Quelques réflexions sur la conférence de Constantinople

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Quelques réflexions sur la conférence de Constantinople
Revue des Deux Mondes3e période, tome 19 (p. 688-699).
QUELQUES RÉFLEXIONS
SUR LA
CONFÉRENCE DE CONSTANTINOPLE

Les dégoûtés prétendent qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil, rien d’inédit; c’est une erreur. Il vient de se passer à Constantinople quelque chose de nouveau : on y a représenté une pièce qui n’avait pas encore été jouée. Est-ce une comédie? est-ce un drame? Cette pièce tient de l’un et de l’autre. Les genres tranchés ne sont plus de mode; les drames aujourd’hui sont toujours mélangés d’incidens comiques, et les comédies tournent souvent au drame. Les délégués des six grandes puissances se sont réunis en conférence pour régler de gré à gré la question d’Orient et pour dicter à la Turquie des conditions délibérées en commun. Tout le monde s’attendait qu’ils se disputeraient, ils ne se sont point disputés. Les gens qui écoutaient aux portes assurent que ces plénipotentiaires, venus du nord et du midi, de l’est et de l’ouest, n’ont pas dit un mot plus haut que l’autre, que tout s’est passé en douceur, et ceux qui ont regardé par le trou de la serrure affirment qu’ils ont vu le marquis de Salisbury et le général Ignatief la main dans la main et sur le point de s’embrasser. C’est là un premier sujet d’étonnement.

Après s’être entendus, les délégués se sont tournés vers la Sublime-Porte, et lui ont dit : — Nous sommes tombés d’accord, nous avons réussi à mettre nos six têtes dans un chapeau; voici ce que nous voulons, nous parlons au nom de l’Europe. — On ne doutait pas que cette unanimité de l’Europe ne produisît sur la Porte un effet irrésistible; on supposait qu’elle ferait quelques objections pour la forme, mais qu’elle finirait par céder. Autre sujet d’étonnement, la Porte n’a point cédé. Elle a répondu : — Je ne peux pas, ou : Je ne veux pas. — En Orient, ces deux expressions s’emploient couramment l’une pour l’autre; qui peut dire où finit l’inertie de l’Oriental, où commence sa mauvaise volonté? Ce qui a augmenté encore la surprise, c’est le ton ferme, résolu, catégorique, sur lequel cette déclaration a été faite. Jusque dans ces dernières années, lorsque la Porte résistait, elle rusait, elle biaisait, elle se donnait l’air de céder, se réservant de retirer sous main ses concessions ou d’annuler l’effet de ses promesses. Un consul français ayant été assassiné par un des sujets les moins recommandables du sultan Abdul-Medjid, l’ambassade de France à Constantinople exigea le rigoureux châtiment du coupable, qui fut appréhendé, mis en jugement. Pour s’assurer que le tribunal ferait justice, un secrétaire de l’ambassade assista à l’audience, presqu’en qualité d’assesseur. Le meurtrier fut condamné tout d’une voix aux travaux forcés à perpétuité. A quelques jours de là, le secrétaire-assesseur, faisant une excursion à Brousse, eut le plaisir inattendu de rencontrer au coin d’une rue un visage qu’il connaissait ; c’était celui de son homme, dont la peine avait été commuée et dont les travaux forcés consistaient à se promener librement où bon lui semblait.

Faut-il croire que la Turquie a modifié sa méthode? Elle n’a point cherché à tromper la conférence, elle lui a courageusement et résolument tenu tête. Safvet-Pacha a échangé, paraît-il, des propos très vifs avec le général Ignatief, et il a interpellé avec quelque hauteur le comte de Chaudordy. On raconte aussi qu’ayant un jour annoncé des contre-propositions turques, il fut prié d’en fournir le texte et qu’il partit incontinent en caïque pour l’aller chercher. Les délégués attendirent une heure, deux heures, tournant leurs pouces; le caïque ne revint pas, la séance fut levée. Ce ne fut que dans la soirée qu’ils reçurent chacun séparément le texte promis. Jadis l’insolence turque, assaisonnée d’ironie, était célèbre. Nous avons lu dans Chardin que l’ambassadeur du grand roi à Constantinople, M. de Nointel, s’étant avisé de demander que le divan assurât au commerce français le passage en franchise dans la Mer-Rouge et qu’il ôtât les saints lieux à l’église grecque pour les donner aux cordeliers, « lesquels, non contens d’y entrer à toute heure, voulaient en avoir les clés pendues à leurs cordons, » le grand-vizir Cuperly-Mohamed-Pacha éconduisit ses réclamations avec superbe. M. de Nointel s’étendit un peu trop sur la grandeur du grand roi. — Se peut-il bien faire, s’écria le grand-vizir, qu’un empereur aussi grand que vous dites ait si fort à cœur une affaire de marchands? — Et, l’ambassadeur lui ayant représenté que les Français étaient les vrais amis des Turcs, il lui répliqua en souriant : — Certes les Français sont nos amis, mais nous avons la surprise de les trouver partout avec nos ennemis. — Assurément Safvet-Pacha n’a rien dit de pareil à M. de Chaudordy. La France n’a plus d’empereur, la France ne parle plus de sa grandeur; son représentant à la conférence n’a élevé aucune prétention sur les saints lieux et n’a eu garde de rien réclamer pour les cordeliers, qui sont quelquefois des protégés embarrassans et compromettans; mais, comme le portaient ses instructions, il a joué un rôle de conciliateur, il s’est appliqué à faciliter l’entente entre l’Angleterre et la Russie. Les Turcs lui reprochent de s’être chargé en plus d’une rencontre d’attacher le grelot; c’est lui, assure-t-on, qui a mis sur le tapis le projet d’une gendarmerie internationale à installer en Bulgarie. Safvet-Pacha a peu de goût pour les gendarmes internationaux, et il en a dit son avis sans ménagement.

Les rôles ont été intervertis; devant la résistance de la Porte, ce sont les délégués qui ont transigé. Ils avaient dit, en signifiant leurs résolutions: C’est à prendre ou à laisser; ils ont rabattu de leurs exigences. Il s’est trouvé que leur dernier mot n’était pas le dernier, ni même l’avant-dernier. Il n’a plus été question de gendarmes. Les délégués en sont venus à demander simplement qu’une commission mixte fût chargée de contrôler la mise à exécution des réformes en Bulgarie et que pendant cinq ans la Porte ne pût nommer de gouverneurs généraux sans faire agréer ses choix par l’Europe. La Porte a jugé que cette double demande portait atteinte à son intégrité, à son honneur politique, à ses droits de souveraineté. Elle a répondu jusqu’au bout : Je ne peux pas, ou : je ne veux pas. Les plénipotentiaires n’avaient plus qu’à faire leur malle et à partir; ils sont partis. Les Turcs ont réussi au-delà de tout espoir. La conférence leur plaisait peu ; ils aimaient mieux négocier avec chacune des puissances séparément qu’avoir affaire à leurs représentans réunis en comité, engagés d’honneur à s’entendre et qui se faisaient forts d’exercer sur eux une pression. Bref, la conférence les inquiétait, il leur tardait d’en être débarrassés. On célèbre aujourd’hui à Constantinople la victoire qu’a remportée le tarbouch sur six chapeaux qui n’en faisaient qu’un. Les softas se permettent de faire des chansons et des mots; ils ont surnommé le général Ignatief « le général ex-ultimatum. » Nous ne serions pas étonnés qu’on vît prochainement figurer sur les tréteaux de Karagheuz, le Guignol oriental, un personnage de haute taille ressemblant beaucoup au marquis de Salisbury. Il y a des gamins politiques à Stamboul comme à Paris ou à Berlin. Cependant les Turcs sérieux et perspicaces, les Turcs qui ne sont pas des gamins, ne pensent pas à rire. Ils n’exagèrent pas la portée de leur victoire ; s’ils se félicitent d’avoir traversé heureusement un défilé, ils savent que la campagne n’est pas finie, que la situation est grave, que l’Europe ne s’est point désistée, qu’ils sont tenus de faire quelque chose, et que c’est là que les attendent leurs amis comme leurs ennemis. Ils ont refusé de payer, mais on ne leur a pas donné quittance.

La psychologie est une science utile, dont l’importance a été démontrée par la guerre franco-allemande ; il a été prouvé en 1870 qu’elle influe sur la bonne conduite des opérations militaires et du siège des places fortes. Si cette science est nécessaire aux chefs d’armées en campagne, elle l’est encore davantage aux diplomates. Or il faut convenir que les plénipotentiaires réunis à Constantinople se sont montrés de médiocres psychologues. Ils n’avaient pas assez étudié l’homme, ou, pour mieux dire, ils sont arrivés sur les rives du Bosphore, comme on l’a remarqué, avec l’idée préconçue que les Turcs ne sont pas des hommes, que les Turcs sont des êtres à part, nés dans une de ces planètes qui tournent autour de l’étoile nommée Sirius. Les délégués des six puissances ont paru croire que ces hommes qui n’étaient pas des hommes n’avaient pas d’yeux et qu’on pouvait leur faire croire tout ce qu’on voulait, qu’ils n’avaient pas d’oreilles et qu’on pouvait parler devant eux de leurs affaires sans qu’ils entendissent rien, qu’ils n’avaient ni fierté, ni dignité, ni orgueil, et qu’on pouvait tout leur demander sans s’exposer à un refus, qu’enfin ils n’étaient pas conformés comme tout le monde et qu’on pouvait leur marcher sur les pieds sans leur faire mal et sans les faire crier. Il s’est trouvé que les Turcs avaient des yeux, des oreilles, de l’orgueil, de la dignité et des pieds sensibles. Ils ont tout vu, tout entendu, apprécié avec justesse les procédés dont on usait à leur égard. A la vérité, ils n’ont pas crié, l’Oriental ne crie guère; mais ils se sont indignés, et ils ont dit yoc, ce qui en turc signifie non, et ils l’ont dit si haut que toute l’Europe les a entendus.

En tout cas, les délégués n’avaient pas appris des généraux prussiens à choisir le moment psychologique où les munitions et les vivres manquant, les cœurs défaillent, le moment où un bombardement produit tout son effet et où les garnisons se rendent. Les délégués n’ont pas eu le génie de l’à-propos. Les Turcs avaient étouffé dans le sang la révolte bulgare, ils avaient battu les Serbes et pris Alexinatz, et on est venu faire à ces vainqueurs des sommations qu’on fait à des vaincus. On leur a dit : — Supposez avec nous que la fortune des armes vous a été contraire, admettez que vous avez été battus, et donnez aux Monténégrins ce port sur l’Adriatique qu’ils convoitent, donnez aux Serbes le Petit-Zvornik, accordez aux Bulgares le droit plus ou moins déguisé de ne plus vous appartenir et de se gouverner eux-mêmes. — C’était demander à la Turquie de décerner une prime d’encouragement à l’insurrection, de dire aux provinces qui n’avaient pas profité de ses embarras pour se soulever : — Voyez ce qu’on gagne à nous être fidèles, nous allons octroyer aux insurgés que nous avons vaincus des avantages que nous refuserons à ceux de nos sujets qui sont demeurés dans le devoir. Voulez-vous y avoir part? Insurgez-vous, nous vous battrons, après quoi nous vous consolerons de votre défaite, nous vous récompenserons de votre révolte, en vous accordant tout ce qu’il vous plaira, la liberté, des garanties, des privilèges; chacun de vous aura son Petit-Zvornik et un port sur l’Adriatique ou ailleurs. — Si le sultan Abdul-Hamid et son grand-vizir avaient obtempéré aux injonctions de la conférence, c’était le démembrement de l’empire. M. Gladstone s’est trompé : les Turcs sont des hommes, bien qu’ils ne portent pas de chapeaux ronds et qu’ils méprisent les fourchettes, et quand un homme n’y est pas absolument contraint, on lui persuade difficilement d’offrir à son ennemi sa barbe et sa tête sur un plat d’argent.

S’il faut en croire les apparences, le marquis de Salisbury ne s’est occupé à Constantinople que de l’ambassadeur de Russie. Il pensait peut-être qu’une fois d’accord avec lui il aurait ville gagnée, que le reste irait de soi. Il avait dit en traversant Paris : — Mon plus vif désir est de m’entendre avec la Russie, et je suis certain d’y réussir. Nous lui ferons un pont d’or, elle retournera chez elle avec une auréole au front. — Le marquis de Salisbury est arrivé à Constantinople une auréole à la main, il l’a offerte au général Ignatief, qui l’a gracieusement acceptée; mais cette auréole, c’est la Turquie qui devait en faire les frais. Quand on lui a présenté la carte à payer, elle l’a trouvée trop forte, et elle a déclaré qu’elle n’était pas en fonds. Si les plénipotentiaires se sont occupés beaucoup du général Ignatief et pas assez du grand-vizir, c’est que le général est un habile homme et qu’il n’avait rien négligé pour persuader à l’Europe qu’elle devait mettre toute son étude à le satisfaire, que lorsqu’il serait content tout le monde le serait.

Les Russes diffèrent beaucoup d’opinion touchant le mérite et les talens du général Ignatief. Les uns affirment qu’il y a en lui l’étoffe d’un homme d’état, qu’il est le successeur désigné du prince Gortschakof, et que cet héritier impatient compte avec raison sur un avancement d’hoirie. D’autres prétendent que le général est avant tout un homme heureux, un enfant gâté de la fortune, ein Sonntagskind. Appartenant par sa naissance à la petite noblesse, il semblait condamné à faire lentement et péniblement son chemin, et pourtant, comme l’a remarqué l’auteur d’un livre riche en renseignemens curieux[1], il est parvenu bien jeune à une situation si élevée qu’il n’avait plus qu’une marche à gravir pour atteindre au faîte. « Sera-t-il un jour chancelier de l’empire de Russie? On l’a cru longtemps; depuis on s’est pris à en douter; mais quand même il ne serait pas donné au général de succéder au prince Gortchakof, il pourra se vanter d’avoir fourni une de ces carrières exceptionnelles que la fortune réserve au très petit nombre de ses élus. » Il fut mis en lumière par la mission qu’il remplit en Chine, par le traité qu’il négocia à Péking et qui procura à son pays la possession d’un territoire considérable au sud de l’Amur. Ses ennemis assurent que les circonstances favorisèrent singulièrement son habileté, et que la Russie se trompa en attribuant le succès du jeune négociateur à son génie. De ce moment, il fut considéré comme une étoile de la diplomatie russe; on attendait qu’il eût quelques années de plus pour lui confier un poste de première classe. Son brillant mariage lui vint en aide, et il fut épaulé aussi par le parti national vieux-russe, dont il avait su se concilier la bienveillance et qui était alors en faveur. A peine âgé de quarante ans, il devenait en 1865 ambassadeur à Constantinople. — « Le jeune ambassadeur était-il doué de tous les talens que réclamait la situation? On ne le savait pas encore, mais on reconnut sur-le-champ qu’il possédait dans une large mesure une qualité fort importante. C’est une des parties les plus difficiles de la politique que de savoir cacher sous un air de confiance des doutes poignans et de pénibles embarras, sans jamais trahir ses incertitudes par un geste ou par un faux mouvement. Pour le général Ignatief, c’était la chose la plus simple du monde. Dès son entrée en scène, il plongea le corps diplomatique dans l’étonnement par cette confiance illimitée en lui-même qui le distingue, et qui est aussi funeste aux demi-talens qu’elle est utile au déploiement du génie. On le voyait, le regard invariablement serein, un sourire de triomphe aux lèvres, témoigner aux Turcs comme aux chrétiens une familiarité affable, mêlée d’un peu d’insolence, les exciter les uns contre les autres par des rapports de fantaisie et essuyer ensuite leurs reproches avec une tranquillité enjouée, comme si leur mécontentement ne pouvait l’atteindre dans l’inaccessible hauteur de sa situation politique et sociale. » L’auteur que nous citons ajoute que « le général est de ces hommes qui considèrent les grandes choses comme le produit de petits facteurs infiniment nombreux. Quand il doit renoncer à faire une grande action, il multiplie les petites et il s’en promet le même effet. » Ainsi en usent les directeurs de théâtres, lorsqu’ils remplacent la pièce en cinq actes qui leur manque par un spectacle coupé, lequel fait quelquefois recette.

Ce dont conviennent amis et ennemis, c’est que le général Ignatief est un habile et remarquable metteur en scène. Il entend à merveille la partie décorative de la diplomatie ; il monte dans l’occasion des tragédies à machines, des pièces à trucs, des féeries; il sait parler aux yeux et varier ses effets. Convient-il de sourire, il sourit; faut-il se fâcher, il se fâche, et lorsqu’il faut faire du bruit, personne n’est plus bruyant que lui. Il l’a bien prouvé dans les semaines qui ont précédé la réunion de la conférence. Il avait tout mis en œuvre pour préparer les esprits, pour les amener à son point. Il prodiguait le gros sel en causant avec les journalistes, qui répandaient à tous les vents ses épigrammes, ses boutades et ses sarcasmes. Il se mettait à l’aise, il en usait familièrement avec tout le monde ; ses attitudes comme ses propos, tout servait à ses calculs. Il avait l’air de dire : — Je suis le maître céans ; si mes poches étaient transparentes, vous y verriez les clefs de Sainte-Sophie ; tenez que la maison est à moi, je ne compte plus avec le propriétaire.

Dans ses discours, dans ses éloquentes et spirituelles improvisations, le général Ignatief affectait de déclarer bien haut que la Russie avait fait sa dernière concession, qu’elle n’effacerait pas une ligne de son programme. Il se donnait lui-même pour un homme de bronze qu’on chercherait vainement à persuader ou à fléchir. On aurait pu cependant se rappeler qu’en 1868, lors de l’insurrection de Crète, l’homme de bronze s’était laissé fléchir ou qu’il avait été désavoué par son gouvernement. De Constantinople, il avait encouragé, excité la Grèce ; il s’était fait le défenseur, le patron « de la grande idée représentée par le petit royaume. « Il avait réussi à persuader aux hommes d’état du petit royaume qu’il était derrière eux et que la Russie était derrière lui ; il s’était fait fort de leur donner la Crète. La Turquie envoya un ultimatum, une flotte et Hobbart-Pacha, et la Grèce recula, s’apercevant trop tard que le général lui avait promis ce qu’il ne pouvait lui donner. Le fond de la diplomatie est l’art de se rappeler exactement ce qu’ont dit les autres et d’oublier à propos ce qu’on a dit soi-même. Le général Ignatief possède au suprême degré la faculté de l’oubli diplomatique. Dans la conférence, il ne s’est point souvenu des incartades auxquelles il s’était livré peu de semaines auparavant. Il a oublié qu’en novembre et en décembre 1876 il avait traité les Turcs de haut en bas, qu’il leur avait témoigné le dernier mépris. « Ils parlent rarement, a dit le poète,

.......... Ils sont assis par terre,
N’ayant ni sou ni poche, et ne pensant à rien.
Ne les écrase pas, ils te laisseraient faire. »

Le général écrasait les Turcs, ils le laissaient faire. Il affirmait aux correspondans des journaux de Vienne et de Cologne que les Osmanlis sont une race déchue, et les Osmanlis le laissaient dire. Il ajoutait qu’ils sont un peuple fini, et les Osmanlis ne soufflaient mot. Les diplomates ont pu croire qu’il n’y avait à Constantinople qu’un homme, celui qui avait le verbe si haut, qu’il s’agissait de s’entendre avec lui, que les Turcs obéiraient en silence. Les arbitres, chargés de concilier un homme qui parle haut et un homme qui ne dit rien, s’imaginent quelquefois que dans l’intérêt de leur arbitrage ils doivent réserver toutes leurs bonnes grâces pour le premier, qu’ils auront facilement raison de l’autre, et souvent ils s’y trompent. Il faut se défier des gens qui ne disent rien.

Ce n’est pas le général Ignatief seulement qui affecte de déclarer que les Turcs sont un peuple fini comme sa religion. Une religion qui s’en va, un peuple qui se meurt, a-t-on souvent dit et répété, mais les vieux peuples ont la vie plus dure qu’on ne pense. On rencontre au bord des ruisseaux de vieux saules décrépits, crevassés, à qui il ne reste plus que l’écorce; ils ne laissent pas de se couronner chaque année de nouvelles pousses, et ce sont de vraies pousses, lesquelles se couvrent de feuilles, et ce sont de vraies feuilles. Les vieux saules ont de subites remontées de sève et des printemps inattendus, miraculeux. Le mahométisme prouve sa vitalité non-seulement par l’insurmontable résistance qu’il oppose à tous les efforts des missionnaires chrétiens pour l’entamer, mais encore par les nouvelles conquêtes qu’il a faites et qu’il fait tous les jours. Il a poussé plus avant dans l’Asie centrale, détaché de la Chine cette vaste province qu’on appelle la Tartarie chinoise ou le Turkestan oriental, et ajouté un nom nouveau à la liste des royaumes musulmans. Il a fait des progrès bien plus considérables encore dans l’intérieur de l’Afrique, où il se répand d’année en année, progrès utiles à l’humanité, car il détruit partout le fétichisme, la sorcellerie, les sacrifices humains. Les voyageurs reconnaissent qu’il a prisé sur des populations réfractaires au christianisme et qu’il leur fait subir une heureuse transformation ; ils avouent que le nègre mahométan est le plus souvent supérieur en moralité au nègre chrétien, parce que Mahomet seul a trouvé le secret d’empêcher le nègre de boire. L’islamisme, a-t-on dit, a institué en Afrique une vaste société de tempérance ou plutôt de totale abstinence, qui s’étend aujourd’hui des bords du Nil jusqu’à la Sierra-Leone[2].

La religion de Mahomet n’est pas morte, et l’empire du croissant vit encore. On a déjà conduit plus d’une fois son enterrement, mais le cercueil était vide, et le malade a regardé passer le convoi en fumant son chibouck, en buvant son café ou en mangeant des confitures aux roses. Après M. Gladstone et tant d’autres publicistes, M. Emilio Castelar vient de s’écrier à son tour dans son langage harmonieux et sonore : — « Une religion qui se meurt, une race qui se consume, un empire qui s’éteint dans une vieillesse prématurée, voilà le bilan de la Turquie[3]. » Après avoir dressé l’acte de décès, il a fait, lui aussi, le partage de la succession. Il veut faire de Constantinople, « avec ses jardins, avec ses cent temples, avec ses bazars et ses marchés, avec sa population babylonique où se confondent toutes les races, où se parlent toutes les langues, la capitale du monde, et comme capitale du monde, une cité anséatique, municipale, libre, sans douanes et sans rois, garantie par toutes les puissances, administrée par toutes les races, île de paix, isla de paz, sereine au milieu des rivalités guerrières, qui servira de point d’intersection aux continens, de foyer lumineux à l’esprit humain. » Pour créer ce foyer lumineux, l’éloquent orateur, chevalier courtois et sans reproche de la démocratie, supprime d’un trait de plume non-seulement l’empire turc, mais la monarchie austro-hongroise, et de tous les Slaves du midi émancipés et reliés en faisceau, des Roumains et des Hellènes, il forme une confédération paisible, prospère, heureuse, républicaine comme la Suisse. O poète! ô bouche d’or! Quelqu’un remarquait à ce propos que réunir trois araignées dans une boîte, en leur recommandant de se tenir tranquilles et de ne pas se manger, n’a jamais été une solution, qu’il faut trouver autre chose. Jusqu’à ce qu’on ait trouvé autre chose, le Turc est là, indifférent aux brocards et aux mépris des journalistes de Moscou, aux hyperboles de M. Gladstone, aux métaphores castillanes, se regardant depuis quatre siècles comme la meilleure des solutions, étonné qu’on cherche autre chose et persuadé qu’on ne trouvera rien, exploitant à son profit les zizanies de ses ennemis, traversant des révolutions et demeurant fidèle à ses traditions séculaires de gouvernement, régnant sur des races profondément divisées qui se jalousent les unes les autres plus qu’elles ne détestent leur maître, conciliant le bon sens, la sagesse, la tolérance avec d’odieux ou de ridicules abus, commettant des fautes par inertie et industrieux à les réparer, condamné par ses médecins et se piquant de leur survivre, toujours sur le point de périr et durant toujours, capable de donner à plus d’un empire des leçons dans l’art si difficile de se conserver soi-même. Un publiciste russe écrivait naguère que le gouvernement turc était l’un des plus solides de l’Europe; il posait en principe et presque en axiome que la Turquie n’a rien à craindre de ses ennemis du dedans, aussi longtemps qu’elle n’est pas menacée par ses ennemis du dehors, aussi longtemps que ses voisins ne s’ingèrent pas dans ses querelles avec ses sujets ou avec ses vassaux. En bonne foi, ce ne fut pas un spectacle sans grandeur que la séance du grand-conseil, convoqué le 18 janvier de cette année pour examiner et discuter les propositions des plénipotentiaires. Il se composait de deux cents dignitaires de l’empire, parmi lesquels on comptait plus de soixante chrétiens de toutes les confessions, grecs orthodoxes, catholiques romains, arméniens, délégués de l’exarchat bulgare. Les juifs eux-mêmes y figuraient, représentés par leur grand-rabbin. Midhat-Pacha exposa sans détours à l’assemblée les conséquences d’un refus, la guerre et ses horreurs, l’invasion, la famine, le trésor vide, point d’argent et point d’alliés, et à l’unanimité l’assemblée repoussa les propositions de la conférence, en s’écriant : « Plutôt la mort que le déshonneur! » Cette tragédie oratoire ne manquait ni d’éclat ni de nouveauté, et le rôle que les chrétiens y ont joué a produit en Europe une vive sensation. C’était une réplique victorieuse, un vrai coup de théâtre. Le général Ignatief a trouvé son maître dans la science de la mise en scène, Midhat-Pacha en pourrait tenir école.

Dans une de ses récentes chroniques, M. de Mazade remarquait fort justement qu’un peuple n’est pas mort quand il a une armée et une diplomatie. Les Turcs ont des soldats, ils ont aussi des diplomates, et les diplomates turcs se sont acquis une réputation méritée de finesse. Dans ces derniers temps, ils ont été audacieux parce qu’ils étaient perspicaces. Ils ont vu clair dans le jeu des délégués, et ce qui les a déterminés à la résistance, c’est qu’ils n’étaient pas dupes de la prétendue unanimité sous laquelle on voulait les écraser. Ils savaient que parmi les plénipotentiaires plusieurs souhaitaient peut-être en secret l’échec de la conférence, jugeant, les uns qu’on demandait trop, les autres qu’on ne demandait pas assez. L’Autriche, les hommes d’état de Constantinople n’en doutent point, désire le maintien du statu quo autant qu’eux-mêmes. Sa politique consiste à examiner de bonne grâce tout ce qu’on lui propose et à trouver partout des difficultés; c’est une politique de résistance cordiale et empressée. La France, on le sait aussi à Stamboul, est résolue à ne prendre aucun parti, aucun engagement dans la question d’Orient; elle ne peut avoir à cœur que le maintien de la paix. Son gouvernement fût-il tenté de renoncer à sa politique prudente et réservée, elle l’obligerait de se conformer à la déclaration faite par le duc Decazes. C’est à peine si elle l’autorise à avoir un sentiment sur les points qui peuvent diviser l’Europe; en fait d’opinions, elle s’en tient au nécessaire; elle estime que dans la situation que lui ont imposée les événemens les opinions superflues sont des opinions dangereuses. M. Thiers exprimait vraiment les vœux et la pensée de son pays quand il disait dernièrement : — « Nous avons besoin de paix; nous la désirons, afin de pouvoir nous accoutumer au calme et à la réflexion. L’époque présente ne se prête ni à de grandes fautes, ni à de grandes actions. Les grandes fautes, si on en commettait, ne sauraient être commises que volontairement; quant aux grandes actions, il serait imprudent d’y songer. »

Midhat-Pacha connaît également les véritables dispositions du cabinet anglais. Lorsque la Grande-Bretagne gourmande la Turquie, lui témoigne de l’humeur, il sait ce qu’il en faut penser et qu’elle ressemble à cette mère qui tance son enfant et le menace de le donner au loup, s’il n’est pas sage :

…………… L’animal se tient prêt.
Remerciant les dieux d’une telle aventure.
Quand la mère, apaisant sa chère géniture.
Lui dit : Ne criez point; s’il vient, nous le tuerons.

Midhat-Pacha est instruit des difficultés intérieures avec lesquelles lord Derby doit compter; il n’ignore pas que lord Salisbury était chargé de préparer à Constantinople des argumens oratoires pour le ministère, qu’il pensait beaucoup à la chambre des communes, qu’on l’avait prié de ne rien dire, de ne rien faire qui pût fournir une hyperbole de plus à M. Gladstone et une recrue nouvelle au parti whig, et qu’au surplus embrasser son ennemi est quelquefois une manière de lui lier les bras. Midhat-Pacha n’ignore pas non plus que l’Allemagne elle-même a ses embarras, qui la gênent dans ses calculs. N’ayant pu déterminer l’Autriche et la Russie à une action commune, elle se verrait forcée, si la guerre éclatait, de sacrifier l’une à l’autre, et son choix, quel qu’il fût, pourrait avoir de fâcheuses conséquences. Elle est désireuse aussi de ne point se brouiller avec le royaume-uni; elle n’est point indifférente à l’opinion anglaise, qu’elle a toujours ménagée. Jadis l’Anglais considérait l’Allemand comme un parent pauvre. Depuis, ce parent pauvre a fait son chemin, et quel chemin ! Il est devenu un de ces cousins millionnaires qu’on avoue, qu’on fréquente et qu’on courtise. L’Angleterre n’a point été fâchée de la prodigieuse fortune de l’Allemagne. Elle se flatte que l’empire germanique est en Europe un élément de stabilité politique, et qu’après avoir affaibli la France il tiendra en bride les ambitions de son voisin de l’Est. Il importe à l’Allemagne que les Anglais conservent ce préjugé favorable. Au surplus Berlin a des liens étroits de famille avec la cour de Windsor comme avec Saint-Pétersbourg. C’est une princesse anglaise et très anglaise qui sera un jour impératrice d’Allemagne, et, dans ses loisirs, M. de Bismarck s’occupe du futur règne. L’automne dernier, pour échapper aux questions et aux questionneurs, il a prolongé son séjour à Varzin; quand il en est revenu, il a déclaré au Reichstag qu’il ne sacrifierait pas aux intérêts qui se débattent en Orient « la solide charpente d’un fusiller poméranien. » Ce mot a été médité à Constantinople, et il a paru clair qu’on pouvait beaucoup oser sans risquer de se brouiller avec la première puissance militaire du monde.

Il ne faut pas dire trop de mal de la conférence; elle a échoué, les plénipotentiaires sont retournés chez eux les mains vides, et cependant cette conférence, qui n’a pas abouti, n’a point été inutile. Avant qu’elle se réunît, la Russie et la Turquie se trouvaient face à face dans un dangereux tête-à-tête. Le dialogue allait s’aigrissant, l’Europe tout entière s’est mêlée à la conversation, qui est devenue générale. L’Europe a épousé les griefs du cabinet de Saint-Pétersbourg; elle n’a rien obtenu, mais elle a dégagé l’honneur de la Russie. Il n’y a point eu d’offense; on parle d’un soufflet; s’il a été donné, il a été partagé à l’amiable entre six, et on ne fait pas la guerre pour un sixième de soufflet. Toutes les puissances se sont prêtées à ce partage de bonne grâce, à la réservé de l’Allemagne, qui a la joue chatouilleuse et qui a montré de l’humeur. Si son plénipotentiaire est devenu d’un jour à l’autre raide et cassant, cela tient apparemment à ce qu’elle éprouvait quelque dépit d’avoir été conviée à cette petite fête, qui ne lui revenait pas. Shakspeare nous enseigne « qu’il n’y a pas de profit où il n’y a pas de plaisir; » mais Shakspeare a dit aussi : « En te frappant, ma main n’avait pas d’autre intention que de réveiller ton oreille et de la prier d’écouter. » Les soufflets turcs ne signifient pas autre chose.

Non-seulement l’honneur de la Russie a été dégagé, et rien ne l’oblige aujourd’hui à tirer l’épée, mais en définitive elle a obtenu gain de cause : l’Occident s’est associé à ses protestations et s’est joint à elle pour condamner les intolérables abus de l’administration turque. Si la Turquie a refusé les garanties qu’on lui demandait, elle a pris l’engagement de s’amender. Elle a certifié que la constitution octroyée par le sultan répondait à tous les besoins, et elle a juré que les clauses en seraient exécutées. Cette charte qui, prise au sérieux, mise loyalement en pratique, transformerait l’empire du croissant en une monarchie constitutionnelle ou même parlementaire, établit l’égalité absolue entre les chrétiens et les musulmans, ou, pour mieux dire, elle ne les distingue plus les uns des autres. Non, il n’est pas juste de prétendre qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Midhat-Pacha vient d’inventer quelque chose de tout nouveau, un être de raison, qui demain peut-être, nous le souhaitons, sera un être en chair et en os, et qui s’appelle l’Ottoman. Il y avait jusqu’aujourd’hui dans la péninsule du Balkan des maîtres et des sujets, des Turcs et des raïas; il n’y aura plus désormais que des Ottomans, les uns disciples de Mahomet, les autres Grecs orthodoxes, ou catholiques romains, ou Israélites, ou relevant de l’exarchat bulgare, ou arméniens grégoriens, ou arméniens hassounistes, ou arméniens anti-hassounistes.

Le sultan Abdul-Hamid et son vizir ne peuvent s’aveugler jusqu’à méconnaître la gravité de la situation. Dans le temps où M. de Bismarck représentait la Prusse à la diète de Francfort, il dit un jour : « Vous verrez que je deviendrai un grand homme et que je finirai par une grande faute. » Si Midhat-Pacha pensait avoir tout fait en refusant les propositions des plénipotentiaires, s’il s’endormait sur l’avantage diplomatique qu’il vient de remporter, il aurait commis dès son premier pas une grande faute, ce qui pour un grand homme est commencer par la fin. Il n’en sera rien ; Midhat-Pacha n’est pas un réformateur de circonstance, la réforme a été la pensée de toute sa vie, et il a montré jadis dans son vilayet ce qu’il savait faire. Le danger est qu’il n’y a pas de temps à perdre, et que le Turc n’aime pas à se presser; il n’a jamais compté les heures, il doit apprendre à compter les minutes. L’Europe est disposée à voir dans l’invention de l’Ottoman un expédient ou un jeu d’esprit oriental ; le jour où il lui serait démontré qu’on s’est moqué d’elle, personne ne pourrait plus blâmer l’intervention armée de la Russie ni lui conseiller de plus longues patiences. Assurément on ne peut exiger que d’ici à demain la charte ottomane devienne une vérité; mais il importe à tout le monde qu’elle devienne le plus tôt possible une vraisemblance, et que tel président de conseil ou tel ministre des affaires étrangères puisse déclarer avant peu à la tribune, sans s’exposer au ridicule, qu’il commence à croire à l’Ottoman,


G. VALBERT.

  1. Aus der Petersburger Gesellschaft, p. 280 et suivantes.
  2. Mohammed and Mohammedanism, by R. Bosworth Smith, London 1876, p. 36-57.
  3. La Cuestion de Oriente, por D. Emilio Castelar, Madrid 1876,