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Quelques Contes (Machado de Assis)/Conte d’écolier

La bibliothèque libre.
Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 241-258).
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Conte d’Écolier


Une maison à un étage, une grille en bois, telle était l’école de la rue do Costa. Un lundi du mois de mai de 1840, je m’arrêtai un instant dans la rue da Princeza, en me demandant où je pourrais bien aller m’amuser ce jour-là. Irais-je escalader la colline de S. Diogo ou courir dans le Campo Sant’Anna, qui, au lieu du parc à l’anglaise qu’il est aujourd’hui devenu, offrait aux regards un espace rustique, aux limites vagues, fréquenté par des lavandières et des mules lâchées dans le pré. Le champ ou la colline, tel était le problème. Soudain, je me dis qu’il valait tout de même mieux aller à l’école ; et j’en pris le chemin, voici pour quel motif.

La semaine antérieure, j’avais deux fois fait l’école buissonnière, et mon père, ayant découvert ma fugue, m’avait administré de ses mains une verte raclée avec des verges de cognassier. Les raclées de papa restaient gravées dans ma mémoire. C’était un vieil employé de l’arsenal, raide et intolérant. Il rêvait pour moi une haute position dans le commerce et avait hâte de me voir derrière un comptoir. Il attendait seulement que je susse lire, écrire et compter, et que je connusse quelques éléments de comptabilité. Il me citait des noms d’hommes fort riches, qui avaient commencé de la sorte. Or donc, ce fut le souvenir de la dernière punition qui, ce matin-là, me poussa vers le collège. Je ne brillais point par la sagesse.

Je gravis l’escalier avec précaution pour ne pas attirer l’attention du maître, et je me faufilai à temps. Il entra dans la classe deux ou trois minutes plus tard. Sa démarche était silencieuse ; il portait des pantoufles en cuir de Cordoue, une lévite de coutil déteinte aux lavages, un pantalon blanc raidi d’empois et un grand col rabattu. Il s’appelait Polycarpe, et avait cinquante ans ou plus. Il s’assit, tira de sa poche un grand mouchoir rouge et une tabatière, et mit le tout dans son tiroir. Ensuite, il promena ses regards sur la classe. Les petiots, qui s’étaient levés à son entrée, se rassirent. Tout étant en bon ordre, la leçon commença.

— Monsieur Pilar, il faut que je vous parle, me glissa dans l’oreille le fils du maître d’école.

il s’appelait Raymundo, ce petit. Il était mollasse, pourtant appliqué, mais peu intelligent. Ce que les autres apprenaient en trente-cinq minutes, il lui fallait deux heures pour se le mettre dans la tête. Ce que sa pauvre cervelle lui refusait, il le demandait au temps. Il avait en plus une peur bleue de son père. Rarement il riait : c’était un enfant délicat, pâle et malingre. Il rentrait à l’école quand son père s’y trouvait déjà et se retirait avant lui. Et le maître lui témoignait plus de sévérité qu’à nous.

— Qu’est-ce que tu veux ?

— Tout à l’heure, répondit-il d’une voix tremblante.

La leçon écrite commença. Il en coûte à ma modestie de dire que j’étais un des élèves les plus avancés de l’école. Un scrupule, facile à comprendre et d’un excellent effet de rhétorique, m’empêche aussi de déclarer que j’étais un des plus intelligents, bien que ce soit d’ailleurs mon absolue conviction. Notez que je n’étais nullement étiolé. J’avais au contraire de bonnes couleurs et des muscles d’acier. Je finissais toujours mon devoir avant les autres, mais je passais le reste du temps à dessiner des nez sur le papier, ou à les graver dans le bois, occupation dénuée de noblesse et d’esthétisme, mais innocente en tout cas. Il en fut comme d’habitude ce jour-là. À peine eus-je fini que je me mis à reproduire le nez du professeur sous cinq ou six aspects divers, parmi lesquels je me rappelle l’air interrogatif, l’air admiratif, l’air dubitatif et l’air cogitatif. J’ignorais naturellement ces noms, pauvre étudiant d’école primaire que j’étais alors, mais instinctivement je distinguais ces expressions. Les condisciples achevèrent leur besogne ; je dus faire comme eux, remettre mon devoir et revenir à ma place.

En vérité, je me repentais d’être venu. J’étais prisonnier, et je mourais d’envie de gambader dehors ; je revoyais les champs et la montagne ; je pensais à mes compagnons de vagabondage, Chico la tuile, Americo et Carlos des petites échelles, la fine fleur du quartier et du genre humain. Pour comble, j’aperçus au travers des vitres, dans le ciel limpide et bleu, un cerf-volant en papier qui planait majestueusement sur la colline de Livramento. Quel beau spectacle ; je le regardais flotter dans l’air, retenu par une ficelle immense, tandis qu’il me fallait rester assis, les jambes collées avec un livre de lecture et une grammaire sur les genoux.

— Ai-je été assez bête de venir ! dis-je à Raymundo.

— Ne dis pas cela, murmura-t-il.

Je le regardai ; il était pâle. Alors je me rappelai qu’il avait quelque chose à me demander, et le priai de s’expliquer. Il tressaillit de nouveau, et me dit rapidement d’attendre un peu. Il s’agissait de quelque chose de tout particulier.

— Monsieur Pilar… murmura-t-il au bout de quelques minutes.

— Qu’y a-t-il ?

— Vous…

— Moi… quoi ?…

Il regarda son père, puis quelques-uns de nos condisciples. L’un d’eux, nommé Curvello, le surveillait avec défiance, et Raymundo, qui avait remarqué cette circonstance, me pria d’attendre encore un peu. J’avoue que ma curiosité s’allumait. Je regardai Curvello. Il était aux écoutes. Ce pouvait être par curiosité vague, par naturelle indiscrétion. Mais il pouvait aussi y avoir quelque chose entre les deux. Ce Curvello était un assez méchant drôle. Il avait onze ans ; il était plus âgé que nous.

Que pouvait bien me vouloir Raymundo ? J’étais inquiet, je m’agitais sur mon banc ? j’interrogeais, à voix basse, avec insistance : — De quoi s’agissait-il. Personne ne s’occupe de nous. Ou bien alors veux-tu, cet après-midi ?

— Cet après-midi, interrompit-il ; ah ! non, par exemple…

— Maintenant, alors…

— Papa nous regarde.

Il nous regardait en effet. Comme il était plus sévère pour son fils, il levait souvent les yeux sur lui pour le tenir en haleine. Mais nous n’étions pas bêtes non plus. Nous fourrâmes nos nez dans nos livres, et nous continuâmes à lire. Enfin, fatigué de nous observer, le maître prit les journaux du jour, trois ou quatre feuilles qu’il lisait lentement, en ruminant les idées et les passions qui en émanaient. N’oubliez pas que nous nous trouvions sur le déclin de la Régence, et que l’opinion s’agitait. Nous ne connûmes jamais les opinions de Polycarpe, bien que sûrement il eût son parti pris. Pour nous, le seul mauvais parti qu’il pût prendre, c’était de nous appliquer la férule. Elle était là ; elle pendait au mur, dans l’embrasure de la croisée, à droite, avec ses cinq trous qui semblaient de petits yeux endiablés. Il n’avait qu’à étendre la main, la dépendre et la brandir avec sa brutalité habituelle, et ce n’est pas peu dire. Il se peut bien que les passions politiques l’aient parfois distrait au point de nous éviter quelque correction. Ce jour-là, tout au moins, il me sembla qu’il lisait les journaux avec un intérêt tout particulier. Il levait les yeux de temps à autre, prenait une prise, puis il revenait aussitôt à sa lecture, et s’y absorbait complètement.

Au bout de quelque temps, — dix ou douze minutes, peut-être, — Raymundo mit la main dans la poche de son pantalon et me regarda.

— Sais-tu ce que je tiens ?

— Non.

— Une monnaie d’argent que maman m’a donnée.

— Aujourd’hui ?

— Non, le jour de ma fête.

— De l’argent pour de vrai ?

— Pour de vrai.

Il la tira lentement et me la fit voir de loin. C’était une monnaie à l’effigie du dernier roi, une monnaie de douze sous ou de deux testons, je ne me rappelle plus bien ; mais c’était une monnaie ; et cette monnaie me fit refluer le sang au cœur. Raymundo tourna vers moi son morne regard ; ensuite, il me demanda si je voulais qu’il me la donnât. Je lui répondis qu’il se moquait de moi ; il jura que non.

— Eh bien ! et toi ?…

— Maman m’en donnera une autre. Elle en a une quantité que grand’mère lui a laissé dans une boîte. Quelques-unes sont en or. La veux-tu ?

Pour toute réponse, j’étendis la main discrètement après avoir glissé un regard vers le bureau du maître. Raymundo retira la main et fit avec la bouche une grimace jaune, qui avait des prétentions au sourire. Ensuite, il me proposa une affaire, un échange de bons procédés, il me donnerait la monnaie, et je lui expliquerais un passage de la leçon de syntaxe. Il n’y avait rien compris, il avait peur de son père. Et pour terminer il me frotta le genou avec sa monnaie…

J’éprouvais une étrange sensation. Certes, je n’avais pas une dose de vertu au-dessus de mon âge, et il ne m’en coûtait guère de recourir à des mensonges enfantins. Nous nous entendions fort bien à tromper notre professeur. Toute la nouveauté résidait dans les termes de la proposition, dans le troc d’une leçon contre de l’argent, dans cet achat positif : donnant, donnant. Tel fut le motif de mon émotion. Je regardais mon condisciple, bêtement, sans rien dire. Naturellement, le passage de la leçon devait être difficile ; Raymundo, n’ayant pu s’en sortir tout seul, recourait à un stratagème qui lui permettait d’échapper au courroux paternel. S’il m’eût demandé l’explication par simple faveur, il l’aurait obtenue comme les autres fois. Mais il agissait justement poussé par le souvenir du passé. Il craignait de me trouver mal disposé ou fatigué, et de ne pouvoir apprendre au gré de ses désirs.

Il est fort possible qu’en d’autres circonstances mes explications aient laissé à désirer ; c’était, sans aucun doute, le motif de sa proposition. Le pauvre diable comptait sur le service ; mais il voulait le rendre plus efficace, et c’est ainsi qu’il eut recours à la monnaie que sa mère lui avait donnée, et qu’il conservait comme une relique ou un jouet. Il eut recours à elle, me la montra, la frotta sur mon genou pour me tenter… Vraiment elle était jolie, fine, blanche, très blanche. Elle me paraissait telle, à moi qui n’avais jamais dans la poche, quand par hasard il s’y trouvait quelque chose, que des monnaies de cuivre, grossières et oxydées.

J’hésitais à la recevoir ; il m’en coûtait de la refuser. Je reportai mes regards sur le maître d’école, qui continuait à lire, la goutte au nez, tant il était absorbé. « Allons, la prendras-tu, me disait tout bas son fils. Et, entre ses doigts, la monnaie brillait comme un diamant. — Ah ! bah ! si le maître n’y voit rien, quel mal y a-t-il ? Et comment aurait-il vu quelque chose ? Il était plongé dans la lecture de ses journaux, lisant avec feu, avec indignation.

— Prends, prends.

Je lançai un coup d’œil autour de moi, et je surpris les regards de Curvello fixés sur nous. Je dis à Raymundo d’attendre un instant. Il me semblait que l’autre nous observait, et je fis comme si de rien n’était. Au bout d’un instant je lui lançai de nouveau un coup d’œil, et comme on croit facilement ce que l’on désire, je lui trouvai l’air le plus naturel du monde. Et je repris courage.

— Donne…

Raymundo me passa la pièce subrepticement, je la fourrai dans ma poche avec un émoi que je ne saurai traduire. Je la tenais enfin, là, collée contre ma chair. Maintenant il fallait rendre le service, expliquer la leçon. Je m’exécutai de bonne grâce, et en conscience le mieux que je pus. Je lui passai les colles sur un bout de papier, qu’il reçut avec précaution et en y portant toute son attention. On sentait qu’il faisait pour apprendre n’importe quoi un effort cinq ou six fois plus considérable qu’un autre. Mais, pourvu qu’il échappât au châtiment, tout allait bien.

Soudain je regardai Curvello, et je frémis. Il nous considérait avec un mauvais rire. Je ne fis semblant de rien. Mais, au bout d’un instant, m’étant retourné de nouveau vers lui, je le retrouvai dans la même position, avec le même air. Il s’agitait impatiemment sur son banc. Je lui souris sans obtenir de lui un autre sourire ; bien au contraire, il fronça le sourcil d’une façon menaçante. Le cœur me battit.

— Prenons garde, dis-je à Raymundo.

— Explique-moi encore ça, murmura-t-il.

Je lui fis signe de se taire ; mais il insistait, et la pièce, que je sentais dans ma poche, me rappelait les clauses du contrat. Je lui fournis l’explication demandée en m’entourant de mille précautions. Ensuite je reportai mes regards sur Curvello, qui me parut de plus en plus agité. Son rire devenait sardonique. J’étais sur des charbons ardents ; je ne désirais qu’une chose, c’est que la classe fût achevée. Mais l’horloge avançait plus lentement que de coutume, et le maître ne paraissait plus se souvenir que nous existions. Il lisait les journaux, article par article, les ponctuant d’exclamations, de haussements d’épaules, de petits coups secs sur la table. Et dehors, dans le ciel bleu, au-dessus de la colline, le même sempiternel cerf-volant évoluait de côté et d’autre, et semblait me faire signe d’aller vers lui. Ah ! comme on serait bien là-bas, sous les manguiers, avec la petite pièce d’argent dans la poche, la petite pièce d’argent que je ne donnerais pour rien au monde, quand il faudrait me laisser couper en quatre. Je la conserverais à la maison, je dirais à maman que je l’avais trouvée dans la rue. Je la palpais pour être bien sûr qu’elle ne s’échappait pas ; j’en frôlais le relief, j’en lisais l’inscription avec la pointe des doigts, je mourais d’envie de la regarder.

— Monsieur Pilar, cria le maître, en tempête.

Je sursautai comme au sortir d’un rêve, et je me levai tout d’une pièce. Le maître me regardait, l’air rogne ; les journaux étaient éparpillés sur la table, devant laquelle se tenait Curvello, debout.

— Venez ici, dit le maître.

J’obéis. Il fouilla dans ma conscience en y plongeant ses regards aigus. Ensuite il appela son fils. La classe entière était en suspens. Tous avaient cessé de lire, et attendaient immobiles. Je regardais toujours le maître, mais je sentais dans l’air la curiosité et la terreur de tous.

— Alors, monsieur reçoit de l’argent pour enseigner la leçon aux autres ? me dit Polycarpe.

— Moi…

— Rendez-moi la monnaie que votre condisciple vous a donnée.

Je n’obéis pas tout de suite, mais il me fut impossible de nier. Je tremblais de toutes mes vertèbres. Polycarpe hurla de nouveau qu’il lui fallait la monnaie, et je n’eus plus le courage de résister. Je mis lentement la main dans ma poche, je tirai la pièce, je la lui remis. Il l’examina sous ses deux faces, en écumant de rage. Ensuite, d’un large geste, il la jeta dans la rue. Nous en dit-il alors des injures !… Son fils et moi, nous venions de pratiquer une action basse, ignoble, indigne, une vilenie. Il fallait un châtiment et un exemple. Et il s’empara de la férule.

— Pardon ! Monsieur, m’écriai-je en sanglotant.

— Pas de pardon. Allons ! la main !… plus vite que ça, espèce de sans-vergogne, la main !…

— Monsieur…

— Plus tu tarderas, et plus il l’en coûtera.

Je tendis la main droite, puis la gauche, et je reçus les coups les uns sur les autres, jusqu’à douze. Mes deux paumes étaient rouges et tuméfiées. Quand ce fut le tour de son fils, il fut logé à la même enseigne : deux, quatre, huit, douze caresses de la férule ; il ne l’épargna pas. Les comptes réglés, il nous fit un sermon.

Quel toupet !… vous devriez mourir de honte. » Et il jura que s’il nous y reprenait, nous recevrions une telle dégelée que nous n’en perdrions jamais la mémoire. Et il continuait :

« Drôles ! escrocs ! manants ! »

Mes regards étaient cloués sur le plancher. Je n’osais les en détourner, et je sentais peser sur moi l’attention de tous. Je retournai à mon banc, sanglotant, poursuivi par la vindicte du maître. Un frémissement de terreur passait sur la classe. Personne ne se serait risqué ce jour-là à refaire le même trafic. Curvello lui-même ne savait où se fourrer. Je ne le regardai pas tout de suite, mais, à part moi, je jurais, aussi vrai que trois et deux font cinq, de lui casser la figure à la sortie.

Au bout d’un instant, mes regards et les siens se rencontrèrent.

Il détourna le visage, et je crois bien qu’il pâlit. Il se remit, et commença de lire à voix haute. Mais au fond, il avait peur ; il s’agitait, se grattait les genoux et le nez. Peut-être se repentait-il de sa délation. Et au fait, pourquoi nous avoir dénoncé ? Lui avions-nous pris quelque chose ?

— Ce que tu vas me le payer !… raide comme fer, me disais-je.

L’heure de la sortie arriva. Nous partîmes. Il marchait devant, à la hâte. Je ne voulais pas choisir pour théâtre de la lutte la rue do Costa et le voisinage de l’école. J’attendais que nous fussions dans la rue de S. Joaquim. Mais au détour de la voie, je ne l’aperçus plus. Il devait s’être caché dans quelque magasin ou dans quelque corridor. J’entrai dans une pharmacie, j’examinai les autres maisons, je m’informai du fuyard, personne ne sut me répondre. Dans l’après-midi, il manqua la classe.

Naturellement, je me gardai bien de raconter chez moi mon aventure. Pour expliquer l’enflure de mes mains, je dus mentir à ma mère, et lui dire que je n’avais pas su la leçon. Je m’endormis, le soir, en envoyant à tous les diables mes deux camarades, la délation et la pièce de monnaie. Elle m’apparut en songe. Je rêvai qu’en retournant le jour suivant à l’école, je l’avais retrouvée dans la rue et que je l’avais ramassée, sans crainte ni scrupule.

Je me réveillai de bonne heure. Je m’habillai vivement, avec l’idée d’aller à la recherche de la piécette. Ah ! la belle matinée de mai : le ciel était splendide, le soleil magnifique, l’air tiède, et, par-dessus le marché, ma mère m’avait donné des culottes neuves ; je me rappelle même qu’elles étaient jaunes. Avec tout cela, la pensée de la petite pièce… Je sortis de la maison comme si c’était pour aller prendre possession du trône de Jérusalem. Je hâtai le pas pour que personne n’arrivât avant moi à l’école. Malgré tout, je prenais bien garde à mes culottes ; non qu’elles fussent jolies, mais il me plaisait de les regarder. J’évitais les frottements, les éclaboussures de la rue.

Une compagnie d’infanterie passa, tambour battant. Je ne pouvais assister tranquillement à ce spectacle. Les soldats marchaient rapidement, en cadence, d’un rythme égal : droite, gauche, sous le roulement des baguettes. Ils arrivaient sur moi, ils me croisèrent et continuèrent leur chemin. Je regardai de tous côtés. Enfin, je ne sais comment cela se fit : me voilà à leur suite, chantant je ne sais quoi : « Rato na casaca[1] », je crois. Je n’allai point à l’école, j’accompagnai les soldats, ensuite je filai par la rue da Saude, et j’achevai la matinée à la Gamboa. Quand je retournai à la maison, mes culottes étaient immondes, et je n’avais ni monnaie dans la poche ni ressentiment dans l’âme. Pourtant elle était bien jolie, la piécette.

C’est ainsi que Raymundo et Curvello me donnèrent ma première leçon, l’un de corruption, l’autre de délation. Mais ce diable de tambour…



  1. « Rat dans la casaque… » Refrain militaire : quelque chose comme « As-tu vu la casquette… »