Questions scientifiques - La Lutte contre l’alcoolisme

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Questions scientifiques - La Lutte contre l’alcoolisme
Revue des Deux Mondes4e période, tome 154 (p. 692-707).
QUESTIONS SCIENTIFIQUES

LA
LUTTE CONTRE L’ALCOOLISME


Une loi que l’on a pu qualifier de néfaste, de folle ou de « criminelle » a achevé, il y a vingt ans, de déchaîner sur notre pays le fléau de l’alcoolisme. Cette loi du 17 juillet 1880 a supprimé toute entrave à l’établissement des débits de boissons. Chacun est libre d’ouvrir, sur simple déclaration, café, cabaret, magasin de détail. Les résultats de cette liberté illimitée n’ont pas tardé à se faire sentir ; les débits ont pullulé sur toute la surface du territoire. De 1850 à 1880, sous le régime de la réglementation, le nombre de ces établissemens avait peu varié. Il avait augmenté de 350 424 à 356 863, c’est-à-dire d’une manière insignifiante. À partir de 1880, l’essor devient prodigieux : en 1894, le nombre des débits atteint 451 000. Il est aujourd’hui bien près de 500 000. Dans certaines villes il a doublé. Il y avait, en France, antérieurement à la loi, un débit par 100 habitans. Il y en a maintenant un pour 84 environ ; et suivant les localités, cette proportion s’élève à 1 pour 66, ou davantage. Dans le département de l’Eure, qui est l’un des plus infestés, il y a un débit pour 11 habitans, c’est-à-dire un débit pour trois adultes mâles, pour trois électeurs. En d’autres termes, un électeur sur quatre passe sa vie à verser, d’un beau geste, de l’alcool aux trois autres.

L’alcoolisme a marché d’un mouvement parallèle. L’occasion fait le larron : elle fait surtout le buveur. Le Français de 1850 consommait annuellement 1lit,46 d’eau-de-vie ; en 1860, le taux s’élève à 2lit,27 ; en 1880 à 3lit,64 ; en 1895 à 4lit,07 ; en 1896 à 4lit,19.

Si l’on ajoute à l’alcool en nature, celui des boissons fermentées, plus ou moins naturelles, vins, cidres, bières, on arrive au total de 14 litres par tête. Le chiffre de M. Jacquet est 14lit,19 ; et, malgré les contestations, l’auteur le maintient comme exact. Il faudrait même le majorer pour tenir compte de la fraude. La consommation apparente taxée par l’administration ne représente qu’une partie de la consommation réelle. On peut évaluer à plus de deux millions d’hectolitres la quantité frauduleusement soustraite à l’impôt.

Si l’on veut se faire une idée de la quantité de poison qui coule ainsi annuellement dans les veines du buveur, il faut tenir compte des enfans, des femmes, des gens sobres dont la part vient grossir la sienne. Il faut noter aussi que 14 litres d’alcool représentent 35 litres d’eau-de-vie ou 140 litres de vin ou 200 litres de bière.

Quant à la nocivité de l’alcool elle est d’autant plus considérable que ce liquide est plus concentré : l’eau-de-vie est plus dangereuse que les boissons dites naturelles. Enfin, les alcools impurs ou mêlés d’essence, les liqueurs, les bitters, les absinthes possèdent une malfaisance spéciale qui vient s’ajouter à celle de l’alcool proprement dit.

Le fléau alcoolique s’est donc considérablement aggravé en France dans ces dernières années. Le Français boit maintenant plus d’alcool que les autres peuples. Nous tenons le record du monde dans ce match d’un nouveau genre. On disait jadis « boire comme un Suisse, » « boire comme un Polonais ; » nous battons aujourd’hui le Suisse, nous battons le Polonais, et c’est à nous-mêmes que l’on peut maintenant appliquer le mot de l’Écriture : « Malheur à ceux qui sont des héros pour boire du vin ! »

Il est une autre loi que les médecins et les hygiénistes ont pu déplorer, en se plaçant au seul point de vue de l’hygiène, et, peut-on dire, de la santé physique et morale de la race française. C’est la loi du 14 décembre 1875. Cette loi a complètement affranchi l’industrie des petits bouilleurs de cru, c’est-à-dire des propriétaires qui distillent les vins, marcs, cidres, prunes et cerises provenant exclusivement de leur récolte. On admettait que ces propriétaires limiteraient leur production aux besoins de leur consommation personnelle, et se borneraient, selon la forte expression de M. Debove, à s’empoisonner d’alcool, eux et leur famille. Mais il n’en a rien été. Au lieu de distiller leurs seules récoltes, ils ont brûlé celles de leurs voisins ; ils ont mis en œuvre toutes les matières qui pouvaient entrer dans leurs alambics ; ils ont acheté des fruits, et quelquefois des graines et des racines. Ils ont, ainsi, jeté clandestinement, dans la circulation, affranchies de tous droits, et en concurrence déloyale aux eaux-de-vie de commerce, soumises à l’impôt, de grandes quantités d’alcools impurs, éminemment nuisibles à la santé publique. Et, par suite, les conséquences de cette législation de privilège se résument, outre une violation du principe démocratique d’égalité, dans l’extension de la fraude et dans le développement de l’alcoolisme. Le nombre de ces distillateurs occasionnels, de ces bouilleurs de cru affranchis, n’a pas tardé à s’élever de plus en plus. Ils étaient 150 000 au début : ils sont aujourd’hui 800 000.

C’est sous l’influence de ces mesures législatives néfastes que le fléau alcoolique s’est développé et a finalement atteint le degré intolérable que l’on constate aujourd’hui. Il n’est plus possible de s’en dissimuler l’étendue et la profondeur. Les médecins, les moralistes, les économistes eux-mêmes ont poussé un cri d’alarme qui doit être entendu. Il faut envisager le mal dans sa cruelle réalité. Il s’agit pour notre peuple de décider s’il accepte la déchéance et la dégradation qui le menace, ou s’il est capable de secouer enfin sa funeste torpeur, de briser les chaînes dont les intérêts mercantiles l’ont enlacé, et de se relever sain de corps et d’esprit, rajeuni et régénéré dans sa primitive vigueur.

Les méfaits de l’alcool sont bien connus. Le mot d’alcoolisme, qui les résume, a été créé en 1849 par le savant suédois Magnus Huss qui avait pu les observer dans son pays, alors qu’ils étaient presque inconnus dans le nôtre. Depuis ce temps la médecine les a patiemment étudiés dans toutes leurs manifestations, leurs conséquences proches et lointaines, leurs répercussions physiques et morales. Les philosophes, les moralistes, les criminalistes en ont étudié l’influence au point de vue social. D’autres en ont signalé les résultats économiques. Ainsi s’est constitué, en quelque sorte pièce à pièce, le dossier de l’alcoolisme. C’est ce dossier que nous allons entrouvrir, et dont nous allons brièvement résumer quelques documens. Nous les emprunterons aux éminens médecins qui ont entrepris d’éclairer l’opinion, et de la soulever contre notre plus redoutable ennemi ; à MM. les professeurs Debove et Joffroy, à M. Brunon (de Rouen), au docteur Jacquet, médecin des hôpitaux qui a essayé d’aller combattre le monstre sur son terrain même, au docteur Jacquet (de Bâle), qui a résumé dans une monographie magistrale les travaux des médecins et des physiologistes contemporains ; enfin aux publications infiniment nombreuses qui témoignent d’un mouvement de révolte grandissant. La rumeur anti-alcoolique commence à gronder. On la saisit déjà dans ces études qui s’adressent pour la plupart à une élite savante et préparée, et par-dessus sa tête au grand public lui-même.

I

Le développement progressif de l’alcoolisme dans notre pays tient à des causes diverses, dont la principale paraît être, comme nous l’avons dit, l’énorme accroissement des cabarets, la pullulation des débits de boisson, sous le régime de la loi du 17 juillet 1880. Les deux phénomènes sont dans une liaison étroite. Ce qui s’est passé chez nous est l’exacte contre-partie de ce qui s’est produit en Suède ; mais l’enseignement qui en découle reste le même.

Les conditions naturelles de la Suède en faisaient un pays à céréales, qui produisait particulièrement l’orge et le seigle. La rareté des voies de communications s’opposant au transport de ces encombrantes récoltes, les agriculteurs étaient obligés de les convertir en alcool, produit plus maniable. Dès la découverte de la production des eaux-de-vie de grains au commencement du XVIIe siècle, les Suédois utilisèrent cette ressource. Il n’y eut pas d’exploitation agricole qui n’eût sa distillerie. La production et la consommation de l’alcool s’étendirent dans des proportions inouïes. L’eau-de-vie coula à flots : elle fut considérée comme un objet de première nécessité.

L’alcoolisme et ses conséquences habituelles s’installèrent dans le pays. En 1829, la consommation par tête était montée à 23 litres ; le crime et la folie se multipliaient, le tiers des conscrits étaient impropres au service.

Une réaction se produisit enfin : elle aboutit, après vingt-cinq ans, à des lois restrictives à la fois du nombre des distilleries et du nombre des débits. En 1853, sur 2 400 paroisses, dans la campagne, plus de 2 000 n’avaient plus de cabaret. Dans les villes, on maintint un débit pour 228 habitans et la licence en fut concédée à des compagnies d’octroi ou bolags qui s’engageaient à les exploiter dans l’intérêt de la classe ouvrière. C’est le système de Gothembourg. Le résultat de ces mesures restrictives fut net. Du coup, la consommation générale tomba de 23 litres à 5lit,5 par tête. En même temps, comme l’a constaté M. Rivière, à qui nous empruntons ces renseignemens, la natalité remontait, les crimes diminuaient ainsi que les cas de folie et de suicide : la race s’était régénérée.

C’est un mouvement inverse qui s’est produit chez nous. Lorsqu’en 1852 l’Académie française décernait au célèbre savant suédois Magnus Huss un prix Montyon pour ses utiles travaux, le rapporteur disait avec vérité : « La France compte beaucoup d’ivrognes : on n’y rencontre heureusement pas d’alcooliques. » Cette situation est aujourd’hui retournée.

Comment ce mouvement désastreux s’est-il produit ? C’est ce que des enquêtes locales, pratiquées dans nos diverses provinces, pourraient nous apprendre. Un honorable médecin de Rouen, M. Brunon, s’est livré à une enquête de ce genre. Il en résulte que cette partie de la Normandie et peut-être la province tout entière n’est autre chose qu’un vaste foyer d’alcoolisme. L’alcoolâtrie y est poussée à un degré inouï. La contagion s’est étendue sur les hommes comme sur les femmes. Les ouvriers des divers métiers sont alcoolisés. « C’est le métier qui veut ça, » disent les ouvriers du feu, forgerons, mécaniciens, chauffeurs. Ceux-là sont incapables de faire cinquante mètre dans la rue, sans entrer chez un débitant d’eau-de-vie. Mais chez les autres aussi, c’est « le métier qui veut ça ; » il le veut chez les ouvriers du bâtiment qui absorbent par jour trois ou quatre bistouilles, mélanges d’un peu de café avec beaucoup d’eau-de-vie ; chez les terrassiers qui, au premier matin, ingurgitent trois ou quatre verres pour commencer leur journée ; chez les matelots qui avant de partir pour l’Islande ou Terre-Neuve laissent à leur famille des provisions d’alcool qu’on leur a concédées à 40 centimes le litre : chez les ouvriers des quais, enfin, qui sont, sans exception, tous des ivrognes.

Les femmes ne sont pas restées à l’abri. Les ouvrières des filatures prennent le matin, dans des débits quelconques, du café et du cognac : à onze heures, encore du café et du cognac, avec une vague nourriture composée de harengs, de cervelas et d’attignoles ; elles consacrent moitié moins d’argent à la nourriture solide qu’à leur boisson. Les femmes qui ne travaillent pas au dehors boivent encore plus que les hommes. Elles ne vont pas chez un fournisseur, épicier, charbonnier, fruitier, sans prendre un petit verre. Les femmes de matelots, de journaliers, ont des habitudes analogues. Quelques-unes portent dans leur poche des fioles d’eau-de-vie, et elles y recourent à toute occasion. Les fermières sont dans le même cas. Le mal est universel.

Les mécaniciens et les chauffeurs des chemins de fer dont jusqu’ici l’on n’avait pas suspecté la sobriété, ont eux-mêmes cédé au courant. Bien payés, ils se nourrissent copieusement ; ils emportent des provisions de route qu’ils arrosent d’un litre ou d’un demi-litre d’eau-de-vie. Arrivés à leur terminus, ils se réunissent au café et continuent à boire.

Ce n’est pas seulement dans cette région normande, si profondément contaminée, que le fléau alcoolique a commencé de sévir dans les rangs des mécaniciens de chemins de fer. Déjà, sur les autres lignes, des symptômes pareils se manifestent. A Grenoble, le 4 septembre 1898, M. R. Picard, chef de l’exploitation de la compagnie P.-L.-M., disait aux médecins réunis autour de lui : « L’alcoolisme commence à faire quelque progrès dans nos rangs… L’alcoolique subit de bien dangereuses altérations des sens ; il ne voit plus distinctement les signaux ; il perd la mémoire, il est sujet à des hallucinations, à des crises nerveuses qui peuvent amener de terribles accidens. Il est nécessaire d’aviser. »

On voit l’étendue du mal. Il faut maintenant en examiner l’agent et le mécanisme d’action.

II

Mais qu’entend-on par alcoolisme ? C’est l’abus (et le simple usage continué est déjà un abus) de l’alcool. Les anciens connaissaient l’ivresse bachique qui se développe sous l’influence du vin pris en excès. Ils connaissaient l’ivrognerie qui est la répétition de cet enivrement. L’alcoolisme est autre chose. Il est l’effet, non du vin, mais de l’alcool. Et celui-ci date de l’alambic, qui est l’instrument par lequel on l’obtient. Les Arabes l’avaient couvert dès le XIe siècle. Arnaud de Villeneuve le retrouva cent ans plus tard en distillant le vin et le nomma esprit ou eau de vin : c’est l’alcool naturel. L’Allemand Libavius, vers la fin du XVIe siècle, réussit à le retirer des fruits ou des grains fermentes traités dans l’alambic : c’est l’alcool industriel.

Cette liqueur subtile, à laquelle on accordait des propriétés plus ou moins mystérieuses, resta un produit d’officine et une curiosité jusqu’au XVIIe siècle, où elle commença d’apparaître comme boisson. À partir de ce moment, l’usage s’en répandit rapidement et déjà Labruyère le reprochait aux jeunes gens de la cour de Louis XIV. Il n’a pas cessé de se populariser depuis cette époque jusqu’à nos jours. La consommation de l’eau-de-vie est en marche ascensionnelle en France et en Belgique ; dans la plupart des autres pays au contraire, en Angleterre, en Suisse, en Allemagne, en Amérique, au Canada, elle est entrée en décroissance à la suite des mesures de répression dont elle a été l’objet dans ces dernières années.

L’ancienne médecine et l’hygiène naissante ne se montraient pas sévères pour l’ivresse accidentelle. L’école de Salerne permettait l’excès mensuel : semel in mense ebriari. C’était une concession à la faiblesse humaine qu’il ne faudrait pas prendre pour un précepte impératif. D’ailleurs, il s’agissait de la boisson naturelle, du vin, et non de l’eau-de-vie que l’on ne connaissait pas encore.

L’alcoolisme résulte de l’usage continu de l’alcool ou des liqueurs dont il forme la base. Point n’est nécessaire que cet usage quotidien, répété, soit poussé jusqu’à l’apparition des phénomènes bruyans et caractéristiques de l’ivresse. On s’alcoolise sans s’enivrer. Les alcooliques ne sont pas fatalement des ivrognes. Ceux-ci sont des buveurs excessifs, incorrigibles, sacrifiés, mais en définitive peu nombreux en comparaison de l’immense multitude des alcoolisés tranquilles. Des hommes qui ne sont jamais ivres s’empoisonnent pourtant. Il suffit, pour constituer un alcoolisme moyen, de consommer journellement, comme le font beaucoup d’ouvriers et d’employés, un ou deux litres de vin, deux petits verres et deux apéritifs. Lorsque la loi Roussel s’est proposée de combattre l’ivresse, elle n’a donc rien fait pour remédier aux ravages de l’alcoolisme.

Sans doute, de l’eau-de-vie au vin ou au cidre qui l’a fournie il n’y a pas d’autre différence (si l’on néglige l’action des matières fixes qui ne peuvent suivre l’alcool à la distillation) que le degré de dilution. Le vin est de l’alcool dilué, l’eau-de-vie est de l’alcool concentré. C’est toute la distinction qu’il est permis d’établir entre la liqueur dangereuse, toxique, et la boisson soi-disant hygiénique et naturelle d’où elle provient. A la vérité, cette démarcation entre les deux espèces de liquides n’est pas très profonde. Ce n’est pas une raison pour la méconnaître. Autre chose est pour notre estomac et pour nos autres organes de se trouver en contact avec de l’alcool pur ou avec de l’alcool étendu de dix fois son volume d’eau. Les physiologistes savent bien que, toutes les fois qu’il s’agit des effets d’une substance sur l’organisme, la question de concentration prend une importance capitale. Il y a dans la plupart de nos alimens, dans le thé ou le café que nous buvons sans dommage, dans les viandes dont nous nous nourrissons avec profit, des poisons véritables qui restent sans effet parce qu’ils sont très dilués, mais qui pourraient être très nuisibles s’ils étaient introduits à l’état pur et concentré.

Les hygiénistes et les médecins contemporains s’élèvent donc très vivement contre le préjugé qui fait de l’alcool un poison et du vin ou du cidre une boisson éminemment hygiénique. « Le bon vin, le vin naturel ne fait jamais mal dit le populaire. Il n’y a que les vins frelatés qui soient nuisibles. » Erreur fatale. Sans doute, les sophistications peuvent ajouter quelque chose à la malfaisance de l’alcool lui-même ; elles ne la créent pas. Il ne semble pas que, naturel ou non, l’alcool puisse être jamais hygiénique. Il est seulement permis de dire que les mauvais effets ne s’en font sentir que si la quantité et le degré de concentration dépassent une certaine limite. Pris avec modération, en dilution plus ou moins étendue, il peut être inoffensif en même temps qu’agréable au goût, et produire, en définitive, une excitation qui n’a rien de malfaisant.

Il y a chez les ennemis de l’alcoolisme une tendance à étendre à toute boisson alcoolique le jugement qu’ils prononcent contre l’alcool. C’est une exagération fâcheuse parce qu’elle risque de discréditer leurs efforts méritoires. La nuisance physiologique ne commence réellement qu’au de la d’une certaine limite de dose et de dilution. Cette limite est difficile sans doute à fixer parce qu’elle dépend de chaque sujet et de sa susceptibilité propre. Mais il serait excessif et imprudent d’englober dans la même condamnation, toutes les boissons fermentées sans tenir compte des précautions et de la modération qui peuvent en annihiler les inconvéniens. En résumé, les boissons dont on n’abuse pas peuvent être hygiéniques.

III

Une question qui a beaucoup préoccupé les médecins est de savoir si la malfaisance des eaux-de-vie (lorsqu’on en use en trop grande abondance ou en trop forte concentration) était due à l’alcool même ou aux impuretés qui l’accompagnent.

L’opinion s’était établie qu’il fallait incriminer les seules impuretés, et prononcer un non-lieu, quant à l’alcool vinique exempt de souillure. On sait qu’il se forme pendant la fermentation des jus sucrés du raisin ou de la pomme, outre l’alcool ordinaire ou éthylique, de l’aldéhyde, des acides de la série grasse, des huiles, des éthers variés et odorans. Ces produits passent à la distillation et aromatisent diversement l’alcool. Ils constituent des bouquets agréables si la fermentation du raisin s’est faite purement.

Les fermentations impures donnent, au contraire, des produits accessoires plus ou moins repoussans. Il en est de même lorsque l’on brûle dans les alambics des vins plus ou moins altérés et malades. La même chose se produit, et à un degré plus marqué avec les cidres ; elle atteint son plus haut point avec les jus sucrés de la betterave, de la pomme de terre et des grains. Ces eaux-de-vie sont souillées par un certain nombre de substances, par des alcools différens de l’alcool vinique, alcools méthylique, amylique, par des acides volatils, à odeur plus ou moins désagréable ou infecte. L’industrie les rectifie dans des appareils spéciaux d’un maniement délicat. Une distillation fractionnée permet d’en retirer l’alcool pur (alcool de cœur) débarrassé des produits plus volatils (alcools de tête) et moins volatils (alcools de queue) qui le souillaient.

D’autre part, on a recueilli isolément ces substances diverses, alcools, aldéhydes, furfurol, essences. On a constaté que chacune d’elles était plus toxique que l’alcool ordinaire. Elles provoquent des accidens, des désordres nerveux, des crises épileptiformes, à des doses où l’alcool vinique n’entraînerait aucun trouble. En d’autres termes, ces impuretés, ces substances accessoires sont, à poids égal, plus dangereuses que l’alcool lui-même. MM. Joffroy et Serveaux, dans une série d’expériences très bien conduites, ont fixé leur échelle de toxicité. Ils ont constaté que l’acétone est deux fois plus toxique que l’alcool pur (alcool éthylique) ; l’alcool propylique trois fois plus (exactement 3,5) ; l’alcool butylique huit fois plus ; l’aldéhyde éthylique dix fois plus ; l’alcool amylique, — surtout abondant dans les eaux-de-vie de pommes de terre, — vingt fois plus ; le furfurol, 83 fois plus. Seul, parmi ces impuretés, l’alcool méthylique est moins toxique (exactement moitié moins).

On s’est empressé de défigurer ces faits et de leur donner une interprétation abusive. On a déclaré que c’était à la présence de ces produits accessoires qu’était due toute la toxicité des eaux-de-vie. M. Daremberg n’a pas craint de soutenir ce paradoxe que ce qu’il y a de moins dangereux dans les boissons alcooliques c’est l’alcool lui-même, et que, de celui-ci, l’on peut impunément consommer des quantités considérables. Cette opinion flattait trop le préjugé universel pour n’être pas accueillie avec faveur. On a donc admis, dans ces dernières années, que, bien rectifiées, bien débarrassées, par une distillation fractionnée, de leurs alcools de tête, de l’acétone et du furfurol, les eaux-de-vie et les rhums étaient des liqueurs bénignes et innocentes. Rien n’autorise cette conclusion.

La vérité est que la plupart de ces impuretés entrent en si faibles proportions dans la composition des eaux-de-vie qu’on ne saurait les incriminer. Les désordres qui résultent de l’usage de ces boissons sont bien imputables en réalité à l’alcool. On veut, à tort, l’innocenter. Sans doute le furfurol, par exemple, est très toxique ; mais comme Ta fait observer M. Duclaux, il est, en revanche, si peu abondant dans les eaux-de-vie ou les rhums qu’il faudrait absorber cinq cents litres de ces liqueurs pour y trouver dose mortelle de cette substance. Un désespéré ne réussirait donc pas, quelque effort qu’il fît, à s’empoisonner par le furfurol en buvant de l’eau-de-vie. Un buveur confiant y serait exposé moins encore. La même chose est vraie, au degré près, de l’alcool amylique et des autres produits parasites. De telle sorte, qu’en fin de compte, cette terreur des produits accessoires, si dilués dans les eaux-de-vie de consommation, et, par contre, cette confiance dans l’alcool ordinaire qui en forme la masse sont, comme on l’a dit, deux sentimens tout aussi peu justifiés l’un que l’autre.

Ainsi donc l’alcool rectifié, l’alcool amené au maximum de pureté industrielle, sur l’innocence de qui l’on avait fondé tant d’espérances, les a trompées. C’est bien lui qui est responsable des désordres de l’alcoolisme. On a gagné quelque chose peut-être, mais certainement bien peu de chose, à sa savante purification. En revanche, on y a beaucoup perdu ; on y a laissé le bouquet, l’arôme, le parfum qui font rechercher les eaux-de-vie, le kirsch, le quetsch, et en général toutes les liqueurs provenant de la distillation des jus de fruit. Cet alcool parfait est sans saveur, il est à la fois brûlant et plat. Le consommateur le rejette. En le débarrassant de produits très toxiques en eux-mêmes, mais presque indifférens à cause de leur faible proportion, on a fait disparaître du même coup les substances qui sont les plus aromatiques, qui flattent le mieux le palais, qui agissent le plus activement sur le goût et l’odorat.

Ces impuretés toxiques, ce furfurol, ces essences assez abondantes pour aromatiser, ne le sont pas assez pour nuire beaucoup. Elles nuisent donc peu, très peu. Ainsi les vins riches, les grands crus, les vieilles eaux-de-vie authentiques, les fameux cognacs d’origine, les fines champagnes réputées, ne sont pas meilleurs pour la santé que les eaux-de-vie communes, que les cognacs d’estaminet. Elles sont un peu plus mauvaises. On le verrait en les faisant agir sur un réactif plus sensible que l’homme, et par une voie d’introduction qui multiplie l’effet. M. Daremberg l’a spirituellement montré. Il a empoisonné plus sûrement un animal avec une dose d’un vin authentique, d’un vieux bordeaux injecté dans les veines, qu’avec une dose plus forte d’un vin commun acheté au litre. Plus riche est le bouquet et la symphonie des saveurs et des arrière-goûts, plus impure est la liqueur au point de vue chimique, et plus suspecte au point de vue hygiénique. Il faut renoncer à la chimère de l’innocuité des liqueurs d’origine naturelle. On ne peut satisfaire la sensualité sans nuire à la santé. Riches ou pauvres sont, à cet égard, logés à la même enseigne.

IV

L’opinion des hygiénistes, des médecins et des moralistes sur l’alcoolisme se résume dans le jugement formulé par Gladstone : « L’alcool est un fléau plus dévastateur que les fléaux historiques, la peste, la guerre et la famine : plus que ceux-ci il décime l’humanité ; il fait plus que de tuer, il dégrade. »

Depuis le moment où Magnus Huss a appelé l’attention sur les désordres physiques provoqués par l’alcoolisme, les médecins n’ont pas cessé de faire de nouvelles découvertes dans cet ordre d’idées. Les ravages se sont révélés sans cesse plus étendus, à mesure que l’observation devenait plus attentive. Ils se résument à dire que l’alcoolisme amène la déchéance physique de l’individu et, par delà, celle de la race.

L’alcoolisé a sa pathologie spéciale. Il y a un alcoolisme aigu et un alcoolisme chronique. La médecine a établi le type clinique de l’alcoolisme chronique. Magnus Huss, et plus tard M. Lancereaux, ont bien décrit le travail de désagrégation opéré par l’alcool dans tous les organes et les troubles par lesquels il se révèle, depuis les perturbations légères des fonctions digestives, la dyspepsie et la pituite des buveurs, jusqu’aux altérations les plus graves du système nerveux, la paralysie et la démence. Les études récentes y ont apporté peu de modifications. On a constaté que la paralysie symétrique des membres, la névrite multiple en sont des accidens assez fréquens. Les médecins allemands ont montré que, chez les buveurs de bière, c’est le cœur qui est malade : leur affection caractéristique est l’hypertrophie cardiaque ; et celle-ci est poussée quelquefois jusqu’à la mort par asystolie. En revanche, le delirium tremens est rare dans cette catégorie de buveurs.

La lésion classique de l’alcoolisme est la cirrhose du foie. M. Lancereaux l’attribuait plus spécialement à l’usage du vin, particulièrement du vin sophistiqué, plâtré. Mais les auteurs allemands l’ont trouvée fréquente dans les pays à eau-de-vie où le vin fait défaut : elle manque d’ailleurs dans les régions à bière. On peut donc bien regarder cette affection comme une manifestation propre de l’alcoolisme.

L’artério-sclérose, c’est-à-dire l’induration des artères qui est le témoin et la conséquence de l’usure et de la vieillesse de l’organisme, à moins qu’elle n’en soit la cause, avait été considérée autrefois comme un effet de l’alcoolisme. On sait maintenant qu’elle n’a pas de rapport nécessaire avec lui.

Outre ces affections propres, l’alcoolique est plus exposé qu’un autre aux affections communes. Elles revêtent chez lui les formes les plus graves et particulièrement la forme nerveuse, se traduisant tantôt par l’excitation, tantôt par la dépression et le collapsus. Ainsi en est-il pour les maladies aiguës, la pneumonie, la fièvre typhoïde, l’érysipèle, les grands accidens. Alcooliques, tous ceux que la congestion cérébrale emporte, au cours de ces affections. Alcooliques encore, selon M. Jacquet, tous ceux dont les faits divers racontent qu’en un accès de fièvre chaude ils ont enjambé leur fenêtre. La morbidité et la mortalité dans toutes les directions sont accrues chez les alcooliques. Et c’est pour cela que la plupart des maladies prennent une gravité spéciale chez les alcoolisés de profession, et particulièrement chez les cuisiniers, les cochers, les garçons marchands de vins.

Il y a plus ; outre cette aggravation des affections aiguës, l’alcoolisme prépare certainement le terrain pour les maladies chroniques et particulièrement pour la tuberculose. M. Barbier constate que 88 p. 100 des tuberculeux qui se présentent à la consultation de l’hôpital Bichat ont été d’abord des alcooliques. M. Rendu, à propos des phtisiques qu’envoient à Paris les .départemens des Côtes-du-Nord, du Morbihan et du Finistère, rattache la fréquence de cette affection pour une part à l’alcoolisme. M. Jacquet, d’accord avec l’Anglais Tatham, signale la prédominance considérable de la phtisie dans toutes les professions qui gravitent autour de l’alcool.

La part de l’alcoolisme dans la genèse des maladies mentales est considérable. La remarquable enquête de M. Claude (des Vosges) a établi que sur 80 593 aliénés mâles internés dans les asiles publics entre les années 1861 et 1885, 16 932, c’est-à-dire 21 p. 100, devaient leur aliénation à l’alcoolisme. D’après les relevés de M, Magnan la proportion atteindrait, à l’asile Sainte-Anne, 30 p. 100 chez les hommes et 9,05 p. 100 chez les femmes. Les statistiques anglaises donnent 15 à 20 p. 100 ; on Prusse, on a compté 11 aliénés sur 100 atteints de délire alcoolique et 23 pour 100 qui étaient redevables de leur affection mentale à l’abus de l’alcool. On peut estimer, d’après cela, qu’il y a un cas d’aliénation sur cinq qui est d’origine alcoolique.

Voilà pour l’individu.

Mais les ravages exercés par l’alcoolisme sur les buveurs ne sont rien en comparaison de son influence désastreuse sur la race. Une fatalité terrible pèse sur la progéniture des buveurs. On a suivi pendant deux et trois générations, des familles d’alcooliques caractérisés et noté leur histoire. MM. Martin, Grenier, Demme et Legrain ont fourni à cet égard des documens significatifs. Ils mettent en pleine lumière la déchéance profonde qui frappe la postérité des alcooliques. La mortalité infantile s’accroît dans des proportions considérables. L’intoxication alcoolique qui a pu troubler le germe au moment de l’imprégnation se fait sentir surtout dans le cours du développement. Elle marque le rejeton de stigmates de dégénérescence ; elle provoque des malformations organiques, des monstruosités. 215 familles d’alcooliques suivies par M. Legrain ont donné, à la première génération, 508 enfans affectés de tares héréditaires, malformation du crâne, asymétrie de la face, strabisme, surdité, surdi-mutité, cécité congénitale, anomalies dentaires, déviations vertébrales. D’autre part, 196 de ces enfans étaient atteints de dégénérescence psychique. On note 106 cas d’aliénation, 52 fois l’épilepsie, 16 fois l’hystéro-épilepsie, 3 fois la danse de Saint-Guy, 39 fois les convulsions, 63 fois la déséquilibration simple, le nervosisme, l’émotivité, la névropathie ; 32 fois la folie morale, 13 fois les impulsions dangereuses, 33 fois la débilité mentale. Chez ceux même qui étaient indemnes, on trouvait souvent un goût prononcé pour les liqueurs fortes qui, en se satisfaisant, ne devait pas tarder à créer un alcoolisme héréditaire.

V

Jusqu’ici l’on s’est contenté, en France, tout au moins, « d’instruire le procès de l’alcoolisme. » C’est ce qui a été fait depuis vingt ans avec un soin extrême. Le mal a livré ses secrets ; nous le connaissons dans toute son étendue ; nous en avons suivi le continuel progrès. On l’a condamné et on l’a maudit, six congrès internationaux ont été consacrés à cet objet depuis 1878, et cette année même, le septième s’est ouvert à Paris au mois d’avril. On y a dit de l’alcoolisme tout ce qu’il est possible d’en dire. On a gémi ; on s’est lamenté. On a réfuté les fausses doctrines et les préjugés sur lesquels il s’appuie. On nous a appris les efforts heureux accomplis dans divers États pour mettre obstacle à sa propagation : on nous a montré des exemples convaincans. Pour nous aussi, il est grand temps de passer à l’action. Le pouvons-nous ?

En Suède, où le mal était peut-être plus profond, on l’a combattu et on en a triomphé par le concours de l’opinion et du gouvernement. On a réduit le nombre des débits. Tel est le grand remède.

Ce n’est point, en effet, par des discours ou par des prédications seulement que l’on réussit à endiguer les passions humaines, mais selon la formule employée par M. Manini, c’est en accumulant devant elles les obstacles matériels. Ainsi ont procédé les Suédois. Ils supprimèrent la liberté de vente au détail ; ils limitèrent le nombre des débits. Tout d’abord, ceux-ci étaient mis en adjudication, et concédés au plus offrant. En 1865, à Gothembourg ce furent des citoyens dévoués, des membres des ligues anti-alcooliques qui se portèrent adjudicataires. Ils s’imposèrent l’obligation de ne débiter que des boissons hygiéniques. Ce système s’étendit rapidement à un grand nombre d’autres localités de la Suède,

En 1871, il s’introduisit en Norvège, et y reçut de nouvelles améliorations. La vente au détail est un monopole. Ce monopole est concédé dans les villes à des sociétés approuvées et encouragées par le gouvernement et les municipalités qui d’ailleurs fixent le nombre des débits et leur emplacement. Les bénéfices réalisés sont exclusivement employés à des œuvres de bienfaisance et d’utilité générale. Les résultats de cette organisation ont été merveilleux. La consommation d’alcool qui, d’après les documens, était, en 1877, de 3lit,34 par tête, est tombée en 188S à 1lit,15. Le mal était enrayé. Les moyens avaient été énergiques. Les municipalités rurales avaient été investies du droit d’interdire, au besoin, la vente des eaux-de-vie ; et beaucoup en avaient usé. Des pénalités sévères avaient été établies dans les cas d’infraction.

Grâce à ces mesures appliquées avec suite, les pays scandinaves ont arrêté le fléau. Le péril n’était pas moindre chez eux que chez nous. Il y était peut-être plus grand à certains égards. Les pays du Nord sont les plus exposés aux ravages de l’alcoolisme. On s’imagine bien à tort que les excès alcooliques sont plus meurtriers sous les latitudes tempérées ou dans les pays modérément chauds que dans les pays froids. C’est là une erreur. De même que c’est en hiver que la mortalité par ivresse s’élève le plus haut, de même c’est dans les pays du Nord que les accidens mortels de l’alcoolisme sont les plus fréquens. L’exemple de la Russie est tout à fait démonstratif à cet égard : les documens de M. Sikorsky (de Kiew) l’ont bien établi.

En Angleterre, la lutte contre l’alcoolisme emploie d’autres armes. Les sociétés de tempérance s’y sont prodigieusement développées et on aurait tort de se montrer sceptique sur l’efficacité de leur action. Elle est incontestable. Mais là encore les mesures les plus efficaces ont consisté à accumuler les obstacles matériels devant la passion alcoolique. L’impôt sur l’alcool a été élevé au chiffre colossal de 477 francs par hectolitre. La licence des débitans varie de 112 à 1 500 francs pour des loyers qui s’échelonnent de 250 francs à 17 500 francs. Enfin, et surtout, les magistrats ont le droit de prohiber le trafic des spiritueux ; et ils ne craignent pas d’en user. Plus de 2 000 paroisses sont privées de débits. Il y a même, dans de grandes villes, comme Liverpool, des quartiers qui sont dans le même cas. Tel le Soxteth-Park Estate qui ne comprend pas moins de 60 000 habitans sans un seul débit. Cette limitation même n’a pas encore paru suffisante. Le gouvernement libéral avait soumis au Parlement un bill, dit du veto local, qui autorisait la majorité des habitans d’une paroisse à y interdire le trafic des spiritueux, totalement ou partiellement, selon le chiffre des majorités. Ce projet, présenté par sir William Harcourt, a été combattu par les conservateurs et finalement repoussé. Mais le fait seul de sa proposition indique bien les tendances de l’opinion anglaise.

C’est à des mesures de ce genre qu’il importe de préparer l’opinion. Ce sera l’œuvre capitale des associations et des ligues qui se sont formées en France. Il faut que, s’adressant au bon sens universel, elles créent un mouvement d’opinion qui triomphe des résistances intéressées et prépare l’abrogation des lois de 1875 et 1880, seules mesures réellement efficaces.

A. DASTRE.