Quelques épis d'une gerbe/Conte oriental

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LE TROP ET LE TROP PEU,

ou les deux pasteurs



CONTE ORIENTAL.


Depuis bientôt deux mois un été sans pareil
Livrait le sol de l’Inde au plus ardent soleil ;
La chaleur atteignait le sommet des montagnes,
L’herbe séchait, jaunie aux plaines des campagnes,
Et la terre, où penchait l’épi trop altéré,
Ouvrait son pauvre sein à tous pas lacéré… —
Temps bien dur, chers lecteurs ! terrible sécheresse
Qui fait juste aux terrains comme aux cœurs la paresse ! —

Un matin de ces jours aux cuisantes ardeurs,
Deux voisins, — l’un Hassan, l’autre Agib, — deux pasteurs
Se rencontrent, pensifs, contemplant l’héritage,
La terre que chacun avait eue en partage
Et qu’ils voyaient, hélas ! jour par jour dépérir.
La soif les dévorait,… point d’eau pour les guérir !…
Fleurs, troupeaux entr’ouvraient leurs lèvres languissantes ;
Eux stimulaient en vain leurs jambes fléchissantes.

Tous deux avec douleur, tristes, lèvent les yeux,
Et dans leur peine extrême ils conjurent les cieux
De vouloir à leur mal donner un prompt remède :
— « Ô mon Dieu, disent-ils, Dieu bon, viens à notre aide ;
« Tempère les tourments que ces chaleurs nous font !… »
Tout à coup dans les airs un silence profond
Se fait ;… l’oiseau plaintif suspend sa voix souffrante ;
L’agneau ne bêle plus… le val est dans l’attente.

Ce silence subit étonne les bergers,
Qui semblent craindre encor quelques maux étrangers.
Tout autour d’eux, en haut, leur regard se promène…
De loin, dans le vallon, une figure humaine
Apparaît : c’est un être à la noble fierté ;
Il marche, plein de force et plein de majesté ;
Plus que chez les mortels sa taille est élevée,
Et sa sérénité ne peut être bravée.

Il s’avance. Chacun le reconnaît alors :
C’est le distributeur des fléaux, des trésors ;
C’est l’ange aux doubles dons, c’est le puissant Génie
Et du bien et du mal versant l’urne infinie.
Il s’avance toujours. Il tient dans une main
La gerbe qui promet un fécond lendemain,
El dans l’autre, en regard, il supporte le glaive
Qui, plein d’un sombre éclat, pour détruire se lève. —

Que leur apporte-t-il ? — Les pasteurs effrayés,
Tout tremblants, veulent fuir ce roi des envoyés :
— « Vous craignez ? Qu’ai-je donc, amis, qui vous repousse ? »
Leur dit le bon Génie avec sa voix plus douce
Que celle du zéphir sous les bois parfumés.
— « Oh ! je veux que vos cœurs ne me soient point fermés,
« Reprend-il ; approchez, enfants de la poussière ;
« À votre bienfaiteur faites votre prière. »

Les pasteurs rassurés se rapprochent de lui :
— « Je viens auprès de vous vous offrir mon appui.
« Je vous octroie un bien dont vous sentez l’urgence,
« Mais qui peut devenir mal par votre imprudence.
« Pour l’heure, mes amis, c’est un don précieux…
« Prenez garde d’en faire un don pernicieux !
« Vous demandez de l’eau ; j’en puis couvrir la terre ;…
« Mais, dites, qu’en faut-il, là, pour vous satisfaire ?


« Ne vous hâtez point trop, ne soyez pas pressés ;
« Avant de me répondre, humains, réfléchissez :
« Pour les besoins du corps, pour les plaisirs de l’âme
« Le trop et le trop peu méritent même blâme.
« Gardez-vous que la soif ne vous fasse oublier
« Que l’eau qui désaltère est sujette à noyer. —
« Maintenant, ô bergers qu’étreint la sécheresse,
« Parlez !… Hassan, à toi ; jugeons de ta sagesse. »

— « Bon Génie, oh ! pardon ! dit aussitôt Hassan
« Qui répond, tout craintif, à cet ordre pressant ;
« Auguste messager, porteur de bienfaisance,
« Pardonne-moi le trouble où me met ta présence :…
« Je demande un ruisseau, dans un lit pur et vert,
« Coulant toujours l’été sans déborder l’hiver. »
Le Génie, admirant la réserve du pâtre :
— « Tu l’auras, lui dit-il ; le ciel veille à ton âtre. »

De son glaive aussitôt frappant le sol jauni,
Il fait sourdre à ses pieds un filet d’eau béni :
Une fontaine vive et frémit et bouillonne,
Baigne les prés d’Hassan qu’elle arrose et sillonne,
Rend à l’herbe et la vie et ses vertes couleurs,
Fait monter de nouveau le doux parfum des fleurs,
Aux arbres dépouillés redonne le feuillage,
Et rafraîchit l’agneau mourant sans pâturage.

Au bon Génie, Hassan rend grâce avec amour.
L’envoyé se retourne : — « Agib, parle à ton tour. »
Et, sans attendre un peu que sa raison s’amende,
Notre second pasteur formule sa demande :
— « Mes désirs vont plus loin que ceux du simple Hassan.
« J’aurai pour ta largesse un cœur reconnaissant
« Si tu me fais couler à travers mon domaine
« Le Gange, et les poissons que son eau vaste emmène. »

Le trop modeste Hassan croyait avoir dormi.
Il admirait l’audace et l’air de son ami,
Se reprochant tout bas d’avoir manqué de tête
Et de n’avoir point fait cette belle requête.
— « Modère tes désirs, dit à l’ambitieux
« L’ange, qui jusqu’au cœur d’Agib plonge les yeux ;
« Homme faible, prends garde à ta fougue imprudente…
« Mal fait qui veut grossir la chose suffisante.

« À ce qui ne sert point ne trouve point d’appas.
« Pourquoi donc te faut-il tout ce qu’Hassan n’a pas ?
« As-tu d’autres besoins que ceux qui lui surviennent ?…
« Oh ! quels vœux différents les cœurs humains contiennent ! »
Malgré le sage avis, Agib persiste… et rit
Du visage qu’Hassan va faire, — pauvre esprit
Qui n’a pas su parler ! — de sa figure étrange
Devant lui, le seigneur et le maître du Gange.

Sans répondre un seul mot, le bon Génie alors
S’avance vers le fleuve aux verdoyants abords,
Laissant les deux pasteurs enivrés par l’attente
Du bien que va verser sa main toute-puissante.
Tandis qu’Agib, gonflé, d’un regard dédaigneux
Contemple l’humble Hassan, plus simple et valant mieux,
Le sourd mugissement des flots se fait entendre,
Et l’on voit tout à coup des vagues se répandre.

D’un pas impétueux court l’immense torrent,
Dont les ondes sans fin s’accroissent en courant ;
Ses lames ne sont plus par rien interrompues ;
Il pénètre au galop ;… les digues sont rompues ! —
Tu demandais de l’eau ; l’eau t’arrive en effet !
Eh bien ! voisin Agib, te sens-tu satisfait ?
Te voilà le pasteur le plus heureux du monde :
Au lieu d’un ruisseau vil, un déluge t’inonde !


Le fleuve débordé ravage en un clin d’œil
Le domaine, qu’il change en un vrai champ de deuil ;
Il semble tout broyer sous sa marche assassine ;
Des arbres les plus hauts il cherche la racine ;
Il entraîne, engloutit cabanes et troupeaux,
Et porte Agib lui-même… à l’éternel repos : —
Car un beau crocodile et vous happe et vous mange
Le grand propriétaire et le seigneur du Gange !!…

Apprenez, chers lecteurs, à ne rien souhaiter
Au delà de l’objet qui doit vous profiter.
— Voyez, par le succès de sa folle demande,
Qu’Agib a mérité plus qu’une réprimande ;…
Eh bien ! le même écueil vous menace aujourd’hui,
Et tout ambitieux qui prétend, comme lui,
Obtenir du ciel juste une part inutile
Pour être un jour croqué trouve son crocodile.


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