Quel amour d’enfant !/XIII

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Hachette (p. 171-186).



XIII

la loterie


Quand elle fut prête, elle alla chercher Giselle et son mari ; ils montèrent tous trois en voiture sans parler. Victor était embarrassé vis-à-vis de sa femme, qu’il avait blâmée devant Giselle, et de sa fille, qu’il avait écoutée et gâtée au delà de tout ce qu’il avait fait jusqu’alors. Léontine était préoccupée et triste ; elle n’avait pas même regardé Giselle avant de monter en voiture. Giselle était vexée que sa mère ni même son père n’eussent pas admiré sa belle toilette.

Il y avait déjà plusieurs personnes quand ils entrèrent. Les enfants s’amusaient dans le jardin. M. de Néri et sa femme ne purent retenir une exclamation de surprise en apercevant Giselle. Elle avait fait ajouter à sa robe une masse de rubans, en défendant à sa bonne d’en parler à sa mère. Elle avait emporté les fleurs qui avaient orné sa tête elle en avait piqué une grande partie dans les mailles de son filet ; l’énorme nœud n’avait pas été oublié elle l’avait attaché à la nuque.

pierre, riant.

Ma pauvre Léontine, pourquoi as-tu affublé Giselle de tous ces rubans et de ces fleurs ? »

Léontine, étonnée, se retourna, regarda Giselle un instant.

léontine.

Ce n’est pas moi, mon ami ; c’est elle-même qui s’est rendue ridicule.

pierre.

Il y a donc eu lutte grave, ma pauvre sœur ?

léontine.

Plus grave que jamais. Je t’en reparlerai. »

Léontine alla embrasser ses sœurs et saluer les personnes de connaissance. Giselle s’était esquivée pour aller au jardin, où elle excitait le rire des enfants.

le cousin jacques.

Tu as l’air d’un Mont-Blanc, Giselle.

le cousin louis.

Ou d’un fromage à la crème.

le cousin paul.

Ou d’une grosse boule de neige.

laurence.

Pourquoi donc es-tu tout en blanc ?

une amie.

C’est qu’elle veut être comme une mariée probablement.

une autre amie.

Pourquoi t’a-t-on mis tant de rubans ?

un petit garçon.

Tiens ! C’est commode pour jouer au cheval ; les longs rubans par derrière feront les guides. »

Le petit Georges s’écrie : « C’est vrai, ça ! » Il saisit les longs bouts pendants, les tire en disant : « Hue, dada ! Hue donc ! » Giselle se fâche, le repousse ; Georges tombe ; les enfants l’entourent et l’embrassent en disant :

« Sauvons-nous de Giselle ; elle va nous jouer quelques méchants tours comme aux Champs-Élysées. »

Ils s’éloignent et emmènent Georges. Giselle les suit ; ils se mettent à courir ; Giselle les poursuit ; ils l’entourent, font une ronde autour d’elle et chantent :

Tournons, tournons autour du Mont-Blanc,
Goûtons, goûtons si c’est un fromage.
Voyons, voyons ces longs rubans blancs.
Non, non, fuyons, Giselle est en rage.

Giselle, en effet, était furieuse ; entourée par une ronde de vingt enfants, et voulant les éviter, elle se précipitait de droite à gauche pour pouvoir s’échapper ; mais la ronde tournait avec une telle rapidité qu’il lui était impossible de passer, ni même de saisir quelqu’un au passage. Les plus malins tiraient un ruban, attrapaient une fleur, qui leur restaient dans les mains ; la queue fut le premier trophée enlevé à l’ennemi ; au bout de cinq minutes ses dépouilles jonchaient le terrain. Les cris de rage de Giselle, entremêlés des chants et des cris de joie des enfants, n’avaient pas d’abord attiré l’attention des grandes personnes restées dans les salons mais la prolongation de ce tumulte, au milieu duquel dominaient parfois les cris de fureur de Giselle, inquiéta M. de Néri. Il vint jeter un coup d’œil sur cette ronde qui tournait comme un ouragan, et vit de suite que ce jeu, amusant pour les uns, ne l’était pas pour tous. Il le fit arrêter, et en retira Giselle.

m. de néri.

C’est un mauvais jeu, mes enfants ; il ne faut jamais s’amuser aux dépens de personne. Ce qui vous semble, si drôle fait pleurer la pauvre Giselle.


« Tournons, tournons autour du Mont-Blanc. »

les enfants.

Nous ne voulions pas la faire pleurer, Monsieur ; nous ne lui faisions pas de mal.

m. de néri.

Vous ne vouliez pas, mais vous l’avez fait. Vous lui avez arraché tous ses rubans, sa belle queue, vous l’avez décoiffée, vous lui avez fait des trous à sa robe, et vous ne trouvez pas que vous lui ayez fait de mal ? Si vous recommencez chose pareille, il n’y aura de loterie que pour les enfants sages. »

Blanche et Laurence étaient arrivées ; elles cherchèrent à consoler Giselle, et l’emmenèrent pour la recoiffer et arranger sa robe chiffonnée et un peu déchirée.

Pierre alla raconter à Léontine ce qui venait de se passer ; la voyant très effrayée, il la rassura et lui dit que Blanche et Laurence s’occupaient de réparer le désordre de la toilette de Giselle ; il engagea Léontine à ne pas y aller, de peur d’exciter quelque impertinence, quelque scène de sa fille.

Et il promit que ses sœurs ne quitteraient plus le jardin, pour empêcher une nouvelle invention malheureuse des enfants réunis.

Giselle ne tarda pas à revenir avec ses tantes, qui l’avaient parfaitement coiffée et arrangée, de sorte qu’elle était très bien au lieu d’être ridicule. Elle-même le sentait ; son visage s’était éclairci ; sa colère avait fait place à un sourire satisfait ; elle reçut sans bouderie les regrets exprimés par les enfants et eut l’air de ne plus songer qu’à s’amuser.

Guignol ne tarda pas à tirer son rideau et commença sa représentation, qui excita, comme toujours, la joie et la gaieté : Guignol se surpassa ; Polichinelle fut plein d’esprit et de méchanceté ; le commissaire fut plus malin que jamais ; les autres personnages, y compris le diable, furent charmants, chacun dans son genre.

La représentation finit au grand regret de tous les spectateurs. Il y eut un ah ! général quand le rideau se rouvrit, et que Polichinelle et le diable apparurent tenant chacun un sac à la main.

Polichinelle n’a pas très bon ton, comme le savent tous ceux qui l’ont entendu ; il se mit à crier :

« Sac à papier ! arrêtez donc, vous autres ; mon ami le diable et moi, nous avons quelque chose à vous donner… Ventre-saint-gris ! vous n’entendez pas ? Arrivez tous, chacun votre tour. Tendez la main. »

Les enfants défilèrent l’un après l’autre et reçurent chacun un billet de loterie noir du diable et deux billets rouges de Polichinelle.

Le diable, en donnant son billet, tirait la langue, une énorme langue rouge et pointue, ou bien il donnait une tape avec son billet, ou une chiquenaude sur le nez. Polichinelle, au contraire, promettait des lots superbes, demandait aux garçons de l’embrasser, et pestait contre son nez qui le gênait pour baiser la main des petites filles et des demoiselles.

Tout le monde était venu voir Guignol et la distribution des billets de loterie. Quand tous les enfants eurent leurs billets, Polichinelle fit voir encore quelques billots en disant :

« J’en ai encore à donner aux personnes aimables et sages. Mesdemoiselles Blanche et Laurence, par ici, par ici. Votre vieil ami Polichinelle vous attend, tout prêt à vous servir. Voilà, voilà ! »

Polichinelle donna des billets à Blanche et à Laurence qui riaient, et leur envoya un petit baiser, comme un de leurs plus anciens amis.

Polichinelle regarda et appela encore M. Tocambel.

« Par ici, mon frère ; par ici, cria-t-il. Tu vois bien que je suis ton jumeau. Beau nez, ma foi ! Il manque la bosse ; mais ça viendra ; le commencement y est.

— Polichinelle, mon frère, répondit M. Tocambel, donne-moi un billet et un bon ; traite-moi en frère, puisque tu m’appelles ainsi.

— Voilà, voilà frère. Un beau lot, tu verras. »

Polichinelle lui présenta un billet et disparut en riant comme un fou. Le diable, qui était mieux élevé, salua la compagnie à droite, à gauche, au milieu, et le rideau tomba.

La musique se fit entendre ; on se mit à danser des galops, des contredanses, des rondes ; quand les enfants se sentirent fatigués, on se mit à table ; un excellent dîner fut servi ; les enfants le mangèrent de bon appétit ; les parents furent servis après les enfants, pendant la loterie. Les lots étaient jolis ; les billets de Polichinelle gagnaient des choses charmantes ; les billets du diable gagnaient des lots absurdes : des verges, des carottes, des oignons, des navets, pommes de terre, cailloux, clous, vieux chiffons, etc. À la suite de tous les lots, arriva celui de M. Tocambel. Mme de Monclair voulut l’ouvrir elle-même malgré les réclamations de M. Tocambel.

« Je ne veux pas, disait-il ; vous allez me jouer quelque tour ; je vous dis que je veux ouvrir mon paquet moi-même ; donnez-moi cela, baronne ; cela m’appartient ; vous n’avez pas le droit d’y toucher.

madame de monclair.

Ah ! je n’ai pas le droit, mon bonhomme. Vous croyez cela. Je me le donne, moi. »

Cric, crac ! Le papier d’enveloppe fut déchiré, Mme de Monclair éleva le bras et fit voir à tout le monde une paire de brodequins en maroquin rouge, pour de très petits pieds de femme, dignes de chausser le pied de Cendrillon.

« Bravo ! cria-t-on. C’est charmant. Il faut les essayer. »

Quand Mme de Monclair abaissa le bras, on l’entoura pour examiner les petits brodequins, et l’on vit avec surprise que l’un d’eux contenait les ustensiles nécessaires à la toilette, et l’autre tout ce qu’il fallait pour écrire.

« Avez-vous de la chance ! lui dit Mme de Monclair en rendant à M. Tocambel sa paire de brodequins. J’aurais dû les garder, je suis réellement trop honnête.

— Voulez-vous me les donner ? mon bon ami, dit Giselle d’un air câlin.

m. tocambel.

Non ! ma belle enfant ; je les garde pour moi.

giselle.

Je vous en prie, mon bon ami, donnez-moi ces brodequins ; ils sont trop jolis pour vous.

m. tocambel.

Comment, trop jolis pour moi ! Voyez-vous cela ! Sachez, ma belle enfant, qu’il n’y a rien de trop joli pour moi, du moment que votre oncle et votre tante l’ont jugé ainsi.

giselle.

Vos brodequins sont plus jolis que ce que j’ai gagné, voulez-vous changer ? Je vous donnerai ma glace à pied et mon beau couteau à papier en ivoire sculpté, et vous me donnerez vos jolis brodequins.

Voyons, mon bon ami, décidez-vous.

m. tocambel.

Mais je suis tout décidé ; je garde mon lot et je vous laisse les vôtres.

giselle.

Je ne veux pas de mes lots, ils ne sont pas jolis ; on a choisi pour moi les plus laids. »

Les enfants qui l’entouraient l’assurèrent que son couteau à papier était très beau et que sa glace à pied montée en bronze était charmante.

giselle.

Et à quoi ça me servira-t-il ? J’ai des glaces partout et des couteaux dans tous les coins.

georges.

Alors, veux-tu me donner ton couteau ? Je n’en ai pas, tout juste.

giselle.

Non je veux le jeter.

théodore.

Oh ! je t’en prie, ne le jette pas, il est si joli ! Donne-le-moi plutôt que de le jeter.

giselle.

Je ne veux le donner à personne, je veux le jeter.

théodore.

Ah bien ! je te suivrai partout, et quand tu le jetteras, je le ramasserai.

michel.

Et moi donc, je la suivrai aussi, et comme je suis leste, c’est moi qui l’aurai. »

Les autres enfants en dirent autant, de sorte que lorsque Giselle impatientée voulut s’en aller, elle fut escortée par une trentaine d’enfants qui la suivaient de près.

« Laissez-moi ! cria Giselle, je veux m’en aller.

les enfants.

Nous ne t’empêchons pas de t’en aller ; seulement nous ne voulons pas laisser perdre tes jolis lots. »

Giselle essaya de courir, mais tous les enfants couraient après elle : plus Giselle s’impatientait et plus les enfants s’amusaient à la taquiner. Des deux côtés on commençait à se fâcher. Giselle, en voulant les faire partir, donnait des tapes et disait des injures ; les enfants ripostaient et menaçaient de lui arracher ses lots de force.

Laurence s’approcha du groupe serré et bourdonnant comme une ruche d’abeilles.

laurence.

Que faites-vous donc, enfants ? Pourquoi Giselle a-t-elle l’air si fâché ?

giselle.

Ma tante, ils veulent me prendre mes lots.

juliette.

Ce n’est pas vrai ; nous voulons t’empêcher de les jeter et de les perdre.

laurence.

Pourquoi les jeter ? et à qui les jeter ?

juliette.

À personne ; Giselle veut jeter les lots qu’elle a gagnés, parce qu’elle est jalouse des brodequins de M. Tocambel.

giselle.

Je ne suis pas jalouse du tout ; cela m’est bien égal.

thomas.

Puisque tu les as demandés, cela ne t’est pas égal, tu vois bien.

giselle, en colère.

Laisse-moi tranquille ; je te dis que ça m’est égal.

laurence, avec douceur.

Giselle, Giselle, est-ce qu’on répond ainsi ? Sois gentille ; tu vois qu’ils s’amusent tous à te mettre en colère, parce qu’ils voient que tu te fâches pour un rien. Viens avec moi, Giselle ; nous irons rejoindre maman.

giselle.

Non, je ne veux pas aller rejoindre maman.

laurence.

Mais c’est maman qui te fait dire de venir.

giselle.

Qu’elle vienne me voir si elle veut ; moi je suis avec mes amis.

laurence.

Des amis avec lesquels tu te disputais joliment quand je suis venue.

giselle.

Parce qu’ils sont bêtes et insupportables, mais je veux rester avec eux.

laurence.

Eh bien ! puisque tu ne veux pas venir, reste avec eux ; je m’en vais. »

Et Laurence alla rejoindre sa sœur.

maurice, à Giselle.

Je te remercie bien de nous trouver bêtes et insupportables ! Vengeons-nous, mes amis, vengeons-nous !… À nous les lots ! »

Tous les enfants s’élancèrent comme pour monter à l’assaut ; Giselle, qui ne s’attendait pas à ce mouvement, fut en une seconde dépouillée de son couteau à papier et de sa glace à pied ; après quoi les vainqueurs furent attaqués par ceux qui avaient eu moins d’habileté et de bonheur ; au milieu des rires et des cris de joie, le couteau et la glace de Giselle passèrent de main en main jusqu’à ce que les deux objets fussent brisés en morceaux.