de chameau ou de bourre de soie qu’elles filent en causant ou en se promenant chez les voisines, mais elles ne restent jamais sans rien faire comme les femmes de certains pays musulmans.

L’homme a aussi son genre de travail déterminé ; il s’occupe du labourage, de la culture, rentre la moisson, soigne les animaux domestiques, va de temps en temps à la maraude pour rapporter du butin. Il fait la corde en laine à la main, taille et coud tout ce qui se rapporte au harnachement et à la couverture des chevaux ou chameaux, essaye d’un peu de commerce, et, dans ses moments de loisir, se fabrique une coiffure ou des chaussures, joue de la doutare (deux cordes), chante, boit du thé et fume.


Amour de l’instruction. — Religion. — Superstitions. — Le Cauda-yoli. — Caractère.

On remarque chez ces peuplades une grande envie de s’instruire et de lire les quelques livres que le hasard fait tomber entre leurs mains.

Généralement les enfants ne travaillent guère avant leur dixième ou douzième année.

Jusqu’à cet âge, leurs parents les forcent à apprendre à lire et à écrire ; ceux qui ont besoin de se faire aider par leurs enfants pendant les travaux de l’été, ont grand soin de leur faire regagner le temps perdu pendant l’hiver.

Le maître d’école, mollah (prêtre ou lettré), se contente de quelques cadeaux, soit en nature, blé, fruits ou oignons ; soit en espèces, selon la position des parents. Chaque enfant a une planchette sur laquelle le mollah écrit l’alphabet ou la leçon, et à mesure que l’enfant a appris sa leçon on lave la planchette.

Les parents s’assurent si les enfants savent leurs leçons avant qu’ils ne se rendent à l’école ; les femmes surtout tirent une certaine vanité de ce qu’elles savent lire. Les hommes passent quelquefois des journées entières à essayer de comprendre les livres de poésies venant de Khiva ou de Boukhara dont le dialecte diffère un peu du leur.

Les mollahs turcomans vont passer quelques années dans ces villes afin d’étudier dans les meilleures écoles.

Mon aga et son frère voulaient absolument que je leur apprisse ma langue, et toutes les fois qu’ils me voyaient écrire pour mes affaires, ils employaient une demi-journée à imiter mon écriture et à me supplier de l’enseigner à eux ou à leurs enfants.

Toutes ces peuplades sont musulmanes et de la secte sunnite. Comme on le sait, la différence extérieure entre eux et les Persans de la secte schiite, qui reconnaissent Ali pour seul successeur de Mahomet, consiste dans la manière de prier et de faire les ablutions.

Pendant la prière, ils tiennent les deux bras croisés devant eux à partir du poignet seulement, au lieu de les tenir sur le côté comme les Persans.

Quoiqu’ils observent assez régulièrement les préceptes de leur religion, il y a chez eux moins de fanatisme ou d’ostentation dévote que dans les autres contrées d’Orient que j’ai été à même de visiter. Par exemple, ils ne dédaignent pas de fumer et de manger avec les Juifs.

Dans les premiers temps, mes hôtes me promettaient toutes sortes d’avantages, si je voulais me faire musulman et me fixer dans le pays par un mariage. Pour me débarrasser de leurs instances, je leur demandai de quel œil ils verraient un musulman changer de religion. Ils comprirent et ne me parlèrent plus sur ce sujet.

Les Turcomans portent des amulettes ou des versets du Khoran, écrits par des mollahs reconnus vertueux, qu’on appelle tébibs, et qui s’occupent aussi de traiter les malades au moyen de versets du Khoran ou daha (souhaits). La prière est ordinairement cousue dans un morceau de cuir triangulaire ou placée entre deux plaques d’argent de la même forme ; ce triangle est ensuite cousu soit sur la calotte, soit sur la chemise ou toute autre partie du vêtement. Les enfants en sont couverts, et portent même des griffes d’oiseaux montées en argent et destinées à combattre le mauvais œil. Les chevaux, les chameaux, les moutons ont aussi des amulettes au cou ; la tente en à une ou plusieurs.

Les Turcomans étaient persuadés que je devais avoir, en ma qualité de franghi et d’étranger, le pouvoir de guérir ou de donner des amulettes ayant la vertu de faire réussir telle ou telle entreprise. Une fois, pour me débarrasser de trois ou quatre visiteuses, je fus obligé de faire une amulette tout en persuadant à ces femmes que cela ne servirait à rien, et que dans mon pays on n’avait pas cette coutume. Elles me répondirent que cela ne me coûtait rien à faire et qu’elles y avaient foi.

Tous les ans il est de coutume de donner un grand festin religieux, le Cauda-yoli (cauda, Dieu et yol, chemin, voie). Cet usage a pour but d’honorer Dieu ou de se rendre le ciel propice, de façon à ce qu’il préserve la famille et le bétail de la maladie, qu’il fasse réussir les entreprises et surtout les maraudes, considérées comme œuvres méritoires parce qu’elles sont dirigées contre des mécréants.

Chacun prépare ce repas selon ses moyens. Si c’est une famille riche qui donne le Cauda-yoli, elle tue pour ce seul jour une dizaine ou une quinzaine de moutons, et se fait aider pour la cuisine par ses voisins et ses amis. On met en réquisition les marmites, les plats, enfin tous les ustensiles qu’on peut trouver. Les marmites sont rangées sur une ligne droite et confiées aux soins des meilleurs cuisiniers. D’autres hommes se chargent de briser le pain et de préparer les plats et la viande. Les femmes s’occupent de leur côté à la confection de petites galettes ou de morceaux de pâte travaillée, coupée en losanges et cuite dans l’huile de sésame (cette friandise n’est autre chose que de la pâte de pain frite dans l’huile d’éclairage). Les tapis sont aussi disposés, les uns à la suite des autres, devant la tente de l’amphitryon, qui, avec ses parents, se charge de servir et de veiller à ce que chacun ait sa part. À mesure qu’un tapis est occupé par un nombre suffisant de convives, car il vient du monde de tous les côtés, le pourvoyeur fait son compte et prévient les préposés aux plats et aux marmites qu’il faut tant de portions, soit de soupe soit de riz. Aussitôt ces plats arrivés, on se rapproche les uns des autres par groupes de quatre ou six, selon ce que le plat contient de portions, ce qui est indiqué par une galette ou quelques morceaux de pâte frite. Le plus ancien du tapis fait une sorte de discours qui a pour but d’appeler les bénédictions du ciel sur ceux qui donnent le Cauda-yoli. Une fois le plat vide chacun s’étant graissé la figure, les mains et les bottes, les premiers convives se lèvent, complimentent l’aga et se retirent pour faire place à de nouveaux hôtes.

Toutes les fois que les Turcomans voient quelque objet de valeur, tel que de l’or ou de l’argent, ils manient l’objet et s’en touchent les yeux en souhaitant la possession de semblables objets pour eux et leur famille. Les femmes surtout touchent à tout. Si, par exemple, une jeune mariée voit un bel enfant, aussitôt elle le touche avec les deux mains et se fait ensuite des passes sur la figure ou le corps, persuadée que le fluide ou contact peut avoir une influence physique.

Tirer l’horoscope (le fole) est une chose à laquelle tout le monde est initié. Un Turcoman prend ou fait apporter devant lui un petit monceau de sable et s’assoit devant. Après s’être relevé les manches au-dessus des coudes, il se frotte les bras avec le sable comme si c’était de l’eau, et se fait des passes avec les deux mains à partir du haut de la tête, sur la figure et jusque sur la poitrine. Il continue ensuite à manier le tas de sable, et en forme un roud ou plateau sur lequel il trace avec le doigt autant de rayons qu’il y a de lettres dans l’alphabet. Cette opération terminée, il donne trois brins de paille au consultant et le prie de mettre ces morceaux de paille, suivant sa fantaisie, dans les différents rayons dessinés sur le sable. Alors, commençant par un rayon, peu importe lequel, il continue à compter jusqu’à la fin, et selon que les brins de paille se sont trouvés rapprochés ou éloignés de telle ou telle lettre, il donne une bonne ou une mauvaise solution relativement à l’affaire pour laquelle on l’a consulté.

Le Turcoman, quoique affectant beaucoup de dignité dans ses allures, est gai, insouciant et enthousiaste quelquefois. Dans ces moments-là il oublie ses mauvais instincts de rapacité et d’avarice et se montre généreux. Il est brave, intelligent.

Le vol semble malheureusement une loi de sa nature. L’enfant vole sa mère, la femme vole son mari, le frère vole sa sœur, mais tout cela en famille, car au dehors tout le monde est sur ses gardes ; un individu surpris à voler dans une tente est presque à la merci de celui qui le découvre, et il est à jamais déshonoré dans sa tribu.

Lorsque les Turcomans ont des difficultés ou des intérêts à débattre et qu’ils ne peuvent tomber d’accord, ils s’en rapportent au jugement des anciens ou d’un kazi (mollah).

Un marché entre Turcomans est interminable ; ce n’est quelquefois qu’après deux ou trois mois de discussion que l’on arrive à conclure, mais une fois le marché terminé et accepté on en remplit loyalement les conditions, même si l’affaire est désavantageuse ; bien entendu il n’en est pas de même vis-à-vis des ennemis et des prisonniers.

Cependant les Turcomans apprécient la loyauté et la franchise. « Si la parole d’un Européen, disent-ils, arrive jusqu’à la ceinture, celle d’un Turcoman monte jusqu’à la barbe. »

Chacun d’eux aime sa tribu et se dévoue au besoin pour la communauté. Leurs manières décentes et empreintes d’une certaine gravité ne peuvent être comparées à celles des peuples voisins, même des Boukhariens et des Khivaiens, chez lesquels la corruption des mœurs est arrivée à un triste degré.

J’ai rarement vu de querelles et de scandales chez les Turcomans. Quelquefois j’ai assisté à des discussions très-vives et très-animées, mais jamais je n’ai entendu d’injures grossières ni de mauvais mots comme dans les autres pays. Ils sont aussi moins durs vis-à-vis de leurs femmes que les Persans et ont plus de considération et de respect pour elles.

Lorsqu’il y a des étrangers dans la tente, les femmes passent seulement un coin de leur voile sur le bas de leur menton et parlent en baissant la voix, mais cela n’empêche pas qu’elles ne soient saluées et respectées par les visiteurs, avec lesquels elles causent sans qu’on y trouve aucun mal.

Une femme peut aller d’une tribu dans une autre, parcourir un chemin long et isolé, sans jamais avoir à craindre la moindre insulte de qui que ce soit.

Le Turcoman en visite a une manière de se présenter qui ne varie jamais. Il lève la portière de la tente et se baisse en entrant, s’arrête et se redresse de toute sa hauteur ; après une pause de quelques secondes pendant laquelle il tient ses regards fixés sur la voûte de la tente, probablement pour donner aux femmes le temps de se cacher le menton, il prononce le salut sans faire aucun geste. Les échanges de civilités et les informations réciproques de la santé des parents, des amis et de la tribu terminés, le maître de la tente prie le visiteur de venir prendre place sur le tapis et à côté de lui. Aussitôt la femme présente la serviette, du pain, puis le pain et l’eau, ou du lait aigre, ou des fruits. L’étranger, par discrétion, ne prend que quelques bouchées de ce qu’on lui offre.

H. de Blocqueville.

(La fin à la prochaine Livraison.)



  1. Voyez aussi sur les tentes turkomanes la relation de Vambéry.