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Quelques Contes (Machado de Assis)/Le diplomate

La bibliothèque libre.
Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 195-216).
Marianna  ►


Le Diplomate


La négresse entra dans la salle à manger, s’approcha de la table entourée de monde, pour parler à voix basse à la maîtresse de la maison. Il s’agissait sans doute de quelque chose d’important, car celle-ci se leva aussitôt de sa chaise.

— Nous vous attendons, dona Adélaïde ?

— Inutile, monsieur Rangel, continuez. Ce sera mon tour quand je reviendrai.

Rangel faisait le diseur de bonne aventure. Il tourna la page et annonça un titre : « Quelqu’un vous aime-t-il en secret ?… » Mouvement général d’attention. Les jeunes gens et les jeunes filles se sourirent les uns aux autres. Cela se passe pendant la nuit de la Saint-Jean, en l’an de grâce 1854, dans une maison de la rue das Mangueiras. Le maître de la maison s’appelle Jean Viegas, et il a une fille, mademoiselle Jeannette, Tous les ans, c’est la même réunion de parents et d’amis : un feu de joie brille dans la cour, on grille des pommes de terre comme c’est la coutume, et l’on tire la bonne aventure. On soupe, on danse aussi parfois ; on se livre à quelque petit jeu, le tout en famille. Jean Viegas est greffier au tribunal civil.

— Allons, qui commence, à présent. Ce sera dona Felismina. Nous allons savoir si quelqu’un l’aime en secret.

Dona Felismina rit jaune. Elle avait largement passé la quarantaine, ne possédait ni attraits physiques ni fortune, et vivait épiant l’époux sous ses paupières dévotes. En vérité la plaisanterie était cruelle autant qu’elle tombait juste. Dona Felismina était le type de ces créatures indulgentes et douces qui semblent nées pour divertir les autres. Jean Viegas prit les dés, et les lança d’un air d’incrédule complaisance. Numéro dix, s’écrièrent deux voix. Rangel porta ses regards au bas de la page, trouva la phrase qui correspondait au numéro et la lut. Elle disait que oui, qu’il y avait une personne qu’on devait tâcher de découvrir, le dimanche, en allant à la messe. Autour de la table, on fit des compliments à dona Felismina, qui sourit avec dédain, mais sentit l’espérance se faufiler dans son cœur.

D’autres prirent les dés, et Rangel continua à lire le sort réservé à chacun. Il lisait d’une voix claire. De temps à autre il retirait ses lunettes et les essuyait avec lenteur au coin de son mouchoir de fine toile, peut-être pour en montrer la finesse, peut-être pour en laisser s’exhaler un délicat parfum de bogari. Il affectait des manières nobles, et on l’appelait le diplomate.

— Eh bien, qu’attendez-vous ? monsieur le diplomate.

Rangel tressaillit, il avait oublié de lire une sentence, tant il se distrayait à regarder l’enfilade de jeunes filles qui se trouvaient de l’autre côté de la table. Faisait-il donc la cour à quelqu’une ? c’est ce que nous allons bientôt savoir.

Il était resté garçon, plutôt par la force des circonstances que par vocation. Jeune homme, il courtisait bien les jeunes filles à leurs balcons ; mais, avec le temps, la manie des grandeurs lui était venue, et avait prolongé son célibat jusqu’à quarante et un ans qu’il avait alors. Il ambitionnait de trouver une fiancée supérieure à lui-même et à la société dans laquelle il vivait, et il avait perdu son temps à l’attendre. Il fréquenta les bals d’un avocat célèbre et riche, pour lequel il faisait de la copie, et qui le protégeait. Il avait dans le monde la même position subalterne qu’au bureau. Il passait la nuit à errer dans les corridors, épiant ce qui se passait dans le salon, regardant passer les dames, dévorant des regards une multitude d’épaules magnifiques et de tailles gracieuses. Il enviait les hommes et les imitait. Il sortait de là enthousiaste et résolu. Quand il n’y avait point de bals, il allait aux fêtes religieuses, où il pouvait rencontrer quelques-unes des jeunes filles les plus en vue. On était certain de le trouver dans l’allée du palais impérial, les jours de gala ; il assistait au défilé des grandes dames et des personnages de la cour, ministres, généraux, diplomates, conseillers. Il était au fait de tout, il connaissait tout le monde, il énumérait tous les équipages. Il revenait de la fête et du cortège comme il revenait des bals, impétueux, ardent, capable d’enlever à la pointe de sa lance la palme de la fortune.

Malheureusement, entre la main et l’épi, il y a le mur dont parle le poète, et Rangel n’était pas homme à escalader des murailles. En imagination, il était capable de tout, d’enlever des femmes et de détruire des forteresses ; plus d’une fois, il rêva qu’il était ministre, et se délecta aux courbettes d’autrui et à ses propres décrets. Il en arriva même à se proclamer empereur, un 2 décembre, au retour de la parade qui avait eu lieu sur la place du palais. Il imagina à cet effet une révolution où l’on répandit peu de sang… très peu, et une dictature bienfaisante, au cours de laquelle il satisfit quelques petits griefs de greffier. Dans la vie réelle, ses prouesses s’évanouissaient. Il était bonachon et discret.

À quarante ans, il revint de ses ambitions ; nais son caractère resta le même, et, malgré la vocation conjugale, il ne trouva point avec qui se marier. Plus d’une l’eût agréé avec plaisir ; il laissait échapper les occasions à force de circonspection. Un jour il remarqua Jeannette, qui atteignait ses dix-neuf ans, et possédait une paire d’yeux jolis et paisibles, vierge de toute conversation masculine. Rangel la connaissait depuis son enfance, l’avait portée dans ses bras, au jardin public, ou, le soir, aux feux d’artifice de la Lapa. Comment lui parler d’amour ? mais, d’autre part, ses relations dans la famille pouvaient lui faciliter ce mariage. « Ce sera elle ou aucune autre. »

Cette fois, le mur n’était pas trop haut, et l’épi se trouvait à portée de la main. Il suffisait d’étendre le bras avec un peu d’effort pour l’arracher de sa tige. Rangel s’y efforçait depuis quelques mois. Mais il n’étendait pas le bras sans regarder d’abord autour de lui, pour voir si quelqu’un venait ; et lorsque quelqu’un venait, il s’en allait sans faire semblant de rien. Quand il touchait au but, il arrivait qu’un coup de vent secouait l’épi, ou que quelque oiseau bruissait dans les feuilles sèches, et il n’en fallait pas davantage pour qu’il retirât la main. Le temps passait, sa passion croissait, lui causant des heures d’angoisses, auxquelles succédaient toujours de meilleures espérances. En cet instant même, il a dans sa poche sa première lettre d’amour, et s’apprête à la passer. Deux ou trois bonnes occasions se sont déjà présentées, mais il diffère chaque fois davantage. La nuit est si longue ! et il continue à lire les oracles avec la solennité d’un augure.

Autour de lui, tout est allégresse. On chuchote, on rit, tous parlent en même temps. L’oncle Rufino, qui est le gavroche de la famille, chatouille à la ronde, avec une plume, les oreilles des jeunes filles. Jean Viegas attend impatiemment un ami qui s’attarde. « Calixte, où donc est Calixte ? »

Allons, qu’on déménage ! nous avons besoin de la table ; passez au salon.

C’était dona Adélaïde qui rentrait. On allait mettre le couvert pour le souper. Ce fut une émigration générale qui permit d’apprécier la gracieuse démarche de la fille du greffier. Rangel l’accompagna en lui lançant de longs regards amoureux. Elle s’approcha de la fenêtre pendant quelques instants, tandis qu’on se préparait aux petits jeux, et il la rejoignit. L’occasion était propice pour lui glisser le billet.

En face, dans une maison de belle apparence, il y avait bal, et l’on dansait. Il regardait ; elle regardait aussi. Par les fenêtres, on voyait passer les couples en cadence, les dames, couvertes de soie et de dentelles, les hommes fins et élégants, quelques-uns couverts de décorations. De temps à autre, un reflet de brillants, rapide et fugitif, illuminait la ronde. Des couples causaient, les épaulettes reluisaient, des bustes d’hommes s’inclinaient, les femmes faisaient des gestes avec leurs éventails ; on apercevait tout cela par bribes, à travers les fenêtres ; mais on devinait ce qu’on ne voyait pas. Lui tout au moins savait tout, et faisait des descriptions à sa compagne. Le démon des grandeurs, qui semblait dormir, recommença ses pirouettes dans le cœur de notre homme, et tenta de séduire aussi le cœur de l’autre.

— Je connais quelqu’un qui serait là tout à fait à son aise, murmura Rangel.

Et Jeanne ingénument :

— Vous, n’est-ce pas ?

Rangel sourit, flatté, et ne sut que dire. Il regarda les valets de pied et les cochers en livrée, qui causaient dans la rue, par groupes, ou penchés sur le tablier. Il commença à désigner les voitures ; voici celle d’Olinda ; voilà celle de Maranguape. Il en survient une autre, qui tourne du côté de la rue da Lapa, et entre dans la rue das Mangueiras. Une tête chauve apparaît tout d’abord, puis un monsieur porteur de deux décorations, enfin une dame richement vêtue. Ils entrent dans le vestibule, montent l’escalier couvert de tapis, et orné en bas de deux grands vases.

— Jeannette, monsieur Rangel…

Maudit jeu ! juste au moment où il formulait dans sa tête une insinuation à propos du ménage qui montait, ce qui lui aurait permis par une heureuse transition de remettre la lettre… Rangel obéit, et s’assit en face de la jeune fille. Dona Adélaïde, qui dirigeait les petits jeux, prenait note des noms. Chaque personne devait être une fleur. Naturellement, l’oncle Rufino, toujours jovial, choisit pour lui la fleur de citrouille. Quant à Rangel désireux de fuir la banalité, il compara mentalement les fleurs, et, quand la maîtresse de la maison l’interrogea, il répondit doucement après une pause :

— Le souci, Madame.

— Quel malheur que Calixte ne soit pas ici, soupira le greffier.

— Il a promis de venir ?

— Oui. Hier encore, il est venu aux archives, pour me dire qu’il arriverait tard, mais que je pouvais compter sur lui. Il devait d’abord aller à une sauterie, rue da Carioca.

— Peut-on entrer ? cria une voix dans le corridor.

— Enfin ! voici notre homme.

Jean Viegas alla ouvrir la porte ; c’était Calixte accompagné d’un jeune homme inconnu, qu’il présenta à la ronde : « Monsieur Queiroz, employé à la Santa Casa ; il n’est pas mon parent, quoique nous nous ressemblions comme deux gouttes d’eau. Qui voit l’un voit l’autre… » Tout le monde rit de la plaisanterie de Calixte, qui était laid comme un pou, tandis que Queiroz était un beau gars de vingt-six à vingt-sept ans, aux cheveux noirs, aux yeux noirs, et très élancé de taille. Les jeunes filles se turent un instant, dona Felismina mit toutes voiles dehors.

— Vous sommes en train de jouer aux jeux de gages ; êtes-vous des nôtres, Messieurs ? demanda la maîtresse de la maison. Jouez-vous, monsieur Queiroz ?

Queiroz répondit affirmativement, et examina les autres personnes. Il en connaissait deux ou trois dans le nombre, et échangea quelques mots avec elles. Il dit à Jean Viegas qu’il désirait depuis longtemps faire sa connaissance, à cause d’un service que celui-ci avait autrefois rendu à son père, à l’occasion d’un procès. Jean Viegas ne se souvenait de rien. La mémoire ne lui revint pas davantage quand on lui eut dit de quoi il s’agissait. Mais il lui plut d’entendre cet éloge en public ; il lança un regard à la ronde, et, pendant quelques instants, il jouit en silence de son succès.

Queiroz entra avec enthousiasme dans le jeu. Au bout d’une demi-heure, il était devenu le familier de la maison. Tout en lui était action : il parlait avec facilité, il avait des gestes naturels et spontanés. Il possédait un vaste répertoire d’épreuves pour le rachat des gages aux jeux innocents, ce qui enchanta toute la société. Personne d’ailleurs ne les dirigeait mieux, avec plus de mouvement et d’animation, allant d’un côté à l’autre, formant des groupes, approchant les chaises, parlant aux jeunes filles comme s’il eût joué avec elles depuis leur enfance.

— Mademoiselle Jeannette, ici, sur cette chaise ; dona Cesaria, de ce côté, debout ; Monsieur Camille doit entrer par cette porte… pas comme ça ; vous devez regarder de cette manière…

Droit sur sa chaise, Rangel était stupéfait. D’où arrivait ce cyclone ? qui emportait les chapeaux des hommes, dépeignait les jeunes filles rieuses et satisfaites ? Queiroz par-ci, Queiroz par-là, Queiroz de tous les côtés. Rangel passa de la stupéfaction au mécontentement. Le sceptre lui tombait des mains. Il ne regardait pas l’autre, ne riait pas de ce qu’il disait, et lui répondait sèchement. Intérieurement, il l’envoyait à tous les diables, le traitait de paillasse, qui faisait rire et divertissait, parce que les soirs de divertissement, tout est divertissement. Mais bien qu’il répétât ces invectives et bien d’autres encore, il ne parvenait pas à retrouver sa liberté d’esprit. Il souffrait vraiment, au plus intime de son amour-propre. Le pis est que l’autre se rendit compte de cette agitation, et le comble des combles fut qu’il devina qu’on l’avait deviné.

De même que Rangel imaginait d’heureuses aventures, il improvisait aussi des vengeances. Mentalement, il ne fit de Queiroz qu’une bouchée. Ensuite il imagina un désastre quelconque ; une douleur était suffisante pourvu qu’elle forçât l’intrus à la retraite. Mais la douleur ne vint pas. L’animal paraissait de plus en plus dispos, et la salle de plus en plus fascinée par lui. Jeannette elle-même, si timide d’habitude, vibrait dans les mains de Queiroz, autant que les autres jeunes filles ; et tous, hommes et femmes, paraissaient se faire un devoir et un plaisir de lui être agréable. Il parla de danser : aussitôt les jeunes filles allèrent trouver l’oncle Rufino en le priant de jouer un quadrille sur la flûte, un seul ; on ne lui en demandait pas davantage.

— Impossible, j’ai un cor qui me fait mal.

— Jouer de la flûte ? s’écria Calixte. Demandez à Queiroz, et vous allez voir ce que c’est que jouer de la flûte… Allez chercher votre flûte, Rufino. Vous allez entendre Queiroz. Vous ne pouvez vous figurer comme il en joue d’une façon langoureuse.

Queiroz joua Casta Diva.

Quelle musique ridicule, pensait Rangel, — une musique que les gamins sifflent dans la rue. Il regardait l’amateur de travers, en se demandant comment un homme sérieux pouvait prendre une semblable attitude ; et il conclut que la flûte était un instrument grotesque. Il regarda aussi Jeannette, et il vit que, comme tout le monde, elle ne quittait pas Queiroz des yeux, enivrée, passionnée pour les sons de cette mélodie ; et il tressaillit sans savoir pourquoi. Les autres visages reflétaient les mêmes impressions, et cependant, il éprouva quelque chose qui augmenta son aversion pour l’intrus. Quand la flûte se tut, Jeannette applaudit un peu moins que les autres, et il se demanda si c’était l’effet de la timidité habituelle de la jeune fille, ou d’une émotion spéciale… Il n’était que temps de lui remettre la lettre.

À l’heure du souper, les invités entrèrent confusément dans la salle à manger, et un heureux hasard plaça Rangel en face de Jeannette, dont les yeux étaient plus beaux que jamais, et d’une clarté si humide qu’ils paraissaient différents d’eux-mêmes. Rangel se délecta silencieusement à leurs charmes, et reconstruisit son château de cartes, que Queiroz avait secoué d’une chiquenaude. Ce fut ainsi qu’il se vit de nouveau près d’elle, dans la maison qu’il allait louer, nid d’amoureux qu’il embellit de tout l’or de son imagination. Il finit même par tirer un lot à la loterie, et l’employa à l’achat de soieries et de bijoux pour sa femme, la jolie Jeannette, Jeannette Rangel, — Madame Jeanne Rangel, — Madame Jeanne Viegas Rangel, ou Madame Jeanne Candida Viegas… il ne pouvait supprimer ce nom de Candida…

— Allons, un toast, monsieur le diplomate, faites-nous un de ces fameux toasts…

Rangel se réveilla de son rêve ; la table tout entière s’unissait à la demande de l’oncle Rufino ; Jeannette elle-même lui demandait un toast comme celui de l’an dernier. Rangel répondit qu’il allait obéir ; qu’on lui laissât seulement le temps d’en finir avec cette aile de poulet. Mouvement d’attention, chuchotements flatteurs ; dona Adélaïde dit à une jeune fille, qui n’avait jamais entendu parler Rangel :

— Jamais ? est-il possible ! Vous ne pouvez vous imaginer comme il s’exprime bien, clairement, en termes choisis, avec des expressions si élégantes.

Tout en mangeant, il rappelait ses souvenirs, il réunissait des fragments d’idées qui lui servaient à l’arrangement de ses phrases et de ses métaphores. Quand il fut prêt, il se leva. Il avait un air satisfait et plein de suffisance. Enfin, on s’adressait à lui. On en avait assez de la farandole des anecdotes, des plaisanteries sans sel, et on le sollicitait pour qu’il fît entendre quelque chose de correct et de grave. Il promena ses regards sur l’assistance, et rencontra tous les regards anxieux. Tous, non ; ceux de Jeannette se portaient dans la direction de Queiroz, et ceux de Queiroz venaient les attendre à moitié route, dans une chevauchée de promesses. Rangel pâlit. La parole s’étouffa dans sa gorge ; mais il fallait parler, on attendait, avec sympathie, en silence.

Il fut au-dessous de l’expectative. Il but à la santé du maître de la maison et à celle de sa fille. Il appela celle-ci une pensée divine transportée de l’immortalité dans la réalité ; trois ans auparavant, il avait employé la même phrase ; elle devait être oubliée. Il parla aussi du sanctuaire de la famille, de l’autel de l’amitié, et de la gratitude, qui est la fleur des cœurs purs. La phrase, quand elle n’avait pas de sens, était plus spécieuse et plus sonore. Ce fut en tout un discours de dix minutes bien comptées, qu’il expédia dans la moitié du temps. Après quoi, il s’assit.

Et ce ne fut pas tout, Queiroz se leva deux ou trois minutes après, pour porter un autre toast ; et le silence fut encore plus rapide et plus complet. Jeannette baissa les yeux sur son corsage, anxieuse de ce qu’il allait dire ; Rangel eut le frisson.

« Monsieur Rangel, dit-il, l’éminent ami de la maison, a bu à la santé de deux personnes dont le nom est celui du saint patronymique de cette journée. Je bois à la santé de celle qui est la sainte de tous les jours ; à dona Adélaïde. »

De grands applaudissements accueillirent ces paroles, et dona Adélaïde, flattée, reçut les compliments de tous les convives. Sa fille ne s’en tint pas aux félicitations. « Maman ! maman ! » s’écria-t-elle en se levant. Et elle alla l’embrasser trois ou quatre fois. C’était une façon de lettre destinée à être lue par deux personnes.

Rangel passa de la colère au désespoir ; et aussitôt après le souper il eut envie de s’en aller. Mais l’espérance, démon aux yeux verts, lui conseilla de rester, et il resta. Qui sait ? ce pouvait être un feu de paille, une amourette de la Saint-Jean, l’affaire d’une nuit. Après tout, il était l’ami de la maison, et il avait l’estime de toute la famille. Il lui suffirait de demander la main de la jeune fille pour l’obtenir. D’ailleurs, ce Queiroz était-il dans les conditions de constituer une famille ? Quel emploi avait-il à la Santa Casa ? quelque chose de subalterne peut-être… Il lança un coup d’œil oblique sur les vêtements de Queiroz, se faufila à travers les coutures, considéra les broderies de la chemise, palpa les pantalons à la hauteur du genou pour vérifier leur degré d’usure, s’enquit des souliers, et conclut que c’était un garçon bien mis, qui sans doute dépensait tout ce qu’il gagnait à ses besoins. Le mariage est chose sérieuse. D’ailleurs, il avait peut-être une mère veuve, des sœurs encore jeunes filles… Rangel, lui, était seul.

— Oncle Rufino, jouez un quadrille.

— Impossible ; jouer de la flûte après manger, c’est risquer une indigestion. Jouons au loto.

Rangel déclara qu’il ne pouvait jouer, qu’il avait mal à la tête. Mais Jeannette vint à lui, et lui demanda de jouer avec elle, de compte à demi. « Moitié pour vous, moitié pour moi », dit-elle, en souriant ; il sourit aussi et accepta. Ils s’assirent côte à côte. Jeannette lui parlait, lui souriait, levait vers lui ses beaux yeux, inquiète, remuant la tête de côté et d’autres. Rangel se sentit mieux, puis tout à fait bien. Il marquait au hasard, oubliant des numéros qu’elle lui indiquait du doigt, un doigt de nymphe, se disait-il ; et il finit par commettre des omissions volontaires, pour voir le doigt de la jeune fille, et l’entendre dire sur un ton de gronderie : « Comme vous êtes distrait ! Si vous continuez, nous allons perdre notre argent… »

Rangel eut l’idée de lui remettre la lettre sous la table ; mais comme il ne lui avait encore fait aucune déclaration, il était naturel qu’elle la reçût avec surprise et compromît tout. Il fallait d’abord l’aviser. Il regarda autour de la table : tous les visages étaient inclinés sur les cartons dans l’attente des numéros. Alors il s’inclina à droite, et baissa ses regards sur les cartons de Jeannette, comme pour vérifier quelque chose.

Vous avez déjà deux lignes pleines, murmura-t-il.

— Deux, non ; j’en ai trois.

— Trois, c’est vrai, trois. Écoutez…

— Et vous ?

— Deux.

— Comment deux ? j’en vois quatre.

Et c’était exact ; elle lui indiqua en s’inclinant, en lui frôlant presque les lèvres de son oreille ; ensuite elle le regarda en riant : « Ah ! monsieur Rangel, monsieur Rangel !… » La voix était si douce et l’expression si amicale qu’il oublia tout, il la prit par la taille, et s’élança avec elle dans l’éternelle valse des chimères. Maison, table, convives, tout disparut, comme une œuvre de vaine imagination, pour faire place à la réalité unique : elle et lui, qui tournaient dans l’espace, sous un million d’étoiles, allumées tout exprès pour les éclairer.

Il ne remit pas la lettre, il ne souffla mot. À l’aurore, ils allèrent tous se mettre à la fenêtre pour voir sortir les invités du bal d’en face. Rangel recula suffoqué, en surprenant un serrement de main de Queiroz et de la belle Jeannette. Il chercha une explication, essayant de nier les apparences, qui se succédaient les unes aux autres, à la façon des vagues qui n’en finissent pas. Il ne pouvait comprendre comment une seule soirée, quelques heures à peine, suffisaient pour lier ainsi deux créatures ; mais l’évidence éclatait dans leurs gestes, dans leurs regards, dans leurs paroles, dans leurs rires, et jusque dans la tristesse avec laquelle ils se séparèrent au matin.

Il se retira abasourdi. Une seule nuit, quelques heures à peine !… En arrivant tard chez lui, il se coucha, non pour dormir, mais pour pleurer tout à son aise. Dans la solitude, son affectation s’écroulait. Il n’y avait plus de diplomate, mais un énergumène qui se roulait sur sa couche, hurlant, pleurant comme un enfant, dans la réelle souffrance de ce triste amour d’automne. Le pauvre diable, fait de rêvasseries, d’indolence et de vanité, était, en substance, aussi malheureux qu’Othello. Mais sa fin fut moins cruelle.

Othello tue Desdémone ; notre amoureux, dont personne ne soupçonna jamais la passion cachée, servit de témoin à Queiroz, lorsque six mois après celui-ci épousa Jeannette.

Ni les événements ni les ans ne changèrent son caractère. Au moment de la guerre du Paraguay, il eut l’idée de s’engager comme officier de volontaires ; il ne le fit pas. Mais il est certain qu’il gagna quelques batailles et mourut général.