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Quelques Contes (Machado de Assis)/La désirée

La bibliothèque libre.
Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 91-110).


La Désirée


— Ah ! conseiller, voici que vous commencez à parler en vers.

— Tous les hommes ont une lyre dans le cœur ; ou bien ce ne sont point des hommes. Je ne dis pas que cette lyre doive vibrer à toute heure et à tout propos ; mais seulement de loin en loin, et à l’occasion de quelque réminiscence particulière… Savez-vous pourquoi je vous parais poète, malgré les ordonnances du Royaume et mes cheveux grisailles ? c’est parce que nous passons devant la Gloria, tout auprès du ministère des Affaires étrangères. Voici la colline célèbre… Un peu après, il y a une maison…

— Et puis…

— Et puis… Divine Quintilia ! Toutes ces maisons que nous apercevons sont nouvelles ; mais elles me parlent de ce temps lointain, comme si c’étaient les mêmes qu’autrefois. C’est la lyre qui résonne, et l’imagination fait le reste. Divine Quintilia !

— Elle s’appelait Quintilia ? J’ai connu de vue, quand je fréquentais l’école de médecine, une belle jeune fille qui portait ce nom. On la disait la plus belle de la ville.

— Ce devait être elle-même, car elle avait cette réputation. Maigre et haute.

— C’est cela. Qu’est-elle devenue ? — Elle est morte en 1859 ; le 20 avril. Jamais je n’oublierai cette date. Je vais vous raconter un cas intéressant pour moi, et pour vous aussi, je le crois. Voici la maison… voyez… Elle demeurait avec un oncle, chef d’escadre en retraite. Il possédait une autre maison à Cosme Velho. Quand j’ai connu Quintilia,… quel âge pensez-vous qu’elle avait, quand je l’ai connue ?

— Si c’était en 1855…

— En 1855.

— Elle devait avoir vingt ans.

— Elle en avait trente.

— Trente !

— Trente ans. Elle ne les paraissait pas, et ce n’était pas une de ses ennemies qui les lui donnait. Elle-même s’en vantait, avec affectation. Une de ses amies, au contraire, affirmait que Quintilia n’avait que vingt-sept ans ; mais comme elles étaient toutes deux nées le même jour, elle disait cela pour se rajeunir elle-même.

— Allons ! pas d’ironie ; l’ironie ne va point de pair avec la mélancolie des regrets.

— Et qu’est-ce donc cette mélancolie, sinon une ironie du temps et de la fortune ? Bon ! voilà que je deviens sentencieux. Trente ans ; mais en vérité elle ne les paraissait point. Vous vous rappelez qu’elle était mince et haute ; elle avait des yeux, qui, comme je le disais alors, paraissaient taillés dans le manteau de la dernière nuit, mais qui malgré leur éclat nocturne étaient sans mystère et sans abîme. La voix était très douce, avec un léger accent de São-Paulo, la bouche large, et ses dents, quand elle parlait, lui donnaient un air souriant.

Elle riait aussi ; et ce fut son rire, d’accord avec ses yeux, qui me fit beaucoup souffrir pendant un certain temps.

— Mais si ses yeux étaient sans mystère.

— Ils l’étaient tellement, que j’en arrivai à supposer qu’ils étaient la porte ouverte du château, et le sourire, le clairon qui sonnait les cavaliers. Nous la connaissions déjà, moi et mon compagnon de bureau, João Nobrega, tous deux débutants au barreau et amis au possible. Mais jamais nous n’avions songé à lui faire la cour. Elle faisait alors florès. Elle était belle, riche, élégante, et du meilleur monde. Mais un jour, dans l’ancien théâtre provisoire, entre deux actes des Puritains, comme je me trouvais dans un corridor, j’entendis un groupe de jeunes gens, qui parlaient d’elle comme d’une forteresse inexpugnable. Deux confessèrent leurs tentatives inutiles ; tous s’étonnaient du célibat inexplicable de la jeune fille. Et ils faisaient des gorges chaudes : l’un disait qu’il s’agissait d’un vœu, qu’elle s’était promis d’engraisser d’abord ; un autre, qu’elle espérait la seconde jeunesse de son oncle pour se marier avec lui : un autre, qu’elle avait sans doute fait la commande de quelque chérubin au portier du paradis. Ces trivialités m’écœurèrent, et je les trouvais d’une grossièreté sans nom, de la part de gens qui avouaient l’avoir aimée ou lui avoir fait la cour. Mais tous tombaient d’accord sur son extraordinaire beauté. En cela, ils se montrèrent enthousiastes et sincères.

— Oui ! Je me souviens encore !… elle était fort jolie.

— Le jour suivant, en arrivant au bureau, dans l’attente de causes qui ne venaient pas, je racontai à Nobrega la conversation de la veille. Nobrega rit d’abord, devint pensif, et, après avoir fait quelques pas, il s’arrêta devant moi, fixe et muet : « Je parie que tu en es amoureux ? » lui demandai-je.

— Non, me répondit-il ; toi non plus ? Eh bien ! J’ai une idée : Allons tenter l’assaut de la forteresse ? Que perdons-nous ? Rien : ou elle nous mettra à la porte, comme nous pouvons nous y attendre, ou elle acceptera l’un de nous, et tant mieux pour l’autre qui verra la félicité de son ami…

— Parles-tu sérieusement ?

— Très sérieusement. Nobrega ajouta que ce n’était pas seulement sa beauté qui la rendait attrayante. Notez qu’il avait la présomption d’être un esprit pratique, mais qu’il était surtout un visionnaire qui passait sa vie à lire, et à édifier des systèmes politiques et sociaux. À son avis, les jeunes gens que j’avais entendus au théâtre évitaient de parler de la fortune de la jeune fille, qui constituait un de ses charmes, et l’une des causes probables de la tristesse des uns, et des sarcasmes des autres. Et il me disait : « Écoute : Il ne faut ni diviniser l’argent, ni le bannir non plus. Ne nous imaginons pas qu’il puisse tout donner. Mais reconnaissons qu’il donne quelque chose, et même beaucoup, cette montre, par exemple. Combattons donc pour notre Quintilia, mienne ou tienne, mais plus probablement mienne, attendu que je suis plus joli garçon que toi. »

— Conseiller, la confession est grave ; ce fut ainsi, en plaisantant…

— Ce fut en plaisantant, qu’encore tout frais émoulus des bancs de l’université, nous nous engageâmes dans cette grave aventure, qui pouvait n’aboutir à rien, mais qui eut de si sérieuses conséquences. C’était un début d’écervelés, presque un passe-temps d’enfants, auquel il manquait la note sincère ; mais l’homme propose, et l’espèce dispose. Nous connaissions Quintilia, bien que nous n’eussions pas avec elle de rapports fréquents ; dès que nous nous disposâmes à une action commune, un élément nouveau entra dans notre vie, et, au bout d’un mois, nous étions brouillés.

— Brouillés ?

— Ou presque. Nous avions compté sans elle, qui nous ensorcela tous deux, violemment. Au bout de quelques semaines, nous parlions peu de Quintilia, et avec indifférence ; nous cherchions à nous leurrer l’un l’autre, et à dissimuler ce que nous éprouvions. C’est ainsi que nos relations se désagrégèrent, au bout de six mois, sans haine, sans lutte ni démonstrations, car nous nous parlions encore, quand le hasard nous réunissait. Mais déjà nous avions ouvert chacun un cabinet séparé.

— Je commence à voir une pointe du drame.

— Tragédie, dites tragédie ; car au bout de quelque temps, soit qu’elle l’eût désabusé par ses paroles, soit qu’elle eût désespéré de la victoire, Nobrega me laissa le champ libre. Il obtint d’être nommé juge municipal, au fin fond des solitudes de Bahia, où il languit et mourut, en moins de quatre ans. Et je vous jure que ce ne fut pas l’esprit pratique de Nobrega qui nous sépara ; lui, qui avait tant parlé des avantages de l’argent, mourut de passion, comme un simple Werther.

— Moins le pistolet.

— Le poison tue, lui aussi. L’amour de Quintilla y ressemblait en cela. Ce fut cet amour qui le tua, et j’en suis encore aujourd’hui attristé… Mais je vois, par ce que vous dites, que je vous ennuie.

— Pour l’amour de Dieu !… Je vous jure que non. C’est une plaisanterie qui m’a échappé. Continuez, conseiller ; on vous a laissé le champ libre.

— Avec Quintilia, on n’avait jamais le champ libre. — Je ne dis pas cela pour elle, mais pour les autres. Beaucoup venaient là, boire une coupe d’espérance, et allaient souper ailleurs. Elle ne favorisait pas plus l’un que l’autre. Mais elle était aimable, gracieuse, et avait ces regards coulés qui ne sont pas faits pour les hommes jaloux. J’éprouvai des jalousies amères, et parfois terribles. Tout prenait à mes yeux des proportions énormes. Je m’habituai enfin à réduire les choses à leur juste valeur. Certaines connaissances nouvelles m’effrayaient davantage : c’étaient celles qui apparaissaient conduites par la main de bonnes amies. Je crois qu’il y eut deux ou trois négociations de ce genre, mais sans résultat. Quintilia déclara qu’elle ne ferait rien sans consulter son oncle, et son oncle lui conseilla de refuser, chose prévue d’avance. Le bon vieux n’aimait guère les visites d’hommes, de peur que sa nièce n’en choisît un pour mari. Il était si habitué à l’avoir à son côté, comme une béquille de vieille âme estropiée, qu’il craignait de la perdre entièrement.

— N’était-ce point là le motif des refus systématiques de la jeune fille ?

— Vous allez voir que non.

— Ce que je remarque, c’est que vous vous entêtiez plus que les autres.

— Je me berçais d’illusions, tout d’abord, parce qu’au milieu de tant de candidatures malheureuses, Quintilia me préférait à tous, et causait avec moi plus longuement et plus intimement, à tel point qu’on parla de notre prochain mariage.

— Mais de quoi donc vous entreteniez-vous ?

— De tout ce dont elle ne parlait pas avec les autres ; et c’était une chose étonnante qu’une personne si éprise de bals, de promenades, de la valse et du rire, fût en ma compagnie si sérieuse et si grave, et si différente de ce qu’elle avait coutume d’être ou de paraître.

— La raison est claire : elle trouvait votre conversation moins insignifiante.

— Merci. La cause de cette différence était plus profonde, et la différence s’accentuait avec le temps. Quand la vie du centre de la ville l’ennuyait trop, elle allait habiter Cosme Velho, et là, nos conversations étaient plus fréquentes et plus longues. Je ne saurais vous dire et vous ne pourriez comprendre ce que furent les heures que je passai là, unissant à ma vie toute la vie qui débordait d’elle. Souvent, je voulus lui dire ce que j’éprouvais, mais les paroles avaient peur et demeuraient dans mon cœur. J’écrivis lettre sur lettre ; toutes me paraissaient froides, diffuses, ou boursouflées de style. D’ailleurs, elle ne m’offrait point d’occasion ; elle avait des airs de vieille amie. Au commencement de l’année 1857, mon père tomba malade à Itaborahy ; je courus le voir, et le trouvai moribond. Cet événement me retint éloigné de Rio pendant environ quatre mois. Je revins à la fin de mai. Quintilia me reçut, triste de ma tristesse ; et je vis clairement que mon deuil se reflétait dans ses regards.

— Mais qu’était cela, sinon de l’amour !

— Je raisonnais ainsi, et j’organisai ma vie en vue de mon mariage avec elle. Sur ces entrefaites, l’oncle tomba gravement malade. Quintilia ne devait pas rester seule, parce que, outre qu’elle avait un grand nombre de parents éparpillés, une veuve, dona Anna, qui était sa cousine, demeurait alors avec elle, dans la maison de la rue du Cattete. Mais du moins l’affection principale allait lui manquer, et, dans cette transition de la vie présente à la vie ultérieure, je pouvais aller au terme de mes désirs. La maladie de l’oncle fut courte ; aidée par la vieillesse, elle l’emporta en deux semaines. Je dois vous dire que cette mort me fit souvenir de celle de mon père, et la douleur que j’en ressentis fut presque aussi intense. Quintilia me vit souffrir, comprit le double motif de cette souffrance, et, comme elle me le dit plus tard, se consola un peu par la coïncidence de ce double coup, puisqu’il devait nous frapper infailliblement, et à si bref délai. Cette phrase me parut une invite au mariage. Deux mois après, je songeais qu’il était temps de me déclarer. Dona Anna était demeurée avec elle, et elles habitaient en ce moment Cosme Velho. Je m’y rendis, je les trouvai sur une terrasse, qui était tout auprès de la montagne. C’était un dimanche, sur les quatre heures. Dona Anna, qui voyait en nous deux amoureux, nous laissa le champ libre.

— Enfin !

— Sur la terrasse, endroit solitaire, et même agreste, je proférai la première parole. Mon plan était justement de tout précipiter, de peur que cinq minutes de conversation n’épuisassent mes forces. Même ainsi, vous ne sauriez croire ce qu’il m’en coûta ; une bataille m’aurait semblé préférable, et je vous jure pourtant que je ne suis point né pour la guerre. Mais cette femme maigrichonne et délicate m’imposait, comme aucune autre ne m’imposa, avant et après…

— Et alors !

— Quintilia avait deviné, par l’émotion qui se peignait sur mon visage, ce que j’allais lui demander ; et elle me laissa parler pour préparer sa réponse. Cette réponse fut interrogative et négative. Nous marier, pourquoi faire ! mieux valait rester amis comme par le passé. Je lui répondis qu’en moi l’amitié n’était, depuis longtemps, que la simple sentinelle de l’amour. Ne pouvant plus conserver mon secret, je l’avais laissé échapper. Quintilia sourit de la métaphore, ce dont je souffris, et sans motif ; elle, voyant l’effet produit, redevint sérieuse, et essaya de me persuader qu’il valait mieux ne pas nous marier : « Je suis vieille, me dit-elle ; je vais sur trente-trois ans. »

— Mais si je vous aime ainsi, répliquai-je ; et j’ajoutai un tas de choses qu’il me serait impossible de répéter maintenant. Quintilia réfléchit un instant ; ensuite elle insista pour que nos relations continuassent sur le ton de la simple amitié ; elle me dit que, bien que je fusse plus jeune qu’elle, j’avais la gravité d’un homme plus âgé, et qu’elle avait confiance en moi plus qu’en personne. Désespéré, je fis quelques pas, puis je m’assis de nouveau et lui racontai tout. Quand elle connut ma rivalité avec mon ami et ancien condisciple, et notre séparation, elle me parut ou contristée ou irritée. Elle nous blâma tous deux. À quoi bon se porter à cet excès ?

— Vous dites cela parce que vous ne ressentez pas ce que j’éprouve.

— Mais alors, c’est donc du délire ?

— Il me semble que oui ; ce que je puis vous déclarer, c’est que, si c’était encore nécessaire, je me séparerais de lui cent fois plutôt qu’une : et je crois pouvoir vous affirmer qu’il en agirait de même de son côté.

À cet instant, elle me contempla avec stupeur, comme on regarde une personne qui a perdu le sens commun ; ensuite elle hocha la tête, et répéta que nous avions mal fait, que : « ça n’en valait pas la peine ».

— Soyons amis, dit-elle, en me tendant la main.

— C’est impossible ; vous me demandez quelque chose de supérieur à mes forces ; jamais je ne pourrai vous considérer sous les traits d’une simple amie. D’ailleurs, je n’exige rien. Bien plus, je n’insiste pas, parce que je ne saurais accepter une autre réponse maintenant.

Nous échangeâmes encore quelques paroles, et je me retirai…

— Voyez ma main.

— Elle tremble encore…

— Et je ne vous ai pas tout dit. Je ne vous ai pas raconté mes contrariétés, ni la douleur et le dépit que je ressentis. Je me repentais amèrement de ne pas avoir provoqué cette déception dès les premières semaines ; mais la faute en était l’espérance, plante parasite, qui prend la place du bon grain. Au bout de cinq jours, je partis pour Itaborahy, où m’appelait l’inventaire de la succession paternelle. Quand je revins, trois semaines plus tard, je trouvai chez moi une lettre de Quintilia.

— Oh !

— Je me hâtai de l’ouvrir : elle datait de quatre jours. Elle faisait allusion aux derniers événements, et me disait des choses douces et graves. Quintilia m’affirmait que tous les jours elle m’avait attendu, ne supposant pas que je serais assez égoïste pour ne point retourner chez elle ; et elle m’écrivait pour me prier de faire de mes sentiments personnels, demeurés sans écho, une page d’une histoire achevée ; que l’ami tout seul allât voir son amie ! Et elle terminait par ces paroles singulières : « Voulez-vous une garantie ? Je vous jure de ne me marier jamais. » Je compris qu’un lien de sympathie morale nous attachait l’un à l’autre, avec cette différence que ce qui était en moi une passion spécifique, était en elle une simple élection de caractère. Nous étions deux associés qui entrions dans le commerce de la vie en apportant chacun un capital différent : moi, tout ce que je possédais ; elle, à peine une obole. Je lui répondis dans ce sens ; Je lui déclarai que tels étaient mon obéissance et mon amour, que j’acceptais, mais à contre-cœur, parce que, après ce qui s’était passé entre nous, j’allais me sentir humilié. Je rayai le mot ridicule, que j’avais d’abord écrit, pour échapper à cette situation ; l’autre suffisait.

— Je parie que vous êtes arrivé aussitôt après la lettre. J’aurais agi de même ; car je me trompe fort, ou cette jeune fille mourait d’envie de se marier avec vous.

— Laissez là votre psychologie usuelle ; ce cas est tout particulier.

— Laissez-moi deviner le reste ; le serment est un hameçon mystique ; d’ailleurs vous aviez le pouvoir de l’en relever à votre profit. En tout cas, vous avez couru chez elle.

— Non. J’y allai deux jours après. Dans l’intervalle, elle répondit à ma lettre par un billet affectueux, qu’elle terminait par cette pensée : « Ne parlez pas d’humiliation puisqu’il n’y a pas eu de public. »

Je revins, une et plusieurs fois, et nos relations recommencèrent. Nous ne parlâmes plus de rien ; d’abord il m’en coûta de paraître le même qu’auparavant ; ensuite le démon de l’espérance revint s’établir dans mon cœur ; et, sans rien dire, je pensais qu’un jour, tôt ou tard, elle se marierait avec moi. Ce fut un espoir qui me réhabilita à mes propres yeux, dans la situation où je me trouvais. Il n’était bruit que de notre mariage ; je niais formellement et sans sourire ; elle riait et haussait les épaules. Cette phase de notre vie fut la plus sereine pour moi, à part un court incident, occasionné par l’apparition d’un diplomate autrichien ou de je ne sais quel autre pays, beau garçon, élégant, blond, aux yeux grands et attirants, et qui était noble, par-dessus le marché. Quintilia se montra si aimable à son égard qu’il se crut préféré, et alla de l’avant. Je crois qu’un geste inconscient de ma part, ou un peu de la fine perception que Quintilia avait reçue du ciel, firent promptement entrer le désenchantement dans la chancellerie autrichienne. Peu après, elle tomba malade ; ce fut alors que notre intimité se resserra. Elle résolut, sur les conseils même des médecins, de ne plus sortir, tant qu’elle serait en traitement. Je passais, chaque jour, plusieurs heures auprès d’elle. Ces dames se mettaient au piano ; ou bien nous jouions tous trois, ou bien on lisait ; la plupart du temps nous causions tout simplement. J’eus l’occasion de l’étudier à fond. En suivant ses lectures, je vis que les livres purement amoureux lui demeuraient incompréhensibles, et que, si les sentiments étaient violents, elle jetait le volume avec ennui. Elle n’agissait point ainsi par ignorance ; elle avait une notion vague des passions, et avait quelquefois assisté à leurs péripéties chez les autres.

— Quelle était sa maladie ?

— Elle souffrait de la moelle. Les médecins disaient que son mal datait de loin, et qu’elle approchait de la crise. Nous atteignîmes ainsi au commencement de 1859. En mars, la maladie s’aggrava, demeura quelques jours stationnaire, puis, vers la fin du mois, il n’y eut plus d’espoir de sauver la malade. Jamais je ne vis une créature plus énergique devant une catastrophe imminente ; elle était alors d’une maigreur transparente et presque fluide ; elle riait, ou plutôt souriait doucement et, voyant que je cachais mes larmes, elle me serrait les mains avec reconnaissance. Un jour, se trouvant seule avec le médecin, elle l’adjura de lui dire la vérité. Il allait mentir ; elle protesta que c’était inutile, qu’elle se sentait perdue.

— Perdue, non, murmura le médecin.

— Jurez.

Il hésita ; elle le remercia. Une fois certaine de sa fin, elle ordonna ce qu’elle s’était promis à elle-même.

— Elle s’est mariée avec vous, je parie.

— Ne me rappelez pas cette triste cérémonie ; ou plutôt laissez-moi m’en souvenir, pour qu’elle m’apporte comme une haleine du passé. Elle n’accepta de ma part ni refus ni excuse. Je l’épousai à deux doigts de la mort. Ce fut le 18 avril 1859. Je passai les deux derniers jours, jusqu’au 20 avril, au pied du lit de ma fiancée agonisante, et je l’embrassai pour la première fois, quand elle n’était plus qu’un cadavre.

— Étrange !

— Je ne sais ce que dira votre physiologie. La mienne, qui est celle d’un profane, me fait croire que cette jeune fille avait pour le mariage une répulsion purement physique. Elle se maria à demi morte, aux portes du néant. Appelez-la monstre, si vous voulez, mais ajoutez le mot divin.