Quel amour d’enfant !/IX

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Hachette (p. 109-120).



IX

giselle est punie… et pardonnée


Le dîner fut triste pour Léontine ; son frère et ses sœurs, auxquels elle avait tout raconté, la regardaient avec une tendre pitié. Mme de Monclair taquina le vieux Tocambel, qui ripostait avec esprit et gaieté. Ils finirent par distraire Léontine et par égayer tous les convives : les trois jeunes cousins, amis de Blanche et de Laurence, Louis, Jacques et Paul, y aidèrent de leur mieux ; après diner, ils demandèrent à Mme de Monclair de se mettre au piano ; Georges et Isabelle ne furent pas négligés chacun s’empressa de les faire danser. La gaieté devint générale et gagna Léontine elle-même au bout de quelque temps, Mme de Monclair demanda à Léontine de la remplacer au piano.

« Mes vieux doigts sont fatigués, dit-elle ; ils ne peuvent plus aller assez vite, et mes vieilles jambes demandent à se dégourdir. Je veux danser aussi, moi. Allons, père Toc, venez m’engager pour une contredanse ; faisons voir à cette jeunesse comment on dansait de notre temps. Mettez-vous tous en place ; en avant deux ; ce sont les vieux qui commencent. »

Mme de Monclair et M. Tocambel commencèrent un avant-deux, élégant et classique ; la contredanse s’exécuta au milieu des rires et des bravos ; les pas de zéphyr, les pas de Basque, les pirouettes, les entrechats, les pas mouchetés, rien n’y manqua. Chacun fit de son mieux ; mais aucun ne put égaler la grâce, la légèreté, la souplesse du vieux couple.

« Ah je n’en puis plus, criait Mme de Monclair en exécutant le dernier chassé-croisé je suis rendue. Pierre, viens m’aider à regagner un fauteuil, une chaise, n’importe quoi. Les vieux danseurs n’ont plus de force. »

À peine Mme de Monclair, soutenue par Pierre, fut-elle installée dans un bon fauteuil, que la porte s’ouvrit et qu’à la surprise générale Victor entra tenant Giselle par la main. Léontine poussa


Aucun ne put égaler la grâce du vieux couple.

une exclamation de mécontentement, et quitta le

piano.

madame de monclair.

Eh bien, quoi ? Qu’est-ce que c’est ? Un danseur et une danseuse de plus ! Léontine, tais-toi, ne bouge pas. Je vais tout arranger. Pierre, prends Giselle ; Victor, venez près de moi. Les trois cousins, prenez chacun une cousine. Père Toc, faites danser les petits et battez la mesure. En place les danseurs. Chassé-croisé ! »

Et avant que Giselle et Victor eussent compris ce qu’on allait faire, ils recommencèrent une contredanse semblable à la dernière. Léontine, un peu troublée, se trompa, manqua la mesure, mais personne n’y fit attention, tant on était animé à sauter, à tourner, à pirouetter. Giselle, troublée, en entrant, du tumulte et de l’exclamation de sa mère, fut entraînée par la gaieté des danseurs. Victor lui-même perdit sa gravité, et la contredanse n’était pas finie, que personne ne songeait ni à l’entrée imprévue de Giselle, ni à ses méfaits précédents. Léontine elle-même, enchantée de voir Giselle rire et danser, donnait à sa musique une vivacité, un éclat qui augmentait l’entrain général. À une contredanse en succéda une autre, puis une autre, puis un galop monstre, après lequel tous, d’un commun accord, demandèrent grâce.

Pendant qu’on prenait des rafraîchissements et des gâteaux, Léontine s’approcha de Mme de Monclair, qui était restée dans son fauteuil.

« Bonne, chère tante, lui dit-elle les yeux pleins de larmes, comme vous avez tout arrangé et tout fait pardonner ! Avec quelle bonté, avec quel esprit charmant ! Je suis bien, bien reconnaissante, ma chère tante. »

Léontine lui baisa la main ; sa tante l’embrassa.

« Il reste quelque chose à faire, dit-elle. Tu vas voir. Avez-vous bientôt fini de vous rafraîchir, vous autres jeunes ? Bon ; approchez tous, rangez-vous en ligne devant moi. Bien. À présent, que personne ne bouge et ne parle, et que tous m’écoutent.

« L’homme est mauvais par nature. La femme aussi, bien entendu. Mais hommes et femmes sont bons… quand ils le veulent. Voulez-vous être bons, tous, tant que vous êtes ?

— Oui, oui, s’écrièrent-ils tous.

— Alors pardonnez-vous les uns les autres, afin que le bon Dieu vous pardonne. Que chacun de vous se réconcilie de bon cœur et ne pense plus au passé. Aimez-vous les uns les autres, et jetez-vous dans les bras les uns des autres. Une, deux, trois. »

Au trois, Mme de Monclair se jeta dans les bras de M. Tocambel, Léontine dans ceux de Victor, Pierre dans ceux de Giselle, et ainsi de suite, jusqu’à ce que tous se furent embrassés. On riait, on se poussait, on se culbutait ; les deux petits passaient de bras en bras ; le fort de la mêlée dura plus d’un quart d’heure. Quand l’ordre fut rétabli, Giselle était encore fortement serrée dans les bras de sa mère : toutes les deux pleuraient.

« Je ne veux pas qu’on pleure s’écria Mme de Monclair ; une pénitence pour les pleureurs ; on va jouer à colin-maillard : Léontine et Giselle le seront. Vite, des mouchoirs, et à genoux pour qu’on vous bande les yeux. »

Léontine obéit après un dernier baiser déposé sur une dernière larme qui coulait sur la joue de Giselle ; on leur banda les yeux, et le jeu commença. Noémi emmena Georges et Isabelle, qui ne pouvaient plus se tenir sur leurs petites jambes ; elle les remit à leur bonne. À peine furent-ils couchés, qu’ils s’endormirent profondément, pour ne s’éveiller que le lendemain à dix heures. Ils avaient dormi treize heures. La soirée continua gaie et bruyante.

Giselle revenait souvent près de sa mère, pour l’embrasser, pour lui dire un mot de tendresse, vraie, cette fois. Léontine éprouvait un bonheur qui se reflétait sur son visage, ordinairement triste et doux ; la tristesse avait disparu : la douceur seule y restait et embellissait sa physionomie.

« Comme Léontine est jolie ce soir ! dit M. Tocambel à sa vieille amie.

madame de monclair.

Parce que le bonheur maternel est sans mélange d’inquiétude. Et voyez aussi Giselle : elle est charmante, jolie et charmante !

m. tocambel.

C’est vous, fée bienfaisante, qui avez amené ce changement.

madame de monclair.

Pourvu que le mauvais génie ne vienne pas nous gâter tout cela !

m. tocambel.

Cela se pourrait bien. Il est terrible de faiblesse ; il arrête tous les bons mouvements de Léontine. Quelle idée habile et charmante vous avez eue ! Tout en riant, vous leur avez fait le plus beau sermon qu’ils pourront jamais entendre prêcher dans le cours de leur vie.

madame de monclair, riant.

Taisez-vous, flatteur ! Gare au gazon !

m. tocambel.

C’est bon, c’est bon, baronne ! J’en ai de rechange. »

La soirée se prolongea assez tard ; à dix heures on servit le thé, des glaces, des gâteaux et du chocolat. L’exercice avait réveillé l’appétit ; on fit honneur à la collation. À onze heures on se sépara.

« Ma tante, nous allons vous ramener chez vous, dit Léontine.

madame de monclair.

Du tout, du tout, mon enfant ; il fait si beau ! Je m’en vais à pied avec mon ami Tocambel. Vous allez me donner le bras, j’espère bien ?

m. tocambel.

Je n’en sais rien ; vous êtes si folle, que vous me ferez passer pour un fou, et, dans la rue, vous sentez que ce n’est pas agréable.

madame de monclair.

Voyez-vous ce délicat ! Allons, vite, donnez-moi votre bras, et partons.

m. tocambel.

Je n’en puis plus ; mes jambes ne peuvent plus me porter.

madame de monclair.

Eh bien, je vous porterai ; vous serez mon bébé. Fameuse chevelure pour un bébé !

m. tocambel.

Mais, baronne, je vous dis que je ne peux plus me tenir.

madame de monclair.

Laissez donc ! Vous n’avez que soixante-quatre ans ! Moi qui en ai quarante-six ! ce n’est qu’une différence de chiffres posés vous voyez bien. »

Tout en résistant, M. Tocambel fut saisi par le bras et emmené moitié riant, moitié grommelant, par sa terrible, mais excellente amie et ennemie tout à la fois ; elle se plaisait à le tourmenter, et lui se plaisait à être tourmenté par cette aimable et encore charmante amie ; malgré ses quarante-six ans, elle avait conservé une gaieté, un éclat, une légèreté, une santé de vingt ans. Bonne avec tout le monde, amie fidèle et dévouée, elle avait des amis innombrables qu’elle taquinait sans les fâcher, dont elle riait sans les blesser. Riche et d’une position élevée, elle se mettait au service de tous ceux de son intimité qui avaient besoin de sa protection ou de sa bourse ; aussi était-elle reçue partout à bras et à cœur ouverts. M. Tocambel l’aimait et la vénérait ; jamais il ne passait une journée sans y aller au moins une fois, et plus souvent deux ou trois.

Ils arrivèrent à bon port, après s’être querellés tout le long du chemin ; M. Tocambel reçut même un ou deux pinçons au bras. Le dernier mot de Mme de Monclair fut :

« Je vous enverrai demain un faucheur pour tondre votre gazon, qui est trop long.

— Et moi, je vous enverrai mon tailleur pour vous coudre la langue », répliqua M. Tocambel en baisant la main que lui tendait son ennemie.