Quentin Durward/Chapitre 19

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 19p. 258-272).


CHAPITRE XIX.

LA CITÉ.


Mes bons amis, mes chers amis, gardez-vous de croire que je veuille vous exciter à aucun acte soudain de mutinerie !
Shakspeare, Jules César.


Séparé de la comtesse Isabelle, dont les yeux avaient été depuis plusieurs jours son étoile polaire, Quentin sentit au fond de son cœur un froid et un vide étranges qu’il n’avait pas encore éprouvés au milieu de tous les tourments dont sa vie avait été assiégée. Sans doute, les relations et cette intimité que la nécessité avait établies entre eux, devaient inévitablement cesser aussitôt que la comtesse serait établie dans une résidence fixe ; car quel prétexte pouvait-elle faire naître, en supposant toutefois que l’idée lui en fût venue, pour conserver auprès d’elle, sans inconvenance, un jeune et aimable écuyer tel que Quentin ?

Cependant, quelque préparé qu’il y fût, cette inévitable séparation lui porta un coup cruel ; et son orgueil fut blessé de voir qu’on le quittait comme on quitte un postillon ou un soldat d’escorte dont le devoir est achevé : une ou deux larmes tombèrent même en secret de ses yeux sur les ruines de ces châteaux aériens qu’il s’était occupé à bâtir pendant la durée de son trop intéressant voyage. Il fit un courageux effort pour sortir de cet abattement d’esprit ; mais ce fut d’abord en vain : cédant donc à un sentiment dont il ne pouvait se rendre maître, il s’assit dans l’embrasure d’une fenêtre qui laissait pénétrer le jour dans le gothique et grand salon de Schonwaldt, et il se mit à réfléchir sur son triste destin, qui ne lui avait accordé ni le rang élevé ni les richesses qui lui eussent été nécessaires pour soutenir de telles prétentions. Enfin la fermeté naturelle de son caractère l’emporta, grâce au stimulant qu’elle reçut d’un vieux poëme en langue romane, récemment imprimé à Strasbourg, et qui était placé près de lui sur le rebord de la croisée : le titre de ce roman annonçait

Comment un écuyer, né d’une humble famille,
Du prince de Hongrie aima, dit-on, la fille.

Tandis qu’il avait les yeux fixés sur les lettres gothiques d’une historiette en rimes qui retraçait une situation si semblable à la sienne, Quentin fut interrompu par quelqu’un qui lui frappa sur l’épaule ; et, se retournant pour voir qui ce pouvait être, il aperçut le Bohémien.

Hayraddin, qui ne lui avait jamais inspiré de la bienveillance, lui était devenu insupportable depuis qu’il avait découvert sa trahison, et il lui demanda d’un air sévère pourquoi il était assez hardi pour toucher un chrétien et un gentilhomme ?

« Tout simplement, répondit le Bohémien, parce que je désire savoir si le gentilhomme chrétien a perdu le sentiment aussi bien que l’ouïe et la vue. Il y a cinq minutes que je suis devant vous à vous parler, et vous restez les yeux fixés sur ce morceau de parchemin jaune, comme si c’était un charme pour vous métamorphoser en statue, et qui eût déjà fait la moitié de sa besogne. — Eh bien ! de quoi as-tu besoin ? Parle, et va-t’en. — J’ai besoin de ce dont tous les hommes ont besoin, quoique peu d’entre eux s’en contentent ; j’ai besoin de ce que vous me devez, dix écus d’or, pour avoir servi de guide aux dames jusqu’ici. — Comment oses-tu demander un salaire ? N’es-tu pas assez payé, puisque je te laisse ta coupable vie ? Tu sais que ton dessein était de les trahir pendant le voyage. — Mais je ne les ai pas trahies ; si je l’avais fait, je n’aurais pas réclamé mon salaire, ni d’elles, ni de vous, mais de celui qui aurait tiré parti de leur passage sur la rive droite de la Meuse. Les gens que j’ai servis sont ceux qui doivent me payer. — Périsse donc ton salaire avec toi, traître ! » s’écria Quentin en comptant l’argent que lui demandait le Bohémien ; car, en sa qualité de majordome, il avait été muni d’une somme suffisante pour payer toutes les dépenses du voyage. « Va trouver le Sanglier des Ardennes, ou le diable ! mais ne te présente plus devant moi, à moins que tu ne veuilles que je te fasse sortir de ce monde plus tôt que tu ne t’y attends. — Le Sanglier des Ardennes ! » répéta le Bohémien avec surprise, tandis que sa figure laissait apercevoir plus d’émotion qu’il n’avait coutume d’en montrer ; « ce n’était donc pas une conjecture vague, un soupçon enfanté par le hasard, qui vous ont porté à vouloir obstinément changer de route ? Serait-il possible qu’il existât réellement dans d’autres pays un art divinatoire plus infaillible que celui de nos tribus errantes ? Le saule sous lequel nous parlions n’a pu rapporter nos paroles. Mais, non, non, non, que je suis sot ! Je sais ce que c’est ; m’y voilà : ce saule sur le bord du ruisseau, non loin du couvent, je vous ai vu le regarder en passant, à un demi-mille environ de cette ruche de bourdons ; certes, ce saule n’a pu parler, mais il a pu cacher quelqu’un qui nous écoutait ! À l’avenir, je donnerai audience en pleine campagne ; il n’y aura pas près de moi une touffe de chardons dans laquelle un Écossais se puisse cacher. Ah, ah ! l’Écossais a été plus fin que le Zingaro malgré toute sa subtilité ! Mais sachez, Quentin Durward, que vous l’avez emporté sur moi au détriment de votre bonheur personnel : oui, la fortune que les lignes de votre main annoncent, et que je vous ai prédite, votre obstination vous l’a fait manquer. — Par saint André ! je ris malgré moi de ton impudence ! Comment, où et en quoi ta perfidie, si elle n’eût été déjouée, aurait-elle pu me servir ? Je vous ai entendus convenir que mes jours seraient épargnés, condition que vos dignes alliés auraient eu bien vite oubliée quand nous en serions venus aux coups ; mais à quoi eût pu m’être utile ta lâche trahison, si ce n’est à m’exposer à la mort ou à la captivité, c’est une question à laquelle nul homme ici-bas ne pourrait répondre. — Il ne faut donc point y penser ; car ma reconnaissance va vous donner un autre sujet d’étonnement. Si vous aviez retenu mon salaire, je me serais regardé comme quitte envers vous, et je vous aurais abandonné aux inspirations de votre folie ; au lieu que, dans la situation où nous sommes placés maintenant, je suis encore votre débiteur pour l’affaire qui s’est passée sur les bords du Cher. — Il me semble que j’ai déjà pris une partie du paiement par les malédictions et les injures dont je t’ai accablé. — Des duretés ou des douceurs ne sont que du vent : elles ne sont d’aucun poids dans la balance. Si vous m’aviez frappé au lieu de me menacer… — Je me sens assez disposé à me payer de cette manière, si tu me provoques plus long-temps. — Je ne vous le conseille pas, car un pareil paiement, fait par une main téméraire, pourrait excéder la dette et faire pencher la balance contre vous, ce que je ne suis pas homme à oublier. Maintenant, je vous dis adieu, mais ce n’est pas pour long-temps ; je vais également faire mes adieux aux dames de Croye. — Toi ! » s’écria Quentin saisi d’étonnement ; « toi, être admis en la présence de ces dames ! et cela ici, dans ce château où elles vivent en quelque sorte comme des recluses ! où elles sont sous la protection de la sœur de l’évêque, d’une noble chanoinesse ? c’est impossible ! — Marton m’attend cependant pour m’introduire auprès d’elles, » répondit le Zingaro avec un rire ironique ; « et il faut que je vous prie de m’excuser si je vous quitte si brusquement. »

Tournant alors le dos à Durward, il fit quelques pas pour s’éloigner ; mais, revenant presque aussitôt sur ses pas, il se rapprocha de lui, et, avec un ton d’emphase mystérieuse : « Je connais vos secrètes espérances, dit-il ; elles sont audacieuses, mais elles ne seront pas vaines, si je vous prête mon appui. Je connais vos craintes ; elles doivent vous conseiller la prudence, mais non vous donner de la timidité. Il n’existe pas de femme qu’on ne puisse gagner. Le titre de comte n’est qu’un sobriquet, et il siéra tout aussi bien à Quentin que celui de duc à Charles, et celui de roi à Louis. »

Avant que Durward eût eu le temps de lui répondre, le Bohémien avait quitté la salle. Il le suivit à l’instant ; mais Hayraddin, plus initié que l’Écossais dans la connaissance des distributions intérieures du château, conserva l’avantage qu’il avait obtenu, et disparut bientôt à ses yeux en prenant un petit escalier dérobé. Quentin continua pourtant de le poursuivre, quoiqu’il sût à peine le motif qui l’y portait. L’escalier se terminait par une porte qui donnait sur un jardin, là il aperçut de nouveau le Zingaro précipitant ses pas et parcourant en tous sens les avenues, afin d’éviter qu’il ne l’atteignît.

Ce jardin était bordé de deux côtés par les bâtiments du château, vaste et antique édifice que ses fortifications faisaient ressembler à une citadelle autant qu’à un monument religieux ; les deux autres côtés étaient fermés par une haute muraille crénelée. Une de ses nombreuses avenues conduisait à une autre partie du château, où l’on voyait une petite porte située derrière un arc-boutant d’une hauteur immense et tout couvert de lierre ; Hayraddin, après avoir suivi cette direction, se retourna vers Durward, et lui fit de la main un geste qui pouvait être considéré comme un adieu ou un signe de triomphe. En effet, Quentin vit Marton ouvrir la petite porte et introduire le vil Bohémien, comme il le présuma naturellement, dans l’appartement des comtesses de Croye. Il se mordit les lèvres d’indignation, et se blâma sévèrement de n’avoir pas instruit les dames du caractère infâme d’Hayraddin, ainsi que des machinations diaboliques qu’il avait tramées contre leur sûreté. L’air d’arrogance avec lequel cet homme lui avait promis de le seconder dans ses projets ajoutait à la colère et au mépris qu’il lui inspirait ; il lui semblait même que la main de la comtesse Isabelle serait profanée, s’il ne devait l’obtenir que par une telle protection. « Mais tout cela n’est que déception, se dit-il, pure jonglerie, bas et grossier artifice. Il s’est procuré accès auprès des dames de Croye sous quelque faux prétexte et dans quelque intention perfide. Mais je sais maintenant où elles logent, cela me suffit ; j’épierai l’occasion de parler à Marton, et je solliciterai une entrevue avec ces dames, ne fût-ce que pour les avertir de se tenir sur leurs gardes. Il est dur que je sois contraint d’employer l’artifice et de souffrir le moindre délai, quand un pareil être est admis ouvertement et sans scrupule. Elles verront pourtant que, bien que je sois exclu de leur présence, la sûreté d’Isabelle est encore le principal objet de mes soins et de ma surveillance. »

Pendant que le jeune amant s’abandonnait à ces réflexions, un vieux gentilhomme de la maison de l’évêque, entrant dans le jardin par la même porte qui y avait donné accès à Durward, se dirigea vers lui, et le prévint, avec la plus grande politesse, que ce jardin était exclusivement réservé à l’évêque et aux personnes qui, par leur haute distinction, étaient admises dans son intimité.

Cet avis fut répété deux fois avant que Quentin fût capable de le comprendre ; sortant enfin de sa rêverie, il salua le gentilhomme, et se hâta de s’éloigner, tandis que celui-ci, continuant à le suivre, l’accablait d’excuses sur la nécessité où il était de s’acquitter d’un devoir dont l’accomplissement lui paraissait peut-être une impolitesse. Il mit une telle persistance dans ses efforts pour éloigner de l’esprit de Durward toute idée qu’il eût voulu l’offenser, qu’il alla jusqu’à lui offrir de lui tenir compagnie pour tâcher de le désennuyer. Quentin, maudissant intérieurement son importune obséquiosité, ne trouva pas de meilleur moyen pour lui échapper, que de prétexter le désir de visiter la ville voisine, et il pressa le pas de manière à ôter bientôt à l’officieux vieillard tout désir de l’accompagner plus loin que le pont-levis. Au bout de quelques minutes, Quentin se trouva dans l’enceinte des murs de Liège, ville qui était alors l’une des plus riches de la Flandre, et par conséquent du monde entier.

La mélancolie, et même la mélancolie d’amour, ne s’empare pas aussi profondément de l’esprit, surtout de celui de l’homme, que les âmes tendres et enthousiastes sont disposées à le croire. Elle cède aux impressions frappantes et subites produites sur les sens par l’aspect de lieux inconnus, par des scènes qui créent une nouvelle série d’idées, et par le spectacle du mouvement continuel et de l’activité d’une grande ville. Au bout de quelques instants, l’attention de Quentin fut captivée aussi complètement par la variété des objets qui s’offraient successivement à lui dans les rues de Liège, que s’il n’eût existé dans le monde entier ni comtesse Isabelle ni Bohémien.

Les rues immenses, quoique sombres et étroites ; l’élévation des maisons ; l’étalage brillant des plus riches marchandises et des plus magnifiques armures ; le nombre et l’éclat des magasins et des boutiques ; la foule de citoyens affairés, de toutes conditions, qui passaient et repassaient avec un air de préoccupation, d’importance ou d’empressement ; les énormes chariots qui transportaient çà et là les objets d’exportation et d’importation, tels que des draps, de la serge, des armes de toute espèce, des clous, du fer, et divers autres articles de nécessité ou de luxe, les uns destinés à être consommés dans une ville opulente, les autres à être échangés contre d’autres marchandises, ou à être transportés ailleurs : tous ces objets réunis formaient un tableau d’activité, de richesse et de splendeur auquel Quentin avait été étranger jusqu’alors. Il admirait aussi les nombreux canaux ouverts pour communiquer avec la Meuse, et qui, traversant la ville en sens divers, offraient au commerce, dans tous les quartiers, les facilités du transport par eau. Enfin, lorsqu’il eut visité et regardé tout ce qui lui parut le plus digne d’intérêt, il entra pour entendre une messe dans la vieille et vénérable église de Saint-Lambert, fondée, dit-on, dans le huitième siècle.

Ce fut en sortant de ce lieu consacré à la religion que Quentin commença à remarquer qu’après avoir examiné tout ce qui l’entourait avec une curiosité que rien ne le forçait à réprimer, il était devenu, à son tour, l’objet de l’attention de plusieurs groupes de bons bourgeois qui paraissaient occupés à l’examiner depuis le moment où il sortit de l’église, et parmi lesquels il s’élevait un murmure, une sorte de chuchotement, qui passait de l’un à l’autre. Le nombre des curieux s’augmentait rapidement, et les regards de chaque nouveau venu se dirigeaient à l’instant sur Quentin avec une expression d’intérêt et de curiosité à laquelle se mêlait un certain degré de respect.

Il finit par se trouver au centre d’un rassemblement considérable qui s’ouvrit cependant devant lui pour lui livrer passage, et il poursuivit son chemin, tandis que ceux qui le suivaient ou qui marchaient à ses côtés, évitaient avec soin de le serrer de trop près ou de gêner ses mouvements. Cette position devenait néanmoins trop embarrassante pour que Durward pût la supporter plus long-temps sans désirer de faire quelque tentative pour en sortir, ou pour obtenir quelque explication à ce sujet.

Jetant les yeux autour de lui, il remarqua un homme de taille assez ronde et dont la physionomie respectable avait un certain enjouement : à son manteau de velours et à sa chaîne d’or, jugeant que ce devait être un bourgeois de distinction, peut-être même un des magistrats de la ville, il lui demanda s’il y avait en sa personne quelque chose d’assez singulier pour attirer l’attention du public à un degré si extraordinaire, ou si c’était l’usage des Liégeois de s’attrouper ainsi autour des étrangers que le hasard amenait dans leur ville.

— « Non certainement, mon bon monsieur, répondit le bourgeois ; les Liégeois ne sont ni assez oisifs, ni assez curieux pour adopter une telle coutume ; et il n’y a rien non plus, ni dans votre mise, ni dans votre tournure, qui ne soit digne de recevoir un bon accueil dans cette ville, et que nos habitants ne soient charmés de voir et ne désirent honorer. — Ce langage est très-poli, mon cher monsieur, répondit Quentin ; mais, par la croix de saint André ! je ne puis même me douter de ce que vous voulez dire. — Cette expression, jointe à votre accent, monsieur, me donne la certitude que nos conjectures sont justes. — Par mon patron saint Quentin ! je suis plus loin que jamais de vous comprendre. — Encore mieux ! » reprit le Liégeois en regardant le jeune Écossais avec un air de malice qui pouvait peut-être le blesser, quoique joint à une politesse extrême… « Certes, il ne nous appartient pas, monsieur, d’avoir l’air de voir ce que vous jugez à propos de cacher ; mais pourquoi jurer par saint Quentin, si vous ne voulez pas que je donne une certaine interprétation à vos paroles ? Nous savons que le bon comte de Saint-Pol, qui est ici en ce moment, favorise notre cause. — Sur ma vie, vous êtes sous l’influence de quelque illusion : je n’ai rien de commun avec le comte de Saint-Pol. — Oh ! nous ne vous questionnons pas ; et cependant, écoutez, j’ai quelque chose à vous dire à l’oreille ; mon nom est Pavillon. — Et en quoi cela me regarde-t-il, monsieur Pavillon ? — Oh ! en rien. Seulement il me semble que vous devez reconnaître avec plaisir que je suis digne de votre confiance ; et voici mon collègue Ronslaer. »

Ronslaer s’avança. C’était un fonctionnaire d’une vaste corpulence, et dont le ventre arrondi faisait ouvrir la foule devant lui, comme un bélier ébranle et renverse les murailles d’une ville. Il s’approcha de son voisin, et lui faisant un signe comme pour lui recommander la prudence, il lui dit d’un ton de reproche : « Vous oubliez, mon cher collègue, que nous sommes dans un lieu public. Si monsieur veut bien venir chez moi ou chez vous, et accepter un verre de vin du Rhin au sucre, nous entendrons plus commodément ce qu’il a à nous dire sur notre bon ami et allié que nous aimons avec tout l’abandon de nos cœurs flamands. — Je n’ai aucunes nouvelles à vous apprendre, » répondit Quentin avec impatience ; « je refuse votre vin du Rhin : tout ce que je vous demande, comme à des gens respectables, c’est de disperser cette foule oisive, et de permettre à un étranger de sortir de votre ville aussi tranquillement qu’il y est entré. — Eh ! bien, monsieur, dit Ronslaer, puisque vous insistez tant pour garder l’incognito, même avec nous qui sommes des hommes dignes de confiance, permettez-moi de vous demander sans plus de détours, pourquoi vous porteriez la marque distinctive de votre compagnie si vous vouliez rester inconnu à Liège ? — De quelle marque, de quelle compagnie parlez-vous ? vous me paraissez des hommes estimables, d’honnêtes et graves citoyens ; mais, sur mon âme, ou vous êtes fous, ou vous avez juré de me le faire devenir. — Sapperment ! s’écria Pavillon, ce jeune homme ferait jurer saint Lambert lui-même ! Qui a jamais porté un bonnet avec la croix de Saint-André et la fleur de lis, sinon les archers de la garde écossaise du roi Louis XI ? — Et en supposant que je sois un archer de la garde, qu’y a-t-il d’étonnant que je porte le signe distinctif de ma compagnie ? » dit Quentin d’un ton d’humeur. — « Il l’a avoué, il l’a avoué ! » s’écrièrent en même temps Ronslaer et Pavillon en se tournant vers la foule, les bras élevés, les mains étendues, et leurs larges figures exprimant l’enthousiasme et la joie qui les animaient ; « il convient qu’il est archer de la garde écossaise de Louis, de Louis, le gardien des libertés de la ville de Liège ! »

Un cri unanime s’éleva, et ces paroles retentirent de tous côtés : « Vive Louis de France ! vive la garde écossaise ! vive le brave archer ! nos libertés ! nos privilèges ou la mort ! Plus d’impôts ! Vive le vaillant Sanglier des Ardennes ! À bas Charles de Bourgogne ! Ruine et destruction à Bourbon et à son évêché ! »

À moitié assourdi par ce bruit, qui recommençait d’un côté dès qu’il avait cessé de l’autre, et qui, se gonflant et s’abaissant comme les flots de la mer, s’accroissait à chaque instant par les milliers de voix qui, partant des rues et des marchés les plus éloignés, retentissaient dans les airs, Quentin eut à peine le temps de faire une conjecture sur la cause de ce tumulte et de se former un plan de conduite.

Il avait oublié que dans son combat contre le duc d’Orléans et contre Dunois, son casque ayant été fendu par le sabre de ce dernier, un de ses camarades, d’après l’ordre de lord Crawford, lui avait donné pour le remplacer un des bonnets doublés en acier qui faisaient partie du costume des archers de la garde écossaise, costume généralement connu. Or un membre de ce corps dont le service spécial était de garder la personne du roi Louis, paraissant tout à coup dans les rues d’une ville où le nombre des mécontents s’augmentait chaque jour par les intrigues des agents de ce monarque, sa présence devait naturellement être interprétée par les bourgeois de Liège comme l’annonce de la détermination qu’il avait prise de soutenir ouvertement leur cause. La vue d’un seul de ces archers devenait donc pour eux le gage assuré d’un appui immédiat. Il y en eut même parmi eux qui ne craignirent pas d’assurer que les forces auxiliaires du roi entraient en ce moment par une des portes de la ville, quoique personne ne pût dire positivement laquelle.

Quentin reconnut bientôt l’impossibilité de détruire une erreur si généralement adoptée ; il sentit même que toute tentative pour détromper des hommes si obstinés dans leur opinion pourrait lui faire courir quelques risques personnels auxquels il ne vit aucune nécessité de s’exposer. Il prit donc à la hâte la résolution de temporiser et de se tirer d’embarras du mieux qu’il pourrait ; cette résolution, il s’y arrêta pendant que la foule le conduisait à l’Hôtel-de-Ville, où les plus notables habitants se rassemblaient déjà pour apprendre les nouvelles dont ils le présumaient porteur, et lui offrir ensuite un banquet splendide.

En dépit de toutes ses représentations et de ses refus, que l’on attribuait à la modestie, il fut entouré par les dispensateurs de la popularité, dont le flux importun se dirigeait alors vers lui. Ses deux amis les bourgmestres, qui étaient shoppen, ou syndics de la ville, le tenaient chacun sous un bras. Nikkel Blok, chef de la corporation des bouchers, qui était accouru à la hâte, marchait devant lui en brandissant avec un courage et une grâce que le brandevin seul pouvait donner, sa hache encore couverte de sang et de quelques débris de cervelle. Derrière lui se tenait, dans un état complet d’ivresse, le long et maigre Claus Hammerlein, patriote bien connu ; il était président de la compagnie des ouvriers en fer, dont un millier le suivaient dans un costume sale et avec des figures noircies qui annonçaient leur profession. Des tisserands, des cloutiers, des cordiers, des artisans de toute espèce, sortant en foule de rues étroites et sombres, venaient augmenter le cortège. S’échapper était donc impossible, et c’eût été une entreprise folle et désespérée que de l’essayer.

Dans cet embarras, Quentin eut recours à Ronslaer, qui avait un bras passé sous le sien, et à Pavillon, qui s’était emparé de l’autre, et qui tous deux le conduisaient à la tête de cette espèce de marche triomphale, dont il était devenu si inopinément la cause et l’objet. Il les informa à la hâte qu’il avait pris sans y réfléchir le bonnet de la garde écossaise, par suite d’un accident arrivé au casque qu’il devait porter pendant son voyage ; qu’il regrettait que cette circonstance et la sagacité avec laquelle les Liégeois avaient deviné sa qualité et le motif de sa présence dans leur ville eussent donné à son arrivée une si grande publicité ; ajoutant que si on le conduisait à l’Hôtel-de-Ville, il se trouverait peut-être dans la malheureuse nécessité de communiquer à l’assemblée certaines choses que le roi lui avait ordonné de réserver pour l’oreille privée de ses excellents compères Mein herrs Ronslaer et Pavillon, de Liège.

Ces dernières paroles produisirent un effet magique sur les deux citoyens, qui étaient les principaux chefs des bourgeois insurgés, et qui, comme tous les démagogues de leur espèce, désiraient ardemment conserver autant que possible la haute main dans toutes les affaires. Ils convinrent donc à la hâte que Quentin quitterait la ville pour quelques heures, et qu’il y rentrerait pendant la nuit pour s’entretenir secrètement avec eux dans la maison de Ronslaer, située près de la porte qui faisait face au château de Schonwaldt. Quentin n’hésita pas à leur dire qu’il résidait pour le moment dans le palais de l’évêque, sous prétexte de lui porter des dépêches de la cour de France, tandis que sa mission réelle, comme ils l’avaient conjecturé, était toute particulière aux citoyens de Liège. Cette manière tortueuse d’établir des communications, le rang et le caractère de l’individu auquel le message était confié, étaient si conformes au caractère de Louis, qu’il ne s’éleva ni doute ni surprise.

À peine cet éclaircissement était-il terminé que la foule arriva devant la porte de la maison de Pavillon, située dans l’une des principales rues, et qui communiquait à la Meuse par derrière, au moyen d’un jardin et d’une tannerie immense, avec toutes ses dépendances ; car le bourgeois patriote était tanneur et corroyeur.

Il était naturel que Pavillon désirât faire les honneurs de sa maison à l’envoyé supposé de Louis XI, et une halte chez lui n’excita nulle surprise de la part de la multitude, qui au contraire applaudit mein herr Pavillon par un bruyant vivat ! au moment où il y introduisait un hôte si honorable. Sans perdre de temps, Quentin, remplaça son bonnet trop remarquable par un chapeau de tanneur, et jeta un grand manteau par-dessus ses vêtements. Pavillon lui remit ensuite un passe-port au moyen duquel toutes les portes de la ville lui seraient ouvertes, soit de nuit soit de jour, comme il le jugerait à propos et termina en le confiant aux soins de sa fille, jeune et joyeuse Flamande, à laquelle il donna toutes les instructions nécessaires pour la sécurité du jeune homme. Pavillon courut ensuite rejoindre son collègue dans l’intention de conduire leurs amis à l’Hôtel-de-Ville, et de les y amuser par les meilleures excuses qu’il pourrait imaginer relativement à la disparition de l’envoyé du roi Louis.

Nous ne pouvons, comme dit le valet de la comédie, nous souvenir exactement de l’espèce de mensonge que les moutons à clochettes tirent au reste du troupeau, mais nous osons dire que rien n’est plus facile que d’en imposer à une multitude dont les préjugés et les sentiments impétueux ont déjà fait plus de la moitié du chemin avant que l’imposteur ait prononcé un seul mot.

Le digne bourgeois ne fut pas plus tôt parti, que la grosse et fraîche Trudchen, le visage couvert d’un riche incarnat auquel se joignait un sourire qui convenait admirablement à des lèvres vermeilles comme des cerises, à des yeux bleus remplis d’enjouement, et à un teint d’une pureté et d’une blancheur parfaites, se mit en devoir de conduire le bel étranger à travers le jardin du sieur Pavillon, jusqu’au bord de l’eau ; là Quentin monta dans une barque conduite par deux vigoureux Flamands vêtus de larges pantalons, de jaquettes garnies de nombreux boutons, et la tête couverte d’un bonnet fourré. Bientôt la jeune fille le vit s’éloigner avec toute la rapidité que leur lenteur flamande permettait aux deux bateliers d’imprimer à leurs avirons.

Comme la gentille Trudchen ne parlait qu’allemand, Quentin, sans aucun préjudice pour la tendresse fidèle qu’il avait vouée à la comtesse de Croye, ne put remercier sa jeune libératrice qu’en imprimant un baiser sur ses lèvres aussi roses que des cerises ; et ce baiser, donné avec une exquise galanterie, fut reçu avec une gratitude modeste ; car des galants de la taille et de la figure de notre archer écossais ne se rencontraient pas tous les jours parmi les bourgeois de Liège.

Tandis que la barque remontait le cours paresseux de la Meuse, et s’éloignait des fortifications de la ville, Quentin eut le temps de réfléchir sur le rapport qu’il devait faire de son aventure à Liège quand il serait de retour au château de Schonwaldt. Repoussant toute idée de trahir quiconque avait mis sa confiance en lui, cette confiance ne lui eût-elle été accordée que par suite d’une méprise, mais non moins déterminé à ne pas cacher au vénérable prélat les dispositions séditieuses qui agitaient en ce moment les esprits dans sa capitale, il résolut de ne faire qu’un récit vague et général, afin de mettre l’évêque sur ses gardes, sans que personne en particulier fût exposé à sa vengeance.

Il débarqua à un demi-mille du château, et donna un guilder à ses conducteurs, qui parurent entièrement satisfaits. Quelque peu éloigné qu’il se trouvât de Schonwaldt, la cloche avait sonné le dîner lorsqu’il arriva, et il s’aperçut, en outre, qu’il était arrivé par un côté différent de celui de l’entrée principale, et qu’il prolongerait son retard s’il entreprenait de faire le tour du château. Il s’avança donc sans hésiter vers le côté dont il était le plus près : c’était un mur fortifié qu’il présuma être celui du petit jardin dont nous avons déjà parlé ; une poterne percée dans ce mur ouvrait sur les fossés, et un esquif était amarré près de cette poterne. Il espéra donc qu’en appelant, quelqu’un paraîtrait et lui amènerait l’esquif pour l’aider à traverser les fossés. Comme il s’avançait dans cette intention, la poterne s’ouvrit tout à coup ; un homme sortit du château, s’élança dans la barque, la dirigea vers la rive opposée, et, après être descendu à terre, la repoussa au milieu de l’eau à l’aide d’une longue perche. À sa grande surprise, Quentin reconnut le Bohémien, qui, le reconnaissant à son tour, l’évita en prenant un autre chemin qui conduisait également à Liège, et disparut bientôt.

Ce fut là un nouveau sujet de réflexions pour Durward. Ce païen avait-il passé tout ce temps avec les dames de Croye ? Quel motif pouvaient-elles avoir eu pour lui donner accès auprès d’elles ? Tourmenté par cette pensée, il se sentit plus déterminé que jamais à avoir une explication avec les deux comtesses, afin de leur dévoiler la perfidie d’Hayraddin et les instruire en même temps de la situation périlleuse dans laquelle les dispositions séditieuses de la ville de Liège plaçaient l’évêque, leur protecteur.

Quentin venait de prendre cette résolution, lorsqu’après avoir fait un long détour, il arriva enfin devant la porte principale du château ; il y entra, et trouva à table, dans la grande salle, tous les commensaux de la maison, c’est-à-dire le clergé de l’évêque, ses grands officiers, et quelques étrangers qui, n’étant pas d’un rang assez élevé dans l’ordre de la noblesse, ne pouvaient être admis à celle du prélat. Une place avait pourtant été réservée pour le jeune Écossais au bout de la table, à côté de l’aumônier de l’évêque, qui l’accueillit en lui rappelant cette plaisanterie usitée dans les collèges : serô venientibus ossa[1], tout en se hâtant de charger son assiette de mets suffisants pour donner un démenti à ce dicton, dont les gens du pays de Quentin disent que c’est une plaisanterie qui n’en est pas une, ou du moins qu’elle est d’un goût peu agréable.

Pour prévenir le reproche que les convives auraient pu lui faire en eux-mêmes d’avoir manqué de savoir-vivre, Quentin raconta brièvement le tumulte survenu dans la ville sitôt que l’on avait découvert qu’il appartenait à la garde écossaise de Louis XI ; et il s’efforça de donner à son récit une tournure plaisante, en disant que s’il s’était retiré d’embarras, c’était grâce à un gros bourgeois de Liège et à sa jolie fille.

Mais ses auditeurs prenaient trop d’intérêt à cette histoire pour la traiter comme une plaisanterie. Toutes les opérations de la table furent suspendues, le service languit, pendant que Quentin faisait son récit ; et quand il l’eut terminé, il se fit un silence solennel que le majordome rompit le premier en disant à voix basse et d’un ton mélancolique : « Plût à Dieu que les cent lances promises par la Bourgogne fussent ici ! — Pourquoi mettre tant d’importance à leur arrivée ? demanda Quentin. Vous avez ici bon nombre de soldats dont la guerre est le métier, et vos antagonistes ne sont que la lie d’une populace en désordre : ils prendront la fuite au premier aspect d’une bannière soutenue par de braves hommes d’armes. — Vous ne connaissez pas les Liégeois, répondit le chapelain ; on peut dire d’eux, sans même en excepter les Gantois, qu’ils sont et les plus terribles et les plus indomptables de l’Europe. Deux fois le duc de Bourgogne a châtié leurs révoltes réitérées contre l’évêque ; deux fois il les a traités avec sévérité, les a privés de leurs privilèges, leur a ôté leurs bannières, les a soumis à des droits, a exigé d’eux des impôts auxquels Liège, comme ville libre de l’Empire, n’avait jamais été assujettie. Il y a peu de temps encore, il les a battus et en a fait un carnage horrible près de Saint-Tron, et Liège perdit dans cette journée près de six mille hommes, dont les uns périrent sur le champ de bataille, et les autres se noyèrent en fuyant. Pour les mettre hors d’état de s’insurger de nouveau, Charles refusa d’entrer dans la ville par aucune des portes, quoiqu’elle eût fait sa soumission ; mais il fit abattre quarante coudées de ses murailles, et y entra par cette brèche, en conquérant, la visière baissée et la lance en arrêt, et suivi de tous ses chevaliers. Les Liégeois ne purent douter, dans cette circonstance, que sans l’intercession du duc Philippe le Bon, ce Charles, alors comte de Charolais, aurait livré leur ville au pillage ; et cependant, malgré le souvenir d’événements si récents, malgré la vue continuelle de cette brèche qui n’est pas encore réparée, malgré le mauvais état de leur arsenal, qu’ils n’ont pu remplir, le seul aspect d’un bonnet d’archer suffit pour les exciter de nouveau à la révolte. Puisse Dieu disposer leurs âmes au repentir ! mais je crains bien qu’entre une population si irritable et un souverain si fier et si impétueux, il ne s’élève un sanglant débat ! et je voudrais que mon bon et excellent maître eût un siège qui lui procurât moins d’honneurs et plus de sécurité, car sa mitre est doublée d’épines et non d’hermine ! Je vous parle ainsi, jeune étranger, pour vous avertir que si vos affaires ne vous retiennent pas à Schonwaldt, vous ferez bien d’en partir au plus tôt, car c’est un lieu funeste dont tout homme prudent doit chercher à s’éloigner le plus promptement possible. Je présume que vos dames sont du même avis, car elles ont dépêché à la cour de France un des gens de leur suite, avec des lettres qui annoncent probablement leur intention d’aller chercher ailleurs un asile plus sûr. »



  1. Les os sont pour ceux qui arrivent trop tard. a. m.