Quel amour d’enfant !/XXI

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XXI

giselle quitte le couvent et redevient tyran — julien entreprend de la réformer


Lorsque l’époque des vacances arriva, elle quitta le couvent sans témoigner ni regret ni affection à personne. Elle se trouvait suffisamment instruite ; elle ne s’y amusait plus autant, elle espérait mener une vie plus gaie, plus agréable à la maison. Le bonheur qu’elle témoigna à son père, quand il vint la chercher, émut profondément M. de Gerville.

« Léontine avait raison, pensa-t-il : le cœur de ce cher ange s’est enfin ouvert pour nous. »

Quand Giselle arriva, elle fut reçue à cœur et à bras ouverts par sa mère, ses oncles, ses tantes, ses cousins et quelques amis que ses parents avaient engagés à passer le temps des vacances au château de Gerville. Sa tante Blanche, mariée depuis trois ans, s’y trouvait avec son mari, Octave du Milet. Laurence avait épousé depuis deux mois M. de Lacour, jeune homme accompli, qui avait été également invité à passer à Gerville le mois que devaient y rester M. et Mme de Néri avec d’autres amis.

Tout ce monde éblouit et enchanta Giselle ; elle pensa qu’elle allait s’amuser, danser, faire des promenades agréables ; elle fut donc charmante pour sa mère, pour ses tantes, ses oncles, pour tout le monde. Elle plut beaucoup à toutes les personnes présentes. Giselle était fort jolie, brune, fraîche, gracieuse ; des yeux noirs qui semblaient être des yeux de velours, des traits fins, des lèvres vermeilles, une forêt de cheveux très noirs, brillants comme de la soie, une physionomie animée, intelligente, une taille souple, élevée et déjà formée, malgré sa grande jeunesse. Sa conversation était gaie, vive, spirituelle ; son rire, frais et joyeux, était communicatif et donnait envie de rire, rien qu’à l’entendre. Telle était Giselle à quatorze ans, quand elle rentra chez ses parents ; cette figure charmante, quoique trop décidée, perdait tout son charme quand Giselle était irritée ou seulement mécontente ; les yeux de velours avaient un regard d’acier ; sa peau rougissait, sa gaieté faisait place à un air maussade, grognon, furieux même, selon le degré de l’irritation qui la dominait.

Les premiers jours de son arrivée furent irréprochables ; mais un matin, en entrant au salon, où se trouvaient ses trois jeunes tantes, ses trois cousins, le mari de Laurence et quelques autres amis, Giselle trouva le fauteuil de sa mère occupé par Blanche.

giselle.

Ma tante, voulez-vous me donner mon fauteuil ?

blanche.

Comment, ton fauteuil ! D’abord, c’est le fauteuil de ta mère ; ensuite une petite fille n’a pas son fauteuil dans un salon ; et enfin une nièce ne déplace pas sa tante, surtout quand la nièce n’a que quatorze ans.

giselle, vivement.

Je ne suis pas une petite fille ; à quatorze ans on est une jeune personne. Et puis, je prends toujours le fauteuil de maman quand elle n’y est pas.

blanche.

Mais comme j’y suis, j’y reste.

giselle.

Je le dirai à maman, et maman me le fera rendre.

blanche.

Ta maman sera, j’en suis sûre, plus polie que toi ; elle t’enverra promener.

giselle.

Je voudrais bien voir cela ; maman m’écoute toujours. C’est vous qui êtes impolie, vous me parlez comme si j’avais sept ans.

blanche.

Parce que tu me fais oublier ton âge ; tu te comportes comme si tu avais sept ans.

giselle.

Enfin je veux mon fauteuil, et je l’aurai.

blanche.

Tu n’auras pas mon fauteuil tant que je voudrai le garder. »

Le visage de Giselle était écarlate ; ses yeux commençaient à flamboyer.

« Blanche, soyez plus raisonnable que votre nièce, dit en riant un ami des trois cousins, Julien de Montimer, et prenez le fauteuil que je vous amène ; il est meilleur que celui de Mlle de Gerville.

— Au fait, dit Blanche, j’aime mieux céder pour éviter une défaite ; je vois à la figure de Giselle qu’elle s’apprête à me livrer bataille, et j’avoue que les combats ne me plaisent guère. »

En disant ces mots, Blanche se leva et prit le siège que lui offrait Julien.

Giselle était un peu honteuse ; elle s’assit dans le fauteuil de sa mère, mais elle s’y sentit mal à l’aise ; elle n’y resta que quelques instants. Julien, la voyant embarrassée et isolée, car tout le monde la blâmait, eut pitié de son embarras et s’approcha d’elle.

julien.

Votre triomphe ne vous a pas profité, Mademoiselle ; vous ne paraissez pas contente de votre fauteuil.

giselle.

C’est qu’ils m’ont tous abandonnée ; personne ne me regarde seulement.

julien.

Parce qu’on craint sans doute de voir votre visage, toujours riant et aimable, altéré par une irritation à laquelle nous ne sommes pas habitués.

giselle.

Mais j’avais pourtant raison d’exiger une place qui est à moi.

julien.

Je ne le pense pas, Mademoiselle ; j’ai trouvé les raisons de votre tante bonnes et vraies.

giselle.

Vous trouvez donc qu’on doit me traiter comme une petite fille ?

julien.

Non, non ; à moins que vous ne le désiriez vous-même en agissant comme une petite fille. On pourrait dans ce cas oublier que vous êtes plus près de la jeune personne que de l’enfant. »

Giselle n’était pas très contente ; elle ne répondit pas et alla s’asseoir dehors sur la pelouse où jouaient Georges et Isabelle. Personne ne l’y suivit ; elle resta seule.

« Est-ce que Giselle est sujette à des accès d’humeur comme celui qu’elle vient d’avoir ? demanda Julien à Blanche.

blanche.

Elle est encore si jeune qu’elle ne raisonne pas toujours ses paroles et ses démarches ; mais son accès, comme vous l’appelez, n’a pas duré.

julien.

Est-il vrai que ses parents l’ont beaucoup gâtée dans son enfance ?

blanche.

Très vrai ; et ils la gâtent encore ; elle a eu le courage et le bon sens de vouloir entrer au couvent, sans quoi elle ne serait pas instruite et gentille comme elle l’est.

julien.

Ah ! c’est elle qui l’a voulu ? C’est très beau cela.

blanche.

Oui : c’est d’autant plus beau que ses parents en étaient désespérés. Il y a beaucoup de bon dans Giselle ; c’est pourquoi je demande toujours de l’indulgence pour les défauts qui lui restent et qui finiront certainement par disparaître. »

Blanche, dans sa grande bonté, jugeait sa nièce plus favorablement qu’elle ne le méritait ; elle continua à atténuer ses torts, les rejetant sur les vices de son éducation.

Cette conversation fit penser à Julien qu’il fallait beaucoup céder à Giselle et chercher à l’améliorer en la prenant par la douceur ; tout en profitant de ses bons moments pour lui résister et la faire céder. Il venait très souvent chez M. et Mme de Gerville et dans toute la famille depuis le mariage de Blanche ; il était l’ami intime du mari de Blanche. Mais c’était la première fois qu’il se rencontrait avec Giselle, qui sortait rarement du couvent ; il n’avait pas encore été invité par M. et Mme de Gerville à venir à la campagne ; cette année, le retour de Giselle, le désir de l’amuser, de réunir du monde autour d’elle, lui donna l’idée de faire des invitations pour les vacances et les deux ou trois mois d’automne et de chasse.

Julien avait vingt et un ans, il était riche, il avait perdu ses parents fort jeune ; indépendant, aimable, spirituel et d’un caractère charmant, tout le monde le voyait avec plaisir faire partie de l’intimité du château de Gerville. Il aimait l’occupation et il passait une grande partie de sa matinée et de l’après-midi à préparer un dernier examen de droit qu’il devait passer à la fin de l’automne et après lequel il devait entrer au conseil d’État.

Julien s’intéressait à Giselle ; témoin des gâteries dont souffraient le caractère et le cœur de cette jeune fille, il croyait pouvoir triompher de cette mauvaise éducation et rendre bonne une nature qui aurait pu le devenir, mais sur laquelle il s’abusait, au point où elle en était arrivée. Il était pourtant réellement parvenu, au bout d’un mois, à acquérir de l’influence sur Giselle ; elle se contraignait en sa présence ; elle réprimait devant lui la violence de son caractère et ses impertinences envers son père, sa mère et ses tantes.

Blanche était ravie des progrès de sa nièce qu’elle ne voyait guère qu’au salon et à la promenade. Léontine cachait soigneusement à ses sœurs et à son frère les incartades de sa fille. L’amélioration produite par le couvent s’effaçait graduellement ; les volontés de Giselle devenaient de plus en plus difficiles à satisfaire.

Léontine tremblait que quelque violence échappée en public ne vînt trahir les défauts graves de Giselle et sa propre faiblesse ; quant à M. de Gerville, il ne se gênait pas pour gâter sa fille en présence de sa famille et de ses amis. On levait les épaules, et on admirait Giselle de ne pas abuser davantage de la condescendance de son père.

Un jour, M. de Gerville descendait dans la cour avec son beau-frère pour essayer des chevaux qu’il voulait acheter.

giselle.

Où allez-vous avec mon oncle, papa ?

m. de gerville.

Nous allons faire atteler des jeunes chevaux pour essayer de les dresser.

giselle.

Je voudrais y aller avec vous, papa.

m. de gerville.

Impossible, chère enfant ; ces chevaux peuvent être trop vifs, méchants, et il pourrait arriver un accident.

giselle.

Pourquoi y allez-vous alors, papa ? Puisque c’est dangereux pour moi, c’est dangereux aussi pour vous et pour mon oncle.

m. de gerville.

Non, ma chérie, parce que nous autres hommes nous savons nous tirer d’affaire ; nous ne perdons pas la tête, nous pouvons sauter hors de la voiture…

giselle.

Et pourquoi ne sauterais-je pas aussi ?

m. de gerville.

Parce que tes jupons se prendraient dans les roues ou gêneraient tes mouvements.

giselle.

Je veux y aller tout de même, papa ; je vous en prie, emmenez-moi.

m. de gerville.

Je t’en supplie, mon amour, n’insiste pas ; je t’assure que pour toi il y a du danger. »

Plus M. de Gerville cherchait à dissuader Giselle, plus elle insistait ; elle le suivit dans la cour, elle vit atteler les chevaux, et quand son père et son oncle montèrent dans le chariot, ils y trouvèrent Giselle montée avant eux.

m. de néri.

Victor, faites-la descendre, je vous en prie ; elle court de vrais dangers, vous le savez bien. Je ne vous accompagne pas si Giselle y va.


« Ma Giselle, je t’en supplie ! »

« Ma Giselle, ma petite Giselle, je t’en supplie ! dit M. de Gerville.

giselle, riant.

Il n’y a pas de Giselle, ni de petite Giselle qui tienne ; je reste où je suis. »

M. de Néri, fort embarrassé de ce qu’il devait faire, voulut prendre Giselle et la faire descendre de force, mais elle poussa des cris qui attirèrent quelques personnes, entre autres Julien et son ami, le mari de Blanche.

« Qu’y a-t-il donc ? s’écrièrent-ils en accourant.

m. de néri.

C’est Giselle qui veut absolument nous accompagner dans cet essai de chevaux, et nous avons beau lui dire qu’elle court de vrais dangers, elle ne veut pas nous écouter.

julien.

Tout le monde sait que Mlle Giselle est très courageuse et ne craint pas le danger ; mais quand elle saura que l’inquiétude que vous donnera sa présence peut avoir de funestes résultats pour son père et pour vous, Monsieur de Néri, je suis bien sûr qu’elle sera la première à vouloir descendre.

giselle.

Vous croyez, Monsieur Julien, qu’il y a du danger pour papa et pour mon oncle, si je les accompagne ?

julien.

Certainement, Mademoiselle, parce qu’au lieu de s’occuper des chevaux et d’avoir la tête bien libre en cas de danger, ils s’occuperont de vous et ils ne tiendront pas les chevaux comme il le faudrait.

— Alors je descends », dit Giselle en sautant à bas du chariot.

Julien triomphait en lui-même. Si on lui parlait raison, pensait-il, elle serait docile comme un agneau. Ils ne savent pas la prendre.