Questions scientifiques - L’Heure légale/01

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Questions scientifiques - L’Heure légale
Revue des Deux Mondes4e période, tome 148 (p. 183-201).
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QUESTIONS SCIENTIFIQUES

L’HEURE LÉGALE

LES FUSEAUX HORAIRES. — LE MÉRIDIEN INITIAL

Le 24 février dernier, la Chambre des députés adoptait un projet de loi, dû à l’initiative parlementaire et ayant pour objet de fixer à nouveau l’heure légale de notre pays. Il était ainsi formulé : l’heure légale, en France et en Algérie, est l’heure, temps moyen, de Paris, retardée de 9 minutes 21 secondes.

Quelques années plus tôt, le 15 mars 1891, une autre loi, votée sur l’initiative du Gouvernement, avait déjà établi « l’heure nationale », c’est-à-dire l’heure unique remplaçant dans toute l’étendue du territoire l’infini particularisme des heures locales. C’était — ou ce devait être, car cette loi a été mal obéie — » l’heure, temps moyen, de Paris. » Défendons-nous d’un premier mouvement de surprise à voir le Parlement en cette affaire qui fut autrefois celle des Observatoires et avant tout du soleil. La civilisation nous oblige à corriger la nature ; et c’est, depuis longtemps, l’appareil législatif ou gouvernemental qui a dû nous mesurer le temps et régler nos montres. Quoi qu’il en soit, il s’agit donc cette fois, après sept ans d’usage, de modifier l’heure primitivement adoptée, l’heure temps moyen de Paris ; celle même qu’un règlement de M. de Chabrol avait imposée en 1816 à toutes les horloges de la ville et que la loi de 1891 avait étendue à tout le pays.

Si, comme il est vraisemblable, le Sénat ratifie la nouvelle proposition de la Chambre, toutes les horloges publiques devront être, dès la promulgation de la loi, retardées exactement de 9 minutes 21 secondes. Pour les horloges de chemins de fer, horloges intérieures, qui déjà sont en arrière de 5 minutes, le « coup de pouce » obligatoire ne devra plus être que de 4 minutes 21 secondes. Cette rétrogradation brusque de près de dix minutes créera à ce moment unique une heure monstrueuse de 69 minutes et apportera une dérogation unique au cours régulier de nos habitudes. C’est une bien petite anomalie en comparaison des révolutions qu’a subies autrefois le calendrier. Au temps de la réforme grégorienne, en 1582, les Français ont eu un mois de décembre qui compta seulement vingt jours — et les Romains de l’an 40, au temps de Jules César, ont vécu une année, de 445 jours qui fut appelée « l’année de confusion ».

La réforme en projet, tout au contraire, n’amènera aucune confusion. Elle est précisément destinée à faire cesser celle qui existe présentement. Elle mettra notre système de notation de l’heure en harmonie avec celui de presque toute l’Europe, c’est-à-dire avec le système des fuseaux horaires. La France aura la même heure que l’Angleterre (heure de Greenwich) qui deviendra aussi celle de l’Espagne et du Portugal. Dans toute l’étendue de ces pays qui forment le fuseau de l’Europe Occidentale il n’y aura point de différence dans la marche des montres ou des horloges. Il y sera midi au même moment, partout, aussi bien à Paris qu’à Nancy, à Brest, à Londres, à Plymouth, à Douvres, à Lisbonne, à Cadix et à Barcelone ; et, dans ce même instant physique, il sera exactement une heure dans toute l’Europe Centrale, Belgique, Allemagne, Autriche, Italie ; l’heure de Rome, de Berlin ou de Vienne ne différera de la nôtre que d’une unité exactement, sans appoint de minutes. Simultanément, il sera deux heures précises à Moscou, à Budapest, à Constantinople, et en général dans toute l’Europe Orientale qui forme le second fuseau après le nôtre ; il sera six heures du soir à Calcutta qui est dans le sixième fuseau ; il sera neuf heures du soir, exactement, au Japon qui fait partie du neuvième fuseau, et ainsi de suite. Il suffit de connaître le numéro d’ordre du fuseau auquel appartient un pays pour savoir l’heure qui y règne. Et toujours les nombres sont entiers et exacts, par lesquels les heures diffèrent dans deux contrées éloignées ; il n’y a plus de compte de minutes à faire.

On aperçoit immédiatement l’avantage d’un tel système et sa commodité pour les usages internationaux des chemins de fer et des télégraphes, et pour les besoins du commerce. Aussi est-il universellement adopté. La France est l’un des derniers pays qui aient résisté à son introduction : on devrait dire le dernier pays, car sa résistance seule a obligé l’Espagne et le Portugal à en différer l’adoption. — Le projet de loi présenté par l’honorable M. Boudenoot et accueilli par la Chambre est destiné à mettre fin à cette situation. Il ne s’agit pas, comme on le voit, d’une réforme aventureuse ou seulement de quelque initiative hardie, comme celles dont la France a pu donner l’exemple à d’autres momens de son histoire. Ici, la sécurité est parfaite ; nous marchons à la remorque du reste du monde ; ce que nous ne ferons pas de bonne grâce se fera malgré nous. Le système des fuseaux horaires est un fait accompli, il existe et fonctionne.

Cette considération suffit à mettre fin à une opposition vaine ; elle entraînera évidemment l’acquiescement du Sénat. Elle ne nous dispense pas d’examiner cependant les motifs de l’opposition qui s’est manifestée dans certains milieux contre cette dernière réforme de l’heure.

Il peut être intéressant de montrer le sens, la portée, la nécessité de ce nouveau système de notation chronométrique. Le meilleur moyen est, pour cela, de rattacher ce dernier changement à ceux qui l’ont précédé, c’est-à-dire de rappeler très brièvement l’histoire des réformes successives qui se sont produites dans la manière de mesurer le temps.


I. — L’HEURE SOLAIRE : TEMPORAIRE, ÉQUINOXIALE.

L’activité journalière des hommes et le fonctionnement de la société tout entière se règlent nécessairement sur le temps et ses divisions. La notion de l’heure, toujours présente, coordonne les activités partielles, rend possible le concert des efforts et préside à la distribution des travaux. Tous nos actes, comme notre vie même, sont, selon l’expression mathématique, une fonction du temps. Les progrès de la civilisation ont continuellement tendu à préciser davantage cet élément, et à rendre plus facile son emploi. Le pâtre de Chaldée était réduit à suivre sur la voûte céleste le cours des étoiles ; l’homme moderne transporte avec lui, partout et toujours, l’instrument mesureur des durées, et son œil consulte sans cesse la course sur le cadran divisé des aiguilles agiles et infatigables. Il est permis de dire que les inventions du cadran solaire, de la clepsydre, de l’horloge et de la montre marquent des étapes principales dans le développement de la vie sociale. Les anciens, pas même les astronomes, ne distinguaient les petites divisions de la durée ; dans aucune observation de Ptolémée le temps n’est indiqué avec plus de précision que le quart d’heure. On compte aujourd’hui universellement par minutes et, dans quelques professions, par secondes.

L’unité de temps a été d’abord le jour entier, le nyctémère des Grecs, c’est-à-dire cette réunion du jour et de la nuit pour laquelle nous n’avons pas d’équivalent dans notre langue, car nous désignons indifféremment par le mot de jour le temps pendant lequel le soleil nous éclaire et qui s’écoule entre son lever et son coucher et le temps très différent qui sépare deux levers ou deux couchers successifs du même astre. Or, les jours sont inégaux aux nuits. La plus simple observation a appris à l’homme des temps primitifs, chasseur ou pasteur de troupeaux, qui voyait le soleil se lever et se coucher à l’horizon pour ramener alternativement la lumière et l’ombre, que la période de clarté était d’autant plus longue que l’obscurité était plus courte. Mais la constatation que leurs durées étaient exactement complémentaires, que l’ensemble du jour et de la nuit formait un total toujours égal à lui-même, cette observation, en un mot, de l’invariabilité du nyctémère fut sans doute l’une des premières et des plus importantes découvertes astronomiques. Cette constance de la période au bout de laquelle reparaît le soleil, vérifiée aussi poulies autres étoiles du ciel, fit connaître que la voûte céleste tournait autour de son axe d’un mouvement général et uniforme.

Il était donc possible de compter par jours ; le nyctémère put servir d’une sorte de mesure ou de « mètre du temps. » Mais il fallut bientôt y établir des subdivisions ; ce furent les heures.

Les heures n’ont pas toujours eu la même signification qu’elles ont aujourd’hui. Elles n’ont apparu, comme divisions du jour, que trois siècles avant Jésus-Christ, — au moins dans la vie ordinaire, — chez les Grecs et chez les Romains. Sans doute, le nom était plus ancien. Mais il indiquait de vagues divisions du temps, par exemple les saisons de l’année. Elles étaient alors au nombre de trois, l’hiver n’étant pas, à l’origine, considéré comme une saison ; c’est ainsi qu’elles sont représentées au musée du Louvre dans un bas-relief antique tiré de l’autel des Douze Dieux. Dans l’Odyssée, ce sont de gracieuses personnifications, sœurs des Nymphes et des Charités ; elles envoient du haut du ciel la rosée, la pluie, l’humidité bienfaisante. En même temps qu’elles présidaient à la succession régulière des temps, elles arrivèrent à symboliser, dans l’ordre moral, les idées de régularité et de justice : Eunomia représentait le bon ordre, Dicé la justice, Iréné la paix et l’union. Plus tard, elles devinrent les véritables Heures, lentes divinités, chargées d’ouvrir au soleil et de fermer les portes de l’Olympe.

La division du nyctémère en vingt-quatre heures a passé des Babyloniens aux Grecs, selon le témoignage d’Hérodote. Dans la réalité, chaque section du nyctémère, jour et nuit, avait sa division particulière. Le jour était fractionné en douze parties égales ; et de même pour la nuit. Mais les heures diurnes différaient en durée des heures nocturnes. L’été, la période du jour étant plus longue que la nuit, les heures diurnes étaient aussi les plus longues ; c’était l’inverse pendant l’hiver. Ainsi, la durée de l’heure n’avait aucune fixité. Elle variait du jour à la nuit ; elle variait encore d’un jour à l’autre, et, à cause de la différence des latitudes, d’un lieu à l’autre ; elle n’offrait donc pas le caractère d’un étalon de mesure. Ces heures, indéfiniment variables, étaient appelées temporaires. L’usage s’en est longtemps perpétué. Il n’arrivait que deux fois par an qu’elles eussent la même durée ; c’était aux équinoxes, alors que les jours sont égaux aux nuits. Ces heures, toutes égales, dont la valeur était uniformément la vingt-quatrième partie du nyctémère, étaient appelées les heures équinoxiales. L’heure équinoxiale constituait cette fois une véritable unité de mesure, sans doute utilisée pour les usages astronomiques, mais étrangère aux usages de la vie civile, où l’on continua de compter par heures temporaires, c’est-à-dire inégales. L’art alexandrin donna à ces heures du jour de nouvelles figures allégoriques et en fit les compagnes des Saisons. Le poète Ovide les représente comme « les suivantes d’Eos, placées à intervalles égaux, sur le trône du Soleil. »

Quant aux raisons qui avaient déterminé les Babyloniens et après eux les Grecs et les autres peuples à diviser le jour et la nuit chacun en douze parties et leur ensemble par conséquent en vingt-quatre heures, on peut en imaginer plusieurs. C’est, en premier lieu, la prééminence sur toutes les autres de la division duodécimale, reconnue à toutes les époques et appliquée pour ainsi dire à tous les objets. Les durées, les longueurs, les grandeurs angulaires, les monnaies ont été comptées par les multiples de la douzaine, ou par ses subdivisions, le nombre 12 étant celui qui se prête aux fractionnemens les plus faciles. Et, d’autre part, le nombre 12 indique déjà la division de l’année en mois, c’est-à-dire le nombre des révolutions que la lune accomplit pendant que le soleil achève la sienne dans la même zone du ciel.

Les Romains faisaient commencer le jour, comme les Chaldéens et les Juifs, au lever du soleil. Un huissier des Consuls, monté sur la terrasse du palais du Sénat, annonçait à haute voix le lever de l’astre : il annonçait également le milieu du jour, c’est-à-dire la sixième heure, lorsque le soleil arrivait à son midi. Dans l’intervalle, on allait chercher l’heure aux cadrans solaires établis sur la place publique. Les maisons opulentes entretenaient un esclave spécialement chargé de cet office. Lorsque le soleil restait caché, la confusion devenait extrême. D’ailleurs, le compte précis des heures était le plus souvent inutile. On se contentait de ces divisions de la journée que nous employons nous-mêmes encore sous le nom de matinée, midi, après-midi, soir. Les heures étaient, à cet effet, réunies en groupes de trois ou trihories : elles formaient les fractions désignées par les noms de prime (six à neuf heures du matin), tierce, sexte, none, et ces noms ont été conservés dans la liturgie catholique. La nuit était également divisée en quatre veilles, de mêmes noms. La quatrième veille, qui s’étendait de trois heures à six heures du matin, s’appelait encore « le chant du coq ».

Nous avons dit que les heures qui ont été longtemps en usage, les heures temporaires, diurnes et nocturnes, douzième partie du jour effectif et de la nuit réelle, variaient de durée du jour à la nuit, d’une date à l’autre, d’un lieu à l’autre. Leur variation, sous nos latitudes et selon les saisons, peut aller du simple au double. Elles ne s’égalisaient qu’aux équinoxes de printemps et d’automne et devenaient l’heure équinoxiale. Celle-ci, vingt-quatrième partie du nyctémère, formait une unité théorique, un véritable étalon de mesure, ou encore une sorte de temps moyen, sans existence réelle pendant le cours de l’année et étrangère aux usages dans la vie civile. A Rome, au temps même des Antonins, elle était bien loin d’être usuelle ; et l’on voit le célèbre médecin Galien la mentionner comme une mesure exceptionnelle pour l’appréciation exacte de la durée des accès de fièvre.

Longtemps après l’invention des horloges, et presque jusqu’à la période contemporaine, où la vulgarisation des montres en rendit la continuation impossible, l’usage se conserva des heures inégales, ou temporaires. On persistait à vouloir qu’elles s’étendissent en même nombre sur la durée changeante du jour solaire.

Les contemporains de Dante, selon M. de Nordling, entendaient que les pendules marchassent de façon à parcourir toujours douze heures du lever au coucher du soleil. C’était là une exigence absurde, puisque l’on demandait à un instrument, dont le principe est la régularité, de se comporter différemment le jour et la nuit. Il fallait donc y retoucher sans cesse, le soir et le matin.

A la longue, on se lassa pourtant de cette vaine besogne. On finit par laisser les horloges marcher d’un train égal, et indiquer, pendant un jour entier, d’un lever du soleil à l’autre, ou mieux d’un midi à l’autre, des heures uniformes, des heures équinoxiales. On ne les réglait plus qu’une fois, et au midi au lieu du lever ou du coucher du soleil, parce que ce point culminant de la course est plus facile à saisir avec précision que l’apparition de l’astre au-dessus d’un horizon souvent brumeux ou opaque. Au lieu d’exiger que le soleil se levât ou se couchât à une même heure numérotée du même nombre, on consentit qu’il se levât à des heures différentes suivant les saisons ; qu’il brillât dans le ciel pendant un nombre variable de ces unités de temps. En d’autres termes, on adopta le temps solaire vrai ; l’heure en fut la vingt-quatrième partie. Le passage du soleil au méridien, dans le plan du Zénith, donna le midi vrai, et c’est sur cet instant que se sont réglées les montres et les horloges, pendant longtemps et — pour parler avec précision — jusqu’en 1816, d’une manière officielle, mais en réalité beaucoup plus tard encore.


II. — NOTATION DES HEURES. — LE SYSTÈME DES VINGT-QUATRE HEURES.

Le jour ainsi réglé sur le soleil amène toutes les vingt-quatre heures un changement de date. Le nom et le quantième se remplacent brusquement par le nom et le numéro suivans. Le moment de ce « saut de date » marque le début du nouveau jour civil et, en fait, la véritable origine des heures. Son choix est arbitraire ; il a varié de toutes les manières dans le cours des temps.

Chez les Grecs comme chez les Chinois et les Hébreux, il avait lieu à la fin du jour, c’est-à-dire à la première heure de nuit. La même coutume, de placer le changement de date, c’est-à-dire le début du jour civil au coucher du soleil, a longtemps persisté dans diverses contrées de l’Europe, en Autriche, en Bohême, en Pologne. Au siècle dernier, dans certaines parties de l’Italie, on faisait encore finir et recommencer le jour à l’heure du crépuscule, à six heures du soir. La tombée de la nuit indiquait la première heure : notre minuit actuel était, dans ce système, la sixième heure. Les Italiens continuaient d’ailleurs à noter les heures au-delà de douze : sept heures du matin était leur treizième heure ; midi leur dix-huitième ; à six heures du soir ils comptaient 24.

L’usage a prévalu, dans l’Europe contemporaine, de placer à minuit l’origine de l’heure ; il remonte, paraît-il, aux Egyptiens. Il semble d’ailleurs très rationnel, en ce qu’il atténue le côté choquant que le « saut d’un jour » présente à raison de sa brusquerie et de son caractère conventionnel. par-là, le changement de date tombe en effet dans la période du repos et de la moindre activité sociale, et il a plus de chance de passer inaperçu. Ce point de départ offre encore l’avantage tout théorique et très accessoire de faire concorder l’origine des temps avec celle des heures. L’ère chrétienne date, en effet, d’un événement, la naissance de Jésus-Christ, dont la convention Dionysienne a fixé l’année (753 de Rome) et l’heure, voisine précisément de minuit.

La même considération du saut de date a conduit les astronomes, dont les observations sont surtout nocturnes, à adopter une notation contraire à l’habitude commune ; ils font partir le jour de midi. Ils évitent ainsi la complication du changement de date au cours de leur travail. Cette notation n’offre d’ailleurs pas d’autre avantage. Elle fut autrefois en vigueur chez les Arabes, qui, adoptèrent en cela les conseils de leurs astronomes. Il est possible qu’elle soit abandonnée avant longtemps. Les délégués compétens réunis en Congrès à Washington, en 1884, ont été d’avis qu’il convenait de prendre pour le jour astronomique le même point de départ que pour le jour civil. Mettre l’origine du jour en son milieu semble en effet, pour le public qui a d’autres habitudes, un procédé aussi peu raisonnable, comme le dit M. Cas-pari, que de mesurer la taille d’un homme en partant de la ceinture. Les astronomes français, qui à la réunion de Washington ont dû se séparer de leurs collègues sur des points plus importans, n’ont pas fait d’opposition à celui-ci. M. Janssen y a adhéré. Le Bureau des longitudes, par l’organe de M. H. Poincaré, s’est déclaré favorable à cette unification du jour astronomique et du jour civil, sous la condition que les gouvernemens qui publient les principales éphémérides prendraient les mesures nécessaires pour que la réforme fût appliquée partout simultanément, et sous cette autre condition encore, que l’heure civile, comme l’heure astronomique, fût comptée de 0 à 24. Ce sera sans doute renoncer à une tradition de l’astronomie depuis Ptolémée ; mais d’autre part, ce sera revenir à la notation d’Hipparque, dans l’antiquité, et de Copernic dans les temps modernes.

Le point important n’est pas, en effet, de partir de tel moment ou de tel autre, c’est pour les astronomes de conserver l’unité du nyctémère qui est le véritable étalon de mesure, c’est-à-dire de décomposer le jour en 24 heures consécutives au lieu de le couper en groupes de douze heures. Ce fractionnement en deux douzaines pouvait avoir sa raison d’être, lorsque chacune d’elles se distinguait de l’autre par un caractère aussi tranché que celui d’être éclairée ou obscure. Mais puisqu’il a fallu renoncer à faire coïncider les périodes de douze heures avec les périodes de jour et de nuit véritables, il eût été logique en abandonnant cette chimère d’abandonner du même coup la manière de compter qui en était l’expression. La numération par 24 heures s’imposait donc.

De fait, elle a été en usage dans divers pays, comme nous l’avons vu à propos de l’Italie. Si on l’a abandonnée, ce n’est point à raison d’inconvéniens qui lui seraient particuliers. Le public a sans doute plus de peine à embrasser une série de vingt-quatre parties et à en saisir la succession que s’il s’agit seulement d’une douzaine. Mais cette légère infériorité est compensée par des avantages nombreux, dont le plus évident est de rendre impossible toute confusion entre les heures du jour et celles de la nuit. L’adoption de cette notation constituerait un progrès très appréciable au point de vue de la clarté, de la simplicité et de la commodité de toutes les indications chronologiques. La confection des horaires, indicateurs, annuaires de toute espèce en serait singulièrement facilitée ; et leur lecture cesserait d’être l’opération laborieuse et fertile en erreurs qu’elle est aujourd’hui. Si l’on consulte, en effet, les horaires officiels des chemins de fer et des bateaux pour l’Europe seulement, on trouve qu’ils emploient six manières différentes d’indiquer les heures de nuit. Il y a neuf notations pour désigner l’avant-midi, et autant pour l’après-midi. Grâce à quoi, le voyageur qui se propose d’accomplir un long voyage à travers le monde est à peu près hors d’état d’en tracer d’avance un itinéraire complet. Il est en tous cas exposé à commettre des erreurs auxquelles n’échappent même pas les employés spéciaux des agences de renseignemens. La numération continue des heures de 0 à 24 supprimerait la cause principale de ces confusions.

Le système de numération continue des heures est souvent appelé, et bien improprement, « système canadien », twenty four hours system. Il ne fait que ressusciter en réalité une notation qui a été anciennement en usage dans l’Europe continentale, et qui est restée celle des astronomes, en tous les temps. Cette manière de compter les heures, tout d’une traite, d’un minuit à l’autre, s’étend et se généralise chaque jour. On peut prévoir qu’avant longtemps elle aura remplacé la notation actuelle par douze heures.

L’Italie a été la première à adopter le système des vingt-quatre heures, — ou plutôt à le reprendre ; elle n’a fait en cela que revenir à une habitude qu’elle avait à peine quittée ; avec cette différence toutefois qu’au lieu de compter, comme jadis, les vingt-quatre heures à partir de six heures du matin, elle les compte à partir de minuit. La réforme commença dans le service télégraphique de Sardaigne en 1859. Il s’agissait de mettre fin à des erreurs fréquentes dans l’indication des heures de dépôt et d’arrivée des dépêches et d’en faciliter le contrôle tout en épargnant les signes de transmission. Quelques années plus tard, en 1867, les Indes anglaises suivaient le même exemple. La notation continue des heures était adoptée par les administrations de chemins de fer, mais seulement pour le service intérieur et l’usage du personnel. Le fonctionnement en parut si simple et si avantageux que le public lui-même en réclama le bénéfice pour les affiches et les horaires mis à sa disposition ; et, de là, naturellement elle s’est étendue à beaucoup d’usages de la vie civile, sans se substituer cependant à la notation ordinaire. Il en a été de même en Amérique. Le système fonctionne sur les chemins de fer du Canada depuis 1887 à la satisfaction générale. On le trouve commode et on l’emploie couramment dans la vie ordinaire. Les administrations télégraphiques s’en louent beaucoup. Il leur épargne, sans parler des confusions et des erreurs, les indications de service qui grèvent les transmissions et les vendent onéreuses. La seule compagnie Western Union Telegraph déclare avoir économisé annuellement, de ce chef, la manipulation de 150 millions de lettres.

Les choses se passent partout de la même façon. La réforme commence par les télégraphes ; elle s’étend aux chemins de fer et de là s’installe dans les habitudes de la vie ordinaire. C’est ce qui est arrivé en Italie. Inauguré en 1859 par les Télégraphes, le système des vingt-quatre heures fut mis en vigueur sur les voies ferrées le 1er novembre 1893 ; un grand nombre de municipalités l’adoptèrent presque aussitôt pour les usages de la vie civile.

Les Français qui voyagent à l’étranger ont certainement remarqué les cadrans à double graduation que présentent les horloges des gares et souvent même toutes les horloges publiques, sans parler des montres exposées aux devantures des horlogers. Et, cela, aussi bien au nord qu’au sud de nos frontières. La Belgique, en effet, a adopté officiellement la notation des 24 heures, pour le service des chemins de fer, depuis le 1er mai 1897. Mais déjà antérieurement bien des services et des administrations l’avaient mise à l’essai, et par exemple, les ateliers du Grand Central Belge à Louvain depuis 1892, l’école de Carlsbourg depuis 1895. Le public a mis une espèce d’empressement à l’accueillir et à l’adopter. C’est une manière de faire preuve d’un esprit novateur, ou peut-être simplement un snobisme. Les affiches des cours dans quelques universités sont rédigées d’après ce système. On s’invite à dîner à dix-neuf heures. Il y a à Bruxelles, comble d’illogisme grammatical ! des « five o’clock » à dix-sept heures !

L’application du système n’oblige à remanier aucun organe essentiel des pendules, des montres ou des horloges. Il suffit d’ajouter au cadran, en dedans de l’anneau où les heures sont inscrites en chiffres romains, de I à XII, une seconde couronne concentrique portant en chiffres arabes les nombres de 13 à 24, 13 étant inscrit au-dessous de I, 14 au-dessous de II, et ainsi de suite, jusqu’à 24 inscrit au-dessous de XII. Pour les montres, on en rend l’usage encore plus commode en matérialisant en quelque sorte la distinction du jour et de la nuit ; on ombre les heures nocturnes de six heures du soir à six heures du matin, c’est-à-dire la moitié gauche du demi-cadran arabe, de 18 à 24, et la moitié droite du cadran romain de I à VI.

L’indication de l’heure est donc extrêmement simple et réalisée aux moindres frais. Quant aux sonneries, c’est une autre affaire. Il sera difficile de pousser la logique jusqu’à les adapter au système des vingt-quatre heures ; et si l’horloger s’y essaye, ce sera probablement le public qui s’y montrera rebelle. Il faut du loisir pour attendre que le vingt-quatrième coup de minuit ait sonné à la tour du beffroi.

Sur tous les autres points, la simplicité du système est parfaite. Il ne faut pas plus de quinze jours au public pour faire son éducation. Les heures du matin, de minuit à midi, sont désignées de la même manière dans les deux systèmes. Les heures de l’après-midi présentent une différence de douze ; il faut ajouter douze à l’ancienne notation pour avoir la nouvelle ; il faut retrancher douze, c’est-à-dire une dizaine et deux unités à la nouvelle pour revenir à l’ancienne. Il faut enfin remarquer qu’en Europe l’on ne compte pas en réalité de 4 à 24, mais bien de 0 à 23. Pour indiquer minuit dix minutes ou minuit quarante-cinq, on écrit : 0 h. 10, 0 h. 48, tandis que les Américains disent : 24 h. 10, 24 h. 45.

Il est probable que, dans la vie ordinaire, les deux notations existeront longtemps encore côte à côte. On écrira et l’on dira indifféremment « six heures du soir et dix-huit heures », comme il est arrivé chaque fois qu’un système de mesures s’est substitué à un autre. On calcule en francs, mais on parle encore en louis, en écus et en sous : on évalue la fortune et les rentes en livres, le poids des gemmes en carats, la taille en pieds et en pouces, les profondeurs marines en brasses, les distances en encablures, les vitesses en nœuds. Les nouveautés s’infiltrent plus facilement dans les usages que dans le langage. La langue est l’élément, le plus résistant, l’ultimum moriens.


III. — L’HEURE SOLAIRE. LE TEMPS MOYEN

La révolution la plus profonde qui ait été accomplie dans la détermination de l’heure et dans le réglage des horloges qui la donnent, l’a été vers le commencement du siècle. Elle a consisté dans la substitution du temps moyen au temps solaire vrai. C’est la ville de Genève qui en a eu l’initiative en 1780 ; Londres a suivi l’exemple en 1792 ; Berlin en 1810. En 1816, ce fut le tour de Paris.

Jusque-là, comme nous l’avons dit plus haut, on réglait les montres et les horloges sur le midi vrai, c’est-à-dire sur le phénomène physique, réel, du passage du soleil au méridien. On en était averti, en dehors des mesures précises qu’exécutent les astronomes, par différens moyens, à la portée de tous ; par l’observation du cadran solaire simple, par la constatation du moment où l’ombre d’une tige placée verticalement devient la plus courte. Les oisifs s’amusaient à attendre le solennel passage. Dans quelques villes un coup de canon, allumé quelquefois par les rayons mêmes du soleil, annonçait que le moment était venu de mettre les aiguilles sur le midi du cadran.

La réforme de 1816 a mis fin chez nous à ces provinciales coutumes. — Nos montres et nos pendules ne doivent plus indiquer midi quand le soleil traverse la ligne Nord-Sud, c’est-à-dire quand il est midi vrai. Il arrive seulement quatre fois par an que nos horloges marquent midi à peu près, en même temps que le cadran solaire. Les époques de ces coïncidences approximatives sont d’ailleurs inégalement espacées dans l’année. Pour l’année présente elles ont lieu aux 14 avril, 14 juin, 31 août, 25 décembre. Le reste du temps, elles marquent tantôt plus, tantôt moins de midi, à l’instant physique du passage du soleil au méridien.

La valeur de cette différence, qu’il faut ajouter ou retrancher au midi vrai pour avoir le midi moyen de nos horloges, c’est-à-dire en définitive pour en contrôler la marche et les régler, change d’un jour à l’autre et d’une année à l’autre. On l’appelle l’équation du temps. Elle peut s’élever jusqu’à 16 minutes ; et cela arrive actuellement aux environs du 15 février et du 1er novembre. Mais a priori il est impossible de rien prévoir à cet égard. Il faut un calcul assez compliqué pour obtenir l’équation du temps qui répond à chaque jour de l’année. Les astronomes l’exécutent, et en publient le résultat. On le trouve dans l’Annuaire du Bureau des Longitudes sous la rubrique temps moyen au midi vrai, à la dernière colonne du calendrier qui ouvre ce recueil.

Le jour solaire vrai a une existence réelle. On en peut dire autant de l’heure solaire qui en est la 24e partie. Le jour moyen n’a pas ce caractère. C’est une grandeur fictive, une sorte de moyenne idéale de tous les jours solaires d’une année. Si l’on a abandonné pour cette unité artificielle et compliquée l’unité réelle et simple qui avait eu cours jusqu’alors, c’est qu’il était devenu impossible de faire autrement ; c’est que l’on avait découvert que le jour solaire vrai n’avait pas une durée fixe. L’heure solaire équinoxiale qui en est la 24e partie n’avait donc pas l’invariabilité qui est indispensable à une unité de mesure.

Le jour sidéral et sa subdivision horaire possèdent seuls cette fixité fondamentale. Au lieu du soleil qui est une étoile mobile sur la voûte céleste, il faut considérer quelqu’une des étoiles fixes. Leur révolution, qui est celle même de la sphère étoilée, a toujours la même durée, dans tous les siècles et dans tous les lieux. Une horloge parfaite réglée sur le jour sidéral marquerait toujours la même heure au moment du passage de la même étoile au méridien. Cette horloge sidérale existe précisément dans tous les observatoires, et c’est elle qui mesure le temps avec la précision nécessaire aux calculs astronomiques. C’est ainsi, pour prendre un exemple, que si l’on a en vue le mouvement propre du soleil, on constate qu’il met à revenir au point de l’espace d’où il est parti 366 jours sidéraux, plus une fraction de jour sidéral égale à 0, 242264.

C’est la durée de sa révolution apparente, ou année tropique.

Au contraire, une horloge parfaite, réglée sur le jour solaire, ne pourra pas, deux jours de suite, marquer midi, au moment du passage du soleil au méridien. Il s’en faudra d’une quantité variant de quelques secondes à environ deux minutes, en plus ou en moins. C’est ce dont on ne tarda pas à s’apercevoir. Les horloges avançaient ou retardaient sur le midi vrai. Le public en concluait qu’elles étaient inexactes et accusait le constructeur. Celui-ci rejetait la faute sur le soleil, excuse que quelques personnes taxaient d’impiété, mais qui était la vérité même. Les astronomes le savaient bien. Ils enseignaient que l’inégalité venait bien du soleil lui-même, et non de l’instrument. Ils en connaissaient les causes ; c’est à savoir que le mouvement du soleil n’est pas uniforme le long de son orbite, mais suit la loi des aires de Kepler ; que le plan de cette orbite, c’est-à-dire l’écliptique, est incliné sur l’équateur où se compte la révolution du jour ; que les points extrêmes de l’orbite solaire, l’apogée et le périgée, se déplacent lentement ; et enfin que l’obliquité de l’écliptique sur l’équateur n’est pas constante. C’est en tenant compte de ces élémens que l’astronome anglais Flamsteed calcula pour la première fois l’équation du temps.

Le public s’obstinait à exiger des montres et des horloges qui fussent d’accord avec le soleil ; ce qui est une chimère. Il faudrait combiner des chronomètres extrêmement compliqués dont l’irrégularité systématique fût sensiblement la même que celle du soleil. C’est à quoi précisément s’essayaient avec plus ou moins d’ingéniosité et de succès les habiles horlogers du commencement du siècle, tels les Lepaute et les Le Roy. Leurs « horloges à équation » étaient des mécaniques très remarquables, mais au regard des hommes compétens fort inutiles. Les éphémérides solaires les remplacent avec un grand avantage de précision.

Les astronomes proposèrent donc de conserver aux horloges la régularité qui est leur principe même, et de substituer au jour solaire inégal un jour égal, qui en différât très peu et dont la durée fût sensiblement la moyenne des jours solaires réels de toute une année. Ils ont imaginé un soleil fictif parcourant l’équateur céleste, d’un mouvement uniforme, dans le même temps (jour solaire moyen) que l’aiguille de l’horloge normale en parcourt le cadran tout entier. Ils le font partir du point équinoxial de printemps un peu après le soleil réel, à un moment qui est précisément choisi parce que la marche de ce soleil imaginaire diffère le moins possible de celle de l’astre réel. C’est ce soleil fictif équatorial qui fixe le temps moyen et règle nos horloges depuis 1816.

La réforme aurait pu s’accomplir dès la fin du XVIIe siècle, puisque c’est en 1672 que le premier directeur de l’observatoire de Greenwich, Flamsteed, a fourni les moyens de calculer la marche du soleil moyen fictif par rapport au soleil vrai. Elle n’a eu lieu, comme nous l’avons dit, qu’un siècle plus tard. Le public tient a ses habitudes. Lorsqu’en 1816, M. de Chabrol, préfet de police, décida de suivre l’exemple des Anglais, des Prussiens et des Suisses et de régler les horloges de Paris sur le temps moyen, il put craindre, comme le rappelait Arago, que la population ne s’insurgeât contre un changement qui choquait ses préjugés. Il n’y eut pas de prise d’armes ; le peuple ne prit point parti pour le vrai soleil contre le soleil moyen. Il avait supporté de plus grands changemens.

D’ailleurs ce n’est qu’au prix de cette substitution du temps moyen au temps vrai que l’on pouvait obtenir une précision plus grande dans la détermination de l’heure. Des instrumens que l’on retouchait sans cesse sous prétexte de les rectifier d’après le soleil marchaient fatalement très mal. L’astronome Delambre racontait qu’il lui arrivait d’entendre quelquefois pendant trente minutes et plus les différentes horloges publiques de son voisinage sonner successivement la même heure.

A partir de cette époque on cessa donc de tracasser tous les jours les pendules, les horloges et les montres ; elles furent mieux construites, elles marchèrent mieux et concordèrent avec une exactitude que, quelques années plus tard, le développement des chemins de fer devait rendre indispensable.


IV. — L’HEURE NATIONALE. — L’UNIFICATION INTERIEURE DE L’HEURE.

Depuis l’année 1816, nous avons été soumis en France au régime du temps moyen, ou plus exactement au régime de l’heure locale, temps moyen. C’est cet état de choses qu’est venue modifier la loi du 15 mars 1891 en instituant l’heure nationale, temps moyen de Paris. Rien n’est plus facile à comprendre.

La substitution du temps moyen au temps vrai avait eu pour effet d’uniformiser la mesure de l’heure en un même lieu. Mais chaque lieu avait son temps moyen, son heure locale, comme il a sa longitude et son méridien particuliers. Le soleil (et ceci s’applique au soleil fictif moyen comme à un astre réel) défile successivement d’Orient en Occident devant les différens méridiens, accomplissant sa révolution de 360° en 24 heures, c’est-à-dire à raison de 15° de longitude par heure, ou de 1° de longitude par 4 minutes de temps. Quand l’astre passe devant le méridien de Paris et qu’il y est midi, il est déjà 1 heure à 15° plus à l’Est puisque le soleil y a passé une heure plus tôt. Il en résulte que le voyageur qui emporte avec lui une montre bien réglée, est en désaccord avec toutes les horloges qu’il rencontre sur sa route. A mesure qu’il marche vers l’Est, elles avancent de plus en plus sur son chronomètre. A Nancy, l’avance est de 15 minutes, à Avricourt de 23. Le contraire se produirait en marchant vers l’Ouest. L’heure de Brest, dont le méridien est à 6°49’49" à l’ouest de Paris, retarde de 27 minutes 19 secondes sur l’heure locale parisienne et au total de 50 sur Avricourt. C’est l’un des plus grands écarts qui puissent se produire dans la France continentale.

Au temps des diligences, ces désaccords n’avaient pas d’inconvénient. Les longs voyages duraient longtemps et ne se faisaient pas d’une traite ; les montres ordinaires avaient le loisir de varier presque autant du fait de leur imperfection que du fait du déplacement en longitude. On ne s’en apercevait pas. — Sous le régime des chemins de fer, il en fut autrement. A mesure que les trajets devenaient plus longs et la vitesse plus rapide, la discordance de l’heure transportée par le voyageur avec celle des localités qu’il traversait devenait plus choquante. A partir du moment où il se mettait en route, la montre lui devenait un instrument inutile. Mais l’inconvénient est tout à fait grave pour le conducteur du train. Il ne pourrait compter avec des heures locales continuellement variables. Son seul guide possible est l’heure invariable du chronomètre bien réglé qu’il emporte avec lui, c’est-à-dire l’heure de Paris.

C’est cette heure régulatrice et fixe qu’il aurait intérêt à trouver dans toutes les gares pour corriger au besoin sa montre. Et c’est en effet celle qu’il y trouve. Avant que la loi de 1891 ait étendu l’heure unique de Paris au territoire entier, la nécessité l’avait imposée depuis près de quarante ans aux administrations de chemins de fer, non seulement pour la conduite des trains, mais pour l’organisation de leur marche, la confection des diagrammes de route et l’établissement des horaires. Dans toutes les gares, une horloge intérieure marque l’heure de Paris. Les horloges extérieures peuvent indiquer l’heure locale : celle de la voie donne l’heure nationale. Il n’y a d’embarras que pour les habitans de la localité. Ils doivent savoir que l’heure de la ville diffère de l’heure de la gare et se régler là-dessus pour ne point manquer le train. En fait il y avait donc, entre les années 1850 et 1891, dans toutes les villes éloignées de Paris en longitude, deux espèces d’heures, l’heure locale et l’heure nationale, et des pendules réglées sur l’une et sur l’autre. La loi de 1891 a fait disparaître l’heure locale : l’heure nationale unique règne partout.

L’adoption du temps moyen avait déjà créé un désaccord entre le jour civil et le jour solaire. L’heure de midi ne coïncidait plus avec le véritable milieu du jour ; par une sorte de contradiction dans les termes, elle partageait en deux parties inégales l’intervalle du lever au coucher du soleil. L’adoption de l’heure nationale a aggravé considérablement la discordance. La différence due à la longitude peut s’ajouter, en effet, à l’écart entre l’heure moyenne et l’heure vraie, et c’est ainsi qu’à Brest, le 11 février 1892, il était une heure moins treize minutes au lieu de midi au moment où le soleil passait au méridien.

L’unification intérieure de l’heure a été nécessitée par le progrès dans la rapidité et l’étendue des communications. Des hommes et non pas seulement des hommes d’affaire, que le train rapide réunit en quelques heures, qui correspondent en quelques minutes par le télégraphe et qui conversent directement par le téléphone, sont vraiment comme les habitans d’une même cité. Ils ont besoin de s’entendre au moins sur l’heure qu’il est. De là la substitution de l’heure normale à l’heure locale.

Avant d’être imposée par la loi, elle avait commencé de l’être par l’usage. Beaucoup de villes n’ont pas attendu l’obligation légale pour prendre l’heure de Paris ; Bordeaux, par exemple, l’a adoptée depuis le 1er mai 1889. Ailleurs, en général, il y avait coexistence de l’heure locale et de l’heure du chemin de fer. C’était une gêne et une source de confusion.

Ce n’est pas tout. Au lieu de deux heures discordantes, dans beaucoup de cas, il y en avait trois : l’heure locale, l’heure de Paris, et l’heure des chemins de fer qui est l’heure de Rouen. C’est en effet une particularité unique qu’à Paris même, — et d’ailleurs par une désobéissance formelle à la loi de 1891, — l’heure du chemin de fer retarde de cinq minutes sur l’heure de la ville, l’horloge intérieure, sur l’horloge extérieure. Il n’y a qu’une ville où il n’en soit pas ainsi ; c’est Rouen. Le méridien de la capitale normande est en effet à 1° 14’ 32" à l’ouest de Paris ; ce qui correspond à un retard de 4’58" sur l’heure.

Il est donc permis de dire que l’heure régulatrice des chemins français est l’heure de Rouen. C’est une coïncidence, que l’on n’avait pas cherchée. On avait tout simplement voulu donner cinq minutes de grâce aux voyageurs parisiens. Dans aucun autre pays, il n’existe rien de pareil. Il serait raisonnable de supprimer cette bizarrerie. On la conserve, mais personne ne la défend plus. La réforme en projet fournirait une occasion naturelle de la supprimer.

L’heure locale, en disparaissant, a laissé des regrets. Elle seule était rationnelle et naturelle. Son unique tort était de ne pouvoir se prêter aux exigences du mouvement moderne. Au contraire, l’heure normale unique est artificielle ; on lui reproche d’être en opposition avec la vérité scientifique, puisqu’elle tend à faire croire au public qu’il peut être midi au même moment, sous des longitudes différentes. Elle est nulle et non avenue pour les astronomes ; un observatoire ne saurait avoir d’autre heure que celle qui correspond à son méridien.

On a proposé d’en revenir à la nature, et pour cela de rendre obligatoire l’usage de l’heure locale. Si, disait-on, il faut en chaque lieu une heure légale, et une seule, prenez celle-là ; supprimez les autres. C’est le conseil que donnait, entre autres, l’amiral P. Serre. Que les ingénieurs de chemins de fer, pour établir les graphiques de marche, pour organiser et régler le service, aient recours à l’heure unique ; il leur est loisible. Que les mécaniciens aient en poche cette heure secrète et des itinéraires réglés en conséquence ; nous n’avons pas à le savoir. Mais ce qu’il faut, c’est que partout les horloges marquent l’heure locale et que les horaires, comment qu’ils aient été primitivement calculés, soient traduits en heures vulgaires.

L’expérience a été faite. L’Allemagne a pratiqué jusqu’en 4892 le système de l’heure locale absolue, avec la rigueur qui lui est propre. Le peuple prussien devait ignorer qu’il y eût une question de l’heure. Où qu’il tournât les yeux, vers le clocher, vers l’hôtel de. ville, ou vers la gare, il n’apercevait qu’un cadran immuable où des aiguilles disciplinées observaient le même alignement. Sur les voies ferrées, le mécanicien transportait un chronomètre- réglé sur Berlin. En cours de route, il avait la ressource de le contrôler. Il n’avait qu’à jeter les yeux sur le cadran intérieur des gares, où une troisième aiguille, distinguée par sa couleur rouge, énigmatique pour le public, mais claire pour lui, promenait sur le cadran l’heure normale de Berlin.

Il a fallu céder enfin à l’évidence. Devant les inconvéniens, les confusions, les dangers du système, en présence de l’extension démesurée du mouvement de transit, l’Allemagne a dû substituer l’heure normale unique à l’heure locale diverse. Ce que l’Angleterre avait fait dès 1848 ; la Suède en 1879 ; les États-Unis en 1883 ; le Japon en 1888 ; la France en 1891, l’Allemagne, la Belgique, la Hollande, le Danemarck, l’Autriche-Hongrie, l’ont fait entre 1892 et 1894 : mais sans s’arrêter comme nous à l’unification intérieure, tous ces pays sont arrivés d’un trait au système des fuseaux horaires, c’est-à-dire à la dernière étape de la réforme de l’heure.


A. DASTRE.