Questions d’art et de littérature/15

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Calmann Lévy, éditeur (Œuvres complètes de George Sandp. 215-222).



XV

DEBURAU


Dans l’histoire naïve de l’art populaire, chaque type a sa personnification dans un masque plus ou moins comique. Pulcinella est depuis des siècles en possession de représenter le Napolitain, Arlequin le Bergamasque, Brighella le Vénitien, etc. ; car toutes ces joyeuses inventions qui, sur nos théâtres de la foire, faisaient autrefois le divertissement de toutes les classes de la société, nous viennent de l’Italie. Aujourd’hui ces farces méridionales n’ont gardé chez nous le droit de cité qu’aux boulevards, et sur une seule scène ; exclusivement fréquentée par le peuple. Ce n’est qu’au théâtre des Funambules que vous pouvez aller contempler ces antiques figures de Pierrot, de Cassandre, d’Arlequin et de Colombine, qui bientôt peut-être vont reprendre leur vol vers l’Italie, car on nous annonce la prochaine fermeture du dernier théâtre de la foire, et la retraite de l’artiste éminent auquel la farce a dû chez nous cette prolongation d’existence.

Mais ce bruit est-il fondé, et l’éclipse de Pierrot est-elle croyable ? N’est-ce pas là une de ces prédictions sinistres comme il en a tant couru sur la fin du monde ?

Espérons encore que, quel que soit l’arrêt porté par le destin contre le théâtre des Funambules, la scène parisienne ne laissera pas disparaître le dernier des Pierrots au point de vue de l’histoire, le premier des Pierrots au point de vue de l’art et du talent.

Je ne saurais, malgré ma bonne volonté, vous raconter la véritable histoire de Deburau. Jules Janin lui en a inventé une fort spirituelle, mais l’illustre Pierrot m’a dit lui-même que c’était pure invention. Deburau est un homme réservé, doux, poli, sérieux, sobre, modeste, rempli de tact et de bons sens ; voilà ce que je puis vous affirmer, ayant eu le plaisir de causer une fois avec lui.

Quelques journaux ont publié en France et même à l’étranger qu’il avait mystifié en ma présence un grand seigneur crédule… Il n’en est rien. Le grand seigneur était de mes amis, et on ne laisse pas mystifier ses amis. Deburau est homme de bonne compagnie autant qu’un grand seigneur, et ne se fût pas prêté à une scène ridicule et méchante. Enfin, la vérité est que cette anecdote n’a pas même un fond de vraisemblance, le grand seigneur et le grand artiste ne s’étant jamais rencontrés nulle part que je sache.

J’ai dit le grand artiste et ne m’en dédis point. On peut être un maître dans la farce comme dans la tragédie, et il n’y a pas d’emploi dans les arts que le goût et l’intelligence individuels ne puissent élever au premier rang. Peut-être faut-il être très-artiste soi-même pour comprendre cela ; mais qu’y a-t-il de plus artiste que le peuple de Paris ? Allez voir avec quel sérieux tous ces gamins des faubourgs regardent la pantomime inimitable de leur Pierrot bien-aimé ! Ils ne rient pas beaucoup ; ils examinent, ils étudient, ils sentent la finesse, la grâce, l’élégance, la sobriété et la justesse d’effet de tous ses gestes et du moindre jeu de cette physionomie si délicatement dessinée sous son masque de plâtre, qu’on la prendrait pour un de ces charmants camées grotesques retrouvés à Herculanum. C’est que, en effet, il y a, dans l’exécution parfaite d’une fantaisie quelconque, quelque chose de sérieux qui provoque plus d’étonnement et de satisfaction que de grosse gaîté.

Vous connaissez cette race particulière aux faubourgs de notre grande ville, race intelligente, active, railleuse, à la fois débile et forte, frivole et terrible ; faible d’organisation, pâle, fiévreuse ; des têtes prématurément dépourvues de la fraîcheur de l’enfance, et prématurément pourvues de barbe et de longs cheveux noirs, avec des corps grêles, souples et petits. Là, il n’y a pas de santé. La misère, les privations, le travail ou l’oisiveté forcés, également destructifs pour la jeunesse, un climat malsain, des habitations méphytiques, de père en fils un étiolement marqué, des conditions d’existence déplorables, c’en est bien assez pour ruiner la sève la plus généreuse. Et pourtant il y a là aussi une énergie fébrile, une habitude de souffrir, une insouciance moqueuse, une perpétuelle excitation des nerfs, qui font que ces pauvres enfants résistent à la maladie et à la mort, mieux que l’épais John Bull, gorgé de viande et de vin. Irritez cette population, et vous la voyez héroïque jusqu’à la folie sur les barricades ; idéalisez-la un peu, et vous aurez le gamin de Paris, admirable création de Bouft’é. Mais voulez-vous la voir dans le calme de la réalité ? Allez aux petits théâtres du boulevard, allez la voir en face de son maître de grâces, de son professeur de belles manières plaisantes, de son type d’insouciance dégagée, de perspicacité soudaine et de sang-froid, superbe en face de son idéal enfin, Pierrot Deburau ! Dans une étroite enceinte où la scène est à peine séparée de l’auditoire, où aucun des linéaments de la physionomie délicate d’un mime n’échappe aux regards avides de ses élèves, où tout est homogène, artistes et spectateurs, où alternativement ils s’étudient et s’inspirent les uns des autres à force de se lire mutuellement dans les yeux ; allez voir, d’un côté, ces milliers de tètes crépues qui se pressent, l’œil fixe et la bouche béante, le long des balustrades de fer ; de l’autre ces joyeux saltimbanques qui s’amusent pour leur compte et s’entassent jusque dans la coulisse, tous fascinés ou électrisés par l’activité calme et l’entrain majestueux de Pierrot. L’entr’acte a été orageux. Malheur à qui ose promener un impertinent lorgnon sur ces groupes pittoresques entassés et suspendus d’une manière effrayante aux grilles du pourtour. Malheur aux toilettes ridicules qui se risqueraient à l’avant-scène, ou aux gens délicats qui porteraient trop visiblement un flacon à leurs narines !

Mille quolibets inouïs, un hourra impétueux, des cris d’animaux, un luxe incroyable d’imagination, de tapage et de sonorité imitative auraient bientôt fait justice de la moindre inconvenance. Mais que Deburau paraisse, et, aux premières acclamations d’enthousiasme, succède le silence du recueillement. Lui aussi semble recueilli, le maître ! Sa face blafarde est impassible. Il est renfermé dans la majesté de son rôle, et il semble en méditer toute la profondeur.

Pierrot n’est pas un être vulgaire, éternel et patient ennemi d’Arlequin, cet enfant gâté des fées et des belles, il est, lui, protégé aussi par certains génies qui l’assistent dans sa longue lutte. Mais, comme il n’est que le serviteur de Cassandre, et l’allié naturel du rival d’Arlequin, il ne daigne pas disputer Colombine pour son propre compte, et l’on voit qu’il ne va combattre que pour l’acquit de sa conscience. Or, la conscience de Pierrot est aussi large que son pourpoint flottant. Il entre dans l’arène, il la traverse et en sort en amateur, certain qu’au dénouement tout s’arrangera pour le mieux, et que les fées l’admettront à la noce de Colombine, où il achèvera enfin ce repas commencé et interrompu, dans toutes les fantastiques régions du ciel et de l’enfer où le démon le promène. Pierrot fait donc la guerre en amateur. Peut-être, dans la pensée des poètes qui le créèrent, est-il né gourmand, libertin, colère et fourbe ; mais Deburau a mis la distinction de sa nature à la place de cette création grossière. Il n’est point vorace, mais friand. Au lieu d’être débauché, il est galant, un peu volage à la vérité ; mais il faut tant de philosophie dans une vie agitée et traversée comme la sienne ! Il n’est point fourbe, mais railleur et plaisant ; il n’est pas colère non plus ; il est équitable, et quand il administre ses admirables coups de pied, c’est avec l’impartialité d’un juge éclairé et la grâce d’un marquis. Il est essentiellement gentilhomme jusqu’au bout de ses longues manches, et il n’est point une chiquenaude qu’il ne détache poliment et avec des façons de cour.

Le poëme est bouffon, le rôle cavalier et les situations scabreuses. Il sauve tout ce qui pourrait révolter la pudeur de son auditoire par sa manière exquise et sa dignité charmante, et je dis : son auditoire, bien qu’il soit lui, un personnage muet. Mais on l’écoute pourtant, on croit qu’il parle, on pourrait écrire tous les bons mots de son rôle, toutes ses réparties caustiques, toutes ses formules de conciliation éloquentes et persuasives. Quand les machinistes et les comparses s’agitent derrière le théâtre, le public, qui craint de perdre un mot du rôle de Pierrot, s’écrie avec indignation : Silence dans la coulisse ! Et Pierrot qui est dans un rapport continuel et intime avec son public, le remercie par un de ces regards affectueux et nobles qui disent tant de choses !

Très-sérieusement Deburau est dans son genre un artiste parfait, un de ces talents accomplis et surs, qui se possèdent et se contiennent, qui ne négligent et n’outrepassent aucun effet. À combien de tragédiens ampoulés et braillards ne faudrait-il pas conseiller d’aller étudier le goût, la mesure et la précision chez ce Pierrot enfariné ! Pour les artistes en tous genres, la sobriété d’effets et la justesse d’intention, c’est l’idéal, c’est l’apogée. Talma et Rachel sont des modèles dans leur sphère… et Deburau aussi dans la sienne, n’en déplaise à ceux qui se croient placés plus haut parce qu’ils estropient des rôles plus sérieux sur de plus vastes théâtres.

Hier, le théâtre des Funambules avait monté un superbe spectacle pour le bénéfice de Deburau. Parmi les décors, une fontaine lançait une masse d’eau limpide et jaillissante, un véritable lavoir champêtre d’un effet charmant. Il n’y a pas que l’acteur et le public qui aient du goût aux Funambules. Il faut louer aussi la mise en scène.

Un accident est venu attrister les dernières scènes. Deburau, rapidement englouti dans une trappe, s’est blessé. La représentation n’a été interrompue qu’un instant. Un morne silence accusait l’attente résignée et la sincère inquiétude de ce public si impatient et si bruyant è. l’ordinaire. La souffrance se lisait à travers son masque de farine, et les généreux enfants du faubourg l’ont supplié d’une voix attendrie, de ne pas se sacrifier à leurs plaisirs. Mais lui, les remerciant d’un geste et d’un sourire sympathiques, a repris sa verve et achevé la pièce aux grands transports d’un public reconnaissant, qui l’a rappelé et applaudi avec transport. Il n’y a pas de place pour les claqueurs aux fêtes du peuple, et l’incomparable Pierrot des Funambules n’en a jamais eu besoin.

S’il est vrai que ce théâtre soit supprimé et que Deburau prenne sa retraite, n’est-il aucun autre théâtre qui ne s’efforce de l’arracher aux douceurs du repos ? Le peuple l’a possédé assez longtemps pour n’avoir pas lieu de l’accuser d’ingratitude. S’il se montre enfin au public des artistes de l’autre moitié de Paris, il y serait nouveau, car le boulevard du Temple est loin, et on ne pénètre pas aisément dans un théâtre toujours rempli comme celui des Funambules. Deburau, quoique bien ancien du côté de la Bastille, est encore inconnu du côté de la Madeleine à bien des gens capables de l’apprécier. Je sais qu’il serait difficile de transporter ce cadre qui lui est nécessaire, mais on peut peut-être lui en créer un modifié à son usage, et inventer pour lui quelque intermède renouvelé de nos anciennes traditions bouffonnes. Il y a tant d’esprit, d’imagination et de savoir-faire chez nous, à l’heure qu’il est ! On ne laissera pas disparaître un talent de premier ordre, sans que tous les gens de goût l’aient applaudi.

Février 1846.