Quelques notes sur Spinoza (Lagneau)

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QUELQUES NOTES DE JULES LAGNEAU[1]

SUR SPINOZA


Introduction. — Méthode.

Qu’est-ce qu’expliquer un système ? C’est le traduire dans l’équivalent moderne. Deux systèmes de traduction : 1° littérale ; 2° en équivalents.

Comprendre un auteur, c’est, non pas l’exposer, le développer en surface, mais le construire suivant la proportion vraie des parties qu’il contient. C’est mettre à la base celles qui supportent les autres, et qui portent en elles, dans leur idée, tout l’édifice, tandis que les parties les plus en vue, celles qu’on regarde plus souvent que les autres parce qu’elles représentent les questions ou les points de vue les plus familiers, et d’après lesquelles on essaie de caractériser l’ensemble, n’ont pas de sens en elles-mêmes, et par suite comportent les interprétations les plus contraires.

Ce qu’il faut découvrir avant tout, c’est le germe de la doctrine, qui, développé, en demeure le lien, c’est-à-dire la proportion non pas extérieure, mais intérieure des parties.

Dans l’interprétation d’un système, doit-on le rapprocher de son époque, des idées du temps, ou, au contraire, le rapporter à l’époque présente ? Au fond cela ne fait pas deux systèmes, mais un seul ; c’est une illusion de prétendre juger une époque avec elle-même. Nous ne le pouvons qu’avec nous. C’est parce que le fond est venu identique, que nous pouvons encore comprendre : retrouver ce fond sous la différence de la forme. On ne comprend que ce qu’on a revécu, et il est strictement vrai que l’expérience seule est le flambeau de la philosophie comme celui de l’histoire. Le fond, c’est le sentiment ; la forme, c’est l’idée. Développement de l’idée ; comment on le rencontre. Ce n’est point par la logique (Hegel) mais à tâtons, par l’expérience. L’histoire de la philosophie constitue un enchaînement de même nature que celui de l’histoire même, purement empirique.

La vraie psychologie des grands hommes a pour objet de déterminer en quoi consiste l’omni-présence et l’omni-action de l’idée sur eux. Leur force est là : avoir assez de force d’âme pour ramener tout ce qui se présente à cette idée, et ne pas se laisser entraîner par la mécanique de l’esprit. Penser ainsi, c’est penser chaque partie de sa pensée avec toute sa pensée. D’où vient cela, sinon de la suprématie de l’idée élémentaire, c’est-à-dire de la force, de l’attrait de cette idée, c’est-à-dire de ce qu’elle est un sentiment, et un sentiment universel, tenant de là sa toute-puissance qu’il a développée progressivement, méthodiquement, allant du simple au composé, avec des arrêts d’action et des retours.

Aussi la nature de cette idée, est-elle de la plus grande importance : nulle nuance n’est indifférente, car elle peut la rendre féconde ou stérile.

Non una via perveniri potest ad tam grande secretum, et Fata vias inveniunt.

Le critérium de la vérité, c’est d’être vécue, c’est-à-dire sentie et rendue avec l’être tout entier, avec celui du penseur et celui des autres esprits qui parlent sa langue (et même non). Le sens caché, c’est-à-dire les attractions acquises des mots, êtres vivants, qui enregistrent la vie des âmes humaines. C’est dans l’expression adéquate que se trouve l’expérience qui juge, l’expérience de la vie. Quand on ne dévide que des idées (Hegel), on peut être sûr d’embrouiller l’écheveau. Alors on ne procède que par logique et au fond par mémoire et psittacisme.

Il n’y a point de génération, de filiation des idées comme telles ; les idées, dans les systèmes qui comptent, ne sont rien sans les systèmes, elles systèmes ne sont que l’expression de la personnalité morale et physique. Il n’y a pas de déterminisme abstrait des idées, pures abstractions d’ailleurs, qui ne sont pas dans les auteurs expliqués, mais, comme dirait Spinoza, en nous seulement, mais un déterminisme concret s’exerçant sur les hommes mêmes, et du dedans, et celui-là nous échappera toujours, ne sera jamais objet de science. Nous ne pourrons en entrevoir quelque chose que par intuition, divination, en nous identifiant à la pensée de l’auteur là où elle a trouvé son expression la plus adéquate, la plus évidemment personnelle, là où elle est moins idée que sentiment. Cette connaissance, ce contact une fois pris, alors seulement nous pourrons traiter l’histoire de la génération intime ; encore faut-il aller de la genèse en hauteur à la genèse historique en longueur, car c’est celle-là qui a fait celle-ci, sans nécessairement lui correspondre. Ainsi dans Spinoza, c’est en comprenant le système, ou plutôt l’âme de l’auteur, que l’on peut arriver à comprendre l’importance du 1er dialogue et à en conclure la part de cartésianisme, presque nulle, celle du judaïsme, et celle prépondérante du christianisme, dans la formation de la personnalité : judaïsme, race traquée, besoin de trouver quelque part un asile sûr, éternel, terre promise ; christianisme, l’amour, saint Paul. Mais il est probable que ceci même aurait pu manquer sans supprimer Spinoza. On l’aurait retrouvé dans une autre forme. — Fata vias.

Cette étude sur Spinoza est donc un exemple de la méthode d’histoire de la philosophie, et c’est elle qui l’engendre, pour ainsi dire, car une méthode vraie n’est que l’explication que nous nous faisons après coup de la genèse d’une vérité. Distinguer la genèse idéale et la méthode parfaite qui y correspond (Spinoza) de la genèse historique dont Spinoza n’a cure ; expliquer le vrai sens de sa méthode, partant d’une réalité, de la réalité, non conçue au sens abstrait, mais sentie par contact. Comment cette méthode réelle est d’accord avec l’explication donnée du spinozisme et avec ma propre doctrine. Pourquoi Spinoza n’a pas terminé son De Emend : parce qu’il n’avait pas appliqué, expérimenté la méthode expérimentale. C’est pour cela qu’il ne la tenait pas, tandis qu’il tenait l’autre.

On peut voir par là ce que peut être l’histoire de la philosophie, et combien en sont loin les abstractions à la Hegel, et les monographies à la Sainte-Beuve. (Aucun de ces hiatus dans la nécessité qu’admettent Renouvier et Boutroux, mais toute nécessité vient du dedans, et par là est inexplicable à la science : irréductibilité des modes finis, sinon à l’ensemble du mode infini.) Les hégéliens étudient les idées ou l’Idée à part des hommes, quand elle n’en est que le reflet docile, et, seule, le corps sans l’âme, le cadavre. Il y a une anatomie du cadavre, mais il n’y en a pas de physiologie. Cette anatomie est la logique : la dialectique vraie est tout autre chose, elle est vraiment génétique, mais ne va pas de l’idée à l’idée, elle va de l’idée ou signe partiel, à la chose intime, signifiée, au tout. Fausse dialectique de Hegel. — Quant au sainte-beuvisme et au tainisme, on ne nie pas l’influence des milieux, mais les milieux n’expliquent que la forme extérieure, les modes de la pensée philosophique et non sa substance. Ou, pour renverser les termes, les penseurs empruntent aux milieux leur matière, mais leur forme, le lien intérieur, vient d’eux, et comme les idées (cette matière) ne sont rien sans le lien, du moins chez eux, tout vient d’eux. On peut dire en somme que ce qui, dans l’histoire de la philosophie, vient du milieu, ne vaut pas la peine d’être expliqué. L’histoire de la philosophie, au contraire de l’histoire, se réduit à celle des hommes ou des esprits : histoire faisable, mais dont les derniers éléments supposent à leur tour l’histoire proprement dite, universelle, l’histoire des sentiments moraux, religieux, et des événements qui les ont déterminés. C’est par là qu’elle plonge dans le grand Tout.

I

Ce que Spinoza ne fut pas.

Spinoza et Descartes.

Sur les origines de Spinoza, l’important n’est pas la question personnelle. Spinoza ne peut rien perdre à la découverte des suggestions qu’il a pu rencontrer. Un esprit comme le sien n’emprunte pas, il s’approprie et rend méconnaissable, sauf pour les esprits superficiels qui confondent tout. La seule question personnelle qui nous intéresse est celle de savoir si Spinoza, formé autrement, avec Descartes seul par exemple, eût été ce qu’il a été. Non ; et cette question amène la question historique, à laquelle se rattache une question morale et pratique, celle de la valeur de la tradition et de la nécessité de l’érudition.

Contraste entre Spinoza et Descartes pour le point de départ. Descartes part du doute ; on n’en voit pas trace chez Spinoza. Il est, dès le principe, dans la foi. C’est qu’en lui tout vient du sentiment, de l’expérience interne. « Jésus, dit Renan, ne disputa jamais sur Dieu, car il le sentait directement en lui. » Il commence à l’épreuve de la paix du Christ, et alors il ne s’élève pas à Dieu comme Descartes, dialectiquement ; il le pose ; et c’est ce qu’on a appelé la méthode abstraite de Spinoza ! Dans ses définitions prétendues abstraites de la substance, il y a tout le contenu de son sentiment religieux. Aussi ne la démontre-t-il pas : il la pose et en redescend sans la quitter. On ne peut pas dire qu’il en déduit le monde, il les sent l’un dans l’autre. Au contraire pour Descartes, Dieu n’est qu’un Deus ex machina, jamais senti. Aussi Spinoza dés le principe vécut sa pensée. Le système de Descartes ne fut vécu que pendant six semaines.

Les plus résolus réalistes moraux ne peuvent se plaindre de Spinoza, dont le principe est précisément que tout idéal, toute fin, doit reposer sur une réalité et que toute la réalité se tient. Conception nouvelle du monde qui éclate au xviie siècle, ce qu’on peut appeler le réalisme scientifique, qui est en même temps un nominalisme. C’est dans Spinoza que cette idée se réalise le mieux : le Dieu scientifique, non transcendant. Aussi l’accusation d’athéisme éclate-t-elle de toutes parts, et cependant rien de moins athée que cette conception…. C’est seulement la généralisation de la loi et son introduction au sein de Dieu, à la place du caprice. Dans Galilée et les savants antécartésiens, la révolution se prépare. Dans Descartes, elle entre dans la philosophie, en partie, dans sa forme. Chez lui l’esprit scientifique ne se rencontre que dans l’analyse, dans le choix du point de départ (côté théâtral et grand seigneur du doute méthodique). Pas de synthèse encore, pas de métaphysique proprement dite. C’est dans Spinoza seulement que se manifeste la métaphysique de la science.

Spinoza plus scientifique que Descartes lui-même. Il ne finit pas son discours de la méthode, faute d’expériences, et il meurt en cherchant à émender son système sur un point essentiel.

Le spinozisme est la métaphysique du cartésianisme (Hegel dit l’achèvement) ; mais laquelle entre les possibles ? La plus réaliste, la plus scientifique, la plus nue et la plus pleine à la fois, enfin la plus redacta et reducta. Cela ne lui venait pas du judaïsme, mais de lui-même, de la puissance inouïe de son esprit essentiellement scientifique et par là non pas cartésien, mais d’accord avec Descartes. Il a donc fait de toutes les métaphysiques possibles de cette doctrine de la science, au sens français du mot, qu’on appelle le cartésianisme, la plus cartésienne. C’est la métaphysique d’une doctrine objective de la science, métaphysique péripatéticienne et positive (voir mon article sur Barthélémy Saint-Hilaire), métaphysique de diamant, où la pensée même qui semblerait devoir la déraidir, est figée en éternelle et immobile cristallisation. Nulle place au subjectif, au dedans : il ne vit que par son objet (développement de l’idée de l’être) auquel il est éternellement appliqué. L’absorption de la partie dans le tout n’a dans Spinoza rien de mystique, comme dans le néoplatonisme, rien d’ineffable qui relève du sentiment. Son Dieu est le ciment du monde, perceptible à la Raison, à la faculté suprême de connaître la loi, c’est-à-dire l’unité. Son système est le plus héroïque effort pour remplacer le dedans par le dehors, pour tirer du dehors, de l’objet, de l’intelligence, de quoi nous passer du dedans, du sujet, du sentiment. Il ne supprime pas notre vie intérieure, mais il la fait sortir de l’autre, il tire une religion de la science absolue, la religion positive par excellence, et cette religion est une pratique, pour lui toute la pratique. Il introduit ainsi le sentiment dans la vie par en haut, et par en haut seulement, rationnel, pour combattre et supprimer le sentiment d’en bas, imaginatif. Contraste absolu avec Platon et les subjectivistes qui l’admettent à tous les degrés, comme auxiliaire et initiateur. Pour ceux-ci, la pénétration des deux mondes, l’immanence est parfaite ; elle ne peut pas l’être pour Spinoza ; il y a un abîme entre le subjectif condamné, et l’objectif vrai. Pour eux, tout, Dieu, est déjà dans le point de départ, dans le mode, dans l’individu, mais au fond, dans son sentiment. Pour Spinoza non ; c’est un acosmisme, quoiqu’il fasse le monde nécessaire. Son système est la démonstration vivante de l’impossibilité d’une métaphysique et religion fondées sur l’objectif pur (positivisme).

La pensée spinozienne préexistait peut-être à l’influence cartésienne : il serait intéressant de se demander ce qu’aurait été Spinoza sans Descartes. La théorie de l’amour aurait subsisté, car il n’y en a pas trace chez le pur spéculatif Descartes ; le système aurait été quand même une éthique et une théorie de l’union religieuse de l’âme avec le tout (voir le fameux chap. xviii de la 2e p. du Tract. brev.). Nous aurions eu aussi Dieu substance infime donnée, la nécessité absolue, la suprématie inconditionnelle de l’intelligence, comme dans Aristote et Platon, la matière religieuse comme quelque chose d’inférieur, mise au rang de mode peut-être, de phénomène peut-être même, comme dans Leibniz, dans tous les cas de mode nécessaire. (La confusion des premières rédactions de Spinoza n’empêche pas qu’il n’eût en lui-même et sans Descartes ce besoin de clarté absolue qui gisait dans son besoin pratique de certitude absolue et morale. Son manque de netteté tient à la profondeur même de sa pensée, jamais satisfaite de la partie qu’elle tient, et y sentant toujours le rapport du reste, tandis que les esprits nets sont ceux qui ont la vue courte et la faculté d’être dupes de ce qu’ils voient.) Probablement il eût enjambé le dualisme (petit malheur !) et au lieu de cette insoutenable doctrine du parallélisme de deux substances ou attributs, car, au fond, cela ne change rien, nous aurions eu d’emblée un monisme idéaliste, à la Leibniz, ou mieux à la Schelling,

Valeur de cette méthode de différence (Uchronie). Pourquoi elle est infiniment plus sûre quand il s’agit d’un esprit que quand il s’agit d’un monde, théâtre du hasard ; au contraire, dans un esprit comme Spinoza, tenant l’œuf, on tient tout.

Question de savoir s’il savait le latin et avait pu lire Descartes avant l’excommunication. S’il ne le savait pas, présomption bien forte en faveur de la thèse : qu’il a été expulsé de la synagogue plutôt comme chrétien (voir chap. xviii, part. 2 du Trac. brev.) que comme athée. L’expulsion comme athée serait peu vraisemblable, étant donnée la quantité de doctrines hétérodoxes qui se trouvent dans les écrivains juifs. L’expulsion comme chrétien le serait au contraire à un haut degré.

Dans tous les cas, il faut renoncer à l’idée de ne voir dans Spinoza que, soit un rationaliste pur, le héros, le type du rationaliste abstrait, comme le veut De Gérando, et tant d’autres, surtout un pur géomètre engendré par la méthode géométrique, pure bêtise ceci, ou un naturaliste comme le veut Van Vloten. Sans trace de mysticité, c’est le sentiment, le sentiment de l’unité, qui est le moteur de Spinoza lui-même, et c’est encore le sentiment (?) qui est le ciment de son monde. Voir l’admirable chap. xxiv de la partie 2 du Tr. brev. sur l’amour de Dieu pour l’homme, ou plutôt l’union de Dieu et de l’homme (expressions finalistes) et la révélation intérieure immédiate seule possible.

Il est vrai que cet amour est, pour Spinoza, absolument associé à l’entendement. Voir ce qui est dit plus bas de l’insuffisance du système dans le rattachement du sentiment à la connaissance, de la pratique à la théorie.

Qu’aurait pensé Spinoza de Kant ? Voir l’admirable chap. xviii du Tract, brev.

Spinoza et le Naturalisme.

I. 20 coroll. 2. Dieu n’est pas la nature, mais l’unité de tous ses attributs immuables, dont l’existence est d’être nécessairement vraie ( l’essence). Il n’est donc pas naturaliste, mais idéaliste.

Spinoza et le Judaïsme.

Aussi peu d’imagination métaphysique que possible dans la métaphysique de Spinoza : c’est par là qu’il est cartésien.

Avec cet esprit, il ne dut pas plus entrer dans la Kabbale juive que dans la Loi, être dupe de l’imagination que de l’autorité. Il ne dut même pas comprendre leur métaphysique : peu de cas qu’il fait d’Aristote et de Platon, même de Socrate, auquel il préfère de beaucoup Démocrite et Épicure, Lucrèce (la lettre LX sur les spectres, fin).

Ce qu’il paraît y avoir de bien juif dans Spinoza, mais qui ne lui vient pas de telle doctrine, mais de l’esprit même de ce peuple, c’est la préoccupation pratique, la fin pratique où tend tout le système d’un homme qui nie la finalité dans le monde et ne connaît que l’être nécessaire et la spéculation à outrance. Encore redevient-il purement chrétien et grec dans la façon de traiter cette pratique. Il attend tout de la grâce rationnelle, de la vertu spéculative.

Le progrès spinozien consiste en ce qu’il a compris l’impossibilité d’une nature supra-sensible indépendante. Dieu n’est pour lui que l’envers du monde, une autre façon de le considérer. Le monde lui est nécessaire, sans le monde il ne serait pas. Dieu n’est rien en soi ; pour Descartes il est encore l’être pur, la réalité infinie, distincte du monde et se suffisant. Spinoza jette le pont, il n’y a pas plus en Dieu que dans le monde, que dans ce qu’il réalise ; plus d’autre monde de même nature que celui-ci, plus de monde des idées, plus non plus de Dieu incompréhensible. Dieu est adéquatement connaissable.

Absurdité de l’idée de Renan d’un Spinoza amant de l’idéal : Spinoza est un amant de ce monde, c’est un Juif attaché à cette terre, citoyen du monde.

La substance n’est rien sans l’attribut, l’attribut n’est rien sans les modes.

Il n’y a pas de métaphysique dans Spinoza ; son système est un minimum de métaphysique comme le judaïsme est un minimum de théologie. Des deux parts point de constructions imaginaires. Dieu est l’acteur unique et direct.

Importance de la négation du parfait comme être dans Spinoza. Dieu est tout connaissable ; la perfection est de le connaître, c’est-à-dire : 1° de comprendre la nécessité qui gouverne le monde ; 2° de l’aimer. Tout est là, il n’y a rien autre chose. Réalismo-puritanisme de Spinoza, L’idée de Mathew Arnold est dans l’Éthique.

II

Ce que fut Spinoza.

La grande erreur des chercheurs d’origine dans Spinoza est d’avoir toujours considéré en lui seulement le côté métaphysique pur, spéculatif, qui n’y est en réalité qu’accessoire : la vraie unité du cartésianisme, qui est à chercher, n’est pas celle de la spéculation, bien qu’elle manquât, mais celle de la spéculation et de la pratique (celle qui manque aussi au système de Kant), et aussi de la spéculation et de la morale ensemble, et de la religion. Voilà la direction vers laquelle le cartésianisme seul, dans son contenu positif, ne pouvait pas engager : il fallait autre chose, une âme non-française, nourrie d’ailleurs.

Spinoza réformateur remonte aux origines. Iconoclaste, briseur d’imaginations aussi bien en philosophie qu’en religion.

Il est un homme de foi, aussi contraire à Descartes que Pascal, mais de foi tranquille, sûre d’elle-même.

Pour prouver que Spinoza n’a pas construit sa pensée géométriquement, qu’elle n’est pas un système d’abstractions, mais que son système est un produit de la raison inductive, voir le premier dialogue dans la première partie du Tractatus brevis entre la Raison, l’Entendement, l’Amour et le Désir, où l’on voit que la Raison s’élève, par une dialectique continue, des modes à leurs substances-attributs, puis de celles-ci à la seule unité ou substance qui les embrasse toutes. Les mots ne font rien pour Spinoza. Il est faux de dire avec Sigwart qu’il part de l’idée de la nature qui est un point de départ pour lui indépendant de Dieu et de la substance. Il ne part, il est vrai, ni de Dieu ni de la substance considérés comme idées admises, mais pas non plus de la nature au sens vulgaire, comme perçue, sensible. Ce n’est pas la nature au sens vulgaire, c’est la réalité, l’être. Nous sommes bien là au fond de la pensée mère de Spinoza. Ce dialogue est probablement avec l’appendice ce que nous avons de plus ancien de lui.

Forme dialogique
Forme polémique du Tr. brev.
Forme polémique du Tract. br. Forme dogmatique de l’Ethique

L’appendice présente la même chose. Cela n’est pas cartésien, ni, sous aucune forme, juif-philosophique. Cependant cette chasse à l’unité absolue est bien juive. On peut admettre une prédisposition due à l’éducation religieuse (c’est aussi platonicien), mais l’unité spinoziste n’est pas l’unité abstraite, c’est l’unité immanente, et il fallait la puissance de pensée de Spinoza pour la concevoir, ou pour mieux dire la sentir dans sa plénitude, où tout le reste est condensé. On voit parla que si haut que l’on remonte dans la pensée de Spinoza, on la trouve formée, il n’a fait ensuite que l’expliquer, dans une forme et une terminologie qui ont varié pour devenir elles-mêmes de plus en plus unes, mais sans que rien s’ajoutât à la pensée même. Même la théorie de l’amour est dans le dialogue ; elle n’est donc pas une superfétation artificielle dans le système.

Ce que Spinoza paraît bien tenir aussi de sa race, c’est l’inaptitude à imaginer une autre vie, la disposition à tout borner à l’organisation de celle-ci, ou à concevoir l’autre sous la forme la plus simple, mais il est vrai la plus vide.

La pensée et l’étendue pour Spinoza c’est (pour l’homme) le sujet et l’objet inséparables, et de même dans les autres attributs (voir lettres XXXI à L. M., p. 442, Saisset). L’essence de l’âme est l’idée même ou la connaissance de l’essence de son corps. De même dans la vie éternelle.

La connaissance est-elle réellement comprise par Spinoza comme une activité de l’esprit ? N’est-ce pas seulement la connaissance spontanée ou d’imagination, laquelle résulte du corps tel qu’il est affecté par les autres, est une connaissance confuse d’affections (P. XXIX, 2e p.) ? L’âme humaine ne connaît pas le corps humain lui-même et ne sait qu’il existe que par les idées des affections qu’il éprouve. Car Dieu ne connaît le corps humain qu’en tant qu’il est affecté des idées des corps dont le corps humain a besoin pour se régénérer, et non en tant que Dieu constitue l’essence de l’âme humaine. C’est-à-dire que l’âme humaine, qui est la connaissance du corps humain, ne connaît pas le corps humain, sinon en tant qu’elle perçoit les idées de ses affections, lesquelles expriment sa nature avec celle d’autres corps, et elle les perçoit comme existant en acte (non comme nécessaires).

Les âmes s’entre-déterminent et sont causes les unes des autres comme les corps (P. IX, P. 2, etc.).

L’idée de l’âme est unie à l’âme de la même façon que l’âme est unie au corps, c’est-à-dire comme à son objet. L’idée du corps (ou l’âme) ne fait avec le corps qu’un seul individu considéré sous deux attributs ; de même l’idée de l’âme (c’est-à-dire d’une idée) n’est autre chose que la forme de cette idée (l’âme), en tant qu’on la considère sans avoir égard à son objet, et ainsi des idées d’idées à l’infini (cf. De Emend. intell., p. 366).

Ainsi l’étendue est l’objet nécessaire de la pensée et ne fait qu’un avec elle ; mais Spinoza ne va pas jusqu’à la considérer comme une simple représentation, un phénomène, ainsi que fera Leibniz. Pour Spinoza la pensée tourne autour de son objet, et son idéal est de s’y adapter parfaitement. Là seulement est l’éternité : c’est celle d’une huître collée au rocher, minimum de pensée. C’est l’objectivisme absolu, avec l’infinitisme et l’éternisme.

Si vous ôtez la substance (attributs) et les modes, il n’y a plus rien, rien de conçu ni d’existant.

L’idée n’est que la connaissance même, et cette connaissance est définie par son objet ; elle n’est en dehors de lui que sa forme même, elle n’est pas un acte au sens métaphysique, pas plus que l’effort (sur l’effort, voir Cogit. met., chap. vi, p. 1).

49, 2, scol. du coroll. L’idée ne consiste ni dans l’image, ni dans le mot, qui ne sont que des mouvements corporels. Mais elle enveloppe l’affirmation et la négation (volonté) et n’enveloppe pas, en tant que mode de la pensée, le concept de l’étendue. Elle n’est donc pas formée arbitrairement comme le pensent ceux qui croient que les idées se forment par la rencontre des images des corps extérieurs, et que par conséquent celles qui ne correspondent pas à des corps sont des fictions arbitraires. La volonté distinguée du désir m. sc. La volonté n’est pas une faculté, mais une idée universelle commune a toutes les volitions : l’universum.

Le spinozisme est donc un idéalisme objectif, excluant absolument l’idée de puissance, d’action, de chose en soi (le bonum metaphysicum de Cogit., I, chap. vi). Rien au delà de ce qui est conçu ou plutôt perçu. C’est l’empirisme a priori, idéaliste. Il admet tout l’empirisme, le matérialisme, etc., et concilie.

Pour lui l’objet de la pensée, c’est l’attribut non immédiatement présent, mais dégagé des affections perçues par l’imagination. Tout le reste est rapport, idées générales, sans objet à part, aide de l’imaginatlon, être de raison et doit disparaître. La pensée est donc suspendue à son objet. C’est par lui qu’elle tient aux autres pensées, son fond n’est rien, sa surface est tout. Son éternité n’est que la loi, c’est-à-dire, comme il dit dans la suite du passage, la nature nécessaire de son objet. C’est l’inverse chez Leibniz. Pour lui le fond est tout, la surface, l’étendue n’est rien qu’un rapport, qu’une représentation. Le fond, c’est ce que Spinoza appelle aides de l’imagination, êtres de raison.

Spinoza n’a pas de psychologie ou en a une purement physiologique ; il néglige complètement la théorie des opérations, qui ne sont pour lui que des aides.

Son système, c’est l’idéalisme (platonicien) renversé, cherchant la réalité non dans l’idée subjective, mais dans l’objet perçu, encore nécessaire et éternel ; c’est la raison directement appliquée à la perception, c’est l’Eléatisme.

Pas de psychologie analytique : toutes les erreurs du nominalisme psycho-physique, le supérieur ramené à l’inférieur (P. XVIII, P. 2). La mémoire confondue avec l’imagination et l’association (il est vrai qu’il distingue bien l’idée de l’image).

Lettre 27 à S. de Vries sur le rapport de la substance et des attributs. S. de Vries se plaint que Spinoza n’ait pas démontré que la substance puisse avoir plusieurs attributs. Spinoza répond :

1° Que rien n’est plus évident que cette vérité que la substance doit être conçue sous un attribut ;

2° Que plus elle a de réalité, plus elle a d’attributs.

Il répète ensuite les définitions de la substance et de l’attribut, comme il les a communiquées, dit-il, à S. de Vries. Cependant elles ne sont pas dans les termes de l’Éthique, au moins celle de l’attribut.

« Par substance j’entends ce qui est en soi et est conçu par soi, c’est-à-dire ce dont le concept n’enveloppe pas le concept d’une autre chose.

« Par attribut j’entends exactement la même chose avec cette différence que l’attribut se rapporte à l’entendement, nisi quod attribulum dicatur respectu intellectus, substantiae certam naturam tribuentis (telle notion déterminée). »

Ce passage établit nettement l’intellectualisme de Spinoza. Pour lui, c’est la pensée qui soutient tout le reste par sa constitution.

Par sa distinction des modes et de la substance. Spinoza a supprimé la question de la génération des modes. Ils ne sont qu’une projection imaginative sur le fond immuable de la substance. Ainsi est écarté le platonisme qui expliquait toute réalité sensible par une idée éternelle (pour ce système pas de science, puisqu’il cherche l’explication directement en dehors du temps). De même l’aristotélisme qui met l’idéalisme de Platon en devenir et compose la réalité d’infusions successives d’éléments idéaux. Pas de science non plus. Pour Spinoza au contraire les modes ne sont rien : l’objet de la science est la découverte de la substance dans le mode, c’est-à-dire de l’abstrait dans l’imaginaire ; la loi de la substance.

Rapport entre le cartésianisme (concret imaginaire ; abstrait tion seul réel) et le judaïsme : mépris des formes.

Dans la deuxième partie de l’appendice de De Deo, remarquer le curieux passage où il explique l’union de l’âme et du corps. Il commence par dire que le corps est cause de toutes les modifications de l’âme, puis à la page suivante, il explique que les idées de l’âme sont des modifications très immédiates. Il y a donc simple correspondance, harmonie à la Leibniz, non cause et transformation à la façon du matérialisme moderne. Spinoza n’est pas moniste (admettant un inconnaissable), sa substance n’est qu’une expression ; phénoménisme. Il voit tout en dehors, objectif, dans la réalité. Selon lui (voir pourtant certains, passages des Cogitata) tout est intelligible. Le monde des idées et celui des choses, de la pensée et des autres attributs sont absolument séparés. Ils ne sont pas celui-là l’œuvre de celui-ci, comme pour les matérialistes, ni celui-ci le prolongement de celui-là (sauf Ι’υλη) comme pour Platon (chimie intelligible).

Mais si la pensée est indépendante, elle n’est pas pour cela spontanée, active, inventive. Elle accompagne, elle ne précède ni ne provoque. Elle est aveugle ou n’a de vue que sur le présent.

Son originalité est d’avoir vu l’irréductibilité des attributs élémentaires (simplicité des idées, platoniciens), mais il n’a pas poussé cet idéalisme jusqu’à la pleine conscience, c’est-à-dire jusqu’à se demander si ces attributs n’auraient pas leur racine dans la pensée même, sorte de prisme à réfracter la substance, qui serait ainsi non plus comme pour lui une expression, mais une réalité, ou plutôt une puissance.

Le système de Spinoza est la rentrée en scène dans la philosophie purement négative, positive de Descartes, de l’idée métaphysique d’Aristote. C’est une revanche de la philosophie universelle, grecque, orientale, chrétienne contre la positivité française. Le doute provisoire de Descartes est en réalité un rejet définitif, une rupture avec la tradition humaine. Spinoza y rentre et fait voir que l’idée scientifique a plus à gagner qu’à perdre à cette rentrée. En réalité, Descartes, comme le positivisme, comme Kant, laisse derrière le domaine du connaissable un autre domaine inconnaissable, mais contenant pourtant ou pouvant contenir du réel encore : place libre pour la croyance, pour la religion. Spinoza nie cela, incorpore tout à l’intelligible, forme une infinie synthèse à la fois métaphysique et positive. Il est à la fois le plus traditionnel et le plus original. Comment l’hébraïsme aristotélique de Maïmonide (les attributs, simples noms, n’ayant rapport qu’à la raison) conduisait au kantisme.

Spinoza montra l’intotalité et en partie, par cela même, l’invérité comme science même, de la science pure de Descartes.

Le transcendantalisme de Kant est en même temps un transcendantisme. À l’invincible relativité de la forme il oppose l’insaisissable absolu d’un « en soi » qui échappe à nos prises et que nous devons subir sans le comprendre dans l’ordre intellectuel et dans l’ordre pratique. Nous sommes donc condamnés à une position subalterne et à une attitude asservie. Au contraire de l’analyse de Kant, celle de Spinoza est une émancipation. Elle a l’air d’établir la fatalité ; en fait, c’est la liberté qu’elle établit en nous faisant atteindre au fond de nous-mêmes le fond même de l’être et supprimant ainsi par l’intellection parfaite la dépendance intellectuelle et la dépendance morale : suppression de la loi par identification avec la loi. De même elle a l’air d’un idéalisme, d’un transcendantisme ; elle est au contraire un pur réalisme expérimental. En morale comme en théorie, elle ne connaît que ce qui est perçu : Dieu n’est pas pour elle un X non connu, mais affirmé, comme dit Kant, ou simplement conçu et démontré vrai par déduction de cette conception ; il est une réalité perçue, sentie, intérieure ; l’argument ontologique perd ici sa forme abstraite cartésienne et antérieure.

Tandis que dans Kant les formes de la pensée sont des murailles qui l’enferment et qui ne lui laissent de prise au delà que pour concevoir l’existence d’un impénétrable maître qui peut-être les a faites et les maintient, dans Spinoza elles sont les formes mêmes de l’être. Et ce n’est pas idéalisme : car ce système consiste à concevoir que l’être, tout l’être est dans les idées ou dans l’esprit, ce qui est faux pour Spinoza ; car la même nécessité domine, maintient à ses yeux ces deux faces équivalentes, sous toutes leurs formes, de l’être, la pensée et son objet qui sont bien deux. Ou bien l’idéalisme consiste à concevoir au delà du monde pensé, un monde en soi absolu (Kant). Encore moins Spinoza est-il cela. Il n’est pas certain qu’il n’y ait d’être que celui que nous connaissons, mais il est certain que quel que soit cet être il est déterminé, c’est-à-dire il doit exister pour la pensée, sans que ce soit pourtant cette pensée qui le détermine. Notre être à nous (attribut de l’étendue) se trouve être cela : nous ne connaissons pas la nécessité qui fait qu’il est tel et non autre et non plus ; nous ne le tenons qu’empiriquement, en vertu d’une nécessité absolue, mais qui ne contient pas d’explication. Nécessité absolue empirique. C’est comme cela, nécessairement (on le sent) ; il n’y a pas d’explication : tel est le mot du spinozisme. Il n’imagine rien, il est aussi peu métaphysicien que possible ; il nous met en face d’une affirmation absolue de notre pensée comme en face d’exigences inéluctables, et pour lui ces exigences sont l’être même.

En même temps, il n’est pas purement intellectuel abstrait, comme Descartes ou Kant. C’est avec tout son être qu’il perçoit la réalité, et sa vie, son essence tout entière, en tressaille religieusement.

Le Dieu de Spinoza.

Le Dieu de Spinoza, c’est l’être, la substance, le lien nécessaire des attributs, c’est-à-dire des formes irréductibles de l’être. Ce Dieu domine et comprend même celui de l’idéalisme moral, puisque si nous concevons un tel Dieu, c’est encore parce que c’est là une loi des choses. Le véritable Dieu n’est donc pas dès lors ce qui devient, mais le rapport de ce qui devient sous une forme à ce qui devient sous une autre, la nécessité qui nous entraîne à les penser solidairement. Pour lui, cette nécessité est la substance. Mais qu’est-ce que la substance, si, comme nous le dit Spinoza, elle n’est rien en dehors des attributs et n’est que leur unité ? Évidemment la nature même de la pensée qui se retrouve la même partout, quel que soit le compartiment de la réalité dans lequel elle se place. Le spinozisme est un réalisme idéaliste pour lequel la pensée atteint réellement le fond de l’être ou plutôt le constitue ; elle est à la fois un attribut et la substance, un attribut en tant que sujet pensant, une substance en tant qu’elle subit elle-même, comme objet, sa propre loi qui est de penser l’être comme nécessaire, infini et un. Donc quoique pour Spinoza il n’y ait rien que de la pensée, il n’est pourtant pas idéaliste, parce qu’il admet l’éternelle et irréductible opposition des deux termes, et qu’il fait pivoter le sujet autour de l’objet et n’entend pas que celui-ci vienne de celui-là. Il n’est pas idéaliste parce qu’il est déterministe, c’est-à-dire entendementiste, formaliste, c’est-à-dire exactement en métaphysique ce que Kant est en morale. Pour l’un comme pour l’autre le tout, c’est la forme (pour Kant l’obligation, la bonne volonté) ; le fond n’est rien ; tandis qu’en réalité c’est le fond, la matière, œuvre de la liberté, qui est tout. C’est la nécessité (obligation de Kant, substance-être de Spinoza) qui n’est que l’apparence.

Voir sur Dieu immédiatement connu, sans intermédiaire de modes ou de pseudo-attributs, connu comme il peut l’être quand tout cela manque, c’est-à-dire senti, le vrai Dieu vivant :

Le chap. viii (De la nature naturante) du Tract. brev., 1re partie ;

Le chap. xxii, 2e partie : De la régénération.

Pour Spinoza il n’y a pas d’absolu sujet, il n’y a que de l’infini. Il ne voit pas que l’infini aussi est relatif (l’infini objet, substance, comme il dit (se. P. 15) ou plutôt attribut (L. LXIX ; Cog. met., chap. i et vi). Il ne le reconnaît que pour l’infini d’imagination (quantité infinie, substance corporelle infinie), quantitas abstracta, sive su]derfic aliter concepta, prout nempe ipsam imaginamur. — Leibniz montre que l’étendue ne peut pas être substance, mais pour Spinoza cela n’est vrai que de l’étendue imaginative. L’étendue conçue, c’est l’étendue idée éternelle, fondement éternel de toutes les idées. Maintenant pourquoi les parties, les modes existent-ils nécessairement ? C’est que sans eux, sans les affections, les rapports, il serait impossible d’arriver à la conception de l’attribut substance. Ainsi ce n’est que par les idées des affections du corps que l’âme arrive à connaître son essence ; ainsi encore l’âme conserve dans la vie éternelle son rapport à la vie sensible, elle reste l’idée du corps, mode de l’étendue ; la nécessité qui lie les deux faces de l’être, infini et fini, et qui est réciproque, qui explique la déduction des modes (création) inintelligible à L. M. (Ep. 69 et 71 ) auquel Spinoza fait des réponses inintelligibles et provisoires, est au fond cette nécessité psychologique. C’est une nécessité de fait. Spinoza n’en connaît pas d’autre ; on ne pourrait atteindre le concept de l’étendue sans les affections, sans les sensations, mais elle n’en est pas moins quelque chose à part, et l’être vrai, substance-attribut, c’est qu’elle seule apparaît à l’esprit comme nécessaire par elle-même ; cette nécessité en fait l’éternité, qui n’est pas dans le temps (Cogit., I, 4 ; ii, 1).

Lettre XXIX à L. M. — Ni l’étendue substance (infini) ni l’étendue modes conçus suivant l’existence, c’est-à-dire dans l’enchaînement causal, ne sont divisibles. L’étendue (id. la durée) n’est divisible que dans le mode conçu suivant l’essence seulement ; il peut ainsi, sans perdre son essence, être conçu plus grand ou plus petit ou divisé en parties, tant selon l’étendue que selon la durée ; mais alors on a l’étendue abstraite et superficielle telle que nous l’imaginons, non l’étendue substance, telle que l’entendement seul peut la concevoir.

Lettre à M. Gentili.
22 janvier 1884.

Vous ne me demandez pas, je pense, si la doctrine de Spinoza sur les points qui vous arrêtent, est intelligible jusqu’au fond, c’est-à-dire est la vérité (je suis loin de le croire), mais seulement si, dans les limites où Spinoza l’a conçue, on peut l’accorder avec elle-même. Je crois qu’on le peut. La difficulté que vous y trouvez tient, ce me semble, à ce que vous ne dépouillez pas les termes de Spinoza de tout sens qui ne résulte pas de ses définitions.

Vous dites que dans sa doctrine tout est éternel. Non pas, mais tout est nécessaire, et il y a deux nécessités, celle de l’essence et celle de l’existence. La première seule est éternité ; l’autre n’y a aucun rapport, c’est la nécessité fortuite, contingente des modes, des déterminations singulières et changeantes de la substance, dont l’ensemble seul (mouvement, face constante de l’univers, entendement, etc.) est éternel selon l’existence, ou, pour mieux dire, dure sans fin comme il est sans bornes. Sans doute toutes les essences, même des modes et de leurs affections, sont éternelles, mais à titre de vérités (non de choses existantes), de vérités implicitement contenues dans l’idée éternelle de Dieu, éternel objet de l’entendement et mode éternel comme lui, ou plutôt identique à lui. Les choses correspondantes et par conséquent leurs idées n’existent, n’apparaissent pour disparaître après quelque durée que selon un ordre complètement indépendant de celui des essences, c’est-à-dire de celui selon lequel elles se rapportent aux modes fixes et éternels (perpétuels aussi selon l’existence), et cet ordre du fait est pour nous absolument insaisissable.

Maintenant, quand un mode est réalisé dans cet ordre, c’est-à-dire quand une essence est amenée à l’existence à la fois parce que les autres essences réalisées la déterminent et parce que la substance la pose absolument, cette essence existera par la seule force de sa définition aussi longtemps que la même force dans la totalité des autres essences existantes de même attribut ne l’en empêchera pas, c’est-à-dire ne l’exclura pas logiquement.

Cette force de la définition est tout ce que Spinoza entend par l’effort pour persévérer dans son être ou volonté dans l’âme et appétit dans l’union de l’âme et du corps. Pour lui il n’y a pas de puissance, de dedans ; tout est dehors, étalé et abstrait, tout est objet. Cependant l’âme, dit-il, s’efforce d’imaginer des choses qui augmentent la puissance du corps dont elle est l’idée, et par suite la sienne, et elle éprouve de la joie ou de la tristesse suivant qu’elle réussit ou non. Cet effort n’est-il pas un mouvement de l’être au-dessus de lui-même, une tendance à s’augmenter, à se dépasser ? Non, ce n’est que la persistance abstraite, l’inertie, comme nous dirions à présent. L’être est rivé à lui-même, à son essence ; mais si nous considérons un être de notre double monde, un être comme nous (Spinoza ne distingue pas l’inorganique, l’organique et le pensant), un corps et son idée, qu’est-ce que cet être, cette essence ? Une certaine proportion de mouvement et de repos, de vitesse et de lenteur (corps), et la formule abstraite, la loi suivant laquelle le mouvement se distribue à l’intérieur de lui-même sans cesser de réaliser sous des formes toujours nouvelles, la même proportion, c’est-à-dire sans cesser d’être lui-même (l’âme). Toute essence dans notre monde d’étendue et de pensée est donc un mouvement d’un certain type (corps) ou la formule de ce type (âme). Toute essence existante est donc cause réelle d’une suite indéfinie d’effets, puisqu’elle est mouvement ou idée de mouvements, c’est-à-dire que dans tout être comme nous une variation de son mouvement essentiel suivra toujours une autre variation, et l’idée de la variation nouvelle, celle de la précédente indéfiniment en vertu de l’inertie (conatus ou vis, etc.). Mais cet être, ce mode modifié sans fin, appartient à un monde d’autres modes qui le pressent de toutes parts, et lui communiquent des mouvements qu’à son tour il transmet. Ces mouvements peuvent lui être conformes ou contraires, à toutes sortes de degrés. Ainsi si vous donnez l’impulsion au volant d’une machine, si vous en graissez les rouages, ces mouvements extérieurs seront conformes à sa nature ; si vous en heurtez un rouage dans une direction autre que celle dans laquelle il se meut, si vous augmentez le frottement par quelque moyen, ces mouvements lui seront contraires. Les premiers augmenteront sa puissance, c’est-à-dire multiplieront ses effets, les seconds les diminueront et pourront même les supprimer en brisant la machine. En d’autres termes, les premiers sortiront de la machine transformés selon sa formule propre ; et leurs effets, étant intelligibles par cette formule, seront réputés action de la machine, tandis que les autres, contraires à cette formule, auront des effets qui ne seront pas intelligibles par elle, et que la machine alors sera réputée avoir pâti dans la mesure même où son action aura diminué. Il ne faut donc pas confondre l’essence du mode, qui est abstraite et dure immuable à travers ses affections diverses et inégales jusqu’à ce qu’elle disparaisse brusquement de l’existence, vaincue par les autres, avec les actions qui en découlent, plus ou moins favorisées ou gênées par le système fortuit, contingent, des circonstances au milieu desquelles elles se développent et par lesquelles elles existent comme aussi elles seront détruites à la fin avec l’existence même de l’essence dont elles procèdent. Ces actions constituent la puissance actuelle du monde. L’essence de ce mode, tant qu’elle existe (conatus, vis….), produit donc des effets en lui et hors de lui, par suite on peut dire que le conatus (l’inertie) suivant les circonstances développe autant qu’il peut la puissance de l’être, mais il ne faut pas dire — et Spinoza ne dit jamais — que le mode tend, conatur, à augmenter son être ou sa puissance ; l’augmentation de son action peut résulter du conatus, rien de plus. Donc point de finalité, puisqu’il n’y a pas de bien poursuivi, et que ce que nous nommons le bien est simplement l’effet non pas cherché mais obtenu par le concours du conatus et des actions que l’être subit de la part des autres. Mais ne poursuivons-nous pas réellement des fins ? non, cela est impossible : comment l’être sortirait-il de son essence ? Ces fins qu’il nous semble poursuivre ne sont que nos idées actuelles en tant que d’autres idées vont en sortir si les circonstances, dans leur cours fortuit, le leur permettent ; car ces idées sortent les unes des autres ou plutôt se succèdent selon la même nécessité que les affections qui en sont les objets. Cette nécessité est mécanisme dans le corps ; dans l’âme elle est imagination (habitude), mais elle peut aussi être autre chose, implication, dépendance intelligible. Réaliser en elle, cette dernière nécessité, en la superposant à l’autre, c’est le véritable bien de l’âme, mais ce bien même, est-ce un bien poursuivi en dehors de l’essence, la fin purement idéale d’une tendance indéterminée ? Non, c’est l’essence de l’âme se réalisant, c’est-à-dire s’entendant parfaitement elle-même dans sa dépendance de Dieu ou plutôt c’est Dieu s’entendant partiellement en elle, dans l’exercice absolu et l’union réalisée de ses deux causalités….

Spinoza rationalise le christianisme, rationalisation lui-même du judaïsme.

Jésus, saint Paul, Spinoza.

Saint Paul rationalise la régénération : il fait la théorie de cet état de l’âme qui la soustrait au péché. Cet état est une foi, c’est-à-dire un état intellectuel qui supprime matériellement la faculté de faillir. Il y a cette théorie dans Spinoza ; mais il ne reste pas à saint Paul ; tout en maintenant sa conquête, il la rattache à Jésus, il revient à Jésus, à une intuition directe ou sentiment : à la foi il réunit l’amour comme inséparable, et c’est l’amour qui fait le miracle, et c’est de lui que tout part (voir 1re dialogue : amor quaerens inlellectum). Spinoza, quoiqu’il fasse la théorie de la théorie (de saint Paul), revient à la nature, à l’immanence et immédiatité, c’est-à-dire à la religion. Saint Paul ne connaît le salut qu’à travers Jésus. Spinoza le connaît en lui-même.

Le sentiment, c’est l’omniprésence de l’idée dans l’action, c’est cette extrême mobilité de l’âme qui fait qu’elle peut monter et descendre sans cesse, se tourner presque simultanément vers le divin et vers l’humain, ne jamais se laisser entraîner et renoncer au perpétuel contrôle du tout sur la partie. L’entraînement d’une idée, d’une foi, n’est que le substitut imparfait du sentiment, qui est la forme supérieure de l’intelligence : la vraie bonté, toujours douce et maîtresse d’elle-même, est inséparable de la plus haute forme d’intelligence servie par de belles facultés secondaires, ses instruments mécaniques, naturels. Celte harmonie, cette perfection qui fait les âmes purement religieuses et leur victorieux attrait se trouve dans Jésus et dans Spinoza, on peut dire aussi dans Socrate : ils sont surtout des âmes. Les Paul, les Augustin, les Luther sont surtout des esprits. Pascal, qui n’a pu s’élever jusqu’à cet idéal, l’a du moins senti, et son tourment est venu de ce qu’il n’a pu l’atteindre.

Spinoza est contre la volonté, contre la force de l’éducation mécanique, de la discipline (Descartes), pour l’entraînement, mais purement rationnel, abstrait, non imaginatif et sentimental : contre Descartes d’une part, contre Platon de l’autre (imagination) et contre la religion (sentiment). Différence entre l’imagination et le sentiment (Th. Gautier, Musset). Voir ch. iv du Theologico-Politicus, début.

Sur la conclusion de Pollock.

Si Spinoza n’a été [compris] par personne tout entier, cela tient à l’extrême condensation et puissance synthétique de sa pensée, puissance que ne peuvent égaler la plupart des esprits qui l’abordent. Cette puissance consiste dans le pouvoir de percevoir dans un seul acte le rapport d’un nombre le plus grand possible de pensées. En développant cette synthèse, perçue dans un acte supérieur d’imagination (de même en tout, en musique par exemple, la puissance de l’esprit se mesure à l’étendue que peut prendre cette synthèse, et il se peut que la rapidité plus ou moins grande de la pensée n’ait pas d’autre cause et se ramène ainsi à la force d’étendue de l’imagination), un Spinoza conserve à travers son exposition analytique le sentiment de la synthèse totale, le lecteur ordinaire non. Il ne voit dans Spinoza que des idées, c’est-à-dire des vues, des hypothèses, non le système, c’est-à-dire ce qui fait aux yeux du maître la vérité de l’idée ; ou il croit l’apercevoir, mais ce qu’il voit n’est qu’une amplification, sans mesure ou plutôt un isolement d’une partie du système. C’est là ce qu’il rejette comme absolu. Les systèmes ne sont tels, absolus, que vus dans une de leurs parties que l’on prend pour le tout ; en un mot, c’est dans les idées dont parle Pollock, telles qu’elles envahissent tout entier un esprit inférieur, que loge l’esprit de système, non dans les grands esprits systématiques qui les mettent à leur place dans l’ensemble où elles se concilient, en se limitant et s’enfermant dans leurs vraies proportions. C’est faute de puissance systématique qu’un esprit est absolu : l’[esprit de] système, c’est-à-dire la puissance en étendue profonde (l’étendue) de l’esprit est le meilleur préservatif de l’esprit d’absolu. Les absolus, ce sont les sectateurs des idées non des idées, ce sont ceux qui cherchent dans Spinoza le matérialisme ou l’athéisme ou le panthéisme, comme si aucune de ces choses pouvait s’y trouver. M. Pollock a raison de dire qu’il n’y a pas de système en ce sens dans Spinoza. Ces prétendus systèmes ne sont que les abstractions par lesquelles les disciples ont perçu et nommé les êtres vivants, concrets, compliqués, insaisissables à eux dans leur ensemble, qu’étaient les philosophies des maîtres. Chez ceux-ci, il n’y a pas de système (ens rationis, universum) au sens vulgaire, et répondant à la nomenclature vulgaire, désignation artificielle. Il n’y a que des philosophies ou plutôt des philosophes (voir Logique de Kant).

Ce sont les Cousin qui parlent de systèmes et nomment leur système (?) et la foule des gens qui ne connaissent des systèmes que les noms, par les journaux.


III

Critique du spinozisme.

Suivant Saisset, c’est l’idée de la personnalité qui seule peut sauver le monde moderne, qui seule est une force morale. Cette idée est au contraire le dissolvant par excellence ; et c’est l’idée spinoziste [qui est une force morale], l’idée de la science intégrale, poussée jusqu’à l’absolu et permettant à l’àme entière de se faire un point d’appui et un levier dans l’idée et dans le sentiment de l’unité intégrale, c’est-à-dire d’une religion scientifique.

Dualisme de Spinoza.

Trop peu moniste encore. Il n’y a pas parallélisme, mais dépendance ; unité (idéalisme faisant physique représentation du moral).

Spinoza a tort d’isoler l’imagination de l’entendement.

On doit reprocher à Spinoza d’avoir trop séparé Dieu de la nature, de n’avoir pas assez divinisé les modes, œuvres de l’imagination. La vie n’est pas dans les pures idées, éléments abstraits conçus comme éternels des sentiments, mais dans ces sentiments mêmes. La vraie théorie n’est pas celle de la vie de l’élite, que fait Spinoza, mais celle de la vie dé tout le monde, celle non plus de l’idée éternelle venue d’en haut, dont la connaissance est identique avec la grâce, c’est celle des avatars successifs de l’idée venue d’en bas, des sentiments, idées provisoires, auxquels la foi-obéissance que Spinoza déclare ne pas comprendre, s’attache, et qui fait que l’humanité, sans se sauver dans les individus, se sauve dans l’ensemble.

La connaissance n’en peut être qu’empirique.

C’est là la vraie cause immanente.

Il y a une théorie de l’imagination qui manque dans Spinoza.

Les deux prises qu’offre Spinoza lui-même sur son système sont : 1° l’aveu formel (chap. xv du Theolog.-Polit., note 27 et chap. iv) que la raison ne peut pas démontrer la suffisance de la religion pour faire son salut, c’est-à-dire qu’on peut faire son salut, atteindre la béatitude sans être arrivé à rectifier son entendement. Il s’ensuit qu’entendre n’est pas l’acte principal de l’esprit, ou qu’il y a quelque autre manière d’entendre encore supérieure à celle qu’il comprend comme la vraie, et dont la forme est la nécessité ( éternité).

Pourquoi la religion (foi) ou la perpétuelle vertu sans entendement rendent-elles l’homme heureux, comme la droite raison ? C’est peut-être que la droite raison (scientifique) n’est qu’un moyen pour quelque chose de plus élevé, qu’elle donne, mais qui peut être obtenu autrement, directement, tout comme la connaissance rationnelle peut être atteinte sans passer par l’expérience, quoique l’expérience en soit la voie naturelle. Le dédain que Spinoza professe pour la connaissance sensible, il est certain que l’homme de morale et de religion le professe pour la connaissance pure. Il est certain aussi qu’il y a deux manières d’obtenir la vertu, directement, naturellement, ou intellectuellement, comme terme et fleur d’une vie vouée à la connaissance (vertu du penseur).

Laquelle est naturelle ? N’est-ce pas celle qui n’est pas rationnelle, la vertu d’imagination, d’entraînement ? Spinoza la déclare nécessaire, mais dans l’intérieur de l’individu. Pourquoi pas d’individu, de mode à mode, c’est-à-dire imaginatif ?

Alors l’imagination aurait un rôle rationnel ; ses conceptions, dont Spinoza ne fait pas la théorie comme étant sans valeur par elles-mêmes, en auraient une, auraient un principe présidant à leur construction dans chaque individu, le principe moral de l’accord désirable de tous les modes (beauté). Dans l’imagination se trouverait donc cet intérêt qui nous fait sortir de nous-même, qui nous émancipe de l’objet extérieur, de l’être, c’est-à-dire de l’égoïsme. Αγαθος ην. De là la création (passage des attributs aux modes).

Manque absolu d’une théorie de la perception et de la sensation dans Spinoza.

Spinoza supprime ou plutôt néglige la vraie existence, imaginative. C’est le mysticisme sémitique, abstrait. Là est son point de jonction avec Descartes, le rapport du judaïsme avec la science (voir la brochure de Darmesteter, race iconoclaste, anti-esthétique, moderne, anti-grecque et anti-aryenne).

2° La deuxième prise que Spinoza nous donne est sur cette question de la lettre LXXI à L.M.

Immoralité de Spinoza. Il contient bien toute la matière de la vie morale, mais il y manque l’idée morale même, l’obligation. Spinoza propose un modèle de la nature humaine (voir fin de la préface de la IVe partie), mais entièrement facultatif. La vie morale et définitive dans son système n’est qu’une dépendance toute relative à nous.

Pour Spinoza le sage seul jouit de l’éternité, c’est-à-dire du sentiment de la nécessité de son être, de sa dépendance avec Dieu et le monde. La question est de savoir : 1° s’il n’y a pas de degrés dans ce sentiment : ainsi l’homme de science a bien aussi le sentiment de son union nécessaire avec le monde dans son ensemble et surtout dans quelques-unes de ses parties, ce par quoi Spinoza mesure la connaissance de Dieu. De même le méditatif, le poète a quelque connaissance et surtout le sentiment (sentit experiturque, Sc. de 23, V) de sa société avec le monde et la loi nécessaire. Spinoza ne reconnaît pas que tout le monde soit conscius sui, Dei, mundi, mais seulement que tout le monde sentit experiturque. La question est précisément de savoir si 2° ce sentiment ne vaut pas la connaissance et si la connaissance n’en est pas un simple mode et une traduction. En ce cas l’âme religieuse et morale par obéissance serait, comme le cœur nous le dit, aussi bien que l’âme philosophe, admise à l’immortalité, puisqu’elle a aussi bien qu’elle le sentiment de sa dépendance. Spinoza n’a connu qu’une des formes possibles de la vraie vie, mais celle-là il l’a connue dans sa vérité, car il a compris qu’en elle, c’est-à-dire dans la vie intellectuelle même, c’est le sentiment qui est la force motrice ; il a fait de la raison une religion, il a même admis sans le comprendre, qu’il y en avait d’autres possibles que celle-là, et il n’est pas douteux que s’il avait été dans l’une de ces autres, il eût pensé aussi être conscient de son salut quoique peut-être par le secours de moyens artificiels, mais ces moyens il les eût acceptés. Il est vrai qu’il n’eût plus été Spinoza alors, mais il n’en eût pas moins cru être en relation avec la vérité absolue. Contre Cousin qui dit (cours de 1829) que dans Descartes on rencontre Dieu partout et qu’il supprime l’homme (confusion de la volonté et du désir) et réduit le monde à peu de chose, — par un paralogisme et un anachronisme, certitude seulement indirecte de l’existence extérieure, et venant après l’autre, à la suite d’un raisonnement [ce qui est faux. Cousin prend un artifice de méthode pour une description de fait], — et ajoute dans sa deuxième édition (His. de la philosophie ou dans les Fragments ?) que cette absorption de l’homme en Dieu était le fait du xviie siècle tout entier. Descartes et la science nouvelle dans ce siècle de mathématiciens n’avaient bien qu’une foi, qu’une religion tout abstraite, le culte du démontré, du clair, et Spinoza est bien en ce sens fils de Descartes ou plutôt de son siècle, et si nous rencontrons l’idée de Dieu partout chez Descartes, comme le dit Cousin, c’est uniquement parce qu’elle est pour lui l’idée claire par-dessus toutes et qui peut seule donner aux autres la plus grande clarté où elles puissent atteindre. On peut dire que rien n’est moins religieux que Descartes (voir sa Théorie des passions, pur mécanisme, et celle de la Volonté libre, quoi qu’en dise Cousin) et ce qu’il y a de non religieux dans Spinoza, on pourrait dire qu’il vient de lui.

Intelligence et moralité.

Nulle proportion entre l’une et l’autre (si on prend l’intelligence au sens quantitatif). Heureux les simples ! Le sentiment moral peut exister à un bien plus haut degré chez tel ignorant que chez tel grand de l’esprit. On peut dire qu’il est de l’intelligence encore, de l’intelligence qualitative, qui évalue et ne mesure plus. Cette traduction est même la plus large, celle qui permet d’embrasser les formes inférieures, les approximations intellectuelles et esthétiques de la vie morale. Spinoza ne l’entend pas ainsi : il pense au sens étroit que la moralité, ou comme il l’appelle, la liberté et la béatitude, consistent dans l’intellection suprême, celle par laquelle nous comprenons une fois pour toutes et absolument le rapport d’union étroit et nécessaire où nous sommes avec le tout considéré dans son lien intérieur. Cet état ne comporte pas de degrés, on est ou on n’est pas dans la vie morale, dans la vie divine, et il est impossible de l’atteindre par un progrès continu, en partant d’en bas, en prenant sa vie et le monde par le détail. Ni les passions ne peuvent être vaincues successivement et les unes par les autres, ni le progrès de la connaissance du monde, le progrès de la science et aussi de l’expérience sociale ne peuvent augmenter directement la moralité humaine. Cette moralité, il ne faut pas la confondre avec l’idéal moral, c’est-à-dire avec la conscience morale empirique, qui n’est rien aux yeux de Spinoza, puisque ce n’est pas d’elle que vient le salut, c’est-à-dire la force de lui obéir. C’est là le point délicat sur lequel doit porter la critique de sa doctrine. Est-il vrai que la culture non pas intellectuelle pure, mais imaginative et esthétique, soit sans action sur la moralité ? Platon représente l’opinion contraire.

LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU DANS SPINOZA

(1). La substance est antérieure en nature à ses afTections.

(2). Deux substances à attributs différents n’ont rien de commun.

(3). Des choses qui n’ont rien de commun ne peuvent être causes l’une de l’autre.

(4). Deux ou plusieurs choses distinctes se distinguent soit par la diversité des attributs de leurs substances, soit par la diversité de leurs affections.

(5). Dans la nature (réalité) il ne peut pas y avoir deux ou plusieurs substances de même attribut.

(6). Une substance ne peut être produite par une autre substance (corollaire : ni par quoi que ce soit).

(7). Il appartient à la nature de la substance d’exister.

(8). Toute substance est nécessairement infinie [sans quoi il y aurait deux substances de même attribut]. Scolie 1 : en effet l’infini est l’affirmation absolue. Scolie 2 : il devrait être un axiome ; car les modes peuvent, sans exister, être conçus, non la substance, qui est en elle-même et conçue par elle-même (Malebranche pur). De ce que son existence est aussi bien une vérité éternelle que son essence suit la démonstration directe de l’unité de la substance de même attribut. En effet, une définition ne pose pas un nombre déterminé d’individus, et l’existence de la substance résulte de sa définition ; donc elle ne comprend pas un nombre déterminé d’individus ; c’est-à-dire qu’elle est unique avec un seul attribut [proposition très péniblement et longuement démontrée, car qu’il n’y ait absolument qu’une substance, Spinoza ne le démontre qu’en passant par la substance infinie, Dieu].

(9). Plus une substance a de réalité ou d’être, plus elle a d’attributs. [Évident, dit-il, par la définition 4.]

(10). Chaque attribut d’une même substance doit être conçu par soi. — Scolie qui conclut de là qu’il ne faut pas conclure de la diversité des attributs à la pluralité des substances, et rejeter la possibilité des substances à plusieurs attributs ; en un mot qui justifie la définition 6 de Dieu.

Cf. Scolie 1 de P. 8 : quum infinitum sit absoluta affirmatio existentiæ alicujus naturæ….. Cf. la définition 8 : Per æternitatem intelligo ipsam existentiam, quatenus ex sola rei æternge definitione necessario sequi concipitur. Cf. définition 7 : Ea res libera dicitur, qua ex sola suæ naturæ necessitate existit et a se sola ad agendum determinatur.

Ainsi Spinoza objective simplement ses affirmations absolues de même qu’il réalise les formes (substance, étendue) et les considère comme le véritable réel d’où le divers vient. Il y a deux manières de percevoir l’unité : la concevoir (abstraction vide au fond, schématique, subjective, égoïste), ou la sentir avant toute représentation. C’est ce sentiment de la co-existence du divers non mathématique qui est vraiment inventeur, et aussi objectivement désintéressé.

(11). Par la définition 6, Spinoza définit Dieu : per Deum intelligo ens absolute infinitum, hoc est substantiam constantem infinitis attributis, quorum unumquodque æternam et infinitam essentiam exprimit.

Son existence.

1re preuve. — S’il n’existe pas, par ax. 7 son essence ne comprend pas l’existence, ce qui est absurde par P. 7 [parce que Dieu est une substance].

Ainsi Spinoza ne prouve pas ici l’existence de Dieu, mais l’existence de la substance. Ce n’est qu’une répétition de la P. 7, ou plutôt il passe ici du genre à l’espèce, de la substance en général à la substance absolument infinie, laquelle il a établi par P, 9 et 10 et surtout dans le scolie de P. 10 être équivalente à l’idée de substance constans infinitis attributis et n’impliquer pas contradiction, en quoi il ne fait que justifier sa définition 6 de Dieu.

2me preuve. — Dieu existe nécessairement s’il n’y a aucune cause qui l’empêche d’exister. [Quand une chose existe ou n’existe pas, il faut qu’il y ait, dit Spinoza, une cause qui la fasse exister ou l’en empêche. Cette cause peut être en elle ou en dehors : en elle c’est la contradiction (cercle triangulaire), en dehors c’est l’ordre de la nature (pour les modes seulement). Cause intérieure ou extérieure dans le cas de l’existence de Dieu. Extérieure, non, car elle devrait être de même nature (sans quoi nulle action possible) et alors Dieu existerait ; ni intérieure, car l’être absolument infini et souverainement parfait ne peut évidemment impliquer contradiction.

C’est la même preuve que la première, sauf que dans celle-là Spinoza dit : Dieu existe nécessairement, car il est substance, et dans celle-ci : Dieu existe nécessairement, car il n’y a rien qui puisse l’ôter, vu qu’étant infini il ne peut être contradictoire. Dans la première preuve ? Spinoza sous-entend l’infinité et se fonde sur la substance ; ici il fait l’inverse, mais dans les deux cas le principe de l’argument est le même : j’ai l’idée claire et distincte, non contradictoire d’une substance absolument infinie (donc elle existe nécessairement, car il est de l’essence de ce qui est conçu par soi (substance), d’exister). Plus simplement : je conçois clairement et par soi un absolu infini ; donc il existe nécessairement, car cela seul peut ne pas exister étant conçu, qui n’est pas conçu par soi.

— En un mot : nous concevons un en soi infini : rien ne peut le poser ni l’ôter, donc il se pose lui-même nécessairement.

— Ce qui revient à :

Le fini n’est concevable que par l’infini et l’en autre chose que par l’en soi ; donc l’en soi infini existe par soi, est cause de soi, car la cause n’est rien que ce qui explique, et l’en soi infini s’explique par soi et rien d’autre ne peut ni l’expliquer ni l’empêcher de s’expliquer.

Tout l’argument est dans cette phrase du se. 2 de P. 8 : « Mais la vérité des substances en dehors de l’entendement n’est pas ailleurs qu’en elles-mêmes, parce qu’elles sont conçues par elles-mêmes. Si donc quelqu’un disait qu’il a une idée claire et distincte, c’est-à-dire vraie d’une substance, et que cependant il doute si une telle substance existe, ce serait vraiment comme s’il disait qu’il a une idée vraie, mais que néanmoins il doute si elle est vraie : un peu d’attention rend la chose évidente. »

3me preuve. — Il existe des choses finies (nous par exemple). Or elles sont substances ou dans une substance, c’est-à-dire qu’elles existent soit par elles-mêmes nécessairement, soit par autre chose qui existe par soi-même nécessairement ; de toute manière, il y a donc du nécessaire, qui sera le fini ou l’infini. Si c’est le fini il aura plus de puissance, c’est-à-dire dans la langue de Spinoza, plus de réalité, que l’être absolument infini dont nous avons l’idée claire et distincte, et cela est absurde. [Autrement dit nous avons l’idée claire et distincte de l’être absolument infini : il s’agit de savoir si cette idée est celle d’un mode, pouvant ne pas exister, ou celle d’une substance, qui ne le peut pas, c’est-à-dire qui existe nécessairement ; mais (voir le sc. de P. 8, tout le 1re tiers) si elle est celle d’un mode, nous concevons ce mode par une substance, soit finie, soit absolument infinie. Dans le dernier cas la démonstration est faite ; dans le premier l’absolument infini est conçu par le fini, le plus par le moins, ce qui est absurde, car alors le moins deviendrait le plus.]

[En un mot l’absolument infini est conçu et aussi le fini ; ils ne peuvent l’être que comme reposant sur une substance ou étant cette substance ; si c’est l’absolument infini qui est la substance, il existe nécessairement ; dans l’autre cas il pourrait ne pas exister, mais alors même il n’en serait pas moins conçu et par le fini, ce qui est absurde.]

[Plus brièvement encore : le fini et l’infini sont conçus : lequel, contingent, par l’autre, nécessaire ? il serait absurde que ce fût l’infini : il est donc substance.]

Résumé des trois preuves — : les deux premières établissent que nous concevons un en soi infini et que comme tel rien ne peut le poser (1re) ni l’ôter (2me). La troisième s’en tient à la première proposition et au lieu de l’avancer en la formant librement par le rapprochement de l’idée d’infini et de celle de substance, elle la prouve en partant de l’idée d’infini, et en montrant qu’il faut un en soi et qu’il est absurde de supposer que cet en soi existant par soi ne soit pas cet infini, mais le fini (lequel a posteriori est admis exister).

Les principes communs de toutes ces preuves sont donc : 1° que nous concevons l’absolument infini clairement et distinctement ; 2° que tout ce qui est conçu, existant ou non, l’est par une substance qui existe, et nécessairement, par elle-même.

Ainsi Spinoza n’a pas à démontrer que le réalisme est le vrai, il le présuppose. Qu’il y ait de la substance, c’est ce qui est certain, par le fait seul qu’il y a de la pensée ; il s’agit seulement de savoir ce qu’est cette substance, de prouver qu’elle est absolument infinie, que ce n’est pas le fini qui est en soi et par soi.

Dans le scolie de P. H, Spinoza déclare que s’il a démontré en dernier lieu l’existence de Dieu a posteriori ce n’est pas qu’on ne pût donner cette même preuve par la puissance d’exister également a priori comme les premières, mais seulement pour en faciliter l’intelligence.

En effet les êtres tiennent d’eux-mêmes d’autant plus de forces qu’ils ont plus de réalité, par conséquent d’autant plus de puissance d’exister : donc l’être absolument infini existe absolument. On fera peut-être difficulté de l’admettre en remarquant que les choses ont d’autant plus de peine à exister et à se maintenir qu’elles sont plus compliquées, ce qui paraît établir que les choses ont d’autant moins de puissance d’exister qu’elles ont plus d’essence ; mais ceci n’est vrai que des choses dont l’existence dépend de causes extérieures, tandis que dans notre preuve il n’est question que des substances, qui sont causes d’elles-mêmes, existant par leur essence. La perfection ici ne supprime pas l’existence, mais la pose : c’est l’imperfection seule qu’une essence substantielle contient qui peut faire douter de son existence.

Cette quatrième preuve, ou forme a priori de la troisième (par suppression de la comparaison avec le fini admis a posteriori exister), n’est que le principe de la troisième, et par suite des deux premières, mis en relief. Ce principe c’est l’équation de l’essence substantielle (non modale) à l’existence par soi ou à la puissance infinie, c’est-à-dire absolue, pure et simple, d’exister. Par suite l’infinité absolue de l’essence est identifiée à celle de la puissance d’exister, et celle-ci à l’existence absolue. « C’est pourquoi l’être absolument infini, ou Dieu, tient de lui-même une puissance d’exister absolument infinie, et par suite existe absolument. »

Ainsi substance ou essence en soi (par 7) essence par soi, ou puissance d’exister, ou existence substantielle, par soi.

Et d’autre part essence en soi absolument infinie puissance d’exister absolument infinie existence absolue.

Ainsi essence en soi existence par soi, et infini absolu, infini se disant de l’essence (en soi) et absolu de l’existence ; l’absolue existence n’est que l’existence sans condition, c’est-à-dire par soi, n’y ayant rien en dehors d’elle.

Le défaut de la troisième preuve consiste en ce qu’elle établit une comparaison entre le fini et l’infini, et laisserait supposer que pour les êtres finis aussi la puissance d’exister est adéquate à l’essence, à la perfection que contient leur essence, ce que Spinoza nie formellement dans le scolie, où il ne reconnaît aux choses qui dépendent des causes extérieures aucune puissance d’exister.

Ce défaut se retrouve même dans la quatrième où Spinoza établit la comparaison non pas explicitement, extérieurement, avec le fini existant, modal, mais intérieurement, implicitement, avec un fini qui serait essence en soi, substance : « contra quidquid substantia perfectionis habet, etc. »

En réalité Spinoza identifie l’idée de fini à celle de mode, et celle d’absolument infini à celle de substance : voilà ce qu’il aurait dû mettre en vue dès le principe. L’être par soi ou par essence, la substance, c’est l’être absolument infini, et cette infinité ne fait pas qu’elle existe par soi infiniment, mais absolument, sans degré, car il n’y a pas là de degré possible : l’infinité, c’est l’absence de détermination modale, l’existence substantielle et par soi, toute pure.

À tous ses degrés l’infinité a, pour Spinoza, ce sens, non selon la quantité, mais selon la relation : l’infinité dans un genre, c’est-à-dire dans un attribut, c’est pour lui l’indétermination dans l’intérieur de cet attribut, c’est-à-dire l’attribut même excepté.

Ainsi les propositions 9 et 10 : (plus chaque chose a de réalité ou d’être et plus elle possède d’attributs ; et : chaque attribut d’une même substance doit être conçu par soi) et le scolie de la dernière par lequel est conclue la légitimité de la définition de Dieu sont propres à entretenir la confusion entre le sens ordinaire du mot infini et le sens spinozien : car Spinoza a l’air d’y considérer l’infinité comme une grandeur numérique (quo plura attributa…), et cependant en d’autres endroits il écarte nettement cette idée que l’infini est un nombre. Cette tentative vers l’infini quantitatif paraît contredire l’explication qui précède, celle de ramener l’infini à l’indéterminé. La contradiction n’est qu’apparente ou plutôt ici comme dans le scolie de P. 11, les expressions de Spinoza peuvent être rectifiées, et dans le même sens. Ces attributs infinis (il ne dit pas en nombre) qui constituent l’infinité de la substance, c’est l’indétermination dans la prédicabilité, ou la prédicabilité indéterminée, c’est-à-dire le fait que cette capacité de s’exprimer en attributs est absolue dans la substance, qu’elle n’est déterminée par rien, qu’aucune pensée particulière, aucune expérience, ne saurait la définir, la circonscrire.

La substance est donc pour Spinoza infinie à deux titres qu’il n’a pas distingués, l’un négatif, l’autre positif. Elle est infinie : cela veut dire d’abord qu’en elle-même elle échappe, comme placée au delà, à toute détermination modale, c’est-à-dire à toute limitation. C’est ce qu’exprime la prop. 1 : Substantia prior est natura suis affectionibus : ce ne sont pas ses modifications qui la font être.

Cependant la substance a une puissance absolue, c’est-à-dire non modale, de s’exprimer eu attributs, c’est-à-dire que son indétermination n’est pas négative, abstraite, mais positive, qu’elle est une réalité absolue, inépuisable, qu’elle est la prédicabilité absolue.

C’est le second sens auquel la substance est infinie. Nous verrons tout à l’heure qu’elle l’est encore à un troisième : au sens de l’absolue modificabilité.

Ainsi chacun des degrés de son abstraction, modificabilité absolue, prédicabilité absolue, substantialité pure ou absolue, Spinoza le caractérise, en le descendant, par le terme d’infini auquel il fait toujours signifier la même chose, savoir qu’il est absolu, qu’il ne relève de rien que de lui-même, exprimant une propriété de l’être qui ne saurait être expliquée par autre chose, par le dehors.

Autrement dit, chacun des degrés de son abstraction a évidemment pour nous sa base empirique dans le précédent ou inférieur ; celui-ci est pour nous la condition, au moins subjective, de celui-là. Spinoza se plaçant au point de vue opposé, dans l’être en soi, par soi, et pur, selon lui condition première de la pensée et de tout objet de la pensée ou de toute réalité, ce qui est équivalent à ses yeux, partant de la liaison absolue de l’être en soi et par soi avec la pensée, est obligé d’expliquer chacun des degrés inférieurs comme une manifestation ou réalisation absolue du supérieur, absolument indépendante du plus inférieur. C’est ce que signifie le terme d’infini. Il traduit simplement le caractère déductif du système, sa répudiation de tout empirisme en dépit de l’admission de toute l’expérience. Il démarque pour ainsi dire cette origine et exprime la pensée de Spinoza supprimant les limites empiriques, accidentelles du fait, lui retirant en un mot son caractère empirique et y voyant une nécessité ou réalité absolue. C’est la déclaration du caractère absolu du fait en dépit de son origine au point de vue subjectif. Cela est vrai même du fait proprement dit ou mode, dont la nature est d’être déterminé, conditionné par un autre mode ; car il faut distinguer entre sa nature absolue comme manifestation de la modificabilité absolue ( infinie) et sa nature relative ou particulière, autrement dit quantitative, par laquelle il est partie circonscrite du tout modal de l’attribut. Le tout modal est donc infini en deux sens, au sens établi plus haut, d’absolu, et au sens quantitatif, numérique. L’attribut possède la modificabilité absolue : tout mode l’exprime, et comme tel a une essence infinie, est inhérent à la substance. En outre cette modificabilité s’exprime en un nombre indéfini, inassignable, de modes solidaires, dépendant les uns des autres et tout mode à ce point de vue est fini.

Ce quatrième sens du terme infini parait correspondre pour le mode à ce qu’est le deuxième pour l’attribut ; mais il y a un abîme et c’est vraiment ici que l’infinité numérique, c’est-à-dire l’indéfini, commence. En effet les infinita attributa sont inempiriques et insolidaires ; on ne saurait les compter et ils ne composent pas un tout. Chacun d’eux est un monde à part qui n’est uni aux autres que par le lien de son inadéquation à la nature pure de la substance, lien qui n’a rien de quantitatif, de numérique.

Pour parler strictement, le quatrième sens du terme infini n’appartient pas au même genre que les trois premiers. Ceux-ci n’étaient que des modes du sens d’absolu, tandis qu’il signifie la détermination, la circonscription indéfiniment continuée. Les premiers s’appliquent à la substance ; il ne s’applique qu’au tout modal de l’attribut.

Comme il a été dit au début Spinoza ne sépare pas le premier sens du second, l’infinité de la pure substance, en tant que telle, de la prédicabilité absolue. Dans la preuve par la puissance d’exister, sous sa double forme, l’identification est frappante : c’est l’infinité au premier sens, de puissance absolue d’exister, ou d’existence absolue, qui en est le vrai fondement ; mais l’autre infinité, la prédicabilité absolue, est considérée au fond par Spinoza comme l’équivalent, la simple et stricte traduction de l’existence par soi ou absolue, quoiqu’il pense progresser en passant de la première (établie dans P. 7) à la deuxième (établie dans P. 11). Par suite dans la troisième preuve sous ses deux formes, il est naturel qu’il prétende retrouver l’infinité 1 dans l’infinité 2 qu’il considère comme en étant l’élément. L’apparence paralogique vient de ce qu’il semble y avoir dans l’infinité 2 à la fois plus et moins que dans 1, plus, savoir l’infinité quantitative, moins, savoir l’existence absolue. En réalité il n’y a ni plus ni moins, mais la même chose ; il n’y a de part et d’autre que l’absolue existence, mais sous deux points de vue différents, que Spinoza considère comme inséparables et également légitimes, l’absoluité pure et l’absolue prédicabilité : c’est-à-dire qu’il est également certain pour lui qu’il y a un en soi et par soi indépendant de toute détermination modale, et qu’étant réel ce par soi n’est pas un indéterminé, mais au contraire un qualifié absolu ; ces deux notions : absolu ou absolument existant, et absolument qualifié, sont pour lui au fond adéquates l’une à l’autre ; mais il a dans la forme, dans l’expression, le tort de laisser croire et même de se laisser croire que les deux notions ne se recouvrent pas et que de l’une à l’autre la progression existe. Comme toujours l’intuition chez lui est infaillible ; mais il se donne, dans la déduction, l’apparence de se tromper, et cela parce qu’il ne se fait pas, malgré la justice qu’il rend à l’intuition, une idée suffisamment critique de ce que peut en réalité la déduction, et de sa nature (ce qu’établissent les lettres à Tschirnaus). L’analyse critique n’est pas encore chez lui poussée assez loin, bien qu’il ait une intuition critique singulièrement puissante.

Par cette explication on se rend compte non seulement de l’apparence paralogique de la troisième preuve, mais encore de la lacune que l’on remarque entre P. 7 et P. 11 dans le passage de la substance à la substance infinie. Ici comme souvent Spinoza a raison dans le fond, tort dans la forme, ou plutôt si sa pensée est exacte, l’expression qu’il en donne n’est pas irréprochable.

Un critique de Spinoza dit : Troisième preuve : « Si Dieu n’existe pas, les êtres finis qui existent auront plus de puissance que l’être infini ». Oui, si jamais l’existence d’un être, quel qu’il soit, pouvait être rapportée à la puissance de cet être. Mais comment une puissance non encore existante, c’est-à-dire un simple possible, pourrait-elle être la cause du réel ?

C’est là un véritable contresens sur la langue et la pensée de Spinoza. Le principe de sa philosophie est principalement la négation d’une puissance pincée au delà de l’être et dont il sortirait. Il n’y a pour lui que l’être, et l’être nécessaire ou en soi est le fond de l’autre. Point de puissance au sens ordinaire, une seule puissance d’exister, absolue, sans degré, comme il l’explique dans le Sc. de P. 11, celle de l’être absolument infini, ou substance, et elle est identique à l’existence absolue, loin d’être antérieure à l’existence. Spinoza nie la puissance dans les modes et ne l’admet dans la substance qu’au sens d’existence nécessaire. La critique ne vaut donc que contre les mots, non contre l’idée, qu’elle méconnaît. Ce qui l’occasionne c’est que Spinoza conserve et emploie certains mots qui n’ont plus pour lui en permanence leur sens ordinaire. Ils l’ont seulement dans ses énoncés, c’est-à-dire avant l’analyse. C’est que les notions correspondantes ne sont pas pour lui résolues à l’état fixe. En les démontrant il croit de bonne foi les maintenir et par suite acquérir quelque chose, tandis qu’il les résout simplement dans son intuition fondamentale, à laquelle elles n’ajoutent rien ; il croit construire et il défait. Ses énoncés redisent en d’autres termes, moins exacts, la même chose que ses propositions antérieures et ses axiomes. Il est dupe, en les formulant, des termes nouveaux qu’elles introduisent et croit qu’ils recouvrent des notions nouvelles ; si cela était, ses raisonnements seraient des paralogismes puisque la démonstration, pour être légitime, doit aboutir à des intuitions au sens de Kant, ou à des expériences, et qu’en dehors de ces deux cas dont l’un se présente dans les sciences abstraites, l’autre dans les sciences concrètes, ou bien la démonstration est illusoire ou elle aboutit, comme ici, à une identification de définitions. Spinoza se borne à ramener ces termes nouveaux à la signification des premiers et les propositions qu’il paraît déduire, il ne fait que montrer en elles des formes synonymes des propositions fondamentales, ou plutôt les faire rentrer dans l’intuition première qui comprenait tout et qu’il analyse ; car il n’en avait pas donné de prime abord une définition adéquate, mais l’avait définie seulement par un de ses éléments ou une de ses formes : il amène ensuite l’esprit à se représenter les autres comme de simples équivalents. Idée de puissance et idée d’infini, simples équivalents de l’idée de substance, quoique Spinoza paraisse les prendre au sens ordinaire, admettre l’infini comme quantitatif, simple extension du fini, et la puissance comme un possible qui soutiendrait, coextensif, le fini même : ce qu’il n’admet pas ; il démontre les trois fois par la substance, dont il rattache inconsciemment l’idée aux deux autres, simples traductions.

Il y a donc dans Spinoza toute une critique latente, ou plutôt préparée, prête à sortir. Sa déduction n’est que le développement d’une intuition, dont le noyau, la substance, est l’idée même de l’être en soi et conçu pas soi, ce qu’il considère déjà comme identique. Si on la rapproche (def. 3) des axiomes 1 et 2 : (tout ce qui est est en soi ou en autre chose, et ce qui n’est pas conçu par autre chose doit être conçu par soi) et des autres, il est évident que l’intuition primitive de Spinoza consiste dans cette idée aperçue comme subsistant en elle-même et constituant le fond de tout ce qui est. Dès lors sa démonstration ou plutôt ses démonstrations ne sont plus que des commentaires, des traductions dans le langage courant de la philosophie tant de l’idée que du principe. Chaque traduction de l’idée en est une détermination et à chacune se rattache une forme spéciale du principe. Substance devient cause de soi, identique à existence absolue, et les premiers axiomes sur la substance prennent la forme de celui-ci : la substance est cause de soi, existe par soi, absolument. Puis vient l’idée d’infini : elle est encore pour Spinoza sous ses deux formes un équivalent de celle d’être en soi conçu par soi. Aussi rattache-t-il directement dans P. 8 l’idée d’infini, au sens négatif d’indéterminé, à celle de substance ; il fait la même chose dans la première démonstration de l’existence de Dieu de la proposition 11 pour l’idée d’infini positif ou d’être absolument infini. Les propositions 9 et 10 servent à justifier cette idée : P. 9 (quo plus realitatis, eo plura attributa) introduit la quantité ou plutôt la détermination dans la notion négative d’infini substantiel, et P. 10 (unum cumque attributum per se concipi debet) y maintient l’unité, c’est-à-dire que ce qui se trouve introduit, ce n’est pas le nombre, mais l’absolue détermination. La proposition 11, dans la première preuve, établit que cet être existe parce qu’il est substance, et que la substance d’après P. 7 existe par soi. Elle ne fait donc que résumer 7, 8, 9, 10. Ainsi la première preuve de l’existence de Dieu procède par développement de l’intuition de la substance. Elle y implique celle de l’infini.

La deuxième, au contraire, est fondée sur celle de l’infini (souverainement parfait) que rien ne peut empêcher d’exister : c’est-à-dire qu’elle procède par développement de l’intuition d’infini, identifié à non-contradictoire, par l’intermédiaire inconscient de indéterminé ou de en soi ; dans cette intuition Spinoza fait apercevoir celle de substance. En effet, le principe dont il déclare partir, savoir qu’il doit y avoir pour toute chose une cause donnée soit de l’existence, soit de la non-existence, n’est pas le vrai principe générateur de la preuve. Il laisse en effet supposer celui-ci : toute chose existe à l’existence de laquelle nous ne connaissons pas d’empêchement ; ce qui est faux ; et cet autre, également faux : toute chose existe que rien n’empêche d’exister. Ces deux principes sont vrais de l’infini, non du fini, et Spinoza a le tort d’établir ici, comme dans la troisième preuve, entre l’infini et le fini un rapprochement qui n’est pas, au fond, dans sa pensée. Il est clair que de ce que nous ne connaissons pas de cause qui empêche une chose finie d’exister, il ne s’ensuit pas qu’elle existe ; au contraire cela s’ensuit dans le cas de l’infini : la cause en est que lorsque nous le savons, c’est que nous savons qu’il ne peut rien y avoir qui l’empêche d’exister. De sorte que la vraie forme du principe, c’est qu’une chose existe nécessairement, ou, plus strictement, par soi (car, selon cette démonstration même, tout ce qui existe, existe nécessairement) quand elle est telle, non qu’il n’y a pas en fait, mais qu’il ne peut pas y avoir, de cause qui l’empêche d’exister. Or il n’y a qu’un seul être, l’infini, auquel ce principe puisse s’appliquer, de même que dans la troisième preuve il n’y a qu’un seul être, la substance (sc. : contra quidqnid substantia perfectionis habet nulli caussæ externæ debetur) qui ait de soi quelque force d’exister et le seul qui en ait en a infiniment. Or, quand un principe que l’on pose n’a ni ne peut avoir qu’une application, il est clair qu’il ne peut avoir été tiré que de cette application même, qu’il n’est que l’équivalent strict de l’intuition qu’elle contient. Autrement dit par la preuve 2 Spinoza ne fait qu’exprimer la liaison qu’il aperçoit entre l’idée d’infini et celle de l’impossibilité d’être exclu de l’existence. La question est de savoir si cette impossibilité est une cause d’existence ou un effet de l’existence, et la solution de cette question n’est pas impliquée dans le fait de cette liaison ; pour mieux dire, la question est de savoir si l’infini existe parce que rien ne l’empêche ni ne peut l’empêcher d’exister, c’est-à-dire s’il possède cette propriété antérieurement à l’existence, ou si au contraire rien ne peut l’empêcher d’exister parce qu’il existe nécessairement et qu’il est l’existence même, autrement si c’est son existence qui rend tout obstacle à elle-même impossible. C’est le dernier qui est le vrai pour Spinoza lui-même. L’infini à ses yeux n’est autre chose que l’existence par soi considérée à la fois comme indéterminée en elle-même et comme principe immédiat de toute détermination. Il existe parce que rien ne peut l’empêcher d’exister, mais si ceci même est vrai, c’est parce que ce qui n’est pas lui vient de lui, n’est que par lui et ne saurait lui faire obstacle. La véritable intuition qui est au fond de cette seconde preuve est donc encore celle de substance, impliquée comme élément dans celle d’absolument infini, ou pour mieux dire identique. L’absolument infini ou parfait pour Spinoza, c’est l’absolument existant, c’est-à-dire ce qui existe sans condition, sans détermination, en soi, par soi. Pensant l’infini, Spinoza ne le pense pas moins existant, et par soi, que quand il pense la substance ; à dire vrai, c’est elle qu’il pense, sous un autre nom : cette seconde preuve, comme la première, ne fait qu’exposer les déterminations qu’il implique dans cette intuition primordiale ; car une intuition n’est pas une contemplation passive, mais un jugement à plusieurs termes, intuitif en ce seul sens qu’il est ultime, fondé sur lui-même. Cette preuve est une première forme spinozienne de l’argument ontologique : la suivante en est une autre. Celle-ci est directe ; celle-là indirecte, mais seulement dans la forme.

La troisième preuve contenue dans la proposition 11 sous sa forme a posteriori, et dans son scolie sous la forme a priori donne lieu aux mêmes conclusions. L’idée nouvelle qu’elle introduit est celle de la puissance d’exister. Sur cette idée Spinoza raisonne comme sur celle d’impossibilité d’être exclu de l’existence, dans la preuve précédente. Il semble d’abord qu’il en admette des degrés, tandis qu’au fond il le nie, et d’une manière expresse. Plus une chose, dit-il, a de réalité, plus elle tient de soi de forces et par conséquent de puissance d’exister ; donc l’être absolument infini existe absolument. Mais plus loin il déclare que la substance seule possède la puissance d’exister ; les autres choses, celles qui dépendent des causes extérieures, n’en ont aucune. Ici donc la notion et le principe sur lesquels la preuve s’annonce comme fondée, celle de puissance d’exister, et le principe qu’une chose en a d’autant plus qu’elle a plus de réalité, sont, non pas premiers, mais dérivés d’une notion et d’une intuition dont ils sont l’équivalent strict, qui est leur unique application possible : la puissance d’exister, c’est l’infinité substantielle ou la substance considérée en elle-même, dans son indépendance par rapport à ses déterminations et en même temps dans le fait qu’elle les produit nécessairement, deux traits essentiels de la substance, c’est-à-dire du Dieu de Spinoza ; cette puissance d’exister ne se trouve que dans un seul être, l’être parfait ou absolument infini, dont l’infinité ou la perfection ne consiste pas dans autre chose que dans cette puissance même ; autrement dit le principe de la preuve, c’est que l’être dont l’essence est infinie, parfaite, a une puissance infinie, c’est-à-dire absolue, d’exister, c’est-à-dire qu’il a purement et simplement la puissance d’exister.

Mais cette fois encore la même question se pose que pour la liaison sur laquelle repose la deuxième preuve entre l’idée d’absolument infini et celle de l’impossibilité d’être exclu de l’existence. L’idée de la puissance infinie d’exister est-elle en soi et dans la pensée de Spinoza, immédiatement liée à celle d’absolument infini, ou n’est-ce pas plutôt celle d’existence nécessaire, dont l’autre ne serait qu’une conséquence ou, pour mieux dire, une pure traduction ? C’est le dernier qui est le vrai. L’absolument infini est pour Spinoza l’être parfait, absolument infini. Cette infinité, cette perfection, c’est l’existence même, l’existence en soi et nécessaire qui en fait un être, et la puissance infinie d’exister n’en est que la traduction en langage métaphysique commun, l’équivalent scolastique. « Et ainsi l’être absolument infini, dit Spinoza dans le scolie de P. 11, c’est-à-dire Dieu, tient de soi une puissance d’exister absolument, et, en conséquence de cela, existe absolument. » Au lieu de qui propterea, c’est qui scilicet qu’il devrait dire. D’ailleurs il emploie propterea en ce sens à l’avant-dernière phrase de la deuxième preuve : quæ propterea contradictionem involvunt. Il ne veut pas dire que la contradiction dans la nature divine serait l’effet de la présence en elle d’un empêchement à l’existence : car les deux choses, selon ses principes, n’en feraient qu’une. En réalité dans les deux cas, ce que Spinoza veut rendre, c’est un simple rapport de nécessité, une liaison. Le rapport causal n’est rien pour lui en dehors de la liaison des notions.

En résumé la véritable intuition fondamentale de la preuve 3 comme de la preuve 2, c’est celle d’absolument infini lié à absolument existant. Spinoza parait dans celle-ci s’appuyer sur l’idée d’impossibilité plus ou moins parfaite d’être exclu de l’existence, dans celle-là sur celle de puissance plus ou moins grande d’exister, et les deux preuves se laissent reconnaître l’une comme le dehors, l’autre comme le dedans d’un même argument : Dieu existe, parce qu’il a une puissance infinie d’exister, ce qui est la preuve 3, dont la preuve 2 : Dieu existe parce que rien ne peut l’empêcher d’exister, est comme la contre-épreuve ou l’épreuve négative. Cette solidarité des deux preuves apparaît dans ce fait que toutes deux aboutissent à la même idée et se concluent de la même idée : « Ainsi donc, dit la preuve 2, puisqu’il ne peut y avoir en dehors de la nature divine de raison ou de cause qui l’empêche d’exister, elle devra exister nécessairement, pourvu qu’il n’y en ait pas dans sa nature même, c’est-à-dire qu’elle n’implique pas contradiction. Or soutenir cela de l’être absolument infini et souverainement parfait serait absurde. Donc il n’y a ni en Dieu ni en dehors de Dieu aucune cause qui supprime son existence, et par suite il existe nécessairement. » Et la preuve 3 (fin du scolie) : « Donc la perfection d’une chose n’en supprime pas l’existence, mais au contraire la pose, et par suite nous ne pouvons être plus certain de l’existence d’aucune chose que de l’être absolument infini ou parfait, c’est-à-dire de Dieu. Car puisque son essence exclut l’imperfection et renferme la perfection absolue, par cela même elle supprime toute raison de douter de son existence, et donne à son sujet la plus grande certitude possible, ce qu’un peu d’attention suffira, je crois, à rendre sensible. »

Ainsi des deux parts l’argument est le même. L’infini existe parce que rien ne peut l’empêcher d’exister, et ceci est vrai parce qu’il exclut de soi toute imperfection, entendons toute détermination, quoiqu’il produise toute détermination au dehors et comme autour de soi, c’est-à-dire parce qu’il est l’être en soi, et par soi, la substance. Il n’y a donc véritablement dans les preuves spinoziennes de l’existence de Dieu que deux notions en présence, celle de substance et celle d’absolument infini ou parfait, et l’intuition qui en perçoit la solidarité. Allant, dans le raisonnement qui développe cette intuition, de la substance à l’absolument infini, on a la première preuve ; faisant l’inverse, on a la 2° ou la 3° suivant qu’on présente l’argumentation sous sa forme indirecte, extérieure, ou sous sa forme intérieure et directe.

  1. Jules Lagneau avait profondément étudié Spinoza. Moins purement intellectuel, plus largement ouvert à la sensibilité et plus plein de la volonté de l’action que l’auteur de l’Éthique, il avait cependant avec ce dernier de grandes affinités morales. Ces affinités, jointes à une pénétration d’esprit peu commune, le rendaient tout à fait propre à comprendre intérieurement un système qui ne peut pas être abordé du dehors. Malheureusement de longues souffrances suivies d’une mort prématurée ne lui ont pas permis d’écrire l’ouvrage qu’il a médité pendant quinze ans. Ses papiers, que sa famille a bien voulu nous communiipier, ne renferment sur ce sujet que des notes de peu d’étendue, écrites pour lui-même, avec un contexte mental qui sera bientôt plus facilement saisissable, grâce à la publication de sa philosophie générale, préparée religieusement par d’anciens élèves, MM. Chartier, Renault et Jacquard, sur les leçons qu’ils ont entendues de sa bouche. Telles que sont ces notes, nous les offrons aux lecteurs de la Revue de métaphysique. Ce que nous avons dit de leur origine explique suffisamment le peu de souci de la forme qu’on y rencontre quelquefois : mais cette imperfection, si c’en est une, est intéressante à sa manière, en ce qu’elle montre la pensée à l’élat naissant.
    Nous avons pris la liberté d’ordonner ces notes à peu près selon le plan que Lagneau avait tracé de l’ouvrage qu’il préparait. Voici ce plan : I. Ce que Spinoza ne fut pas. Introduction : le but : 1° Spinoza cartésien et accessoirement logicien ; 2° Spinoza naturaliste et athée ; 3° Spinoza cabbaliste et disciple des rabbins. — II. Ce qu’il fut. Introduction, méthode à suivre (le mot de Jacobi, en quel sens vrai : l’intervertir et ne pas le prendre au sens divisé) : 1-2. L’idée maîtresse de Spinoza est son christianisme rationnel ; sa métaphysique et sa morale, ou son éthique ; 3-4. Le réalisme et la critique dans Spinoza ; 5. L’empirisme et la science ; 6. La politique ; 7. Synthèse intérieure du système ; 8. Synthèse des points de vue, ou synthèse extérieure ; 9. Orientation : Spinoza et le passé ; 10. Spinoza et l’avenir.
    Nous avons mis à part une étude plus étendue des preuves spinoziennes de l’existence de Dieu. Lagneau paraît s’y être proposé de montrer dans cet exemple capital la nature de la démonstration dans Spinoza, et combien ce développement d’une intuition fondamentale ressemble peu à l’argumentation toute logique que l’on s’est plu quelquefois à y trouver.