Questions d’art et de littérature/34

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Calmann Lévy, éditeur (Œuvres complètes de George Sandp. 405-414).



XXXIV

LES BEAUX MESSIEURS DE BOIS-DORÉ
AU THÉÂTRE DE L’ODÉON


À MONSIEUR ÉMILE DE GIRARDIN


Mon cher ami,

Vous m’écrivez que votre rédacteur dramatique est en ce moment malade, et vous me demandez de faire moi-même le rendu-compte de la représentation des Beaux Messieurs de Bois-Doré. J’ai dit d’abord : « Non, ce serait une réclame. » Vous m’avez répondu : « Parlez de Bocage, à propos de l’autre grand artiste qui le remplace dans le personnage principal de la pièce. » Je ne dois pas reculer ; car l’un a accepté le rôle avec une crainte modeste qui l’honore, et l’autre, — je n’en ai jamais parlé au public depuis sa mort.

Dans les commencements de cette séparation cruelle, je voulais lui payer mon tribut, cela m’a été impossible. En vieillissant on se dessèche : telle est la croyance générale des jeunes. Hélas non ! La vieillesse n’a pas toujours ce bénéfice de l’indifférence ou de l’impuissance du cœur ! En vieillissant ceux qui ont aimé beaucoup deviennent plus sensibles à la douleur. Tant de coups frappés par la mort sur leur âme fatiguée rendent leur sensibilité plus irritable, leur plaie plus saignante, et ce n’est qu’après des années de silence qu’ils trouvent le courage de parler de ceux qu’ils ont vus partir. Malgré soi on mettrait trop de personnalité dans les regrets, et le public n’a que faire de nos larmes ; il a les siennes, et son fardeau n’est pas plus léger que le nôtre !

Bocage était le représentant en chair et en os de la littérature exubérante de son temps. Sa personne, sa ligure avaient les beautés et les étrangetés de l’école. Il avait l’aspect souffrant, gauche ou excessif ; mais son visage avait la beauté intellectuelle de la forte inspiration, et son regard brillait du feu sacré.

Son intelligence répondait à son aspect. Il parlait trop, il s’épuisait en détails, il composait mal ses récits cl ses discussions, il s’y perdait ; mais l’éclair y revenait à chaque instant, et au moment où l’on se croyait fatigué de l’entendre, on se sentait repris par une clarté éblouissante de l’esprit ou de la passion.

Ses lettres complétaient cet ensemble de contrastes. Il écrivait beaucoup et longuement, insistant sur des redites et disséminant ses observations fouillées avec excès ; mais quand ce trop plein d’inquiétude et d’activité fiévreuse était épuisé, la lumière se faisait, et on voyait apparaître l’artiste de premier ordre, net, logique, et merveilleusement simple au sortir d’une analyse vague et compliquée.

Je ne sais si d’autres que moi ont pu l’apprécier autant sous ce rapport. Peut-être avais-je plus besoin de conseil que tout autre. Les siens m’ont ranimé et retrempé vingt fois et non pas seulement par rapport aux choses de l’art : il avait, au milieu de beaucoup d’erreurs et de préventions, un sens profond et admirablement généreux des choses de la vie. Son idéal était chevaleresque. Il avait représenté beaucoup de héros ; il était, à ses heures bonnes et vraies, le héros qu’il avait joué.

Tel je l’ai connu pendant trente ans. Il était difficile de ne pas se brouiller avec lui ; il était susceptible et violent. Il était impossible de ne pas se réconcilier vite ; il était fidèle et magnanime. Il vous pardonnait admirablement les torts qu’on n’avait pas eus envers lui, et cela était aussi bon et aussi beau qu’un pardon réel et fondé, puisque son imagination y allait de bonne foi.

C’est en réalité pour Bocage que la pièce des Beaux Messieurs de Bois-Doré fut faite, il y a six ans.

Pauvre grand artiste ! depuis des années il souffrait, il végétait. Il avait toujours autant de talent, il l’a bien prouvé ! mais il n’avait plus de bonheur. Frappé dans sa fortune, vaincu dans ses idées, il ne se plaignait qu’en secret à de rares amis. Ce n’était pas assez pour ce pur caractère de ne demander rien, il refusait tout. Ce grand citoyen, car c’était réellement un grand citoyen que Bocage, portait la douleur et la détresse avec une sorte de majesté théâtrale qui imposait le respect par sa sincérité.

Souvent ironique, mais d’une ironie faite d’enthousiasme, parfois misanthrope, mais d’une misanthropie faite d’amour, épris d’un sévère idéal, s’il exigeait beaucoup de ses amis, il exigeait trop de lui-même. Il voulait qu’on devinât les chagrins qu’il cachait, et il s’irritait quand on les avait découverts.

Le romantisme ne l’avait pas rendu exclusif. Il adorait tout ce qui est grand et beau. Nul n’a compris comme lui le Tartuffe de Molière.

Sa mort a caractérisé sa vie ; sa maladie était ce souffle haletant et pénible que l’on appelle l’asthme, et qui était bien sensible dans sa diction nerveuse et entrecoupée. L’émotion l’étouffait, et dans les scènes de passion il avait je ne sais quoi de convulsif et de rentré dans le gosier, qui portait l’émotion du spectateur jusqu’au déchirement. Il semblait que l’air de ce temps fut impossible à respirer à cette noble poitrine.

À la fin, les rôles lui manquaient ; tous les directeurs doutaient de lui.

Quand Paul Meurice et moi lui avons offert son dernier rôle, Sylvain de Bois-Doré, ce ne fut pas sans peine qu’on l’accepta au théâtre de l’Ambigu. Beaucoup de gens disaient avec raison : « Hélas ! prenez garde, il en mourra ; il est fini. »

C’est alors qu’il m’écrivit : — « Je sais ce qu’on vous dit de moi, mon amie ; mais prenez garde ! si je joue ce rôle, j’en mourrai peut-être ; mais si je ne le joue pas, j’en mourrai à coup sûr ! »

On avait pensé à Lafont alors. J’ignore si on avait fait une démarche auprès de lui ; mais devant le cri de désespoir de Bocage, j’insistai. Il joua le rôle, il le joua jusqu’au bout.

Je le vis un soir dans sa loge ; il me dit : « C’est ma fin, mais je tombe au champ d’honneur comme un bon soldat. »

La première représentation avait été pour lui une véritable ovation. Les jeunes gens des écoles et une foule d’hommes de toutes les classes du peuple et de la bourgeoisie l’avaient ramené chez lui. Il les avait remerciés, m’a-t-on dit, en les priant avec douceur de ne pas s’exposer à cause de lui aux brutalités de la police qui eût pu prendre ce rassemblement pour une émeute.

Il ne joua pas le vieux marquis de Bois-Doré, il fut le personnage même, tel que l’auteur du roman l’avait rêvé, tel que l’auteur de la pièce l’avait réellement créé.

J’ai le droit de dire ici que le type est éminemment intéressant et dramatique, puisqu’en rassemblant des traits épars dans la longue et facile analyse d’un livre, Paul Meurice a modelé de ses propres mains une figure qui se pose en quelques mots et se manifeste vivante en quelques scènes. C’est ainsi qu’avec la légende du Juif errant, Quinet a fait Ahasvérus, et que beaucoup d’autres maîtres ont donné la personnalité à des figures entrevues à travers le récit et la tradition, bonne ou mauvaise, qui leur en avait donné l’idée première.

La mort tenait Bocage, mais le personnage, le type, la création de l’artiste, Sylvain de Bois-Doré, échappait à la mort et semblait la tenir à distance. Pendant trois mois, cloué tous le jour sur son lit, ne parlant pas, ne dormant pas, Bocage se relevait le soir et faisait revivre l’héroïque et chimérique vieillard.

Dans la première partie du rôle, il se moquait peut-être un peu trop de lui-même, comme un enfant qui sait à quoi s’en tenir sur ses poupées. Il était, à mon sens plus spirituel que naïf, et Lafont me semble avoir mis plus de naïveté dans la conception, partant plus de comique. Mais Lafont est bien portant et bien vivant, et le pauvre Bocage avait bien de la peine à faire sourire la mort !

Dans la seconde partie, où Bois-Doré revient à l’humanité par le sentiment paternel, Bocage a laissé à tous ceux qui l’ont vu l’impression d’une apparition sublime, ineffaçable. Son masque blême, ses cheveux blancs rejetés en touffes sur son vaste front transparent, son altitude royale, sa noble sénilité, c’était bien là sa chose et son œuvre. En ne disant rien, en ne faisant rien que se montrer, il souleva des tempêtes d’applaudissements.

Le reste du rôle fut l’apogée de son talent dramatique. Quel justicier ! quel punisseur auguste ! Tout ce que la vieillesse a de prestigieux et de sacré dans une grande âme fut dans son geste, dans sa parole et dans ces yeux limpides, admirables, où rayonnaient l’indignation contre le meurtrier et la tendresse pour l’enfant.

Lafont n’a pas fait oublier Bocage, et c’est tant mieux ; car Lafont est un autre type admirable qui s’altérerait en copiant. Puisque l’occasion m’y entraîne, je veux dire qu’il sert la pièce autrement. Il la rend plus douce et plus consolante. On sent que ce beau vieillard solide vivra pour bénir les enfants de Mario. Il a le bras ferme pour punir le traître. Ce n’est pas le duel convulsif et désespéré qui provoque l’effroi, c’est la majesté vaillante d’un paladin qui vivra cent ans, redoutable.

Lafont joue dans sa nature et il fait bien. Il ne tromperait personne en courbant sa taille imposante et en faisant trembler sa main vigoureuse. Il a toute la tendresse de la situation, et il joue merveilleusement la scène où il croit reconnaître Mario ; mieux encore celle où il est certain de l’avoir reconnu.

Me voilà entraîné à parler des autres artistes, je serais trop injuste si je ne le faisais pas.

Mario, tel que l’a compris et tracé Paul Meurice, est double aussi. Il n’était pas facile de se passer ici des développements que le conteur peut donner à un personnage qu’il prend au berceau et conduit jusqu’au mariage. Il fallait résumer en quelques heures le passé et l’avenir de l’enfant sans le vieillir d’un jour.

L’auteur de la pièce s’en est tiré avec une habileté simple si l’on peut ainsi parler. Il en a fait un enfant caressant et tendre, innocent surtout. Mario sert de messager d’amour, d’un amour aussi pur d’ailleurs que lui-même, sans savoir, sans comprendre, comme une bible où l’on cacherait un billet doux.

L’enfant ne demanderait pas mieux que d’être gai, joueur et moqueur. Il voudrait être de son âge, et par moment il en est comme malgré lui ; mais il a une lourde tâche, un devoir terrible à remplir : il faut qu’il trouve, il faut qu’il punisse l’assassin de son père. Mademoiselle Jane Essler rend ces deux aspects avec une puissance et un charme extraordinaires.

Quand Mario raille doucement Jovelin, ou contrefait Clindor, ou dit la bonne aventure au marquis, Jane Essler a la grâce naïve et mutine dans sa plus sincère fraîcheur. Mais, quand le débile vengeur devine le meurtrier, quand il le suit, le guette et le dépiste, quand il lit son crime dans les cartes, comme un jeune servant inspiré du temple Delphique, quand surtout témoin du premier duel où son père a succombé, il devient le témoin redoutable du second qui le venge. — sa figure énergique et charmante, son accent nerveux, son geste ardent et jeune, font penser à ce que pouvait être Hamlet enfant.

Quant à Berton, notre ami Louis Ulbach, dont l’article m’arrive en ce moment, l’a apprécié d’une manière exquise : « Il combine la tête de Molière et la tête de Shakespeare. Chose singulière, c’est peut-être moins le caprice du comédien que la logique de son rôle qui lui a donné cette physionomie touchante ! N’est-il pas le disciple du génie, l’élève de Galilée, le proscrit, le représentant de tout ce qui est grand et beau, mais de tout ce qui fait souffrir ; et n’est-il pas juste dès lors qu’il ait le sourire, le regard, la mélancolie d’aspect, les résignations superbes, les fiertés tendres de ce martyr qui s’appelait Molière, de ce rival de Dieu qui s’appelait Shakespeare ? »

Nul acteur n’est mieux doué que Berton. Sa voix est une mélodie, comme sa personne est la grâce et l’élégance même. Joignez à cette diction et à cette tenue qui charment l’œil et l’oreille un sens délicat et profond des nuances. La chose la plus difficile au théâtre est peut-être de faire parler l’amour avec conviction et sans emphase, car dans la vie réelle l’amour parle peu ou mal. Il faut qu’il soit éloquent et persuasif sur la scène. C’est pourquoi les amoureux sont si rares et si recherchés.

La direction de l’Odéon n’a reculé devant aucun sacrifice pour associer les étoiles de première grandeur à sa pléiade. Elle a mis pour la première fois en présence Lafont et Berton.

Paul Deshayes est un superbe aventurier, après avoir été, la veille, un Jean Bonnin parfait de comique et de naïveté. Mademoiselle Antonine est gracieuse et jolie. M. Reynald, qui a si généreusement accepté un petit rôle, est d’une distinction rare. Tous les autres artistes méritent des éloges et des remerciements. Clerh est un vieux serviteur toujours distingué aussi, et qui dit bien. L’Odéon pourrait le mettre plus en vue ; nous savons qu’il a des cordes qui n’attendent qu’un souffle d’encouragement pour vibrer.

Je remercie tous ces bons artistes ici, comme je ferais dans une préface.

La mise en scène est splendide ; les meubles, de vrais meubles du temps ont été trouvés et choisis avec le goût d’un artiste et la science d’un antiquaire ; les costumes sont d’une beauté et d’une exactitude qui font plaisir aux peintres.

Je pensais n’avoir à parler que de Bocage, de Lafont par conséquent. J’ai fait innocemment ma réclame, on me la pardonnera. J’aime les comédiens ; cela scandalise pourtant quelques esprits austères. On m’a reproché aussi d’aimer les paysans. Ce sont deux travers dont je ne rougis pas et que j’ai le droit de me permettre.

Je les connais bien ; j’ai passé ma vie avec eux, et je les ai dépeints comme je les ai vus. Les uns nous donnent, au grand soleil, le pain du corps ; les autres, à la lueur du gaz, nous donnent le pain quotidien de la fiction, si nécessaire à l’esprit inquiet et troublé par la réalité. Parmi ces derniers, il y a de grands et nobles caractères qui ont conscience d’eux-mêmes. Bocage était de ceux-là, et le temps est venu où un comédien peut laisser dans le souvenir de ses contemporains la trace sérieuse d’une belle vie couronnant un grand talent.

Septembre 1867.