Questions d’art et de littérature/9

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Calmann Lévy, éditeur (Œuvres complètes de George Sandp. 79-90).



IX

LAMARTINE UTOPISTE


On a cité, dans le premier numéro de la Revue Independante, de beaux vers faits par des ouvriers. Aujourd’hui, nous trouvons, en ouvrant au hasard le dernier recueil de poésies d’un illustre écrivain[1], la sanction des réflexions que nous avaient suggérées ces heureux essais de la muse populaire. C’est de M. de Lamartine que nous recevons cette sanction remarquable et précieuse, exprimée dans les plus beaux élans lyriques qui aient peut-être illustré cette plume féconde. Lorsque nous venons réclamer avec notre siècle, au nom de nos pères qui nous ont ouvert la lice, au nom de nos enfants qui veulent s’y élancer, l’égalité de développement pour les intelligences dans tous les rangs de la société, voici un grand maître de l’art, un aristocrate à divers titres, qui prophétise hardiment l’application et le résultat de nos croyances. Ces croyances sont donc les siennes. N’en doutez pas, ou plutôt lisez la pièce intitulée : Utopie.

Quel admirable instrument que M. de Lamartine ! Comme il répond, comme il chante, quand la main divine presse son clavier facile, et que le souffle de l’inspiration remplit ses tubes sonores ! Ce n’est point à la lyre antique que je voudrais le comparer. Il a moins de simplicité et plus d’étendue. C’est l’orgue chrétien, avec toutes ses ressources, sa puissance infinie, ses jeux divers, ses voix célestes, ses grands déchirements, toutes les fictions que ses vastes flancs recèlent. Mais cette grande musique, que nous écoutons dans l’extase, n’est-ce que la voix d’un instrument ; et, pour nous débarrasser de la métaphore, cette superbe déclamation prophétique n’est-elle que le trop-plein d’une intelligence de poëte ?

Eh bien, que nous importe ? Et comment pourrions-nous interroger sévèrement le fond de cette âme où dorment de si magnifiques instincts, évoqués parfois et poussés dehors par cette volonté mystérieuse, invincible, que les chrétiens appelèrent la grâce, et que les poètes appellent l’inspiration ? Il y a là un grand secret psychologique, et ce n’est point ici le heu d’en sonder les abîmes.

Que M. de Lamartine se contredise lui-même, et qu’après avoir exhalé toute cette vérité qui le presse et le déborde aux heures de solitude et de recueillement, il rentre, à d’autres heures, dans le monde des conventions menteuses et des transactions mesquines ; qu’il s’agite, noble et naïf impuissant, dans la petite politique du jour, où, faute d’unité dans sa propre nature, il prodigue de belles paroles qu’on écoute, qu’on admire, et qu’on oublie aussitôt ; qu’il s’amuse aux bagatelles de la tribune, au lieu de concentrer toute cette force qu’il semble porter en lui-même, et de faire de sa vie un monument homogène, hardi, logique, comme nous le voudrions, comme il ne le peut, hélas ! Dieu qui fait les grands hommes si incomplets sait seul pourquoi ! nous n’avons ni le droit ni le courage de le prendre à partie, et de lui dire : « Ô poëte que nous aimons tant, pourquoi songez-vous à vos plaisirs, tandis que vous avez charge d’âmes ? Pourquoi laissez-vous aller la vôtre par mille fissures, vase d’élection qui ne scellez pas plus les eaux de notre vie qu’une coupe d’argile ? Hélas ! que de temps perdu dans cette belle vie, à resserrer une popularité que vous croyez étendre, et qui fût venue vous chercher plus vite et plus triomphalement si vous eussiez moins songé à elle ! »

À quoi servirait d’ailleurs cette plainte indiscrète ? Le poëte, du fond de sa solitude de Saint-Point, l’élève vers le ciel, et la chante lui-même, pour nous initier à ses regrets et à ses combats. Mais, redevenu homme du monde, orateur applaudi, protecteur bienveillant et courtisé, célébrité littéraire adulée, idole des femmes brillantes qui convoitent et qui boivent ses hommages, comment pourrait-il écouter les rudes voix qui lui diraient pour tout compliment : Vous êtes dans la vérité, et pour tout encouragement : Persévérez ? Non, les poètes de ce siècle, pas plus que les philosophes et les politiques de la sphère où s’agite M. de Lamartine, ne peuvent avoir une vie si austère et des satisfactions si sérieuses. Ce n’est pas toujours leur faute, nous en sommes convaincus ; c’est celle du milieu où ils respirent et de l’époque qu’ils traversent. Le plus loyal et le plus sincère de tous, c’est sans doute M. de Lamartine. Car son courage individuel ne l’abandonne pas ; et il rachète toutes ses fantaisies sans but et sans résultat par de soudaines et foudroyantes proclamations, soit en prose parlementaire, soit en vers pompeux où l’amour du beau et le sentiment du vrai se révèlent sans détour et sans réserve à la face de cette société mesquine et rusée qui croit l’avoir accaparé, et qui reçoit tout à coup de lui de grands coups de fouet et de foudre au travers du visage. C’est ce qui nous console de voir à ce grand poëte les goûts et les allures d’un grand seigneur. Si le barde souvent nous échappe, nous pouvons nous dire que ceux qui nous l’ont enlevé ne le garderont pas longtemps. Collègues politiques qui croyez l’enrôler sérieusement sous la petite bannière trouée de votre esprit de corps, il saura bien, un beau matin, vous remettre à votre place en s’écriant : <poem> Et tu veux qu’au milieu de ce travail d’un monde, Le siècle de six jours, sur sa tâche incliné, Se retourne pour voir quelle âme a bourdonné ? C’est l’erreur du ciron qui croit remplir l’espace. Non : pour tout contenir le temps n’a que sa place ; La gloire a beau s’enfler, dans les siècles suivants Les morts n’usurpent pas le soleil des vivants ; La même goutte d’eau ne remplit pas deux vases ; Le fleuve en s’écoulant nous laisse dans ses vases. Et la postérité ne suspend pas son cours

Pour pécher nos orgueils dans le vieux lit des jours.

Archicritiques, aristarques littéraires, qui pensez l’enivrer de vos flatteries, ou le faire saigner sous vos piqûres, il viendra pour persifler avec un enjouement bien philosophique :

Quoi qu’en disent là-haut les scribes dans leurs sphères, L’avenir, mes amis, aura d’autres affaires : Il aura bien assez de sa tâche au soleil Sans venir remuer nos vers dans leur sommeil.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nous venger ? l’avenir ? lui ? gros d’un univers ? Lui, dans ses grandes mains peser nos petits vers ? Lui, s’arrêter un jour dans sa course éternelle Pour revoir ce qu’une heure a broyé sous son aile ? Pour exhumer du fond de l’insondable oubli La page où du lecteur le doigt a fait un pli ! Pour décider, au nom de la race future, Si l’hémistiche impie offensa la césure ? Ou si d’un feuilleton les arrêts en lambeaux Ont fait tort d’une rime aux morts dans leurs tombeaux ?</poem>

Enfin, si vous vous imaginez le tenir, prêtres et docteurs de la religion du passé, prenez garde que d’un coup de son aile le cygne du christianisme, devenu aigle de la prophétie nouvelle, ne vous renverse tout à plat. Ce sont les plus beaux et les plus forts mouvements lyriques du poète, et il en est un qui mérite d’être lu tout au long c’est la pièce à M. de Genoude sur son ordination.

Après cette profession de foi, autrement large et aventureuse que celle du Vicaire Savoyard, ne croirait-on pas qu’au lieu de se remettre à écrire de petits vers sur l’album des duchesses, le grand lyrique va chanter cet autre prêtre qui, pour n’avoir pas voulu rentrer dans le passé, mais au contraire s’élancer dans l’avenir, dort aujourd’hui sous les verrous de Sainte-Pélagie ? Mais non ! une jeune Moldave passera par la tête du poëte mobile et impressionnable, et nous aurons ses stances à la belle Moldave. Puis, quand ce gracieux et innocent caprice, qui ne s’arrête ni à Angelica, ni à Augusta, ni à l’imprudente qui demande des cheveux, sera épuisé, nous aurons le Toast entre les Gallois et les Bretons, hymne humanitaire magnifique, digne en plusieurs endroits de Byron lui-même, dont le sentiment relève de cette parole du Christ : Le temps est proche où il n’y aura plus ni juifs ni gentils, dont l’inspiration a traversé le saint-simonisme, Fourrier, les chartistes, voire les idées communistes de ces derniers temps, et que Jean-Jacques Rousseau, déjà si honteux d’avoir publié la Polysynodie de l’abbé de Saint-Pierre, n’eût certes pas osé transcrire du vers en prose. Mais, après la sublime Utopie, le poëte-prophète ne va-t-il pas écrire le nouveau Contrat social du xixe siècle ? Le voilà qui jette la bride sur le cou du lier destrier, compagnon de ses courses romanesques, et qui le laisse errer sous les ombrages abandonnés de son domaine, jusqu’à la fin de la prochaine session ; le voilà qui descend dans l’arène des intérêts sociaux et dans la sphère de l’application ; il étudie les lois, il les discute, il les triture. Il pourrait nous en formuler l’esprit, grâce aux progrès accomplis dans l’humanité, mieux que l’illustre Montesquieu ne put le faire de son temps. Mais comment le ferait-il ? le temps lui manque entre le travail éternel de décomposition et de recomposition de cabinets, et les décrets de la police sociale sur les besoins et les appétits de la bourgeoisie industrielle. Le détail absorbera toute celle illustre et futile existence. Jamais, dans ce dédale de l’analyse et du travail à courtes séances, comme eût dit Fourrier, la synthèse de cette belle âme et de ce noble génie ne pourra se dégager des ténèbres où elle lutte contre la lumière. Oh ! puissions-nous être en ceci de faux prophètes ! Puisse-t-il entrer dans une nouvelle phase de développement moral, ce rare talent, qui déjà se confesse avec tant de grandeur et de simplicité d’avoir

   (Pardonnez-lui, mon Dieu ! tout homme ainsi commence !)

trop caressé en lui le sentiment du moi !

  Frère ! Le temps n’est plus où j’écoutais mon âme
  Se plaindre et soupirer comme une faible femme
  Qui de sa propre voix soi-même s’attendrit.
  · · · · · · · · · · · ·
  Ma personnalité remplissait la nature.

Puisse-t-il ne pas se borner à sentir, à comprendre, à exprimer, comme s’il s’agissait seulement d’aimer vertu de la même manière dont certains artistes aiment l’art, pour l’art ! Puisse-t-il presser un peu

  Le pas réglé du genre humain,

et se tenir à sa place entre ces deux natures qu’il décrit si bien :

  Il est dans les accès des fièvres politiques
  Deux natures sans paix de cœur antipathiques ;
  Ceux-là dans le roulis, niant le mouvement.
  Pour végétation prenant la pourriture,
  À l’immobilité condamnant la nature.
  Et mesurant, haineux, à leur courte ceinture
    Son gigantesque accroissement !

Ceux-ci voyant plus loin sur un pied qui se dresse,
Buvant la vérité jusqu’à l’ardente ivresse.
Mêlant au jour divin l’éclair des passions,
Voudraient pouvoir ravir l’étincelle à la foudre,
Et que le monde entier fût un monceau de poudre.
Pour faire d’un seul coup tout éclater en poudre,
    Lois, autels, trônes, nations !

Eh bien, M. de Lamartine a raison : ces deux natures existent et se combattent. Mais il se trompe en croyant que la troisième nature, la nature du juste et du sage, à laquelle il aspire, soit celle qui renie les deux autres et s’en détache pour rentrer dans le calme auguste et agréable de la résignation et de la patience. Non, grand poëte ! ce n’est pas là le type du juste aux jours où nous vivons, et nous ne voulons pas croire que ce soit le vôtre. C’est une philosophie du passé, plus ancienne et plus hors de cours que l’ascétisme chrétien, celle qui dit au sage :

La résignation est la force du juste,
La patience est sa vertu.

Non, non, cent fois non ! le juste à présent ne peut pas être calme et résigné au fond de son cœur, comme s’il ne s’agissait que de se reposer ou de se sauver tout seul en dehors de l’humanité. Quand vous avez célébré l’indivisible unité humaine, vous avez bien compris la philosophie autrement que l’auteur de l’Imitation de J.-C, dont vous avez dit, je ne sais par quel caprice, dans votre Préface, qu’il possède plus de philosophie et de poésie à lui seul qu’Homère, Virgile, Cicéron, Chateaubriand, Goethe, Byron, tous ensemble. Vous avez bien senti la douleur et l’indignation, quand vous avez dit :

Alors, par la vertu, la pitié m’a fait homme ;
J’ai conçu la douleur du nom dont on la nomme.
J’ai sué sa sueur, et j’ai saigné son sang.
Alors j’ai bien compris par quel divin mystère
Un seul cœur incarnait tous les maux de la terre.
Et comment, d’une croix jusqu’à l’éternité,
Du cri du Golgotha la tristesse infinie
Avait pu contenir seul assez d’agonie
Pour exprimer l’humanité !
· · · · · · · · · · · ·

Oui, j’ai trempé ma lèvre, homme, à toutes ces peines,
Les gouttes de ton sang ont coulé de mes veines ;
Mes mains ont essuyé sur mon front tous ces maux.
La douleur s’est faite homme en moi pour cette foule ;
Et comme un océan où toute larme coule,
    Mon âme a bu toutes ces eaux !

Que vous dirais-je que vous n’ayez dit vous-même en mille endroits avec une magie d’expression, un élan d’enthousiasme et de conviction qui n’appartient qu’à vous ? Non, vous ne pensez pas que le stoïcien des anciens jours soit le juste milieu entre les destructeurs aveugles et les conservateurs stupides. Vous savez que ce juste ne doit pas être un milieu, mais un lien, un complément, un troisième terme qui féconde les deux autres, retenant l’un, pressant l’autre, les vivifiant tous deux, et que par conséquent l’homme politique ne doit pas passer tout seul dans sa gloire et dans sa majesté entre les partis, mais les prendre et les porter tous dans ses entrailles pour leur donner la vie en complétant la sienne, en la nourrissant, en la développant au contact de l’humanité. Vous l’avez dit, vous l’avez senti, vous le savez ; donc je me tais.

Mais à ceux qui pensent que M. de Lamartine est un homme froid et personnel, capable de s’assimiler toutes les vérités et de se parer de toutes les grandeurs intellectuelles, sans éprouver aucune charité, aucun patriotisme, aucun zèle véritable, nous dirons : Vous vous trompez ; vous ne le comprenez pas. Il comprend, donc il sent ; il sent, donc il aime ; il aime, donc il agit. Mais d’où viennent ces contradictions sans nombre, cet éclectisme sans issue et toute cette agitation sans résultat ? D’un seul travers, inhérent peut-être à sa nature de poëte ; d’une certaine frivolité naturelle, insurmontable, qui l’entraîne à la suite d’un billet doux, d’un papillon, d’un zéphyr, de moins encore, d’une distinction sociale ou d’un succès immédiat, tout au milieu de ses recueillements philosophiques et religieux, qu’il appelle modestement poétiques. Car il est modeste aussi, n’en doutez pas, et jamais plus que quand il vient de céder à l’impulsion souveraine de la vanité. Lisez sa Préface : c’est un chef-d’œuvre de grâce, de poésie, d’incohérence et de puérilité. Il n’y parle que de lui-même ; et c’est pour s’y placer toujours trop bas dans les choses où il est supérieur, trop haut dans celles où il ne l’est point. Oui, c’est un enfant (pie l’homme qui a écrit et signé une telle Préface ; mais un noble enfant, un enfant de génie ; et je ne crois pas que ce soit un motif pour être sévère envers lui, d’autant plus que cet enfant a déjà, depuis que nous suivons sa course vague et capricieuse, fait des pas de géant, tout en ayant l’air de se jouer parmi les fleurs de la poésie. Il en fera encore ; et déjà, malgré quelques strophes un peu érotiques sous un air béat, on peut dire avec joie et respect que l’enfant se fait homme.

L’attrait que nous éprouvions à nous occuper de lui nous a fait entrer dans cette longue divagation tout à fait malgré nous. Ce n’était point ici le lieu de faire toutes ces réflexions sur M. de Lamartine ; nous voulions citer seulement ces vers communistes dont quelques-uns eussent peut-être envoyé leur auteur à Sainte-Pélagie, s’il les eût signés d’un autre nom. Nous voulions dire que le sentiment de la vie, de l’avenir, de la perfectibilité, de l’égalité est à cette heure dans toutes les nobles âmes, poètes célèbres ou rimeurs prolétaires, et la parole de id vérité sur toutes les lèvres éloquentes, depuis M. de Lamartine jusqu’à Savinien Lapointe.

Décembre 1841.

  1. Recueillements poétiques, par A. de Lamartine.