Que toutes les classes de la société n’ont qu’un même intérêt

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Œuvres de CondorcetDidotTome 12 (p. 645-650).
QUE TOUTES LES
CLASSES DE LA SOCIÉTÉ
N’ONT QU’UN MÊME INTÉRÊT.
8 JUIN 1793[1].

Une des principales causes qui ont amené, conservé, rétabli la tyrannie d’un seul ou de plusieurs, est l’apparente opposition d’intérêts entre les diverses classes qui existent naturellement dans une société.

Il est facile d’arrêter, par la force de la loi, les injustices que produisent les intérêts privés, ou les passions personnelles ; mais il l’est bien moins d’empêcher les passions qui agitent des classes nombreuses, les intérêts qui les divisent, de troubler l’ordre général de la société, de prêter un appui aux projets des ambitieux, de fournir des prétextes pour instituer des pouvoirs qui blessent les droits des hommes, ou menacent la liberté.

J’ai dit : les diverses classes qui existent naturellement dans la société, parce que la loi ne doit en créer, en souffrir aucune de celles qui sont l’ouvrage des institutions sociales, comme des maîtres et des esclaves, une noblesse et une bourgeoisie héréditaire, etc., etc. Mais la distribution des travaux ou des richesses, celle des individus sur le territoire, produit nécessairement des hommes pouvant vivre sans travail, et d’autres n’ayant que leur travail pour vivre ; des cultivateurs, des manufacturiers et des commerçants ; des entrepreneurs, des ouvriers et des consommateurs ; des propriétaires de fonds et des capitalistes. Une partie des citoyens est répandue dans les campagnes, le reste s’est réuni dans des villes ; une de ces villes devient, par le fait, une sorte de chef-lieu national.

Si donc chacune de ces distinctions, nécessaires dans la fortune, dans les professions, dans la manière de vivre, donnait à chacune des classes qui en résultent des intérêts réellement opposés, la société entière serait perpétuellement agitée par une guerre sourde entre ces classes ennemies ; mais, au contraire, si cette opposition est imaginaire, si toutes ces classes n’ont qu’un même intérêt, il suffira de leur prouver cette vérité pour tarir la source des dangers dont le préjugé contraire menaçait la tranquillité publique, ou la liberté, des obstacles qu’il opposait à la prospérité générale.

En Angleterre, où l’on se croit gouverné par des pouvoirs qui se balancent, on s’occupe de balancer aussi les intérêts opposés ; on y cherche à maintenir l’équilibre entre l’intérêt commercial et l’intérêt territorial. Les ministres ne permettent pas à la nation de savoir que si des pouvoirs agissent, c’est qu’ils s’accordent, et que, si des intérêts concourent à un but commun, c’est qu’ils sont les mêmes.

Je vais donc essayer de prouver que ces prétendues oppositions d’intérêts n’existent pas ; que le développement des facultés de l’homme, le progrès de la civilisation, qui en est la suite, ne tendent point naturellement à séparer les hommes, mais à les rapprocher ; que les rapports sociaux, d’accord avec les sentiments de la nature, les portent, par l’intérêt de leur propre bonheur, à le chercher dans celui des autres ; et que l’homme ne peut devenir ennemi de l’homme que par l’effet des lois injustes, ou des institutions corruptrices.

Je parlerai d’abord de la prétendue opposition d’intérêts entre les riches et les pauvres, entre une ville devenue chef-lieu national par le fait, et le reste du territoire : on sait que ces deux erreurs sont, dans ce moment, une des principales causes des orages qui nous agitent, des maux dont nous sommes menacés.

L’intérêt de celui qui vit de son travail, de son industrie, est de n’en point manquer, de voir s’établir une concurrence active entre ceux qui en ont besoin. Il est également intéressé à ce qu’aucun trouble dans la société, aucun bouleversement dans les fortunes, ne dérange ni l’ordre des choses, qui lui assure du travail, ni la concurrence qui en maintient ou en élève le salaire.

Son intérêt est donc que celui qui peut vivre sans travail, d’un revenu acquis ou reçu, puisse employer son revenu et ses capitaux, soit pour sa dépense, soit même pour augmenter sa fortune par des moyens utiles à l’industrie, et que la crainte de perdre sa propriété ne le détermine pas à dissimuler sa richesse, ou à thésauriser.

L’intérêt de celui qui vit sans travail est de conserver, et même d’augmenter sa propriété, surtout s’il a plusieurs enfants. Mais si l’aisance n’accompagne pas l’industrie laborieuse, cette industrie diminue, et avec elle les jouissances du riche. Mais si l’ordre vicieux de la société condamne une classe nombreuse à la misère, alors, ou la propriété est menacée, ou le riche est obligé de nourrir le pauvre ; ce qui est beaucoup plus cher que de l’empêcher de le devenir. Calculez ce que la taxe des pauvres, en Angleterre, a coûté pour fournir à leur consommation, et voyez quelle énorme différence dans ces effets, si les mêmes capitaux avaient été employés pour l’industrie.

Il est, sans doute, de mon intérêt que, si j’ai besoin d’un travail, je le paye meilleur marché : mais est-il de mon intérêt que les salaires soient bas dans le pays que j’habite ? Non. Dans le premier cas, le salaire commun d’un tel travail étant, par exemple, 10 livres, c’est-à-dire, entre 9 et 11 livres, il est de mon intérêt d’être du nombre de ceux qui ne le payent que 9 livres. Mais il n’en serait pas que le prix commun de ce travail tombât à 6 livres, par le défaut de concurrence et la diminution de l’industrie.

Il est absurde de prétendre que c’est un grand bonheur de ne rien avoir, pourvu qu’on ait à côté de soi un homme qui ait beaucoup ; mais il est vrai que, sans l’espérance et la possibilité d’augmenter sa fortune, sans l’assurance de pouvoir l’employer librement, toute activité cesserait : on détruirait donc, pour celui qui a très-peu, une ressource très-importante, celle de pouvoir, en dépensant une petite somme pour acquérir un plus haut degré d’industrie, augmenter, dans une proportion très-grande, le prix de son travail ; qu’on diminuerait la masse des travaux, et par conséquent de tous les moyens de subsistance et de bien-être.

La distribution des travaux dans les sociétés policées, leur division, si nécessaire pour le maintien ou l’accroissement soit de la population, soit de la prospérité publique, a pour résultat nécessaire, non qu’il y ait des pauvres, mais qu’une partie des individus emploie ses capitaux pour acquérir une industrie ; non qu’il existe une classe nombreuse d’hommes n’ayant que leurs bras, mais qu’il en existe une n’ayant que leurs bras et une industrie acquise.

Aucun des moyens de placer de petits capitaux n’est aussi avantageux, surtout pour ceux que la nature a favorisés ; et si ces avantages, considérés surtout par rapport aux familles, sont subordonnés au hasard, on peut, par l’établissement des caisses d’économie, les soustraire en grande partie à son empire.

Si tous les hommes plaçaient leurs capitaux en terres ou en rentes, au lieu de les placer en industrie, un plus grand nombre sans doute aurait une propriété ; mais cette propriété serait insuffisante aux besoins de la plupart des individus, ne les dispenserait pas d’un travail alors peu lucratif, et ils seraient réellement moins riches que s’ils n’avaient que de l’industrie.

Voulez-vous que l’agriculture fasse des progrès ? il faut que vous ayez des cultivateurs ou des propriétaires en état de faire de grosses avances. Voulez-vous que le commerce fleurisse ? il faut que vous ayez des hommes qui puissent y placer des capitaux considérables. Et ces progrès, dus aux propriétaires, aux cultivateurs, aux capitalistes plus riches, sont utiles, sont nécessaires à la prospérité des cultivateurs moins aisés, et des petits commerçants. Il ne s’agit pas ici de maintenir une grande inégalité ; il s’agit seulement de tout abandonner à la volonté libre des individus, de seconder, par des institutions sages, la pente de la nature, qui tend à l’égalité, mais qui l’arrête au point où elle deviendrait nuisible. Alors la fortune ne se fixe point dans un certain nombre de familles, dans une classe d’hommes ; mais elle circule dans la masse entière, et elle y circule sans ces grands déplacements qui, s’ils sont subits, dérangent le cours des travaux, de l’industrie, du commerce ; et, en détruisant la fortune d’un grand nombre de riches, tarissent les ressources d’un plus grand nombre de ceux qui ne le sont pas.

L’intérêt de tous est que les fortunes se divisent ; mais il l’est aussi que chacun puisse accroître la sienne autrement que par la thésaurisation, et surtout qu’il puisse se croire sûr de la conserver et d’en jouir.


  1. Journal d’Instruction sociale.