Quatre dialogues sur la peinture/Prologue

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Traduction par Léo Rouanet.
Librairie Honoré Champion (p. 1-3).



PROLOGUE


Si Dieu me donnait licence de choisir, entre toutes les grâces qu’il a dispensées aux mortels, celle que aimerais le mieux posséder ou obtenir, je ne lui en demanderais nulle autre, après la foi, que la haute faculté d’exceller en la peinture ; et peut-être en cela ne voudrais-je être un homme autre que je suis. Ce dont je rends maintes grâces à Dieu immortel et souverain pour ce qu’il m’a, en ce monde vaste et confus, donné cette petite lumière qu’est mon ambition de la très haute peinture, si singulière en mérite qu’aucun autre don ne me semble plus glorieux ni plus digne de respect.

Mais il est une chose qu’on allègue à la honte de l’Espagne et du Portugal : c’est que ni en Espagne ni en Portugal on ne connaît la peinture ; qu’on n’y fait pas de bonne peinture ; et que la peinture n’y est pas en honneur. Or, étant revenu depuis peu d’Italie, d’où j’ai rapporté les yeux pleins de la hauteur de son mérite et les oreilles pleines de ses louanges, et ayant reconnu combien cette noble science est traitée différemment en cette mienne patrie, je pris une ferme résolution. Et, comme fit César en passant le Rubicon, ce qui était rigoureusement interdit aux Romains en armes, de même (s’il m’est permis de me comparer, moi chétif, a un tant illustre seigneur) je m’érige en vrai chevalier et défenseur de la haute princesse Peinture, déterminé à affronter tout péril pour défendre son nom par les armes et par les moyens dont je dispose, quelque faibles qu’ils soient.

Dès lors que la faveur de Votre Altesse m’est acquise, très haut et sérénissime Roi et Seigneur1, si parfaitement instruit ès nobles choses et sciences, je n’aurai grand’ peine à tout vaincre ; encore que mes adversaires soient tellement clairsemés que besoin ne m’était d’une aide aussi précieuse. En outre, parce que d’aucuns estiment que je rougis d’être peintre, moi qui n’ai, après ma qualité de chrétien, gloire ni vanité plus grande que mon ambition de l’être, je prétends, en ce livre, démontrer sous forme de dialogue quelle glorieuse et noble chose c’est que d’être peintre, et combien difficile ; quelle est, dans un état, l’utilité et l’importance de l’illustre et très nécessaire science de la peinture en temps de paix comme en temps de guerre ; enfin, les prix et valeur de la peinture en d’autres pays.