Quel amour d’enfant !/XIX

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Hachette (p. 275-292).



XIX

les vacances font mauvais effet


Les mois se passèrent ; M. de Gerville et sa femme n’espéraient plus voir revenir Giselle ; ils ne le désiraient même plus. Quand elle apportait à ses parents des notes assez satisfaisantes sur son travail, moins bonnes sur son caractère, qui perçait malgré ses efforts, mais, au total, des notes inespérées, sa conduite à la maison semblait démentir la satisfaction que témoignaient les dames du couvent. Elle retrouvait pour ses parents son ancienne impertinence, son insubordination, ses volontés absolues, ses caprices d’autrefois. Plus ses parents lui montraient de tendresse, plus elle leur témoignait de froideur ; plus ils cherchaient à lui complaire, plus elle montrait d’exigence. Avec Mme de Monclair et son oncle Pierre, on retrouvait la Giselle du couvent, assez docile, presque raisonnable. Cette différence était trop visible pour échapper à la maternité jalouse de Léontine ; elle s’en affligeait et ne savait quel moyen prendre pour obtenir de sa fille ce que les autres en recevaient sans l’avoir demandé.

Enfin, elle parut comprendre qu’elle en faisait trop, et que cet excès de complaisance lui faisait perdre le respect de sa fille sans gagner son affection ; elle voulut essayer d’une conduite différente.

Un jour de sortie, Giselle bâillait dans un coin du salon ; Léontine semblait ne pas y faire attention ; elle lisait.

« Maman ! dit enfin Giselle.

léontine.

Que veux-tu, Giselle ?

giselle.

Pourquoi m’appelez-vous Giselle ?

léontine.

Et comment veux-tu que je t’appelle ?

giselle.

Comme vous m’appelez toujours : cher ange ou cher amour.

léontine.

Tu n’es ni un ange ni un amour ; je te donne le nom que tout le monde te donne. Mais que veux-tu ?

giselle.

Je m’ennuie.

léontine.

C’est ta faute ; ton papa t’a proposé de te mener au bois de Boulogne, ou sur les boulevards, pour voir toutes sortes de choses curieuses ; tu as tout refusé.

giselle.

Parce que cela m’ennuie de sortir avec papa.

léontine.

C’est aimable pour lui ce que tu dis là.

giselle.

Ce n’est pas ma faute puisque je m’ennuie avec lui, pourquoi ne le dirais-je pas ? »

Léontine ne répondit pas ; elle reprit sa lecture.

« Maman », dit encore Giselle d’un air dolent.

Léontine ne répondit pas.

« Maman, reprit Giselle d’un air impatienté.

léontine.

Laisse-moi lire ; tu m’interromps sans cesse.

giselle.

Vous n’êtes plus bonne pour moi.

léontine.

Je suis pour toi ce que tu es pour moi.

giselle.

Qu’est-ce que je suis pour vous ?

léontine.

Maussade et indifférente.

giselle.

Je vois que vous ne m’aimez plus.

léontine.

Je t’aime quand tu le mérites.

giselle.

Et aujourd’hui, trouvez-vous que je le mérite ?

léontine.

Non, pas du tout.

giselle.

Alors je veux retourner au couvent, où tout le monde est content de moi.

léontine.

Comme tu voudras ; j’écrirai à ces dames pour leur expliquer ta rentrée.

giselle.

Je ne donnerai pas la lettre, je la jetterai.

léontine.

Ce n’est pas à toi que je la remettrai, comme tu penses bien.

giselle.

Mon Dieu, que je suis malheureuse à la maison ! » s’écria Giselle en fondant en larmes.

Léontine fut sur le point de courir à Giselle, qu’elle s’accusait de traiter trop durement, mais elle se contint et reprit son livre d’une main tremblante.

Giselle pleura, se roula, cria en vain. Léontine lisait toujours ; elle aussi pleurait, mais en silence, cachant ses larmes à son ingrate enfant.

Enfin les pleurs de Giselle ne coulèrent plus ; elle s’aperçut que sa mère s’essuyait les yeux ; elle devina que la tendresse était la même et que la sévérité n’était qu’apparente. Cette pensée la consola, car elle avait été réellement inquiète ; elle aimait sa mère en raison de la fermeté qu’elle déployait.

Elle se leva, s’approcha doucement du fauteuil de Léontine, et, passant son bras autour de son cou, elle posa sa tête sur sa poitrine et dit d’une voix calme :

« Maman, ne pleurez pas : je ne retournerai pas au couvent avant ce soir ; je vous aime. »

Léontine, trop émue pour parler, l’embrassa, la serra dans ses bras, et, recueillant toute sa force pour ne pas se laisser aller au bonheur et à la tendresse qui remplissaient son cœur, elle lui dit en souriant :

« C’est bien, chère enfant ; tu fais très bien.

giselle.

Maman, voudriez-vous sortir un peu avec moi ?

léontine.

Très volontiers, chère petite, maintenant que tu es sage. »

Et se levant sans l’embrasser encore et encore, comme s’y attendait Giselle, Léontine alla s’habiller pour sortir. Giselle, un peu pensive et désappointée, mit son chapeau et attendit patiemment que sa mère fût prête.

À partir de ce jour Giselle se contint davantage avec sa mère ; mais elle se revengea sur son père, qui continuait son système de gâterie. Giselle l’en récompensait par de l’humeur, de l’impertinence et une exigence toujours croissante.

Les vacances commencèrent bien, et finirent mal. Léontine se laissa aller à de petites concessions, puis à de plus grandes. On était allé passer quinze jours chez M. et Mme de Néri, où se trouvaient Mme de Monclair et M. Tocambel. Un jour Giselle voulut aller à une fête de village. Son père, sa mère et toute la société l’accompagnaient. Pierre s’occupait principalement de ses enfants ; ils demandèrent à entrer dans des baraques où on montrait toutes sortes de bêtes féroces.

« Non, mes enfants, répondit M. de Néri ces bêtes sont mal enfermées quelquefois ; en s’en approchant de trop près, vous pourriez attraper un coup de griffe ou un coup de queue qui vous ferait beaucoup de mal. »

Georges et Isabelle, habitués à obéir, n’insistèrent pas et demandèrent à jouer à la loterie, ce que M. de Néri leur accorda avec plaisir. Pendant qu’ils gagnaient des tasses, des verres, des pains d’épices, Giselle demanda à son tour d’entrer dans la tente des bêtes féroces.

léontine.

Non, Giselle, ce serait imprudent ; tu as entendu ce qu’a dit ton oncle à tes cousins. Allons voir autre chose.

giselle.

C’est que j’ai bien envie de voir les bêtes féroces.

léontine.

Tu en as vu de bien plus belles au Jardin des Plantes.

giselle.

C’est égal, je veux voir celles qui sont ici. »

Léontine lutta quelque temps encore ; enfin, voyant une scène prête à éclater, M. de Gerville dit :

« Je vais t’y mener. Léontine, avec moi il n’y a aucun danger.

léontine.

Mais s’il lui arrive quelque chose ?

m. de gerville.

Il ne lui arrivera rien. Il y a une foule de gens qui entrent et qui en sortent vivants et sans blessures.

léontine.

Je veux bien, Victor, puisque tu le veux. Mais prends bien garde, Giselle chérie ; ne t’approche pas de ces vilaines bêtes.

giselle.

Soyez tranquille, maman ; j’y ferai bien attention. Venez, papa, venez vite ; j’aperçois mon oncle Pierre qui revient de notre côté. »

M. de Gerville se hâta de payer et d’entrer dans cette baraque infecte ; les animaux étaient d’une maigreur effrayante, leur poil était usé, ils avaient l’air de galeux mourants.

« Qu’ils sont laids ! qu’ils sont maigres ! s’écria Giselle.

m. de gerville.

Je ne pense pas qu’ils soient bien dangereux. Ils ont l’air de mourir de vieillesse ou de faiblesse. »

Le rugissement d’un tigre qui se trouvait près de Giselle lui fit peur ; elle fit un saut en arrière, marcha sur quelque chose, trébucha et alla tomber sur la cage d’un ours noir caché par l’obscurité.

Le grognement de l’ours excita le tigre, qui recommença à rugir. Giselle, terrifiée, voulut se relever, mais elle se sentit retenue par sa robe, que les griffes de l’ours avaient saisie à travers les barreaux de la cage ; il cherchait à attirer à lui Giselle, qui trébuchait à chaque nouvel effort de l’ours.

« Papa ! papa ! » criait Giselle.

Le tigre et l’ours continuaient leurs rugissements ; les autres animaux, excités par les exclamations des personnes présentes, faisaient un vacarme qui attira les gendarmes et la foule. M. de Gerville avait beau soutenir Giselle et chercher à la dégager : l’ours gagnait du terrain, la manche de la robe de Giselle était déchirée, les griffes de l’ours commençaient à effleurer sa peau ; un gendarme, voyant le péril que courait Giselle, tira son sabre et abattit un bout de la patte de l’ours, qui se réfugia en grondant au fond de sa cage. Giselle était tombée aussi par l’effet de la secousse le sang de l’ours avait jailli sur elle, et quand son père la releva et l’emporta au dehors, elle paraissait grièvement blessée au bras. Ce fut à ce moment que Léontine, effrayée par les cris qui se faisaient entendre dans la baraque, accourut au secours de Giselle. Quand elle vit son mari emportant sa fille qui avait le bras ensanglanté, elle poussa un cri et perdit connaissance. Tout le monde mit un empressement charitable à secourir Mme de Gerville et Giselle. Plusieurs personnes apportèrent de l’eau pour laver le bras de Giselle et pour mettre ses plaies à découvert. Pendant qu’on s’occupait de Giselle, Pierre bassinait le front et les tempes de Léontine ; dès qu’elle ouvrit les yeux, il la rassura sur l’état de sa fille, qui avait assuré n’avoir aucune blessure, ce qui fut constaté avec bonheur par les assistants. Quand chacun fut tranquillisé, on remercia le brave gendarme qui avait usé de son sabre avec tant d’adresse et d’à-propos. Les dames et les messieurs du château de Néri quittèrent la fête ; Giselle était trempée ; il faisait heureusement très chaud, le soleil l’avait séchée avant qu’elle fût rentrée.

madame de monclair.

Si tu avais écouté ta maman, Giselle, tu n’aurais pas été secouée par l’ours, ni couverte de son sang ; tu n’aurais pas causé à ta mère une frayeur terrible, et tu n’aurais pas troublé la fête pour tout le monde.

giselle.

Je ne croyais pas qu’il y eût de danger, ma tante.

madame de monclair.

Ton oncle Pierre l’avait dit pourtant.


Un gendrame, voyant le péril de Giselle, tira son sabre.

giselle.

C’est vrai ; aussi je n’aurais pas insisté, si papa ne m’avait offert de me faire entrer dans cette dégoûtante baraque.

m. de gerville.

Je te l’ai offert parce que tu en avais envie, mon amour.

giselle, sèchement.

Il ne faut pas toujours faire ce que je demande, vous le savez bien.

m. de gerville.

Mais, cher amour…

giselle.

Oh ! papa, je vous en supplie, ne m’appelez pas cher amour ; vous savez que je suis loin d’être un amour.

m. de gerville.

Alors je t’appellerai mon ange, car tu l’es.

giselle.

Encore moins ! Si vous saviez comme ces choses m’impatientent, je les mérite si peu !

— Cher ange, tu mérites ce qu’il y a de plus excellent », s’écria le père en voulant l’embrasser.

Giselle s’échappa et courut à sa tante : « Vous voyez, ma tante, s’il est possible que je sois sage et aimable. Cela m’ennuie tellement que je serai très contente de voir arriver la fin des vacances.

madame de monclair.

Ne dis pas de ces choses désagréables pour tes parents, Giselle. La trop grande tendresse de ton père ne t’oblige pas à faire l’enfant gâté, et tu pouvais parfaitement ne pas insister pour obtenir de lui ce que te refusait ta mère. »

Giselle ne répondit pas, elle continua à marcher près de sa tante, qui exerçait son innocente malice sur le pauvre Tocambel, qu’elle faisait courir, qu’elle secouait et taquinait à la grande joie de Giselle ; la gaieté de sa tante l’amusait beaucoup plus que les tendresses de ses parents.

La fin des vacances ne fut triste que pour M. et Mme de Gerville. Ils voulaient tous deux ramener Giselle au couvent ; mais elle demanda si instamment à sa tante de Monclair, qui revenait ce jour-là à Paris, de ne pas les exposer à ce pénible voyage, et de lui épargner à elle-même d’être témoin des larmes de son père et de sa mère, que Mme de Monclair lui promit de les en détourner ; elle y parvint non sans peine en leur représentant le chagrin qu’aurait Giselle pendant tout le voyage.

Léontine.

Pourquoi, ma tante, ne pourrais-je pas accompagner Giselle au couvent avec vous ? Nous prendrions un compartiment tout entier et nous pleurerions à notre aise.

madame de monclair.

C’est précisément ce que je veux éviter et ce qui ferait mal à Giselle. Évitez-lui le chagrin de vous voir pleurer. Elle-même m’en a parlé ; elle le redoute beaucoup, et elle m’a priée d’arranger les choses pour que je sois seule à l’accompagner. Pierre, Noémi et tes sœurs resteront avec toi une quinzaine encore.

léontine.

Et je reprendrai ma vie isolée et malheureuse.

madame de monclair.

Malheureuse, non ; tu as un mari qui t’aime ; un frère, des sœurs qui t’aiment ; une tante qui ne te déteste pas, ajouta-t-elle en riant. D’ailleurs, veux-tu que je te revienne après avoir terminé mes affaires à Paris ? Ma fille est en Algérie avec son mari, je suis seule avec le père Toc, que je ramènerai, n’est-ce pas, mon ami ? N’allez pas dire non, car vous reviendrez tout de même.

m. tocambel.

Est-ce que j’ai la liberté de dire non, quand vous avez dit oui ? Je serais bientôt mis en pièces, grâce à votre douceur angélique.

madame de monclair, riant.

Assez ; on ne vous demande pas tant de paroles. C’est convenu. J’emmène Giselle et ma tête à perruque. Je laisse Giselle au couvent et je ramène le gazon, prêt pour la seconde coupe. Et il ne me quittera que lorsque je lui donnerai congé. »

Les choses s’arrangèrent comme l’avait dit Mme de Monclair et comme l’avait voulu Giselle. La séparation fut aussi calme que possible du côté de M. et de Mme de Gerville ; ils avaient promis à Giselle de ne pas pleurer. Giselle était sérieuse ; le plaisir d’entrer au couvent, où elle se plaisait, était tempéré par la domination qu’elle y subissait forcément.

« Adieu, papa ; adieu, ma pauvre maman », cria-t-elle quand elle fut en voiture avec sa tante et M. Tocambel.

La voiture s’éloigna ; Léontine fondit en larmes ; son mari mêla les siennes à celles de sa femme ; il l’emmena dans sa chambre, et il réussit à la calmer en lui représentant le bonheur de Giselle de retrouver son couvent.

« C’est incroyable ! dit-il. Je ne comprends pas cet amour du couvent. Comment peut-elle préférer la domination si absolue de ces dames, à la liberté dont elle jouit chez nous ?

léontine.

C’est probablement parce qu’elle a besoin de se sentir tenue. Nous lui laissons trop de liberté ; elle en abuse, et elle le sent ; elle est humiliée d’avoir fait des sottises. Au couvent, elle obéit ; ici, elle ordonne.

m. de gerville.

Mais comment s’est-elle décidée à obéir, elle qui, malgré sa gentillesse, était toujours en révolte chez nous ?

léontine.

Parce qu’elle est en nombreuse compagnie pour obéir ; l’exemple l’entraîne, la crainte de donner mauvaise opinion d’elle la retient, et l’habitude de l’obéissance la lui rend facile.

m. de gerville.

Enfin, il faut patienter encore un an ! La première communion sera faite, et nous la reprendrons chez nous.

léontine.

Si toutefois elle veut bien y rentrer.

m. de gerville.

Comment, si elle veut ! Je saurai bien l’y obliger. Là-dessus je ne faiblirai pas !

léontine.

Toi ! pauvre Victor ! tu obéiras à la première sommation de Giselle.

m. de gerville.

Tu verras cela. N’en parlons pas d’avance seulement, pour qu’elle ne prenne pas le temps de se préparer à la résistance. »

Léontine sourit ; elle prévoyait que Giselle n’en ferait qu’à sa tête, et que le père lui céderait au premier mot.