Questions scientifiques - Vers l’Optimisme par la physiologie

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Questions scientifiques - Vers l’Optimisme par la physiologie
Revue des Deux Mondes5e période, tome 14 (p. 693-708).
QUESTIONS SCIENTIFIQUES

VERS L'OPTIMISME
PAR LA PHYSIOLOGIE


Études sur la nature humaine. — Essai de philosophie optimiste, par E. Metchnikoff, Paris, Masson, 1903.


Le nouveau livre de M. Metchnikoff n’est pas de ceux qui puissent rester indifférons, même au grand public. Vainement, dans sa préface, l’auteur déclare expressément qu’il ne s’adresse qu’à des lecteurs préparés et surtout à des biologistes ; ses opinions et ses doctrines sortent de ce cercle étroit. — Il y a sans doute, dans cette œuvre singulièrement originale, bien des choses à glaner pour un biologiste de profession, et c’est à celles-là que nous accorderons surtout notre attention ; mais c’est un problème d’un intérêt plus universel qui y est agité : c’est, sous une nouvelle forme, l’éternel conflit de la Science, de la Religion et de la Philosophie.

M. Metchnikoff est un esprit vigoureux et informé. Il jouit d’une autorité scientifique incontestée. Il se l’est acquise par un long labeur et par des découvertes importantes dans l’ordre biologique. Il est le créateur de la doctrine de la phagocytose, et il en a déduit une théorie de l’immunité qu’il défend avec ardeur et non sans succès contre les dissidens. Son érudition est étendue ; il n’ignore rien de ce que produisent l’Allemagne, la Russie, ou même l’Amérique et l’Angleterre, dans les sciences qui l’occupent ; et celles-ci sont variées. Parti de la zoologie, comme il le dit lui-même dans la préface d’un de ses ouvrages, il s’est plu à s’égarer dans le domaine de la chimie biologique et de la science médicale. Séduit, dès longtemps, par l’œuvre de Pasteur à ses débuts, il n’a pas tardé à entrer dans l’orbite de l’illustre savant ; et, comme MM. Duclaux et E. Roux auprès de qui il travaille depuis quinze ans, puisant dans leur savoir et leur communiquant le sien, il est devenu une colonne du célèbre établissement qu’est l’Institut Pasteur. Il est entouré d’élèves qu’il dirige et dont il inspire les travaux et les publications. — Aujourd’hui, zoologiste, chimiste, médecin, il lui plaît de faire une excursion dans le domaine de la philosophie. On en conteste le droit aux savans qui s’y jettent dès le début de leur carrière et qui négligent, pour cela, la pratique de leur science et les recherches originales. On ne saurait le refuser à un homme qui le réclame après une longue carrière de production et qui le justifie par une maîtrise incontestable dans les sciences particulières auxquelles il s’est al taché. — Ses vues et ses réflexions ne sauraient être banales. On ne saurait les ignorer. Ceux mêmes qu’elles choqueront le plus devront les examiner, les discuter, tout au moins les connaître. C’est la tâche que nous voulons ici leur faciliter.


I

La misère de la condition humaine est l’origine de toutes les religions et de toutes les philosophies : elle en est le thème continuel. Ce n’est rien dire que de prétendre que la tristesse de cette condition n’est pas ressentie par tous les hommes, et que ceux dont l’esprit comme le corps restent attachés à la glèbe et à l’humilité de leur travail quotidien y échappent. Ceux-là mêmes ne parviennent pas à s’y soustraire pendant tout le cours de leur vie. Il y a des catastrophes, des coups de tonnerre dans leur existence tranquille qui les arrachent à leur optimisme ou à leur indifférence. — Toutefois, c’est surtout aux esprits élevés et capables de réflexion que s’impose, comme un tourment, le mystère des contradictions de la destinée humaine.

Réfléchir sur ce mystère, c’est connaître le malheur de l’humanité : Miser anxius futuri ! D’où venons-nous ? Où allons-nous ? Que devons-nous faire ? Voilà les questions essentielles. A ces énigmes de l’origine de l’homme, de sa destinée future, de la loi de sa conduite, la philosophie et la religion donnent des solutions. On a reproché à la science de n’en pas fournir et de discréditer pourtant, par une critique purement négative, celles au moyen desquelles la philosophie ou la religion consolent notre existence. — C’est à ces reproches que prétend répondre M. Metchnikoff. Si, à la vérité, la science proprement dite n’aborde pas ces sujets, qui sont hors de sa prise directe, elle fournit cependant, selon notre auteur, les moyens les plus sûrs de les atteindre et de les éclairer. Elle aussi, elle apporte ses solutions ; et M. Metchnikoff les déclare singulièrement encourageantes et réconfortantes. Les vues qu’il présente sur la nature humaine, il les qualifie d’ « essai de philosophie optimiste. » Sont-elles vraiment aussi optimistes qu’il le croit ? C’est ce qu’il faudra voir.

Les douleurs de l’existence humaine tiennent à quatre causes : l’imperfection physique ou désharmonie de nature, la maladie, la vieillesse et la mort, ou plutôt à trois, car l’auteur va nous montrer que ce que nous appelons la vieillesse est une simple maladie. Tels sont les termes du problème qu’il faut approfondir. — Il faut montrer d’abord que ce sont là nos véritables maux, nos seuls maux, la source de toutes nos douleurs. La science doit ensuite les examiner un à un avec le sérieux, l’esprit de minutie et de méthode qui lui sont propres. Il faut enfin établir qu’elle est capable d’y porter remède. — Voilà la thèse. On va en suivre les développemens point par point.


II

M. Brunetière écrivait ici même, il y a huit ans, ces mots : « La science a promis, depuis quelque cent ans, de renouveler la face du monde, de supprimer le mystère : elle ne l’a pas fait… La science est impuissante à résoudre les questions essentielles, celles qui touchent à l’origine de l’homme, à la loi de sa conduite, à sa destinée future. » M. Metchnikoff relève le gant avec hardiesse et franchise, dédaigneux des équivoques. On avait répondu à M. Brunetière : « Où prenez-vous que la science ait fait ces éblouissantes promesses ? qu’elle ait souscrit l’engagement de résoudre les grands problèmes du but de la vie humaine et des fondemens de la morale ? Elle n’a rien promis de tel : il n’est pas question de cela dans le Manuel du Baccalauréat ès sciences . M. Metchnikoff écarte ces faux-fuyans. L’esprit scientifique prolonge la science. C’est en son nom que parlaient les généralisateurs, Ludwig Büchner, l’auteur du livre Force et Matière, qui vers le milieu du XIXe siècle était regardé comme le code du matérialisme, et quarante ans plus tard E. Haeckel, le célèbre champion du transformisme, l’auteur de l’ouvrage les Enigmes de l’Univers. Ce sont ceux-là qui ont fait ces promesses dont parlait M. Brunetière. En les faisant, ils représentaient bien l’opinion d’une fraction importante des savans de cette époque, positivistes et matérialistes. M. Metchnikoff déclare qu’ils avaient droit et raison pour les faire : leur seul tort, à ses yeux, a été de les mal tenir.

Oui, si la science acquiesçait à la déclaration décourageante de Du Bois Reymond, « Ignorabimus, » M. Melchnikoff pense que, de sa part, ce serait renoncer au rôle d’institutrice de l’humanité. Si elle se récusait pour incompétence ; si elle se déclarait impuissante à résoudre les problèmes essentiels qui torturent l’esprit humain, ce serait abandonner les rênes aux philosophies et aux religions. Beaucoup de savans y sont disposés. M. Ch. Bichet lui-même ne disait-il pas à propos de la destinée humaine, que c’est l’énigme dernière, « qui ne sera probablement jamais résolue. »

M. Metchnikoff ne souscrit pas à cet aveu d’impuissance fait par tant de savans prudens. Ce serait justifier les grands esprits qui se sont détournés de la science et qui ont eu pour elle l’espèce de dédain tranquille que les peuples de l’Extrême-Orient éprouvent pour le bric-à-brac mécanique de la civilisation occidentale.

Rappelons-nous l’apostrophe célèbre de Jean-Jacques demandant si la science nous a fait autres que nous serions : « Répondez-moi donc, philosophes illustres… » Il y a plus ; si elle est impuissante, la science sera nuisible. « C’est une arme dangereuse, » dit Jean-Jacques. Elle nous révèle des maux que la nature nous cache. Si aujourd’hui encore on ne peut contester qu’elle ait amélioré la vie matérielle, on l’accuse de n’avoir rien fait pour la vie morale, rien que détruire les vieilles illusions capables de bercer les hommes. Elle a jeté le doute sur l’idée consolante de la survivance de la conscience personnelle, révélé la place infime de l’homme dans la nature, et montré l’anéantissement final comme but et terme de nos peines et de nos douleurs. En entendant ces rudes vérités, l’homme se passe la main sur le front comme un fiévreux qui s’éveille et il contemple avec désespoir les débris de son rêve. Il maudit cette science qui le désole et il répète avec le Sage de l’Ecclésiaste : « Où il y a abondance de science, il y a abondance de chagrin, et celui qui s’accroît de la science s’accroît de la douleur. » — C’est là le sentiment des grands désespérés de la vie. — Les améliorations matérielles dues à la science sont, pour eux, de nul prix : leur éclat ne fait que l’aire ressortir plus rudement leur néant moral. — La vie est un non-sens, dit Tolstoï dans ses Confessions… « On peut vivre seulement pendant qu’on est ivre de la vie ; mais, lorsqu’on se dégrise, on ne peut se dissimuler que c’est une supercherie dérisoire… Y a-t-il un but dans la vie qui ne se détruise point par la mort inévitable qui m’attend ?… Moi aussi, j’avais vécu jusqu’au moment où je m’étais inquiété du sens de la vie… J’avais vécu, travaillé, marché en avant, et j’étais arrivé à un abîme ; et il n’y avait rien devant moi, excepté la disparition : c’était le vide, l’anéantissement absolu. Je ne pouvais plus donner aucun sens raisonnable à aucune action de ma vie… Nos sciences, l’art, les perfectionnemens des agrémens de la vie ne sont que des trompe-l’œil pour donner le change à nos aspirations morales, comme la médecine et l’hygiène pour tromper les exigences de notre nature physique… Dès ma première jeunesse, les sciences spéculatives m’intéressaient beaucoup. Dans la suite, les sciences mathématiques et naturelles m’attirèrent aussi, et je me contentais de ce semblant de réponse que la science peut donner ; je me disais : tout se développe, se différencie, marche vers la complication et le perfectionnement, et il y a des lois qui guident celle marche. Toi, tu es une partie de ce tout… Malgré la honte que me coûte cet aveu, il y a eu un temps où j’avais l’air de me contenter de cela. Mes muscles grandissaient et se fortifiaient. Ma mémoire s’enrichissait. Ma capacité de pensée et mon intelligence s’étendaient. Je croissais : et, sentant celle croissance en moi-même, je croyais que c’était dans la loi de l’univers que se confondait la loi de mon être. — C’était l’ivresse de la vie. — Mais le temps est venu où ma croissance s’est arrêtée. Je sens que je ne nie développe plus et même que je me réduis. Mes muscles s’affaiblissent. Mes dents tombent, et je comprends que la loi à laquelle j’avais cru n’existait point, ou plutôt que j’avais pris pour une loi ce que j’avais trouvé en moi-même pendant un certain temps de ma vie…

Ayant considéré autour de moi, je vis que les hommes vivaient en affirmant connaître ce qui n’est pas détruit par la mort. Quel sens n’est pas détruit par la mort ? L’union avec le Dieu infini, le paradis. Je rentrai alors en moi-même. Comme aux autres hommes, la vie et la possibilité de la vie m’étaient offertes par la foi. Ainsi, je fus inévitablement amené à reconnaître que, indépendamment du savoir intelligent qui autrefois me paraissait unique, toute l’humanité possédait encore une autre connaissance, irraisonnée celle-là, la foi, qui donne la possibilité de vivre. Il faut vivre en Dieu, renoncer aux jouissances, travailler, se résigner, souffrir et être charitable. »

Telle est celle confession poignante qui fait pendant à la célèbre confession de Jouffroy. Nous l’avons reconstituée en rapprochant simplement les phrases mêmes de l’écrivain russe citées par M. Metchnikoff. Qu’y voyons-nous ? La révolte d’un grand esprit contre le non-sens de la maladie, de la vieillesse et de la mort.

Ce sont bien là les sentimens dominans qui jettent les âmes dans la foi, et dans la vie religieuse. La légende de Çakya Moûni en est un autre exemple, mémorable et d’une impression infiniment saisissante ; le jeune prince avait été élevé dans le palais de son père, au milieu des richesses et dans une atmosphère de jeunesse et de beauté, sans que jamais on permît qu’aucun spectacle de laideur ou de douleur frappât ses yeux et que son esprit envisageât aucune forme du mal physique ou moral. Et voici que, sorti avec des serviteurs de sa prison enchantée, il découvre un vieillard décrépit dont la vue lui révèle l’horreur de la vieillesse ; un malheureux qui grelotte la fièvre au bord du chemin lui dévoile l’existence de la maladie ; un cortège funéraire lui apprend la mort. — Tous ses plaisirs désormais sont empoisonnés. Il s’écrie : Malheur à la jeunesse minée par la vieillesse ! Malheur à la santé que détruisent les maladies ! Malheur à la vie de l’homme qui ne dure pas longtemps ! Et, pour toujours, il fuit son palais, ses richesses et ses plaisirs, pour devenir le Bouddha du renoncement.

Ce sont donc bien là les grandes misères de l’homme, et elles ont été ressenties non seulement par les grands esprits et par les âmes douées d’une sensibilité supérieure, mais, à des degrés divers, par toute l’humanité pensante, qui n’a trouvé de secours contre elles que dans les religions et dans les philosophies. — C’est à ces tourmens que la science, à son tour, apporte aujourd’hui son secours. Des temps nouveaux commencent. La science est déjà armée contre la maladie : elle saisit corps à corps cet invisible ennemi : sa victoire est certaine. D’autre part, elle entrevoit le moyen de remédier à la vieillesse ; et, enfin, prolongeant la vie humaine jusqu’à son terme naturel, elle espère permettre à l’instinct qui fait un besoin et un plaisir de tous les actes normaux, de s’appliquer aussi à la mort nécessaire. La mort, alors, « le dernier ennemi qui sera vaincu, » selon l’expression de saint Paul, cédera à la force de la science. Au lieu d’être « le roi des épouvantemens, » elle deviendra, après une longue vie saine et exempte d’accidens morbides, un événement naturel et désiré, un besoin satisfait. Alors sera réalisé le vœu du fabuliste :


Je voudrais qu’à cet âge
On sortît de la vie ainsi que d’un banquet,
Remerciant son hôte, et qu’on fît son paquet…


Ce sont ces promesses merveilleuses qu’il faut maintenant examiner dans leur fondement scientifique.


III

La première des misères de l’homme, c’est son imperfection physique, ou, pour employer un mot de M. Metchnikoff, c’est l’ensemble des disharmonies de sa nature. Ces désharmonies sont nombreuses.

Dans un organisme bien réglé, lentement développé par adaptation, les instincts devraient être en rapport avec les fonctions, et les organes aussi. Cela n’a pas lieu chez l’homme.

Les exemples abondent. — La disharmonie de l’instinct de conservation est un des plus évidens. L’homme est soumis à la mort. Il n’a pas, comme beaucoup d’animaux inférieurs, le privilège de l’immortalité. Il périt plus ou moins fatalement. Il est, d’ailleurs, à cet égard, dans le même cas que les animaux supérieurs : mais, tandis que ceux-ci n’ont pas la notion de la mort et ne sont point tourmentés par le sentiment de leur fin inévitable, l’homme connaît et comprend cette nécessité. Il a, comme eux, l’instinct de la conservation, l’instinct de la vie, et en même temps la connaissance et la pour de la mort. Cette contradiction est une des sources de ses maux.

La nature lui a départi, comme aux autres animaux, des instincts particuliers destinés à présider aux diverses fonctions et à en assurer l’accomplissement. Et, en même temps, elle a permis qu’il pût, en quelque sorte, tromper ces instincts et leur donner satisfaction par d’autres moyens que l’exécution des actes physiologiques en vue desquels ils existent. — L’amour et l’instinct de la reproduction naissent chez lui avant la puberté. Canova ressentit l’amour à cinq ans ; Dante lut amoureux de Béatrix à l’âge de neuf ans ; et Byron à peine âgé de sept ans aimait déjà Mary Duff. D’autre part, la puberté est sans rapport nécessaire avec la maturité générale de l’organisme. — L’instinct familial est sujet aux mêmes aberrations. L’homme limite le nombre de ses enfans. Les anciens Grecs pratiquaient l’avortement comme les Turcs d’aujourd’hui ; Platon permettait cette coutume et Aristote la conseillait. Dans la province de Canton, les Chinois des classes agricoles tuent les deux tiers des enfans du sexe féminin qui viennent au monde ; on faisait de même à Tahiti. Et toutes ces coutumes coexistent cependant d’une manière parfaite avec l’amour et le soin des enfans subsistans.

— L’homme aspire au bonheur : il le cherche. Rarement il y atteint. Mais, alors, il s’y épanouit, il en ressent et en manifeste le contentement, le bien-être et la joie. Contraste dérisoire ! Ce même sentiment est aussi la manifestation d’une des plus tristes maladies où sombre la raison ; la sensation de bonheur est un symptôme de paralysie générale : « Le malade est content de sa personne, dit un traité classique ; il est enchanté de sa constitution et de sa situation. Il vante sans cesse l’excellence de sa santé robuste, la vigueur de ses muscles, la fraîcheur de son teint, sa résistance à la fatigue. Ses vêtemens sont superbes, son habitation est fastueuse. Plus tard, dans une phase plus avancée, il s’attribue la puissance, les richesses et les honneurs : il se sent devenir prince, empereur, pape, Dieu. »

Ces discordances de la nature humaine, nous allons voir que la science ne se contente pas de les constater ; elle les explique. Mais il faut y insister encore. — La disharmonie n’existe pas seulement entre les sentimens et les instincts d’une part et les fonctions de l’autre. Elle règne dans l’organisation physique elle-même. Le corps de l’homme n’est pas le parfait chef-d’œuvre que l’on dit. Il n’est pas sans présenter de grands défauts. — L’œil, cette prétendue merveille de l’industrie de la nature, cause, dit Helmholtz, une grande désillusion à qui l’étudié de près. Johannes Muller a constaté que la correction de l’aberration y est insuffisante. — L’organisme est encombré d’inutilités gênantes : il est parsemé de véritables ruines organiques, organes rudimentaires sans rôle ni fonction, ébauches abandonnées et inachevées dans les diverses parties du corps. La caroncule lacrymale, vestige de la troisième paupière des mammifères, les muscles extrinsèques de l’oreille, sont sans usage. Sans usage également l’épiphyse du cerveau ou glande pinéale qui n’est que le rudiment d’un organe ancestral, le troisième œil ou œil cyclopéen des Sauriens. — Mais il serait vain de poursuivre cette rémunération. La liste est interminable. Widersheim a compté chez l’homme cent sept de ces organes héréditaires avortés et qui n’ont qu’une signification généalogique. Ce sont les ruines irrécusables d’organes utiles aux types ancestraux, successivement atrophiés au cours des temps, par suite des modifications survenues dans le milieu ou dans les conditions d’existence. Ils sont là en quelque sorte pour sauver le coup d’œil, et accuser le plan ; comme ces ornemens ou ces fausses fenêtres que les architectes disposent sur une façade pour en conserver la symétrie. — Nous avons qualifié ces organes d’inutiles ; c’est nuisibles qu’il faudrait dire, car ils deviennent fréquemment le point de départ de tumeurs diverses. Ils constituent ainsi une misère et de plus une nouvelle désharmonie de la nature humaine.


Par suite de ces diverses désharmonies, la vie physique de l’homme est insuffisamment réglée par la nature. Ni l’instinct physiologique, ni l’instinct familial, ni l’instinct social n’ont, en général, une précision assez impérative. De là, puisque le mobile intérieur n’a pas assez de puissance, la nécessité d’une règle de conduite exerçant son influence du dehors. Ce sont les philosophies, les religions et les législations qui y ont pourvu. Elles ont réglé l’hygiène de l’homme et l’exécution de ses diverses fonctions physiologiques. Ces grandes disciplines ont toujours comporté une partie hygiénique. La science de l’hygiène a hérité de leur rôle ; aujourd’hui, elle les remplace.

L’idée de la perversité foncière de la nature humaine est née de la constatation de ces désharmonies. L’esprit mystique les a amplifiées et exagérées au-delà de toute mesure. L’âme et le corps ont été considérés comme des élémens décidément discordans et hostiles. Le corps, enveloppe de l’âme, hôte d’un moment, prison, fardeau, guenille, source de misères, a été traité en ennemi et soumis à toutes les mortifications. L’ascétisme a tenté d’extirper tous les instincts innés. Les sectes ont renchéri sur les religions et l’œuvre de la nature a été soumise par les fakirs hindous, par les derviches, par les skoptzis russes, à toutes sortes de tortures et de mutilations.

Cette lutte aveugle contre la nature fut la grande erreur des mystiques. Ce fut une réaction sans frein contre les doctrines de l’antiquité païenne. Le modèle de la vie parfaite selon la philosophie grecque, c’est une vie conforme à la nature. Tendre au développement harmonique de l’homme était le précepte commun aux Stoïciens et aux Epicuriens. La bonne nature était leur règle. Le souci de ne jamais s’en écarter a été d’ailleurs le caractère dominant de la civilisation et de la vie helléniques. Dans les arts plastiques, les Grecs ont pris pour idéal la forme humaine et ils n’ont presque jamais consenti à en altérer, par aucune fantaisie, l’image naturelle. La règle morale elle-même était exactement appropriée à la nature physique. On peut dire que la morale païenne, c’était l’hygiène, l’hygiène de l’âme comme celle du corps ; le mens saua in corpore sano fournissait la direction individuelle et sociale. — Les rationalistes, les philosophes du XVIIIe siècle, les savans du XIXe, le baron d’Holbach, W. De Humboldt, Darwin, Herbert Spencer ont adopté des vues analogues.

M. Metchnikoff admet avec eux que la morale individuelle familiale et sociale, — la morale scientifique, — doit reposer sur la base des instincts naturels de l’homme ; mais il en connaît, comme on l’a vu tout à l’heure, les désharmonies, et il en appelle de ces instincts imparfaitement fixés à des instincts perfectionnés. Le perfectionnement, d’ailleurs, se fera de lui-même lorsque l’homme, ayant écarté par la science les accidens qui causent la maladie et la décrépitude sénile, jouira d’une jeunesse saine et d’une vieillesse idéale, conformes au vœu de la nature.

Mais pourquoi la nature a-t-elle ici besoin du concours de l’homme pour le rétablissement de l’ordre régulier. Pourquoi ces désharmonies sujettes à correction ?

Un naturaliste informé, comme M. Metchnikoff, ne sera pas embarrassé pour nous en donner la raison. L’homme porte en lui un vice originel : c’est son long atavisme. Il est issu d’une souche simienne. Il est le cousin, le parent « arrivé » d’un genre de singes anthropomorphes actuels, les chimpanzés, qui, eux, sont restés en arrière. Il a eu vraisemblablement un ancêtre commun avec eux, quelque dryopithèque d’espèce éteinte ; de celui-ci est sorti un nouveau type, déjà en progrès, le Pithécanthropus erectus. Enfin, l’ancêtre anthropoïde a engendré, un beau jour, un rejeton nettement supérieur à lui-même, un être miraculeusement doué, l’homme. Il ne s’agit plus ici de l’évolution lente et du progrès goutte à goutte des transformistes du XIXe siècle. Le naturaliste hollandais de Vries nous a montré qu’il faisait des sauts et qu’il y avait, dans la vie des espèces, des sortes de crises périodiques, pendant lesquelles brusquement apparaissent dans leur progéniture des différences considérables et d’une valeur spécifique. Il est vraisemblable que l’homme a été ainsi l’enfant prodige d’un anthropoïde en phase critique. Il est né avec un cerveau et une intelligence supérieurs à ceux de ses humbles parens ; et en même temps, il a hérité d’eux une organisation qui n’est qu’insuffisamment adaptée aux nouvelles conditions d’existence créées par le développement de sa sensibilité et de sa cérébralité. Cette intelligence, disproportionnée à une organisation dont le développement n’a pas marché du même pas, soutire de ces discordances que l’adaptation n’a pas encore eu le temps d’effacer ; et, en particulier, elle proteste contre la plus grande de ces discordances, la connaissance de la mort inévitable sans l’instinct qui la fait désirer.


IV

La maladie est la seconde des misères de l’humanité qu’il faut examiner maintenant. Si fréquente soit-elle, si constante, elle n’est pourtant pas autre chose qu’un fait en dehors de l’ordre naturel : son caractère est nettement accidentel et elle vient interrompre le cycle normal de l’évolution. L’observation médicale nous apprend, d’autre part, que la santé du corps retentit sur celle de l’âme et que c’est donc l’homme tout entier, l’homme moral comme l’homme physique, qui reçoit les atteintes du mal physique, qui reçoit les atteintes du mal physique. Bacon a dit qu’un corps maladif est un geôlier pour l’âme, tandis que le corps bien portant est un hôte. Pascal reconnaissait dans les maladies un principe d’erreur. « Elles nous gâtent le jugement et le sens. »

Ce n’est pas exprimer une espérance chimérique que de dire que la science vaincra la maladie. La médecine, sortie enfin de sa longue attitude contemplative, a entamé la lutte, et la victoire se dessine. La maladie n’est plus la puissance mystérieuse à laquelle il était impossible d’échapper. Pasteur lui a donné un corps. Le microbe est un être saisissable. « Une altération de l’atmosphère, tellement faible, dit Schopenhauer, qu’il est impossible de la révéler par l’analyse chimique, provoque le choléra, la fièvre jaune, la peste noire, maladies qui emportent des milliers d’hommes ; une altération un peu plus forte serait capable d’éteindre toute vie. » Le spectacle, à la fois mystérieux et effrayant, du choléra de Berlin en 1831 fut, dit-on, l’origine du pessimisme du célèbre philosophe. Un autre chef du pessimisme contemporain, Hartmann, a cru, de même, que la maladie serait toujours au-dessus des ressources de la médecine.

L’événement a démenti ces sombres pronostics. L’origine microbienne de la plupart des maladies infectieuses a été reconnue. La découverte des virus atténués et des sérums en a émoussé la gravité ; la connaissance précise des modes de contagion a permis de leur opposer d’infranchissables barrières. Le choléra, la fièvre jaune, la peste, frappent vainement à nos portes. La diphtérie, redoutée des mères, a perdu en partie son caractère inexorable. La fièvre puerpérale, la cécité des nouveau-nés tendent à disparaître. La science terrasse le mal.


V

La vieillesse est une autre tristesse de la condition humaine. Ce stade de l’existence où les forces diminuent pour ne plus se relever, et où apparaissent mille infirmités, n’est pas un état universel chez les animaux. La plupart d’entre eux, sauf les mammifères et les oiseaux, meurent sans présenter de signes bien appareils de l’affaiblissement sénile. Chez l’homme, à la débilité s’ajoute la réduction du corps, le blanchissement des cheveux et des poils, le flétrissement de la peau, et la chute des dents. L’organisme usé et atrophié offre un champ favorable aux maladies intercurrentes et à toutes les causes de destruction. — « Tous désirent arriver à la vieillesse, dit Cicéron, et lorsqu’ils y sont parvenus, ils l’accusent ; ils disent qu’elle est arrivée plus vite qu’ils n’avaient compté. La Bruyère l’a redit en deux mots : « L’on espère de vieillir et l’on craint, la vieillesse. » On voudrait une longévité sans vieillesse. Est-ce possible ? M. Metchnikoff le croit. Il entrevoit une évolution normale de la vie qui la ferait plus longue et néanmoins exempte de la déchéance sénile.

On a peu de données scientifiques sur la vieillesse de l’homme et des animaux. Cependant on sait, grâce aux études de Démange en 1886, de Merkel en 1891, et de M. Metchnikoff lui-même, qu’elle s’accompagne d’une altération de la plupart des organes connue sous le nom de « sclérose. » Les élémens anatomiques spéciaux du foie, du rein, du cerveau subissent une atrophie ; en revanche la trame conjonctive qui leur sert de support se développe au contraire, et, en quelque sorte aux dépens de ces élémens plus nobles. Les tissus durcissent et deviennent coriaces. L’étouffement des élémens supérieurs, spécialisés, par les élémens à vitalité banale du tissu conjonctif a pour conséquence la suppression plus ou moins complète de la fonction de l’organe. La sclérose des vaisseaux sanguins, l’artério-sclérose, en particulier, enlève à la paroi de l’artère la souplesse et l’élasticité nécessaires pour la bonne irrigation ; de plus, elle rend le vaisseau plus fragile. Elle est ainsi à la fois une cause d’atrophie et de déchéance des organes, et une cause d’hémorrhagie ; cette dernière très grave, si elle a lieu dans le cerveau ou le poumon.

Il est remarquable que cette altération des tissus pendant la vieillesse soit précisément une lésion fréquente en pathologie. Elle est anatomiquement et physiologiquement comparable à celle qui caractérise un certain nombre d’affections chroniques ; c’est un état pathologique connu. La démonstration est donc faite que la vieillesse, telle que nous la connaissons, est une maladie chronique généralisée et non point une phase normale du cycle vital.

D’autre part, si l’on recherche l’origine habituelle des scléroses qui engendrent les maladies chroniques, on trouve qu’elles proviennent de l’action de virus divers, parmi lesquels le virus syphilitique est au premier rang, ou encore, de l’usage immodéré de l’alcool. Ce sont donc là aussi, sans doute, des causes ordinaires de dégénérescence sénile. Mais, il faut qu’il y en ait quelque autre, plus générale, pour expliquer l’universalité du processus de la sénescence. M. Metchnikoff croit l’avoir trouvée. Ce serait la pullulation des microbes dans le tube digestif de l’homme et particulièrement dans le gros intestin. Le nombre de ces micro-organismes est immense. Strassburger en a donné une supputation approximative ; elle s’exprime par un chiffre suivi de 15 zéros. Cette flore microbienne composée de « bacilles » et de « cocci » produit des poisons lents, qui, résorbés sur place, passent dans le sang et provoquent l’irritation continuelle d’où résultent l’artério-sclérose et la sclérose universelle de la vieillesse.

Si donc, au lieu de jouir d’une vieillesse saine et normale, dans laquelle les facultés de l’âge mûr seraient conservées, nous traînons une vie diminuée, une vieillesse qui est une sorte de maladie chronique, nous le devons, d’après M. Metchnikoff, au parasitisme et à la symbiose de cette flore microbienne intestinale.

Telle est cette théorie, spécieuse, hardie, par laquelle le savant auteur que nous suivons ici explique la misère de notre vieillesse. Elle inspire, en même temps, l’idée du remède. Il faudrait, par l’emploi de sérums cytotoxiques, augmenter la résistance des élémens nobles aux poisons microbiens. — Il faudrait transformer la flore hasardeuse dont nous avons à nous plaindre en une flore cultivée et choisie. Encore bien que le gros intestin ne soit que d’une utilité contestable, et que son existence, legs d’une organisation atavique, constitue une désharmonie de la nature humaine, M. Metchnikoff ne va pas jusqu’à en proposer l’ablation. Il n’appelle pas la chirurgie à la rescousse. Mais il conseille un régime hygiénique et des moyens judicieux, dont l’action, si elle n’est pas aussi merveilleuse qu’il l’espère, ne peut pas manquer d’améliorer la vieillesse et de la rendre plus vigoureuse.


VI

Reste la mort, « le dernier ennemi à vaincre, » selon saint Paul, — niais celui-là, la science ne peut pas le vaincre : il faut composer avec lui. — Il y a des animaux immortels ; l’homme n’est pas du nombre. Il appartient au groupe de ceux qui meurent d’accident, ou de maladie ; dans la lutte contre d’autres animaux ou contre des microbes ou contre les conditions extérieures. Il y en a certainement bien peu qui meurent de mort vraiment naturelle, d’une « grande difficulté d’être, » comme disait Fontenelle. On voit des vieillards qui déclinent graduellement, qui s’endorment doucement du sommeil éternel, s’éteignant sans maladie apparente, comme une lampe qui n’a plus d’huile. Mais, outre que la vieillesse est déjà une maladie, une sclérose généralisée, l’autopsie révèle le plus souvent quelque lésion plus directement responsable de l’événement. D’ailleurs, tous les tissus ne périssent pas au même moment ; la mort se propage d’un premier élément atteint à tous les autres par une série de ressauts dus à l’agencement solidaire de l’organisme.

Qu’elle soit un accident inévitable ou le terme régulier du cycle normal, la mort survient trop tôt. Elle surprend l’homme alors qu’il n’a pas encore terminé son évolution physiologique. De là l’aversion ou la terreur qu’elle inspire. « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement, » dit Larochefoucauld. Le vieillard ne l’envisage pas avec moins d’aversion que le jeune homme ; « le plus semblable aux morts meurt le plus à regret, » dit un vers célèbre. L’homme a conscience qu’il n’a pas sa bonne mesure. — De plus, tous les actes vraiment naturels sont sollicités par un instinct dont la satisfaction est un besoin et une joie. L’instinct maternel s’éveille au moment voulu chez les animaux et il disparaît ou se change en aversion dès que la progéniture n’a plus besoin de secours : l’appétence pour le lait se montre chez tous les nouveau-nés et fait place, souvent, à la répugnance, après le premier âge. Le besoin de la mort devrait apparaître à la fin de la vie, comme le besoin du sommeil arrive à la fin du jour. Il serait apparu, en effet, si le cycle normal de l’existence était habituellement rempli et si l’évolution harmonique n’était toujours interrompue par l’accident. La mort serait alors accueillie et souhaitée : elle perdrait son horreur. L’instinct de la mort remplacerait au moment voulu l’instinct de la vie. On sortirait vraiment de la vie, comme on sort d’un banquet, « rassasié de jours, » selon l’expression même que la Bible emploie pour Abraham, pour Isaac et pour Job.

Mais quelle est cette bonne mesure de durée de la vie qui nous est impartie ? M. Metchnikoff admet comme très probables les âges attribués à plusieurs personnages bibliques : 175 ans à Abraham, 137 à Ismaël, 110 à Joseph, 120 à Moïse. Buffon croyait à l’existence d’un rapport de 7 à 1 entre la longévité des animaux et la durée de leur croissance. Un animal dont le développement dure deux ans, vivrait 14 ans. Cette loi nous promettrait 140 ans ; mais le chiffre est exagéré et Flourens a réduit le rapport à celui de 1 à 6 ; ce qui nous donnerait encore 120 ans.

Pour atteindre au bout de la longévité promise, il ne faut compter ni sur l’élixir de vie, ni sur l’or potable des alchimistes, ni sur la pierre d’immortalité qui n’a pas empêché son inventeur, Paracelse, de mourir à 58 ans, ni sur la transfusion, ni sur le lit céleste de Graham, ni sur la gerokomie du roi David, sur aucun orviétan et sur aucun dictame. Contra vim mortis, non est medicamen in hortis, disait l’école de Salerne. Le mot de Feuchtersleben est le plus vrai : « L’art de prolonger la vie consiste à ne pas la raccourcir » — et c’est une hygiène, mais une hygiène savante comme celle dont M. Melchnikoff nous trace le programme futur qui réalisera le vœu de la nature.

Et maintenant, trouvera-t-on que le savant zoologiste a résolu l’énigme posée par le sphinx ? A-t-il fait répondre la science aux questions angoissantes : d’où venons-nous ? Où allons-nous ? Quel est le but de la vie ? — Le but de la vie, c’est, pour lui comme pour Herbert Spencer, « la tendance vers une existence aussi pleine et aussi longue que possible, » vers une vie conforme à la nature délivrée des désharmonies qui subsistent encore ; c’est l’accomplissement du cycle harmonique de notre évolution normale. Cette nature humaine idéale, sans désharmonies, redressée, sera l’œuvre du temps et de la science : elle pourra servir de base solide à la morale individuelle, familiale et sociale. La jeunesse saine, apte à l’action ; l’âge adulte prolongé, source de force ; la vieillesse normale, propre au conseil, auraient leurs places naturelles dans une société harmonieuse. A la fin de cette vie pleine, le vieillard, rassasié de jours, éprouvera le besoin de l’éternel sommeil et s’y abandonnera avec joie. — Cette solution est-elle vraiment aussi optimiste que le pense M. Metchnikoff ? L’instinct de la mort survenant à la fin du cycle normal et bien rempli, facilitera sans doute au vieillard le départ pour le grand voyage. Le déchirement n’existera plus pour lui : n’existera-t-il point pour ceux qu’il laisse ? Le jeune homme, l’homme mûr, en pleine possession de l’instinct de la vie, envisageront-ils, avec moins d’horreur qu’aujourd’hui, l’inexorable loi ?


A. DASTRE.