Quel amour d’enfant !/III

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Hachette (p. 33-38).



III

courage de léontine


Giselle ne se trompait pas ; à peine fut-elle partie que M. Tocambel, se tournant vers Léontine, lui dit :

« Parlez, mon enfant, je vous écoute.

léontine.

Vous m’avez peinée, mon cher ami, par votre sévérité pour ma pauvre Giselle. Je crains qu’elle n’ait compris toutes vos paroles ; elle est si intelligente elle en a beaucoup de chagrin, j’en suis bien sûre.

m. tocambel.

Rassurez-vous, ma chère enfant ; bien loin d’avoir du chagrin, elle est contente de m’avoir vexé, comme elle le croit ; elle m’a peiné en effet, vous aussi ; elle, par sa fausseté et ses intentions malicieuses ; et vous, par votre faiblesse et votre confiance aveugle en ses paroles.

léontine, avec surprise.

Ma faiblesse ? Ma faiblesse ? Comment ? Au moment où j’use de sévérité à son égard, où je l’oblige à m’obéir malgré ses larmes, vous m’accusez de faiblesse ? Que fallait-il donc faire ?

m. tocambel.

Il fallait ouvrir les yeux, mon enfant, et voir que sa feinte amitié pour moi, que sa demande en grâce pour son oncle et sa tante, que sa prétendue étourderie en parlant de mon âge et en rapportant les paroles de la tante Monclair, que ses larmes forcées, que tout cela était fausseté et mensonge. Aussitôt qu’il s’agit de Giselle, vous devenez aveugle à l’évidence, sourde à la vérité. Et à présent, ma chère enfant, dites-moi ce que vous aviez à me dire. »

Léontine, un peu émue, lui raconta la scène qui s’était passée chez son frère et le martyre de la malheureuse Giselle. M. Tocambel l’écouta attentivement ; quand elle eut tout dit, il leva les yeux sur elle, lui serra les mains et lui dit avec un sourire :

« Pauvre mère ! Comme vous voilà troublée pour un rien !

léontine.

Pour un rien ! Vous appelez un rien d’avoir traîné mon enfant dans toute la maison, de l’avoir menacée du fouet, de l’avoir garrottée comme un malfaiteur, de l’avoir torturée ainsi pendant une grosse heure ! Tout cela n’est rien ? À moins de l’avoir tuée, je ne vois pas ce que Pierre aurait pu faire de mieux.

m. tocambel.

Tout cela est faux, je le garantis. Vous connaissez Pierre tout aussi bien que je le connais ; vous savez qu’il est bon, qu’il est juste, qu’il vous aime, et qu’il est incapable d’un acte injuste et cruel.

léontine, indignée.

Alors vous ne croyez pas ma fille ?

m. tocambel.

Je ne la crois pas du tout. D’abord, elle est en colère contre son oncle et sa tante, qui l’ont probablement empêchée de faire quelque sottise. Ensuite, elle ne dit pas toujours les choses comme elles sont. Attendez pour juger votre frère qu’il vous ait raconté lui-même ce qui s’est passé.

léontine, très vivement.

Et vous croyez que Pierre osera nier ses brutalités à l’égard de Giselle ?

m. tocambel.

Je crois qu’il osera dire la vérité, ce qui n’est pas sans danger avec vous. Tenez, dans ce moment vous me détestez, vous voudriez me voir à cent lieues d’ici.

léontine, sanglotant.

Je vous croyais un ami, et vous ne l’êtes pas ; je comptais sur vous, qui avez de l’influence dans la famille, pour protéger ma pauvre Giselle, et vous l’accablez de votre mépris et de vos faux jugements. Pauvre enfant ! Pauvre ange calomnié ! »

Léontine sanglota de plus belle ; M. Tocambel resta impassible. De temps en temps il prenait une prise de tabac ; il attendit ainsi que la crise fût passée. Quand Léontine cessa de pleurer, il lui parla sérieusement, mais avec douceur, de sa trop grande faiblesse pour sa fille, du mal qu’elle lui faisait et du triste avenir qu’elle lui préparait. Il parvint à la faire consentir à une explication avec son frère.

m. tocambel.

Voulez-vous y aller avec moi ? Je vous donne toute ma fin de journée, s’il le faut.

léontine.

J’aimerais mieux attendre ; je suis trop émue, trop troublée maintenant. Mais que dire à Giselle ? Je ne puis croire qu’elle ait mis, comme vous le pensez, de la fausseté, de la vengeance, de la méchanceté dans sa conduite de ce matin.

m. tocambel.

Mon enfant, croyez-en ma vieille expérience : Giselle a besoin d’être réprimandée, punie et tenue avec sévérité, jusqu’à ce que vous soyez parvenue à la rendre bonne, douce et sincère. Quant à Pierre, si vous ne voulez pas y aller, j’y vais, moi, et je vous rapporterai ses explications.

léontine.

Merci, mille fois merci. Et de toutes manières amenez Pierre avec vous. J’ai besoin de le voir. »

Léontine resta seule et réfléchit. Nous allons voir plus loin quel fut le résultat de ses réflexions.